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Complément à une nouvelle cartographie de l’utopie

 

Pour continuer de filer la métaphore, sans doute faut-il aujourd’hui se rendre compte que, pour résoudre la contradiction entre le monde décrit par la carte et ce qu’est devenu le monde de l’en-dehors de la carte, il faille arrêter de se poser la question de savoir comment choisir des nouveaux maîtres de la carte. Comme nous savons maintenant que la montagne se transforme continuellement en même temps que nous-mêmes, nous n’avons peut-être plus besoin de grands-prêtres qui nous expliquent qu’ils savent, avec leurs incantations rituelles, contrôler et gérer de façon centralisée l’adéquation du réel à leur carte. Peut-être faut-il se poser la question : et si c’était le fait qu’il y ait des maîtres de la carte qui se révèle problématique ?

Et si le problème venait du fait qu’ils ont sans cesse essayé d’agrandir des cartes uniques de plus en plus vastes, qui intégraient sans arrêt de nouveaux massifs au fur et à mesure de leurs découvertes et explorations, des cartes si vastes que pour en garantir la lisibilité à travers une montagne de plus en plus étendue, les maîtres de la carte ont fini par appauvrir la carte d’ensemble, en supprimant tous les détails qui ne concernaient qu’une vallée particulière, ne retenant qu’une grille de lecture qu’ils estimaient valable partout. Cette carte atrophiée permet certainement aux maîtres de la carte de parcourir en tous sens l’ensemble de la montagne, mais plus aux habitants de toutes les vallées particulières d’y retrouver leurs propres repères.

Certains habitants de ces vallées finissent par se demander s’il ne serait pas plus simple de revenir à des cartes par vallées, en désignant un maître de carte par vallée, car ils ne voient plus à quoi sert réellement la carte d’ensemble. La solution pourrait sembler logique, malheureusement elle n’est plus applicable, car plus aucune vallée n’a les moyens de vivre repliée sur elle-même, sans parler du fait que les vieux qui savaient encore comment faire ne sont plus de ce monde et que leurs savoirs particuliers et leurs outils se sont perdus. En effet, les maîtres de la carte avaient décidé il y a quelques temps déjà que, plutôt que de laisser à chaque vallée le soin de s’occuper de tout ce dont elle a besoin, ce serait plus simple et plus efficace de regrouper systématiquement à un seul endroit de la vaste montagne la fabrication de chaque objet particulier, et ensuite de distribuer chaque objet dans chacune des vallées qui en aurait besoin. Ce qui pour ces maîtres était doublement intéressant : non seulement ils continuaient à contrôler la carte d’ensemble, mais ils rendaient inutiles les cartes locales des vallées car tout se passait désormais presque toujours ailleurs, sans que plus aucune vallée particulière ne sache où se fabrique la quasi-totalité des choses dont elle a besoin.

D’autres habitants essayent bien de retrouver ces anciens savoirs, en particulier dans la production alimentaire. D’autres encore rêvent de revenir à un temps pas si lointain où chaque vallée particulière s’était spécialisée dans la fabrication de quelques objets qui étaient ensuite distribués dans les autres vallées : ils oublient seulement que c’est précisément cette logique de fournir les autres vallées qui a fini par priver toutes les vallées de leur autonomie, entrainant une surenchère autodestructrice entre elles.

On voit donc bien que pour résoudre le hiatus entre la carte d’ensemble et le monde qu’elle est censé représenter, il ne suffit pas de revenir à des cartes plus petites, la contradiction entre les deux niveaux y étant encore plus importante. En fait c’est même au niveau des zoomes de détails sur les cartes locales que l’on se rend le mieux compte de l’inadaptation de la grande carte d’ensemble. On se rend finalement compte que la carte, que l’on prenne la grande d’ensemble, ou bien les extraits par vallées, est devenue la représentation de la distance qui sépare désormais les habitants entre eux, à l’intérieur de la vallée comme entre les vallées elles-mêmes.

C’est donc bien la carte elle-même qu’il faut changer et reconstruire, et depuis le temps que ce sont des maîtres qui expliquent aux habitants qu’ils sont les mieux placés pour cela, qu’ils ont les techniques et les habitudes pour cela, le temps est certainement venu pour les habitants de dessiner eux-mêmes collectivement leur propre carte, sans l’aide de personne.

Cela leur permettrait de décider par exemple, qu’au lieu de faire circuler en tous sens les objets à partir d’une unique usine qui les fabrique dans un coin quelconque et spécialisé de la montagne, la circulation des objets devra devenir aussi réduite que possible, et qu’il est temps de permettre à chaque habitant de la montagne, où qu’il se trouve, d’avoir accès, individuellement et collectivement, à toutes les machines permettant de fabriquer ce qui sera décidé comme nécessaire, ou tout simplement comme beau, ou encore pour être offert en partage. Les habitants de la montagne devront ainsi redessiner une carte qui ne permette plus aux objets de circuler, mais seulement d’accéder aux moyens de les fabriquer, une carte qui leur permettra de trouver dans toute la montagne, dans ses coins les plus reculés, les moyens de fabriquer librement les moyens, des moyens collectifs qui doivent pouvoir être utilisables par tous les habitants individuellement, car c’est la condition pour qu’ils aient un avantage certain à les utiliser en commun.

Bien entendu les usines du monde ancien ne serviront plus à grand-chose, parce qu’elles ne sont plus du tout adaptées techniquement aux nouveaux rapports aux objets et aux autres habitants. Les anciennes usines étaient en effet devenues les symboles de la dépossession, pour l’immense majorité des habitants de toutes les vallées, de toute possibilité de produire par eux-mêmes leur cadre de vie matériel, ce qui les dépossédait automatiquement de toute possibilité de produire leurs relations aux autres, parce qu’ils n’avaient plus rien à échanger et à partager de vivant.

C’est le libre l’accès individuel à des moyens toujours collectifs, librement reproductibles, transformables et non appropriables, qui garantira, pour un temps, la construction et l’usage collectif de la nouvelle carte.

Louis – Colmar le 15 mars 2019

 

< Complément à une nouvelle cartographie de l’utopie en PDF >

Tag(s) : #Textes perso
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