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Encore un livre caractéristique du tournant des années 1980. Ce livre peut être considéré comme un long commentaire des 3 pages percutantes de l’introduction… On n’est pas obligé d’être d’accord avec tout, mais je prends ce livre comme une exploration d’un territoire alors encore largement méconnu…

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S1 – Adieux au prolétariat

Introduction (p13)

Le marxisme est en crise parce qu’il y a une crise du mouvement ouvrier. (p13)

[le marxisme] se fonde, en effet, sur une connexion dont nous savons aujourd’hui que, pas plus qu’elle ne s’est vérifiée dans le passé, elle n’a de chance de se vérifier à l’avenir. Cette connexion est la suivante :

  1. Le développement des forces productives engendre la base matérielle du socialisme ;
  2. Le développement des forces productives fait surgir la base sociale du socialisme, à savoir : une classe ouvrière capable de s’approprier collectivement et de gérer la totalité des forces productives dont le développement l’a fait naître.

Or la réalité est toute autre :

  1. Le développement des forces productives du capitalisme est fonctionnel par rapport à la logique et aux besoins du capitalisme seulement. Non seulement ce développement ne crée pas la base matérielle du socialisme : il fait obstacle à celui-ci. Les forces productives développées par le capitalisme en portent à tel point l’empreinte qu’elles ne peuvent être gérées ni mises en œuvre selon une rationalité socialiste. Si socialisme il doit y avoir, elles devront être refondues, converties. Raisonner en fonction des forces productives existantes, c’est se mettre dans l’impossibilité d’élaborer ou même d’entrevoir une rationalité socialiste.
  2. Le développement des forces productives du capitalisme s’est opéré de manière que celles-ci ne se prêtent pas à une appropriation directe par le travailleur collectif qui les met en œuvre, ni à une appropriation collective par le prolétariat. [J’entends par prolétariat les travailleurs qui, en raison de leur position dans la production et dans la société, ne peuvent mettre fin à leur exploitation et à leur impuissance qu’en mettant fin collectivement, comme classe, au pouvoir et à la domination de la classe bourgeoise. J’entends par classe bourgeoise le « fonctionnaire » collectif du capital, c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui gèrent, représentent et servent le capital et ses exigences. (note p15)]

En effet, le développement du capitalisme a produit une classe ouvrière qui, dans sa majorité, n’est pas capable de se rendre maîtresse des moyens de production et dont les intérêts directement conscients ne concordent pas avec une rationalité socialiste.

C’est là où nous en sommes. Le capitalisme a fait naître une classe ouvrière (plus largement : un salariat) dont les intérêts, les capacités, les qualifications sont fonction des forces productives elles-mêmes fonctionnelles par rapport à la seule rationalité capitaliste.

Le dépassement du capitalisme, sa négation au nom d’une rationalité différente, ne peut dès lors provenir que de couches qui représentent ou préfigurent la dissolution de toutes les classes, y compris de la classe ouvrière elle-même. (p14-15)

CH1 – le prolétariat selon Saint Marx (p17)

La théorie marxienne du prolétariat est une saisissante condensation syncrétique des trois courants dominants de la pensée occidentale à l’époque de la bourgeoisie héroïque : le christianisme, l’hégélianisme et le scientisme. L’hégélianisme en contient la clé de voûte. (p18-19)

Pour les jeunes militants révolutionnaires de l’avant et de l’après-mai 1968, comme pour Marx, on ne milite pas dans le mouvement révolutionnaire et on ne s’établit pas en usine parce que le prolétariat agit, pense et sent de manière révolutionnaire, mais parce qu’il est révolutionnaire par destination, ce qui veut dire : il doit l’être, il doit « devenir ce qu’il est ».

A partir de cette position philosophique s’annonce la possibilité de toutes des déviations : avant-gardisme, substitutionnisme, élitisme, et leur négatif : spontanéisme, suivisme, trade-unionisme. L’impossibilité de toute vérification empirique de la théorie n’a cessé de peser sur le marxisme comme un péché originel. (p23-24)

La philosophie du prolétariat est religieuse. (p25)

CH2 – l’impossible appropriation collective (p27)

[…] le prolétariat lui-même, en tant que partie intégrante du « travailleur collectif », reflète l’agencement social des moyens de production qu’il met en œuvre. Ces moyens de production ne sont pas simplement des machineries neutres : les rapports capitalistes de domination sont inscrits en elles et reviennent dominer les travailleurs sous l’apparence d’exigences techniques inflexibles. Le fait que la machine à produire exige une organisation hiérarchique quasi-militaire, des services nombreux d’état-major et d’intendance, ce fait place le mouvement ouvrier devant l’alternative suivante :

  1. Ou bien, en vertu d’une idéologie productiviste, on tient le développement des forces productives pour la condition primordiale de toute libération. Il n’est pas question, alors, de remettre en question les forces productives mises en place par le capitalisme : il n’est question que de les gérer et agencer plus efficacement, ou même d’accélérer leur rythme de croissance. L’appropriation collective des moyens ne peut alors consister qu’en ceci : les travailleurs sont appelés à se soumettre volontairement aux nécessités de la production sociale que, jusque-là, ils avaient subies ; ils légitimeront ainsi, par l’intermédiaire de leurs représentants institutionnels, les structures organisationnelles quasi-militaires que le processus de production exige. Le pouvoir de la classe ouvrière reste une domination exercée sur les ouvriers au nom de leur classe.
  2. Ou bien on reconnaît que les moyens de production et une partie importante de la production elle-même ne se prêtent pas à une appropriation collective réelle et concrète par les prolétaires réels. Il s’agit alors de changer les moyens et la structure de la production de manière à les rendre collectivement appropriables. Cette tâche, toutefois, n’est ni simple ni immédiatement réalisable : elle ne peut, en effet, être entreprise par le travailleur collectif tel que l’a formé le développement des forces productives du capitalisme. […] (p40-41)

CH3 – le prolétariat comme décalque du Capital (p43)

L’autonomie n’est pas une valeur prolétarienne. (p44)

L’être de classe du prolétaire réside dans le fait qu’il est exploité en tant que force de travail indéfiniment interchangeable et que c’est comme être indéfiniment interchangeable seulement – c’est-à-dire comme Autre quelconque parmi d’autres, totalement aliénés comme lui – que, avec tous les autres prolétaires, il peut avoir prise sur ses exploiteurs. (p45)

Ainsi, l’idéologie du mouvement ouvrier traditionnel valorise, perpétue et, le cas échéant, parachève l’œuvre commencée par le capital : la destruction des capacités d’autonomie des prolétaires. Le prolétaire achevé est celui dont le travail, entièrement hétéronome, n’a d’utilité que combiné avec le travail d’un très grand nombre d’autres travailleurs. Ce travail-là est purement social. Le savoir-faire que, le cas échéant, il implique, est totalement dénué de valeur d’usage pour celui qui l’exécute : l’ouvrier ne peut aucunement s’en servir à des fins personnelles, domestiques, privées.

Le prolétaire achevé travaille donc exclusivement pour la société ; il est pur fournisseur de travail général abstrait et, par conséquent, pur consommateur de biens et de services marchands. La forme totalement aliénée de son travail a pour envers la forme totalement marchande de l’expression de ses besoins matériels : ce sont des besoins d’acheter, des besoins d’argent. (p47)

Au lieu d’intérioriser leur dépossession totale en se faisant conquête, sur les ruines du monde bourgeois, de la société prolétarienne universelle, les prolétaires intériorisent leur dépossession pour affirmer leur dépendance totale et demander une totale prise en charge : parce que tout leur a été enlevé, tout doit leur être donné ; parce qu’ils n’ont aucun pouvoir, tout doit leur venir du pouvoir ; parce que leur travail n’a d’utilité que pour la société mais non pour eux-mêmes, la société leur doit de pourvoir à tous leurs besoins, de salarier tout travail. Au lieu de l’abolition du salariat, le prolétariat exige l’abolition de tout travail non salarié. (p49-50)

A aucun niveau aucun travailleur ou collectif de travailleurs ne fait l’expérience pratique de l’échange réciproque ni de la coopération en vue d’un résultat utile à tous. A tous les niveaux, en revanche, chaque travailleur éprouve sa dépendance vis-à-vis de l’Etat : pour son approvisionnement en produits nécessaires, le pouvoir d’achat de son salaire, la sécurité de son emploi, la durée du travail, le logement et les transports, etc. (p52)

CH4 – pouvoir ouvrier ?

Le même processus de spécialisation technique et de concentration économique qui a détruit l’autonomie des unités de production, a détruit les métiers ouvriers, source de l’autonomie ouvrière. A la place d’une hiérarchie et d’un ordre ouvriers de la production, le taylorisme a mis une hiérarchie et un ordre patronaux, conçus et imposés par la direction de l’usine. (p62)

Pour cette masse [atomisée d’ouvriers sans autonomie ni pouvoir technique], l’idée de « prendre le pouvoir » sur la production n’a pas de sens, du moins pas dans l’usine telle qu’elle est. Le conseil ouvrier, qui était l’organe de cette prise de pouvoir à l’époque où la production était entre les mains d’équipes ouvrières techniquement autonomes, devient un anachronisme dans l’usine géante avec ses départements et ses chaînes cloisonnées. Le seul pouvoir ouvrier imaginable y est un pouvoir de contrôle et de veto : le pouvoir de refuser certaines conditions et certains types de travail, de définir des normes acceptables, de contrôler le respect de ces normes par la hiérarchie patronale.

Mais ce pouvoir est, de toute évidence, négatif et subalterne : il s’exerce dans le cadre des rapports de production capitalistes, sur un processus de travail défini dans l’ensemble (sinon dans le détail) par la hiérarchie patronale. (p63)

Car l’obstacle au pouvoir, à l’autonomie, à l’autogestion des producteurs n’est pas simplement juridique ou institutionnel. L’obstacle est matériel : il tient à la conception, à la dimension, au fonctionnement des fabriques. Et non seulement à celles-ci : mais aussi au « capitaliste collectif » qui gère l’ensemble des fabriques. Car le secret de la grande production industrielle, comme d’ailleurs de toutes les grandes machines militaires ou bureaucratiques, c’est que personne n’y détient le pouvoir. (p67)

S2 – pouvoir personnel et pouvoir fonctionnel (p71)

L’élimination du pouvoir personnel au profit du pouvoir fonctionnel inhérent à un organigramme anonyme, a profondément changé les enjeux de la lutte des classes. Le pouvoir dans la société et dans l’entreprise est désormais exercé par des hommes qui ne le détiennent pas, qui ne répondent pas de leur conduite, qui se déchargent plutôt sur la fonction qui leur est attribuée de répondre d’eux. Par cela même qu’il est exécutant et serviteur, le bureaucrate n’est jamais responsable. (p79)

Le sujet de ce pouvoir est introuvable et c’est précisément pour cela que des masses subalternes réclament implicitement un souverain à qui elles puissent demander des comptes, présenter leurs revendications ou leurs suppliques : « Charlot, nos sous. Pompidou, nos sous. Les patrons peuvent payer. Babarre, il y en a marre ».

On voit le piège : imputer les effets d’un système à un souverain supposé qui en serait personnellement responsable, c’est implicitement espérer le salut d’un souverain réel qui se porterait personnellement garant d’effets différents. (p80)

[…] Le fascisme remplace une machine de pouvoir par le pouvoir d’un homme. Or le propre des partis politiques est de réclamer pour leurs hommes les postes aux commandes de la machine de pouvoir étatique. Tous les partis se valent de ce point de vue : tous sont des répliques de l’appareil d’Etat qu’ils ambitionnent de contrôler. Tous sont une association de gens qui convoitent un pouvoir fonctionnel et s’apprêtent à se répartir, à force de combines, d’intrigues, de trahisons et de marchandages, les positions de pouvoir étatiques où ils manifesteront, conformément aux lois du système, leur impuissance personnelle. L’abolition des partis, par le fascisme, fait partie de l’abolition de l’Etat en tant qu’appareil de pouvoir impersonnel, exempt de volonté. (p84)

Le prolétariat est constitutivement incapable de devenir le sujet du pouvoir. Si ses représentants s’emparent de l’appareil de domination mis en place par le Capital, ils reproduiront le type de domination de celui-ci et deviendront à leur tour une bourgeoise de fonction. (p87)

S3 – au-delà du socialisme (p89)

CH1 – mort et résurrection du sujet historique : la non-classe des prolétaires post-industriels (p91)

[…] la division capitaliste du travail a détruit le double fondement du « socialisme scientifique » :

  • Le travail ouvrier ne comporte plus de pouvoir. Or une classe pour laquelle son activité sociale n’est pas source de pouvoir n’a pas la possibilité de se hisser au pouvoir et n’en éprouve pas la vocation.
  • Le travail n’est plus une activité propre du travailleur. Qu’il soit exécuté à l’usine ou dans les services, c’est, dans l’immense majorité des cas, une activité passivisée, préprogrammée, totalement assujettie au fonctionnement d’un appareil et ne laissant pas de place à l’initiative personnelle. […]

Or, avec la possibilité de s’identifier au travail disparaît le sentiment d’appartenance à une classe. (p92-93)

L’inversion par rapport à l’idée marxienne du prolétariat est complète. Non seulement le nouveau prolétariat post-industriel ne trouve plus dans le travail social la source de son pouvoir possible : il y voit la réalité du pouvoir des appareils et de son propre non-pouvoir. Non seulement il n’est plus le sujet possible du travail social de production ; il se pose comme sujet par le refus du travail social, par la négation d’un travail perçu comme négation (c’est-à-dire comme aliénation). Rien ne permet de prédire que cette aliénation complète du travail social puisse être inversée. L’évolution technologique ne va pas dans le sens d’une appropriation possible de la production sociale par les producteurs. (p99)

Il ne s’agit donc plus de savoir où nous allons ni d’épouser les lois immanentes du développement historique. Nous n’allons nulle part ; l’Histoire n’a pas de sens. […] Désormais, il s’agit au contraire de savoir ce que nous désirons. La logique du Capital nous a conduit au seuil de la libération. Mais ce seuil ne sera franchi que par une rupture remplaçant la rationalité productiviste par une rationalité différente. Cette rupture ne peut venir que des individus eux-mêmes. Le règne de la liberté ne résultera jamais des processus matériels […]. Seule la non-classe des non-producteurs est capable de cet acte fondateur […]. (p102-103)

CH2 – la révolution post-industrielle (p105)

La « liberté », en effet, que, dans sa majorité, la population des pays surdéveloppés entend défendre contre le « collectivisme » et le danger totalitaire, c’est fondamentalement la possibilité donnée à chacun de se construire une niche qui mette sa vie personnelle à l’abri de toute pression et obligation sociale extérieure. Cette niche sera notamment la vie de famille, la maison individuelle, le jardin potager, l’atelier de bricolage, le bateau, la maison de campagne, la collection d’objets anciens, la musique, la gastronomie, le sport, la vie amoureuse, etc. Elle a une importance d’autant plus grande dans la vie de chacun que son travail est moins gratifiant et que les pressions sociales qu’il subit sont plus fortes. Elle représente l’espace de souveraineté conquis sur (ou à conquérir sur) un monde régi par le principe de rendement, l’agressivité, la compétition, la discipline hiérarchique etc. Le capitalisme doit sa stabilité politique au fait que, en échange de la dépossession et des contraintes croissantes que les individus subissent dans leur travail, la possibilité leur est donnée de se construire hors du travail une sphère apparemment croissante de souveraineté individuelle. (p112-113)

La sphère de souveraineté individuelle n’est pas fondée sur de simples désirs de consommation ni sur des activités de divertissement et de récréation seulement. Elle est constituée plus profondément d’activités sans but économique ayant leur finalité en elles-mêmes : la communication, le don, la création et la jouissance esthétique, la production et la reproduction de la vie, la tendresse, l’épanouissement des capacités corporelles, sensorielles et intellectuelles, la création de valeurs d’usage (objets ou services mutuels) sans valeur marchande […]. (p113)

C’est avec le capitalisme seulement que le travail, en tant que production hétéronome de valeurs d’échange, devient une activité à plein temps et que l’autoproduction (communautaire ou familiale) d’objets et de services destinés à ceux-là mêmes qui les produisent, devient une activité subordonnée. L’inversion de ce rapport de subordination marquera la fin de l’économie politique et l’avènement d’un « socialisme post-industriel » : c’est-à-dire du communisme. (p115)

Le mouvement des femmes participe de la rationalité capitaliste quand il se donne pour but de libérer la femme des activités sans but économique, considérées comme des activités subordonnées et serviles qu’il s’agit d’abolir. Or ces activités ne sont subordonnées et serviles que dans la mesure où les activités à but économiques restent dominantes (et sont considérées comme « nobles ») dans la société et dans la communauté domestique elle-même. Et c’est précisément cette dominance qui est désormais mise en question. C’est seulement dans la mesure où il radicalise cette mise en question en posant les activités autonomes et les valeurs non économiques comme l’essentiel, les activités et les valeurs économiques comme subordonnées, que le mouvement des femmes devient une composante motrice de la révolution post-industrielle et, à bien des égards, son avant-garde. Il n’a plus pour but alors de libérer la femme des activités domestiques mais d’étendre la rationalité non économique de ces activités au-delà du domus, d’y gagner les hommes tant au foyer que hors du foyer, de subvertir la traditionnelle division sexuelle du travail et d’abolir non seulement l’hégémonie des valeurs viriles mais ces valeurs elles-mêmes, dans les rapports entre les sexes comme dans les rapports sociaux. (p119-120)

C’est pourquoi la tâche prioritaire d’une gauche post-industrielle doit être l’extension maximale, dans et surtout hors de la famille, des activités autonomes portant leur finalité et leur récompense en elles-mêmes, et la restriction au strict minimum nécessaire des activités salariées et marchandes effectuées pour le compte d’un tiers (ce tiers fût-il l’Etat). […].

Plus encore que du temps libre, l’expansion de la sphère de l’autonomie dépend de la densité des outils conviviaux auxquels les individus auront librement accès pour faire et produire tout ce qui gagne en valeur esthétique ou d’usage quand on le fait soi-même : ateliers de réparation et d’autoproduction dans les immeubles, quartiers ou communes, où chacun puisse fabriquer et inventer selon sa fantaisie ; bibliothèques, salles de musiques et de vidéo, radios et télévisions « sauvages » ; espaces de circulation, de communication et d’échanges libres, etc. (p122-123)

CH3 – pour une société dualiste (p127)

Contrairement à ce que pensait Marx, il est impossible que l’individu coïncide totalement avec son être social ni que l’être social intègre toutes les dimensions de l’existence individuelle. Celle-ci n’est pas intégralement socialisable. (p127)

C’est que toute morale qui prétend partir de l’universel (et du Bien) comme de ce qui est réalisé et en déduire ce que les individus doivent faire et être, est nécessairement oppressive et dogmatique. […] C’est qu’il n’est pas de morale possible qui ne parte du sujet, c’est-à-dire de la conscience individuelle. Si celle-ci n’est pas l’instance déterminante de ce que je peux et dois être ou faire, alors la moralité sera fonction des exigences de l’ordre social et chacun devra être ou faire ce dont la société a besoin. (p129)

C’est toujours au nom de nécessités inéluctables que les hommes se font contre-hommes. J’appelle aliénation l’impossibilité de vouloir ce que l’on fait et de produire des actions que l’on puisse prendre pour fin dans leurs résultats comme dans les modalités de leur déroulement. A la question morale du « puis-je vouloir cela ? », l’individu aliéné répond toujours : « Ce n’est pas moi qui… Il fallait que… On n’a pas le choix… », etc. (p132)

Or la moralisation n’exige pas nécessairement la suppression de la sphère de l’hétéronomie ; elle exige seulement sa subordination à la sphère de l’autonomie. Cette subordination sera assurée dans la mesure où l’épanouissement intégral des individus dans et par leurs activités et leurs rapports autonomes est le but effectif auquel les institutions sociales et leur noyau incompressible d’activités hétéronomes servent de support. (p134)

Le même genre d’intuition est présent chez Ivan Illich quand, loin de préconiser l’abolition de la production et du travail industriel, il appelle au contraire à l’établissement d’un rapport de synergie entre les modes de production hétéronome et autonome, en vue d’une expansion maximale de l’autonomie. Celle-ci peut être servie par des outils complexes et des techniques avancées dont la mise à disposition des individus exige du travail hétéronome. Celui-ci n’a pas à être refusé s’il met à disposition de chacun des « outils conviviaux », c’est-à-dire que « chacun peut utiliser, sans difficultés, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire, à des fins qu’il détermine lui-même » sans que « l’usage que chacun en fait n’empiète sur la liberté d’autrui d’en faire autant ». (p135-136)

J’ai essayé par ailleurs d’illustrer à quoi pourrait ressembler l’organisation dualiste de l’espace social en une sphère de l’hétéronomie subordonnée aux buts de la sphère de l’autonomie. La première assure la production programmée, planifiée, de tout ce qui est nécessaire à la vie des individus et au fonctionnement de la société, le plus efficacement et donc avec la moindre consommation d’efforts et de ressources. Dans la seconde, les individus produisent de façon autonome, hors marché, seuls ou librement associés, des biens et services matériels et immatériels, non nécessaires mais conformes aux désirs, aux goûts et à la fantaisie de chacun. La richesse de la société, les besoins primaires étant satisfaits, se mesure à la variété et à l’abondance des outils conviviaux de toute nature que chacun peut utiliser en permanence, dans les ateliers installés dans les communes, les quartiers, les voisinages, les immeubles. (p137)

Il ne peut donc s’agir de supprimer le travail hétéronome ; mais seulement de le faire servir à l’élargissement de la sphère d’autonomie tant par la nature de ses produits que par les modalités de leur production. Il servira d’autant mieux cet élargissement que 1° il fournira au secteur autonome un maximum d’outils à la fois performants et conviviaux, et que 2° il réduira au minimum la durée du travail hétéronome que chacun doit accomplir. L’existence d’un secteur de production socialisé est indispensable pour remplir ces deux conditions. En effet :

  • Seule la socialisation du savoir, de son stockage et de sa transmission permet la conception et la réalisation d’une abondance d’outils technologiquement très évolués.
  • Les machines à haut rendement capables de fournir à faibles coûts les outils désirables (qu’il s’agisse de tubes cathodiques ou de roulements à bille) dépassent généralement les moyens d’une communauté ou d’une commune.
  • Pour que le temps de travail hétéronome dû par chacun puisse être réduit au minimum, il faut que tous travaillent. […] Seule la banalisation du gros des travaux socialement nécessaires permet de les répartir sur toute la population et d’en réduire la durée à une moyenne de quelques heures par jours. Seule elle permet à chacun d’effectuer successivement une variété de travaux ou de partager son temps entre plusieurs activités hétéronomes. (p142143)

La libération ne peut pas consister à éliminer le travail socialement déterminé ni […] à en abolir l’obligation extérieure pour faire intérioriser par chacun, comme son devoir éthique, l’accomplissement de tout ce qui est objectivement nécessaire. La libération consiste au contraire à reconnaître que la sphère de la nécessité impose des tâches hétéronomes dont les impératifs techniques n’ont rien à voir avec la morale, et à circonscrire ces tâches, par des règles précises, dans un espace social spécifique. La disjonction de la sphère de la nécessité et de la sphère de l’autonomie est une condition de l’expansion maximale de celle-ci. (p146-147)

CH4 – la sphère de la nécessité, l’Etat (p149)

La sphère de la nécessité englobe deux types d’activités hétéronomes : celles qui sont requises pour la production sociale du nécessaire, et celles qui sont requises pour le fonctionnement de la société en tant que système matériel. Le modèle de développement capitaliste est caractérisé par une expansion simultanée de ces deux types d’activités. (p149)

La réduction de la sphère de la nécessité ne peut donc consister à réduire seulement la quantité de travail requise pour la production matérielle de ce qui est nécessaire à la vie. Elle exige également une réduction des déséconomies externes et des activités étatiques requises pour la production directe. Et cette réduction-là ne peut être obtenue que si l’appareil de production lui-même et la division du travail qu’il détermine sont modifiés. (p150)

[…] les théories libertaires, ou communautaires, ou autogestionnaires partent toujours du postulat implicite que l’hétéronomie (les nécessités et obligations extérieures) ne vient pas aux individus des lois physiques du champ matériel dans lequel s’inscrivent leurs actions, mais seulement du mode d’articulation de ces actions : du type d’organisation et de coopération sociales. Il est toujours postulé qu’il doit être possible d’englober et de dissoudre la sphère de l’hétéronomie dans celle de l’autonomie ; que le développement de communautés à l’échelle humaine doit pouvoir rendre inutiles les fonctions qui qui ne peuvent être assumées que par une instance centrale extérieure aux communautés, c’est-à-dire par l’Etat. (p153)

Bref, les travaux nécessaires « doivent pouvoir » se réaliser de manière qu’à travers la production de ce qui est indispensable à la vie s’effectuent les buts idéaux (éthiques) d’un mode de coopération et d’existence librement choisi.

A cette unité postulée des nécessités matérielles et des exigences éthiques correspond en fait un seul type de communauté : la communauté monacale en ses différentes variantes : des Cisterciens aux Ashrams, des sectes néo-bouddhistes ou néo-musulmanes aux « communes » agricoles et artisanales. Mais le propre de ces communautés, c’est précisément que les travaux nécessaires n’y sont pas accomplis en raison de leur nécessité ni en vue de leur fin primaire seulement. L’ensemble des activités et des rapports de la communauté de type monacal est médié par son sens religieux : le travail y est une forme particulière de prière, c’est-à-dire de la communion avec un ordre transcendant ; il n’a pas pour but premier de produire le nécessaire mais de permettre la manifestation de Dieu au sein du quotidien. De même, les rapports des membres de la communauté ne sont pas des rapports de réciprocité directe et de communication horizontale, mais des rapports de réciprocité médiée dans lesquels le but n’est pas autrui – la communication avec autrui, le don à autrui – mais la coopération de tous en vue de réaliser leur communion en Dieu. (p154)

Toute société ou micro-société qui abolit l’Etat – ou, si l’on préfère, l’appareil du Droit – en tant que lieu spécifique, distinct d’elle-même, où les nécessités du fonctionnement et de la production communautaire sont objectivées en lois et obligations extérieures, s’enlève du même coup toute possibilité de contester les nécessités matérielles de son fonctionnement. (p157)

La disjonction de la sphère de la nécessité et de l’espace de l’autonomie ; l’objectivation des nécessités du fonctionnement communautaire en lois, interdits, obligations ; bref, l’existence d’un Droit distinct de l’usage, d’un Etat distinct de la société, sont donc la condition même à laquelle peut exister une sphère où règnent l’autonomie des personnes et la liberté de leur association et coopération en vue de fins qui leurs soient propres. Seule cette disjonction des sphères de l’hétéronomie et de l’autonomie permet de circonscrire les nécessités et obligations objectives dans un espace bien délimité et de dégager un espace de l’autonomie complètement soustrait à leurs impératifs. (p158-159)

L’échange marchand n’est pas un don réciproque ; c’est, dans les centres commerciaux institutionnalisés, une complète absence de rapports entre vendeur et acheteur.

Toutes les codifications et réglementations des conduites ont pour effet de substituer aux rapports humains réciproques des non-rapports ou des rapports non-humains dans lesquels les individus fonctionnent comme constituants d’un mécanisme pré-réglé. Ces non-rapports résultent des exigences inertes de la société en tant que « machine » […] ou en tant qu’ensemble de machines : usines, administrations, réseaux et télécommunications et de transport, etc. Les rapports entre individus y sont médiés par les rapports entre choses ou soumis, voire réduits à ceux-ci : ce sont des rapports triviaux, hétéronomes par essence. (p161-162)

Le problème d’un « socialisme post-industriel » devra résoudre est donc non pas celui de l’abolition de l’Etat mais celui de l’abolition de la domination. Droit et domination, appareil d’Etat et appareil de domination sont à disjoindre alors qu’ils ont toujours été confondus jusqu’ici. (p163-164)

L’établissement de nouveaux types de rapports sociaux, de nouvelles manières de produire, de s’associer, de travailler et de consommer est la condition première de toute transformation politique. L’existence d’un mouvement de luttes sociales est le levier qui met la société en mesure d’agir sur elle-même et de fonder des libertés, un Droit et un Etat nouveaux. (p165)

La confusion entre le politique et le pouvoir, ou entre la lutte politique et la lutte pour le pouvoir (c’est-à-dire pour le droit de gérer l’Etat) signifie la mort du politique. (p167)

Le politique n’est pas morale ni la morale politique. Le politique est le lieu d’affrontement entre l’exigence morale et les nécessités extérieures. […] Seule la permanence et la franchise de cet affrontement pourront faire à la sphère de la nécessité la plus petite et à la sphère de l’autonomie la plus grande place possible. (p169)

Postface : croissance destructive et décroissance productive (p171)

Le choix de l’efficacité maximum et du gaspillage minimum est si contraire à la rationalité du système que la théorie macro-économique ne dispose même pas des instruments pour en rendre compte. Les économies, en effet, qui, pour le sens commun, sont des dépenses que nous avons évitées, et donc des gains, réalisés grâce à une gestion plus efficace, ces économies apparaissent dans les tableaux des comptables nationaux comme des pertes : comme des baisses du PNB, des baisses du volume des biens et services dont dispose la population. (p174)

Autrement dit, le développement des forces productives dans le cadre du capitalisme ne conduira jamais au seuil du communisme, car la nature des produits, les techniques, et les rapports de production excluent la satisfaction durable et équitable des besoins en même temps que la stabilisation de la production sociale à un niveau communément accepté comme suffisant. L’idée même qu’il puisse y avoir assez pour tous et que la poursuite du « plus » et du « mieux » puisse céder la place à la poursuite de valeurs extra-économiques et non marchandes, est étrangère à la société capitaliste. (p176)

L’alternative au système n’est donc ni le retour à l’économie domestique et à l’autarcie villageoise, ni la socialisation intégrale et planifiée de toutes les activités : elle consiste, au contraire, à réduire au minimum en la vie de chacun ce qui doit être fait nécessairement, que cela nous plaise ou non, et d’étendre au maximum les activités autonomes, collectives et/ou individuelles, ayant leur fin en elles-mêmes.

Il faut refuser également la prise en charge intégrale de l’individu par l’Etat et la prise en charge par chaque individu des nécessités inhérentes au fonctionnement de la société en tant que système matériel. L’identification de l’individu avec l’Etat et des exigences de l’Etat avec le bonheur individuel sont les deux faces du totalitarisme. (p178)

 

< texte en pdf >

André Gorz, Adieux au prolétariat, Galilée 1980
Tag(s) : #livres importants, #critique du travail
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