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Ce livre de JM Vincent est caractéristique du basculement théorique des années 1980. Voir en particulier les chapitres 3 et 4.

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Jean-Marie Vincent, Critique du travail, le faire et l’agir, éditions critiques 2019 [1987]

Avant-propos p27

Ce que l’on nous présente sous le vocable apparemment aseptisé de « compétition » comme la solution à tous nos maux n’a pas grand-chose à voir avec l’émulation ou l’affirmation de différences dans la réciprocité […]. (p28)

Les pouvoirs qui se manifestent dans la société ne sont pas simplement capacité d’agir, pouvoir temporaire sur les hommes afin de mettre en œuvre des projets communs, ils ressortissent de dispositifs tout à fait spécifiques où le pouvoir de faire est unilatéralement orienté vers la production de valeurs et devient la présupposition de pouvoirs sur les hommes à la fois permanents et inégalement répartis. (p29)

Le politique en tant qu’ensemble de formes autonomisées servant à la production et à la circulation du pouvoir étouffe ou pour le moins bride la politique en tant qu’expression libre et en tant que délibération imaginative sur le social. Par là même, le politique remet sans cesse en question le droit le plus fondamental, c’est-à-dire le droit à la participation pleine et entière au jeu politique et à ses possibilités créatrices. (p30)

Le paroxysme totalitaire apparaît, en ce sens, comme inséparable d’une triple alliance, socialité extérieure aux individus, subordination du pouvoir de faire au pouvoir sur les hommes, développement de la technologie comme maîtrise des choses grâce à la maîtrise des hommes et de leur travail. (p31)

Les néoconservateurs savent parfaitement bien que le travail a perdu beaucoup de sa centralité dans les pays économiquement développés, mais ils entendent bien qu’il joue comme un facteur de conformité et de soumission aux exigences du système social, comme un discriminant entre ceux qui se satisfont des gratifications possibles dans le cadre actuel et ceux qui ne peuvent ou ne veulent se contenter de l’état de choses existant. (p32)

[pour les néo-conservateurs] Le monde n’est plus perfectible, il doit être pris tel qu’il est, en cherchant simplement à limiter ses retombées négatives sur les hommes. La mythification de la raison et de ses pouvoirs fait place à une sorte d’automutilation de la rationalité qui est dépouillée de ses capacités réflexives (de retour sur elle-même) et se voit transformée en adjuvant des contraintes et de la nécessité. (p33)

[…] les dispositifs systémiques, les « abstractions réelles », ne peuvent être réduits à de pures cristallisations des activités instrumentales-cognitives, ils renvoient bien plus à des combinaisons complexes matérielles-immatérielles, où se retrouvent des structurent fondamentales de l’activité humaine dans son rapport au monde […]. (p42)

[…] il s’agit au contraire de s’ouvrir au dialogue avec les différentes formes de l’intériorité et de l’extériorité dans leurs fractures et fragmentations pour avoir la révélation d’autres chemins et d’autres liaisons avec elles. Comme l’a bien vu Heidegger dans Wozu Dichter, il faut que l’intériorisation cesse d’être une sorte d’incarcération de soi-même et de l’altérité pour que l’extériorisation elle-même cesse d’être capture illusoire du monde et captation trop réelle des hommes.

A l’évidence, le pluralisme comme développement multilatéral et polymorphique des actions et des communications est encore un objectif à atteindre […]. (p44)

Il faut en fait, renoncer à toute idée de rapports parfaitement harmonieux entre individus, groupes et sociétés. (p44)

Ce qu’il faut rechercher en conséquence, c’est une socialité variable et différentielle qui soit la résultante de communications foisonnantes et de séquences d’activité en perpétuel renouvellement, et qui permette aux individus de cumuler vraiment leurs expériences, d’élargir leur horizon et de se transformer en permanence. (p45)

[Costanzo Preve, la filosofia imperfetta] montre très bien qu’il faut aujourd’hui établir un rapport critique à Marx et surtout à la tradition marxiste si chargée de métaphysique, de naturalisme et de scientisme. […Comme Lukacs, Preve] entend traiter les problèmes de l’action à partir du travail comme modèle de la praxis sociale, c’est-à-dire à partir de l’action téléologique, sans prendre conscience qu’elle n’est qu’un moment, variable historiquement, dans l’unité sans cesse redéfinie de multiples déterminations. (note p45)

CH1 Le problème de l’individualité et la téléologie de l’œuvre chez Lukacs (p47)

Dans ses écrits prémarxistes, l’idée que l’individu est devenu problématique revient comme un leitmotiv, malgré les variations des thèmes traités et les déplacements des horizons théoriques. Pour [Lukacs] l’individu se voit radicalement mis en question parce qu’il ne trouve plus sa place dans un monde qui lui est étranger, parce qu’il ne peut plus se reconnaître dans / ses objectivations, parce qu’il n’y a plus de véritable correspondance entre l’âme et l’action. Il n’y a pas en fait de continuité de l’être, c’est-à-dire du sujet et de ce qui constitue son champ d’extériorisation et d’intervention ; le sujet n’est qu’un fragment jeté dans un monde lui-même brisé où l’objectivité est chaotique, où les objets sont hétérogènes les uns par rapport aux autres et par rapport aux hommes. L’individu côtoie sans cesse l’abîme dans la mesure où il ne peut trouver un sens dans le monde qui l’entoure, où il se heurte en permanence à la contingence là même où il recherche la nécessité. D’un côté il fait l’expérience d’une objectivité hostile, réifiée, et à cause de cela inaccessible, de l’autre il ne peut lui-même s’objectiver de façon satisfaisante dans ses œuvres. Il n’est pas un véritable sujet, parce qu’il ne peut organiser des échanges vraiment significatifs avec le monde extérieur et se déplacer dans un monde d’objets qui lui soient congruents, c’est-à-dire qui représentent une véritable jonction entre la subjectivité et l’objectivité. A proprement parler il n’y a pas d’interactions porteuses de sens entre des sujets emmurés dans leurs problématiques et leur incapacité à communiquer, dans un monde objectal qui parle un langage incohérent. (p47-48)

Que ce soit dans L’âme et les formes ou dans les écrits de la période de Heidelberg, [Lukacs] ne cherche absolument pas à dissimuler la crise des valeurs ou la disparition du sens dans un monde du péché et de la culpabilité, il radicalise au contraire toutes les interrogations pour ne pas tomber dans le piège de la mauvaise réconciliation et des synthèses à bon compte. L’art et la vie, l’âme et la vie ne se rencontrent que très épisodiquement, sans jamais vraiment coïncider ou s’associe : le microcosme artistique ne peut jamais synthétiser que des fragments d’une réalité individuelle et sociale irrémédiablement brisée et écartelée. (p50)

Le paradoxe est pourtant que cette analyse radicale dans ses intentions s’arrête à mi-chemin en ne soumettant pas sa problématique de départ – l’opposition de l’art et de la vie – à une critique tout aussi radicale, et cela parce qu’elle ne s’interroge pas assez sur les individus et l’individuation, et corrélativement sure ce qu’est la création dans un monde d’individus monadiques. […]. Son point aveugle est en somme de ne pas se demander si ce n’est pas l’individualité elle-même, avec ses caractéristiques d’isolat social, notamment avec sa recherche sans frein de la réalisation ou de l’autoréalisation qui pose le plus profondément question. (p51-52)

Pour [Lukacs], les individus sont des totalités bien constituées ou plus exactement fortement structurées qui ont essentiellement à souffrir du fossé qui sépare leur intériorité de leurs œuvres, leur subjectivité de l’objectivité (et surtout de l’objectivité dérivée créée par les pratiques humaines). Les problèmes de la société sont en ce sens des problèmes de l’action, c’est-à-dire les problèmes des retombées sociales des praxis individuelles, entremêlées, du non-sens qui peut naître de la poursuite des significations subjectives. (p52)

La société capitaliste est en d’autres termes, caractérisée par une téléologie inversée qui met les moyens à la place des fins, les résultats à la place des prémisses, tout en restant dans les limites d’une relation à buts déterminés ou finalistes (c’est le moyen qui finit par vouloir). (p57)

Le travail accomplissement dont il fait état à la suite de Hegel et de Marx est de fait une sorte de mixte entre le travail artisanal et le travail de l’ingénieur : il est une totalisation de la conscience Ilne s’individuelle. (p58)

[pour Lukacs] le travail est une activité de transformation assimilation du monde qui a fondamentalement pour but d’accroître les moyens et les pouvoirs dont disposent les hommes. Ce travail est la seule façon de se vivre et de se faire homme, parce qu’il est en même temps participation au tout social, participation à l’accumulation de biens matériels et spirituels qui fait avance l’humanité. Le travail-réalisation de soi est ainsi un devoir-être ou une valeur qui transcende les réactions égoïstes, individuel dans sa forme ou son expression, il lui faut assumer des contenus supra-individuels dans la mesure où ils doivent être compatibles avec l’intérêt commun. (p59)

Comme le note Marx dans Le Capital, la production capitaliste apparaît de plus en plus comme l’œuvre d’un immense automate social qui impose sa dynamique aux individus, voire les soumet aux lois d’un véritable machinisme sociétal. Dans un tel cadre, la recherche d’une « recomposition du travail » sur le modèle d’une téléologie de l’objectivation individuelle non aliénante n’a plus qu’un intérêt rétrospectif. (p60-61)

Il ne s’agit pas seulement de libérer la production, mais aussi de se libérer de la production en cessant d’en faire l’axe de gravité des activités sociales et de l’action des individus. Le modèle, le paradigme de l’objectivité qu’on construit et maîtrise pour la satisfaction de la subjectivité doit laisser la place à d’autres modèles d’action qui ne sont plus placés sous le signe de la rationalité par trop limitée, unilatérale de l’adaptation des moyens aux fins et de la soumission aux valeurs […]. La société n’a plus à être un ensemble fondé sur des relations téléologiques et une morale de la téléologie (c’est-à-dire sur des échanges interhumains qui sont surtout fonction d’objectifs posés, de moyens à employer et de valeurs à atteindre). En bref, la socialité doit pouvoir se détacher du technicisme qui l’enferme dans des échanges et des communications trop étroitement banalisées, orientées de façon prédominante vers l’extériorisation-affirmation d’individus séparés et opposés par la relation sociale elle-même.

C’est bien pourquoi l’analyse lukacsienne qui identifie la crise de l’individualité à une crise de l’objectivation du travail est si réductrice. Elle tend à ignorer la complexité des coordonnées et des corrélations qui situent et définissent les relations mobiles de la subjectivité et de l’objectivité, elle tend à ignorer l’historicité de l’individuation qui est apparue avec la société bourgeoise. Il n’est par conséquent pas étonnant qu’elle soit portée à saisir la crise de l’individualité selon une optique unilatérale de la décadence, en déconnectant largement l’individu problématique d’aujourd’hui de la crise des rapports sociaux, et de ses multiples expressions et dimensions. (p62-63)

L’expérience intérieure doit être, au contraire, négative, critique, compréhension du fait que l’individu et sa conscience sont dans la société actuelle en état de survie, sans cesse menacés dans leur autonomie, voire voués à n’être plus que des exemplaires, des reproductions coulées sur un même moule. Elle peut par là faire accepter la fin de l’individu unitaire, unifié et organisé autour de son propre isolement et de sa valorisation dans la compétition universelle. Certes, cette expérience négative ne permet pas encore de voir les contours d’un nouveau mode d’individuation et d’esquisser ce qui serait un individu socialisé (cet individu aux multiples connexions sociales librement assumées dont parle Marx dans les Gundrisse), mais elle est fondamentale dans la mesure où elle empêche les individus de coïncider avec « eux-mêmes » et plus précisément avec leur parcours social. L’individu n’est ni totalement ce qu’il fait, ni totalement ce qu’il lui faut être ou ne pas être en fonction des situations et des circonstances. Il peut être sa vie durant un support docile des rapports sociaux, il ne s’identifie jamais complètement à ces rapports qui lui sont extérieurs. (p65-66)

La conscience malheureuse doit se dépasser dans une conscience des contradictions sociales qui ne nie certainement pas le mal à vivre des individus, mais ne peut le prendre que comme un symptôme qui ne parle pas de lui-même et qu’il s’agit de faire parler. L’individualité problématique doit se saisir dans sa spontanéité apparemment la plus irréductible comme mue par des forces qu’elle ne maîtrise pas, et donc chercher à poser ses propres problèmes en dehors du champ de son expérience vécue, dans le champ des totalisations et des pratiques transindividuelles c’est-à-dire dans l’universalité du discours et de l’action. (p67)

C’est bien pourquoi la crise actuelle de l’individualité, l’éclatement de son unité, sa perte du sens de l’orientation dans les pratiques sociales, ses difficultés à prendre en charge les objectifs socialement licites et légitimes ne doivent pas être interprétés en termes de décadence, mais interprétées comme crise des relations entre individus-sujets et rapports sociaux (dont les individus constituent la matière première), c’est-à-dire de la société et de la présence de la société dans les individus. Cela veut dire en particulier que la reproduction sociale doit vaincre de plus en plus d’obstacles parce que le système des relations sociales ne produit plus que difficilement les « personnalités » qui lui sont indispensables. Crise de la société et crise de l’individualité s’alimentent donc réciproquement à travers des déséquilibres sans cesse renouvelés. De ce point de vue, la « normalité » de la société n’est rien moins qu’ordonnée, même si elle cherche à être normalisante : pour chaque individu, le vécu quotidien est multiple et contradictoire, partagé entre des espaces et des temporalités souvent opposés et toujours divers […]. (p69-70)

CH2 Ernst Bloch : L’utopie concrète et le piège de l’ontologie (p73)

La société a de plus en plus de mal à coïncider avec elle-même. Autrement dit, les hommes qui vivent en elle et par elle s’identifient de plus en plus difficilement aux relations et aux pratiques qui leur collent à la peau, mais leur semblent en même temps extérieures, comme imposées d’un dehors qu’ils ne savent pas très bien situer. (p73)

La société qui prend la consistance d’une seconde nature s’abandonne au vertige de la répétition-reproduction du même, de l’identification de l’hétérogène au déjà-vu, déjà codifié. Elle pourchasse inlassablement le non-identique, tout ce qui pourrait rappeler ou suggérer une relation de l’homme à l’homme, ou de l’homme à son environnement qui ne serait pas une relation d’appropriation ou d’assimilation forcée. […] En dehors de l’art, lui-même menacé de mort, il n’y a pas de négation déterminée de l’ordre existant, pas de pratique qui mène à la reconnaissance du non-identique et au renoncement à la violence sur l’homme et la nature. (p74-75)

E. Bloch, en effet, ne part pas d’un homme déjà constitué qu’il suffirait de mettre dans de meilleures conditions dans un monde lui-même déjà habitable, il part au contraire d’un homme inachevé dans un monde fait d’interruptions et de discontinuités, d’un homme qui ne se possède pas et n’est encore qu’un vouloir dire sans véritable qualification ou prédication. (p76)

C’est pourquoi, selon E. Bloch, il ne peut y avoir de clôture idéologique, d’enfermement dans une présence à soi illusoire et satisfaite d’elle-même. Il y a au fait toujours quelque chose qui excède l’idéologie, la circularité du déjà-vu et du déjà connu et permet d’aller vers l’inconnu en faisant éclater les frontières du « maintenant » trop circonscrit. Le monde doit, par suite, être conçu sous l’angle de la possibilité objective, des latences, des tendances inscrites dans tous les contextes où triomphe apparemment l’irrémédiable. Autrement dit, ce qui se fait et s’accomplit n’est qu’une partie de la réalité objective, ne représente qu’une des actualisations possibles à un moment donné des processus et des mouvements qui constituent le champ du réel. […] En ce sens, le dépassement du présent inauthentique ne relève pas d’une « anamnèse », d’une redécouverte de ce qui a été perdu, mais d’une utopie concrète qui se nourrit des tendances à l’œuvre dans la réalité. (p77)

La véritable connaissance ne doit donc pas être perçue comme une adéquation illusoire à une objectivité figée : elle est plutôt une expédition sans repos, ni trêve vers ce qui est proche, mais non encore appréhendé. […] La philosophie au sens où l’entend Bloch ne peut donc être une façon d’ordonner et d’organiser le monde en s’appuyant sur des certitudes ontologiques, c’est-à-dire sur des références à la permanence de l’être. De manière tout à fait explicite il pace au contraire sa réflexion sous le signe d’une ontologie du pas-encore-être pour qu’il soit bien clair qu’il n’y a pas de fondement immuable à la pensée et à la pratique. (p79-80)

L’horizon du futur n’est plus simplement déterminé ou qualifié par les projections vers un être autre qui naissent des manques du présent, il est investi, pénétré par les perspectives d’éclatement du système fermé des pratiques et des formes sociales ainsi que par les possibilités de reformulation et de redistribution des activités humaines qui en résultent. (p94)

Il ne s’agit pas seulement de parvenir à de nouvelles généalogies qui détruisent l’être-là de catégories réifiées et leur apparente indiscutabilité, il ne s’agit pas seulement de mettre fin à des téléologismes rétrospectifs, il s’agit par le questionnement et la qualification réciproques du passé et du futur, de rendre possible de nouvelles déterminations de l’existence sociale. (p96)

Quoi qu’il en ait, E. Bloch se retrouve donc par le biais de cette identité à venir (le but non fini), dans le cadre d ‘une dialectique du fini et de l’infini, du manque et de la plénitude qui tend à mettre l’infini de la Raison (l’Evidence utopique) au commencement et à la fin des processus humains et naturels. L’ontologie du pas-encore, au lieu de fonctionner comme mise en garde contre la tentation ontologique, se referme sur elle-même et se dévoile comme une ontologie de la Raison utopique qui peut à terme tout expliquer et mettre en place dans la nature et la société, au détriment du non-identique et du non-conceptuel. (p99)

CH3 Heidegger avec Marx. La politique dans l’élément de la finitude (p103)

Heidegger, et toute une série d’autres philosophes n’acceptent plus de faire de la théorie selon les normes, c’est-à-dire de se conformer aux canons d’une rationalité théorique qui ne se pose pas de questions radicales sur elle-même. (p103)

La déconstruction phénoménologique de Heidegger, qui est essentiellement une déconstruction critique de l’histoire de la pensée occidentale, permet ainsi de s’interroger sur la pensée avant la pensée, c’est-à-dire sur les structures de précompréhension qui déterminent et préorientent la connaissance. Elle permet en outre le développement d’une phénoménologie de la quotidienneté (Alltäglichkeit) qui attaque le monde des significations figées, le monde des étants substantifiés, coupés, coupés de leurs connexions en profondeur avec le Dasein (ou présence humaine et son être-dans-le-monde). (p105)

[la pensée de Heidegger] se veut dépassement de l’onto-théologie (et de la métaphysique), c’est-à-dire remise en question d’une opposition-complémentarité entre un monde de la res extensa (du spatio-temporel) et un monde de la res cogitans (de l’intelligibilité), c’est-à-dire d’une opposition-complémentarité entre des substances de second ordre et la substance fondement. (p109)

Le marxisme qui appelle au remplacement des relations sociales capitalistes partage en fait beaucoup des valeurs du monde auquel il s’oppose. En tant qu’inspirateur du mouvement ouvrier, il défend contre la bourgeoisie, ou croit défendre contre la bourgeoisie la valeur exemplaire du travail, c’est-à-dire sa contribution décisive au maintien ou au renforcement des liens sociaux. (p111)

Depuis [le tournant du XXe siècle] les choses n’ont fait que s’aggraver avec les développements de ce qu’il n’est pas exagéré d’appeler une théologie du travail et du labeur dans les pays et les partis communistes. Le travail salarié, et avec lui tout ce qui concourt à l’augmentation quantitative des biens produits et de la production en général est sinon explicitement, du moins implicitement considéré comme le fondement à partir duquel il est possible de réorganiser la société. On est ainsi placé devant le paradoxe d’un mouvement d’émancipation qui entend supprimer le capital tout en conservant ce dont il se nourrit et tire sa force, le travail tel qu’il s’est développé à partir de la révolution industrielle. (p112)

La restructuration du monde social, conçue essentiellement comme nouvelle organisation des forces productives et non comme une redisposition-transformation de celles-ci ressemble ainsi fort à une réappropriation de la société présente par ceux qui en sont dépossédés aujourd’hui, sans que ces assises soient bouleversées pour autant de fond en comble. (p113)

En tant que travail sans phrase, généralisé dans l’ensemble de la société, il se présente comme un travail abstrait qui ignore avec superbe son support, le travail concret (à caractéristiques et à finalités concrètes) ainsi que les individus. Il doit donc être saisi comme le point d’aboutissement de toute une série d’opérations sociales sans cesse renouvelées, qui produisent des travailleurs libres, égalisant leurs travaux pour en faire les moyens de valorisation du capital à travers la production et la réalisation de marchandises. (p115)

Le procès du travail socialisé par le capitalisme est moins une combinaison en acte de multiples facteurs qu’un procès de séparation, séparation entre les travailleurs d’abord, ensuite entre les travailleurs et les moyens de production, entre les travailleurs et ce qu’ils produisent. (p116)

A technologie capitaliste n’est pas seulement combinaison optimale des moyens en fonction des fins, recherche du moindre coût à partir de paramètres connus, elle est en même temps et surtout mise en place de rapports socialement conditionnés entre les agents et les conditions de la production sociale. La relation technologique aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec e pour quoi elle se donne, à savoir une mise à jour permanente des modes d’utilisation des ressources matérielles et humaines, elle est, quant à son fond, relation sociale au monde objectif dans un contexte de subordination d’une partie décisive de la société à cette relation. Du point de vue de Marx, l’essence de la technique déborde donc de très loin la technique, comme le dirait Heidegger lui-même, mais ce débordement ne renvoie pas à une pure et simple déviation de la pensée et de l’action […], mais bien à une perte de contrôle de la société sur les relations instrumentales à l’environnement. (p117)

Dans la machinerie se cristallise le rapport Capital-Travail comme s’il se coulait dans les choses transformées en moyens de production, comme s’il n’était que la domination des moyens sur les agents de la production, des forces productives matérielles sur les forces productives humaines. C’est donc à travers la technique que se réalise cette inversion de l’objectif et du subjectif dont parle Marx et que s’étend sur la société ce voile technologique (Adorno) qui fait prendre les apparences de la relation instrumentale pour la relation substantielle (tout en lui attribuant l’impuissance des hommes dans la vie sociale). (p118)

La technologie et les techniques ne sont donc pas seulement des moyens employés pour élever la productivité du travail, elles sont aussi des moyens systématiquement développés pour faire violence à la matérialité concrète des relations et des échanges entre les hommes et la nature. (p119)

Les forces productives humaines sont à l’étroit dans les rapports de production capitalistes, précisément parce qu’on les réduit à l’état d’appendices des moyens matériels de production et qu’on les empêche de se donner un champ d’action autre que celui de la production de valeurs. (p120)

La critique de l’économie politique n’a pas et ne peut avoir pour but la construction d’un corpus d’affirmations ou d’énonciations indiscutables sur l’être de l’économique, elle cherche à mettre en lumière le caractère problématique de la réalité économique elle-même, de son autonomisation par rapport aux autres modes d’activité et par rapport aux sujets-supports. Il n’y a pas non plus de pratique au sens traditionnel du terme, puisqu’il ne peut s’agir de mettre en œuvre une théorie positive, et de lui trouver des applications, mais bien de désagréger le monde quotidien de la téléologie de l’action et de la valorisation pour l’ouvrir à d’autres possibilités. (p125)

La théorie critique […] participe d’une entreprise de multiplication des connexions, de mises en relation de ce qui est apparemment éloigné ou disjoint. En même temps, elle distend ou rompt les liens qui s’établissent entre les choses, les significations et les relations sociales […]. (p125)

La Science de la logique [Hegel] n’est pas qu’un traité de logique substituant la dialectique à la logique formelle. C’est avant tout, sous la forme d’un discours spéculatif, une critique de l’ontologie et des théories de la connaissance. Le mouvement dialectique a moins pour but de disqualifier la rigidité des catégories logiques que d’établir de nouveaux rapports entre le concept et la réalité en mettant fin aux rapports d’indifférence entre le sujet et l’objet, entre le sujet et l’altérité qui cèdent si facilement la place à la domination de l’un sur l’autre, c’est-à-dire à des rapports de subsomption. La dialectique est par conséquent mise en question de la pensée qui isole et sépare en croyant pouvoir faire fond sur l’immédiateté de ce qui est donné. (p130)

Le mouvement dialectique comme mouvement de la pensée se mesurant à l’être et à elle-même serait par-là, marche vers l’unité de l’autorelationnalité et de la relation à l’altérité, du rapport à soi-même et du rapport à l’autre. Il n’y a, en ce sens, aucune raison de se laisser enfermer dans les fausses oppositions de l’idéalisme et du réalisme, de l’esprit et de la matière, de la théorie et de la pratique, de l’intelligibilité et du sensible telles qu’on peut les trouver dans la tradition métaphysique. Il faut au contraire transgresser les limites des théories de la connaissance pour aborder une théorisation des formes ou des déterminations de la pensée comme formes de relations dynamiques au monde, comportant des figures et des moments divers qui s’engendrent les uns les autres à partir de leurs manques et de leurs défaillances. (p131)

Aussi bien la philosophie ne peut-elle se contenter de penser l’époque : il lui faut, en réalité, trouver un au-delà du présent et de ses déchirements. Hölderlin, Schelling, Hegel dans leur jeunesse s’efforcent de découvrir les conditions qui permettraient le retour à la cité antique démocratique où public et privé, politique et social ne sont pas vécus dans la séparation ou l’exclusion réciproque. Dans leur esprit, il s’agit de rendre possible une véritable communauté humaine s’exprimant notamment par une très forte vie éthique et religieuse. (p132-133)

La théorie hégelienne se révèle ainsi infidèle à un de ses thèmes les plus intéressant, celui de l’identité et de la différence, de l’impossibilité de leur dissociation complète ou de l’élimination définitive de l’un des deux termes. L’unité de l’identité et de la différence, au niveau de l’esprit absolu, ne se présente plus en effet comme historicité et temporalité, comme passage incessant de l’une dans l’autre, mais comme recouvrement de la différence par l’identité dans la négation des dimensions dialogiques de la conscience et de l’activités humaines. L’unité de la relation à soi et de la relation à l’autre comme condition du dépassement du déchirement et de la scission est subrepticement remplacée par l’idée de la maîtrise de soi et du savoir qui se sait. (p135)

[…] si l’on veut bien se souvenir que l’analytique existentielle du Dasein est critique de l’autoconscience comme présence à soi et critique des formes de l’objectivité qui en résultent, les points de convergence apparaissent non négligeables entre l’auteur du Capital et celui de Sein und Zeit. Malgré des points de départ très différents, ils se rejoignent dans une entreprise de destruction de l’ontologie qui va bien au-delà de la critique hégelienne de la métaphysique classique, puisqu’elle cherche à échapper aux problèmes traditionnels du fondement. La critique du monde dans lequel vivent les hommes n’a pas pour but de déconstruire certaines figures illusoires de la conscience pour retrouver ensuite un soubassement plus solide, c’est-à-dire un socle de certitudes pour l’activité conscience aménageant le monde. La visée est bien plus radicale ; elle interroge toutes les formes historiques de rapport au monde qui constituent en même temps la conscience séparée, en vue de rendre possible de nouvelles relations et de nouveaux horizons au-delà de ce qui a pu être pensé et codifié. (p136-137)

[…] il ne s’agit pas de remplacer le sujet par la communauté […], mais de retrouver la présence-absence de l’autre et de l’horizon mondain dans toutes les manifestations de l’individu. (note p137)

Il ne s’agit plus de mettre fin à la distance entre la réalité et le concept ou encore de réintégrer l’altérité de l’autre dans l’Esprit, il s’agit au fond de redonner explicitement à la conceptualisation toutes ses dimensions relationnelles (d’ouverture aux autres et au monde). (p138)

Par des voies qui leur sont tout à fait propres la critique de l’économie politique et la destruction de l’ontologie en arrivent à la même mise en question des modes de fonctionnement réifiants de la pensée. (p138)

Ni la communication, ni les codes ne peuvent produire le sens à eux seuls, ils ont besoin pour cela de l’intervention sauvage, extra-linguistique des individus qui reprennent en le modifiant ce qu’on leur transmet pour en faire des sujets socialisés. (note p142)

C’est la langue qui parle à travers les hommes et non ces derniers qui en s’unissant constituent la langue. Plus précisément, par l’intermédiaire de la langue, l’être se manifeste et se dérobe aux hommes en des énoncés qu’ils ne peuvent jamais s’approprier définitivement, ni saisir univoquement dans leurs significations. (p142-143)

Les abstractions réelles, c’est-à-dire les représentations sociales cristallisées et solidifiées peuvent être ainsi comprises dans leur pluri-dimensionnalité latente et donc remises en mouvement dans une temporalité qui n’est plus linéaire (simultanéités complexes au lieu de simples rapports de succession et de reproduction élargie du même). La fascination qu’exercent les choses sociales (sensibles, suprasensibles selon Marx) peut par-là être pensée comme relevant d’une pluralité d’investissements sans cesse réélaborés pour les aligner les uns sur les autres. (p144)

La technique est fondamentalement une façon de se poser dans le monde et face au monde pour en prendre possession dans les meilleures conditions. Elle est une concrétisation d’une vision du monde qui veut s’emparer de la totalité des étants, les organiser en système pour mieux les enfermer dans des identités rigidement fixées. [p145-146)

Les appuis technologiques de l’activité se transforment en contraintes de plus en plus rigides pour l’action et finissent par délimiter très étroitement le champ où elle peut avoir lieu. La décision qui semble donner du sens à ce qui se fait n’a en elle-même pas d’autre signification que de prolonger la technique et de lui permettre de s’épanouir. (p147)

La technique ne peut être le dernier mot, puisque les hommes peuvent arriver à penser l’oubli de l’être et une autre façon d’habiter le monde. Aller au-delà de la logique de la pensée scientifique et retrouver les cheminements de la pensée comme médiation et comme attention pour l’éclaircie de l’être, c’est par conséquent préparer le dépassement de la technique sans tomber dans les pièges de l’activisme et des solutions immédiatement « positives ». […] En d’autres termes, la technique n’est jamais interrogée comme relation sociale alors que de l’aveu même de Heidegger elle est au cœur des problèmes de la société contemporaine. (p148)

[…] la technique ne relève pas d’une croissance et d’une prolifération cancéreuse de la « techné » originaire, mais bien d’un mode d’utilisation spécifique (capitaliste) de l’instrumentalité, lui-même fonction d’un mode d’organisation spécifique des rapports interhumains et des rapports humains au monde. (p149)

Ce ne sont plus seulement des objectivations comme l’Etat et l’économie qui se dressent face aux individus en tant que puissances indépendantes, ce sont aussi les réseaux d’interaction et de pratiques sociales, et surtout les opérations et les productions de la raison elle-même. (p150)

Le dépassement de la technique, dans l’implicite des analyses de Marx, requiert en fait de nouvelles pratiques de la matérialité et de nouveaux rapports entre culture et nature, au-delà des thèmes de la réorganisation sociale. (p152)

[Marx] sait très bien que le décentrement de la culture par rapport à la nature est la condition même de relations plus distanciées et plus médiatisées des hommes à eux-mêmes et au monde. Il sait aussi que ces relations médiatisées sont indispensables pour que se développe la polymorphie de l’action et des échanges symboliques. (p153)

La rationalisation selon les abstractions réelles finit par limiter le champ des possibles alors même qu’elle se donne pour une promesse d’élargissement de ce champ des possibles. (p153)

[…] Heidegger ne veut voir dans la démocratie qu’une méthode ou une formalisation dans la mesure où elle lui paraît liée à la technique et à la politique technicienne (ou technocratique). Il ne veut pas voir la démocratie comme irruption de l’inattendu et destruction de la routine des échanges. (note p157)

La politique élevée au niveau de l’étatique peut par suite être donnée pour une condensation-concentration des pouvoirs humains sur les multiples dispositifs qui canalisent leurs activités. La politique ainsi conçue est jeu de puissance, mise en ordre des hommes, de leurs pratiques et de leur environnement, c’est-à-dire apogée de la relation démiurgique au monde. En même temps, la politique se manifeste comme sa propre négation, comme croissance de l’impuissance dans le jeu de la puissance. Plus précisément, les dispositifs machiniques dont elle se dote finissent par absorber et déformer les impulsions dont elle croit se nourrir et vivifier les confrontations stratégiques et tactiques. (p158)

La politique comme pratique transformatrice (ou révolutionnaire) ne peut donc se réduire à la destruction des dispositifs du pouvoir. Elle est pour l’essentiel réarticulation du social et du politique en vue de réanimer les échanges symboliques et matériels des hommes en les soumettant au contrôle de tous ceux qui agissent. (p159)

La politique et la démocratie sont à réinventer de façon permanente et l’heure n’est pas au retrait ou à la retraite. (p160)

CH4 Le fétiche travail et son empire : La critique de l’économie comme critique de la forme valeur ? (p161)

Marx serait ainsi beaucoup plus tributaire qu’il ne le croyait de l’économie politique classique de son temps, véritable reflet de la place de plus en plus capitale prise par les activités de production dans l’ensemble des activités sociales de l’ère bourgeoise. (p161)

Ces accusations […] sont en partie étayées par une indéniable continuité thématique et terminologique dans les écrits de Marx. (p162-163)

[…] Marx ne ferait en réalité que poursuivre la chimère d’une société transparente où les hommes régleraient de façon harmonieuse et entièrement consciente leurs relations avec eux-mêmes et avec le monde. (p163)

Le jeune Marx est, certes, marqué profondément par un modèle du travail qui renvoie tant à l’artisan qu’au savant-ingénieur, mais ce modèle va être peu à peu abandonné au profit d’une conception beaucoup plus complexe des activités humaines. […] Pour cela il conçoit une dialectique sociale fondée sur les transformations des relations entre les hommes au travail, leurs instruments et leurs produits. (p164)

Le Marx « antispéculatif » et « réaliste » de L’Idéologie présuppose une continuité spatio-temporelle du social qui justifie un véritable monisme historique. (p165)

Le règlement de compte définitif avec l’économie est perpétuellement repoussé à plus tard, parce que les limites de la théorie reculent sans cesse, faisant peu à peu disparaître les référents « naturels » sur lesquels s’appuyer solidement. Les notions de travail, de production, d’économie au lieu de s’épurer peu à peu deviennent de plus en plus complexes lorsqu’il s’agit de l’époque contemporaine, au point qu’elles s’éloignent jusqu’à la rupture de leurs présupposés anthropologiques généraux. (p166)

Les relations sociales sont elles-mêmes enchevêtrées dans des agencements matériels complexes et on ne peut les saisir dans des oppositions simples aux produits du travail (possession-non-possession, maîtrise-non-maîtrise). Contre Proudhon, Marx fait ainsi valoir que la machine […] est au fond une catégorie économique et un rapport social et non un simple objet ou instrument de production. Le travail salarié apparaît donc comme un ensemble de relations qui trouve sa véritable objectivité dans des réseaux de liens multiples au niveau de la circulation, de la production, de la distribution et de la consommation. (p167)

Ricardo est essentiellement préoccupé par le problème d’un étalon invariable de la valeur alors que Marx s’attache lui surtout à déterminer ce qu’est vraiment la valeur, c’est-à-dire ce qui donne aux produits de l’activité humaine leurs caractéristiques de marchandises qui ont une valeur propre dans l’échange. (p168)

Critiquer, ce n’est pas comparer un état réel avec un état souhaitable, c’est rompre dans la mesure du possible avec les a priori, avec les vues qui s’imposent de l’extérieur du champ étudié pour faire surgir à l’opposé des problèmes non formulés ou ignorés. (p169)

Dans un premier temps, pour l’essentiel dans les Gundrisse, [Marx] croit pouvoir déceler l’origine de la « dialecticité économique » dans la négation capitaliste des présuppositions sociales des activités humaines et dans la nécessaire revanche de la « socialité » sur les rapports de production. (p172)

[Marx] s’efforce par la suite de localiser la sphère de la « dialecticité » dans des domaines où les activités humaines sont autonomisées par rapport à leurs supports ou porteurs et par rapport aux autres domaines d’activité (où ne règne pas la dialecticité). Les métamorphoses dialectiques de la valeur et de ses formes (marchandise, argent, capital, etc.) ressortissent ainsi moins d’une dynamique de la déviation sociale (infidélité aux origines) que d’automatismes sociaux liés à des agencements spécifiques des activités et des relations humaines. (p173)

Les échanges sociaux ne sont plus au premier chef des échanges entre échangistes, mais des mises en relation les unes avec les autres de formes sociales en mouvement pour concourir à la reproduction élargie de la valeur par excellence, le Capital. C’est pourquoi la valeur comme réalité sensible suprasensible qui s’assimile les activités humaines pour mieux les nier dans leur concrétude et leur matérialité se présente comme une sorte d’incarnation de la substance-sujet hégélienne. (p173)

[…] la dialectique est en quelque sorte le résultat d’un renversement qui met toute la société sens dessus dessous. Mais qu’on y prête bien attention, Marx n’affirme pas que cette inversion est perversion, qu’on peut l’analyser en simples termes de déperdition, de perte de contenu, il essaye de montrer qu’elle est contraire ou opposée à un certain nombre de processus (entre autres le métabolisme homme-nature, les communications humaines et les échanges symboliques, etc.), dont la dialectique de la forme valeur ne peut jamais totalement se séparer ou s’affranchir. (p174)

La société capitaliste peut ainsi être comprise comme le lieu de déséquilibres et de désordres incessants sans que pour autant le sens de son dépassement soit donné une fois pour toutes […]. (p174)

Le monde renversé, celui de la « dialecticité », est donc inséparable de processus spécifiques de socialisation qui dédoublent l’individu ou plus exactement le font vivre sur un double registre : le registre de la valorisation dans la compétition et la concurrence recouvrant celui de la communication, des échanges multiples et de l’ouverture au monde. (p176)

[…] la théorie de la valeur ne peut être une théorie de la valeur-travail comme Marx à juste titre s’efforce de l’exprimer dans Le Capital, mais une théorie de la forme valeur des acteurs et des relations sociales. (p178)

[La dialecticité] n’a pas à présupposer une essence invariable du capitalisme, mais à suivre ses variations en un patient travail de déconstruction des catégorisations sociales spontanées et de systèmes de représentation à l’œuvre dans les pratiques et dans les institutions qui encadrent ces dernières. C’est dire que la critique de l’économie politique ne peut en tant que théorie revendiquer le statut classique d’une science (supra-historique) critique-pratique et pratique-critique des relations sociales. Elle est notamment mise en mouvement du champ figé des représentations sociales et de leurs cristallisations dans les pratiques les plus diverses. Elle met par là en question l’objectivité première de la société capitaliste, celle qui fait de l’économie un substrat sur lequel tout se construit, afin de lui opposer une objectivité seconde, dynamique et plurielle, faite de continuités et de discontinuités. (p180-181)

Fondamentalement, [la critique de l’économie politique] se refuse à être une pensée du donné ou de la positivité pour s’ouvrir aux remises en question dont la société est prodigue derrière les apparences de la reproduction du même.

Cet antipositivisme qu’on rencontre si fréquemment chez le Marx de la maturité n’est toutefois pas exclusif de retombées dans des ornières très pratiquées de son temps. (p182)

[Force est de constater que [Marx] se rapproche de cette théorie « naturaliste » de la valeur…]. Le temps de travail socialement nécessaire n’est plus alors un rapport social complexe entre les hommes, leurs activités et les moyens de production, rapport réfléchi, inversé et figé, dans des représentations sociales récurrentes, mais une sorte d’étalon de mesure naturel (à la limite aussi concret que le travail concret). Les grandeurs de valeur ne sont plus secondes, c’est-à-dire déterminées par autre choses qu’elles-mêmes, elles deviennent premières, c’est-à-dire déterminantes. (p183)

Les grandeurs de valeurs sont en quelque sorte substantifiées, dans l’oubli de leur nature relationnelle, comme si elles étaient l’expression quantitative d’une substance « naturelle » temps de travail.

Engagé sur cette voie, Marx se trouve involontairement, mais inévitablement déporté vers une conception quelque peu « naturaliste » des contradictions économiques du capitalisme. Sans jamais disparaître complètement, les problèmes de compatibilité et d’incompatibilité entre les niveaux dialectiques et sensibles de la réalité sociale sont peu à peu relégués au second plan, et cela au profit des oppositions et des contradictions jouant pour l’essentiel au niveau de l’accumulation. Le mouvement de la valorisation tend par là être analysé comme produisant lui-même et de façon linéaire ses propres limites ; les contradictions économiques s’engendrant les unes les autres selon une dynamique qui accentue les difficultés du capitalisme. (p184)

En bref, dans les énoncés marxiens, la critique de l’économie politique n’apparaît pas encore comme un déchiffrement de flux matériels et immatériels entrelacés qui puisse conduire à une mise en question radicale des dispositifs les plus fondamentaux (cognitifs, pratico-éthiques, pratico-techniques, sensuels-libidinaux, etc.), des rapports des hommes entre eux et au monde. La critique de l’économie politique, au-delà de ses points d’applications immédiats, se doit pourtant d’être critique des formes sclérosées de l’intersubjectivité (communications déviées par la valorisation) qui, en faisant des individus des sujets-Robinsons, les rendent incapables de penser leurs liens aux autres, à l’action et à la matérialité autrement qu’en termes de volonté et de domination. Elle ne peut pas ne pas être destruction de l’ontologie sous-jacente au monde des valeurs (spirituelles comme matérielles) et de la volonté, non par une quelconque prédilection rétrospective pour les univers hiérarchisés antérieurs au polythéisme des valeurs, mais pour reposer de façon radicalement différente les relationnalités homme-nature, voire pour instaurer de nouveaux rapports entre l’action et l’imaginaire social. En suivant cette orientation, elle devrait, entre autres, montrer que la technique (y compris sous la forme d’élaborations scientifiques) n’est pas à la disposition des hommes, mais se montre tout à fait soumise à la logique du travail abstrait comme rapport social à reproduire et comme rapport social à l’objectivité et à la subjectivité. La technique n’est en effet pas pure instrumentalité (adéquation des moyens aux fins), elle véhicule des représentations et des conceptions du monde qui prédéterminent la façon d’aborder et de connaître les processus et les échanges matériels. Elle n’est pas par elle-même domination ou oppression, mais elle transmet dans son « objectivité » la plus détachée (respecter les processus extra-humains pour mieux les canaliser) de fortes charges de subjectivité unilatérales qui nient ou occultent une partie des relations au monde. (p186-187)

On peut se demander en particulier si les difficultés rencontrées pour maîtriser les processus technologiques et reconstruire sur d’autres bases la symbiose homme-machines ne sont pas sous-estimées [par Marx] ou ramenées à des considérations trop étroitement afférentes à la production matérielle et à la production en général. (p187)

Les contradictions économiques, insuffisance de la consommation solvable par rapport à la production, disproportions de l’accumulation entre les différentes branches de l’économie, baisse tu taux de profit, suraccumulation, etc., sont là pour démontrer que le capitalisme comporte des vices de fonctionnement irrémédiables. Sans doute, les esprits se séparent-ils sur les issues possibles, écroulement du système sous le poids de ses contradictions, prise de conscience des plus larges masses devant les effets négatifs de la perpétuation des rapports capitalistes, transformation progressive des mécanismes socio-économiques pour faire face à des difficultés récurrentes. Cela n’empêche pourtant pas l’immense majorité des marxistes de croire que la fin du capitalisme est, sinon programmée dans le détail, du moins inscrite dans ses caractéristiques les plus fondamentales en tant que système économique. La théorie critique du capitalisme [n’aurait], en ce sens pas besoin d’aller au-delà d’une théorie du déclin ou de la décadence des relations capitalistes de production. (p189)

On est en particulier obligé de dépasser les oppositions simples entre le monde « ensorcelé » de la valeur et de la marchandise d’un côté, le monde « authentique » des métabolismes matériels et sensibles de l’autre. Chacun des deux pénètre l’autre, se représente et s’affirme grâce à l’autre. (p192)

Les processus d’intégration l’un dans l’autre des niveaux des niveaux du réel sont concomitants de tendances au rejet et à la désintégration qui marquent la plupart des manifestations sociales du sceau de l’ambiguïté et de la tension avec soi-même. (p194)

[…] le rapport capital-travail ne peut jamais être statique, mais doit au contraire se perpétuer par des réorganisations successives du rapport salarial (mode d’insertion des travailleurs dans la production, la répartition et la consommation). (p195)

L’Etat n’a jamais finit de se définir et de se redéfinir face aux injonctions qui lui parviennent de la sphère dialectique comme de la sphère non dialectique. Son développement est largement fuite en avant, succession de tentatives pour échapper aux effets pervers des ses actions et décisions. (p196)

Apparemment, il y a une dynamique contradictoire du « plus d’Etat » et du « moins d’Etat » qui domine l’économie et la politique en des mouvements où il n’y a pas de termes prévisibles. (p197)

[…] le système politique n’est pas le système qui met en œuvre les buts de la société, c’est-à-dire mobilise ses ressources (humaines et matérielles) pour lui permettre de réaffirmer ses valeurs culturelles profondes. Il est en fait un système visant à réduire la réflexivité (comme possibilité de distance au donné) dans les relations sociales et dans les relations à un environnement complexe. Il est là, non pour favoriser les virtualités transformatrices des autres sous-systèmes de la société, mais pour limiter leurs possibilités de variation, d’adaptation et de restructuration. (p200)

Mais l’avenir probable de la reproduction élargie du capital comme reproduction élargie des rapports sociaux de production est aussi un avenir aléatoire, exposé à des dérèglements, des déséquilibres plus ou moins imprévisibles. Il est à la fois répétition, redoublement de ce qui constitue la production et la circulation du capital, mais aussi menace contre la continuité des processus en cours. (p201)

Il en résulte une situation tout à fait paradoxale : la logique sociale du travail abstrait et de l’accumulation du capital apparaît portée ou supportée par une partie décroissante de la société malgré ses tendances à l’universalisation. (p203)

On peut d’abord noter que les travailleurs permanents subissent de très fortes pressions pour se transformer en prestataires de travail flexible, flexibles du point de vue de sa localisation et de sa qualification, de ses conditions d’exercices et de sa durée. […] A cela il faut ajouter les effets de la crise des systèmes de formation ; il n’y a plus de rapport évident, univoque entre les efforts ou les sacrifices consentis pour se former et les emplois disponibles sur le marché du travail. La vie de travail en tant que trajectoire sociale ne peut donc plus se donner comme quelque chose que l’on peut diriger ou gérer raisonnablement. (p204)

Aussi bien, malgré les idéologies du « nouvel individualisme », observe-t-on dans de très nombreux secteurs du monde du travail une aspiration à une authentique légitimité démocratique qui changerait les conditions de fonctionnement de la vie institutionnelle. (p207)

CH5 Transformer le monde ou transformer l’action : réflexion sur l’art, le travail et la politique (p211)

A l’évidence un très grand combat est entrain de se dérouler autour de la postérité de Marx (p211)

La tradition marxiste, sous ses différentes formes, doit être interrogée sur ses échecs les plus fondamentaux, notamment sur son incapacité à se faire théorie et pratique de l’émancipation au cours des crises du XXe siècle. (p213)

Le passage de la révolte à la révolution est analysé moins comme un élargissement et un approfondissement du refus critique et lucide de rapports sociaux ou interindividuels dégradants et avilissants que comme le passage d’un état d’incertitude et de désarroi à un état où l’on reconnaît le sens et les lois de l’histoire. (p214)

La conscience de classe ainsi conçue se donne comme l’entrée dans la clarté du savoir d’un sujet collectif (hypostasié par rapport à ses composantes) jusqu’alors maintenu dans l’ignorance et le semi-aveuglement sur ses intérêts. Elle n’est surtout pas la manifestation des processus par lesquels les travailleurs mettent progressivement fin à l’esprit de compétition et de concurrence entre eux, tissent de nouveaux liens de solidarité en construisant des collectifs composés d’individualités sociales fortes de leurs connexions avec les autres et de leurs capacités pratiques au développement. (p214-215)

La lutte n’est pas elle-même émancipation, elle est lutte pour les préalables supposés de la libération (prise du pouvoir, maîtrise des moyens de domination, etc.). L’action collective à visée anticapitaliste se modèle ainsi inconsciemment sur les actions de l’adversaire, même lorsqu’elle croit s’affirmer comme violence de classe et négation radicale de l’ordre existant. (p215)

La temporalité historique est saisie comme continuité et succession, mouvement et cumulation, c’est-à-dire comme une temporalité séquentielle où la problématique de l’échec est ramenée à une double origine, l’erreur stratégico-politique et le retard de la conscience de classe sur la maturation objective. (la socialisation des forces productives par exemple). Il n’y a par conséquent pas de place dans cette conception pour une temporalité du renouvellement et de la rupture qui serait introduite par l’établissement de nouveaux rapports entre passé, présent et futur […]. (p216-217)

Ne faut-il pas se demander chaque fois que paraît acquise l’unité de la théorie et de la pratique, par exemple sous la forme d’une concordance entre projections sur l’avenir et pratiques politico-sociales, s’il n’y a pas en même temps occultation de la pensée comme écoute de ce qui est non-correspondance, discontinuité par rapport à ce que nous voulons programmer, s’il n’y a pas en même temps négation de l’action comme ouverture à l’inédit, comme élargissement, diversification des connexions avec le monde et avec les autres par-delà leurs dimensions restreintes de sujets théorético-pratique ? Comme le remarque Heidegger, faire progresser la connaissance, ce n’est pas aller de l’inconnu vers le connu, mais au contraire, aller du connu vers l’inconnu, de la pensée satisfaite au questionnement. (p219)

Les succès de la science deviennent, malgré les incertitudes des savants, tout à fait déterminantes pour une partie très importante des pratiques sociales en tant que modèle mythique de pratiques réussies, c’est-à-dire des pratiques conformes à l’atteinte de l’effectivité, à la prise de possession progressive du monde. La science, et tout son sillage de nouveautés, s’insère par là dans des démarches complexes de négation de la réalité, de refoulement de ce qui est effectuable.

[Le marxisme] concourt dans cet esprit au renforcement et à la reproduction de la dichotomie si caractéristique du monde contemporain entre rationalisation apparente au niveau praxéologique et irrationalité des comportements au niveau privé et, lors de moments de crise, au niveau public. L’omniprésence de la téléologie de l’action dans les relations sociales, la suprématie des pratiques d’évaluation et d’appréciation (pour que la mise en valeur se manifeste à travers elle) rendent en effet de plus en plus difficiles les promesses d’identification collective et individuelle. (p222)

[…] la critique de la dynamique sociale capitaliste ne peut être complète sans ce qu’Adorno appelle une histoire critique de l’individu (ou de l’individuation), de son développement et de son non-développement dans les rapports sociaux. (p223)

Même lorsque les pratiques individuelles semblent s’ajuster les unes aux autres, on ne peut considérer vraiment qu’elles se répondent les unes aux autres, en suscitant ondes de choc et échos dans un jeu incessant de correspondance. Il en résulte que l’action collective elle-même est soliloque multiple, coalition précaire de volontés qui ne se rencontrent que pour s’ignorer, identification à des projets collectifs de discrimination et d’exclusion. (p224)

Toute théorie critique se doit en conséquence de proscrire les images-projections sur l’avenir qui ressortissent d’insatisfactions et de frustrations mal maîtrisées. Le futur libéré ne peut être esquissé qu’au négatif et montré pour ce qu’il ne doit pas être ou ne peut être. (p225)

Mais il faut surtout explorer le domaine de l’art pour arriver à cerner peu à peu les contours pratiques qui ne soient plus violence identificatrice ou assimilatrice, car l’art, dans ses meilleures manifestations, produit des formes qui épousent le non-identique sans le nier. L’art, bien sûr, peut se vouloir totalité harmonieuse, production d’œuvres organiques sanctionnant la prise de possession du monde par l’esprit humain ou sa capacité à se mesurer au monde, il est alors complicité culturelle avec l’ordre existant. (p225)

C’est pourquoi, malgré son irréalisme (son opposition à l’état de choses existant) l’art se fait porteur hic et nunc, c’est-à-dire concrètement, d’autres rapports aux êtres et aux choses. (p227)

Ce sont […] des individus critiques par rapport à leur propre individualité, et biens décidés à en vivre toutes les crises qui peuvent seuls pratiquer l’art comme négation déterminée de l’ordre. (p228)

Les mercantilisations de l’art comme l’art de la marchandise dans leur progression apparemment inexorable jalonnent l’appauvrissement des relations humaines, leur réduction à une fantasmagorie réaliste faite d’hommes-signes et d’objets-signes, porteurs de valeurs et de jouissances qui s’évanouissent sous les doigts quand on croit les tenir. (p229)

Il faut se méfier également des espoirs mis dans un art qui refuse de s’identifier à la reproduction a-critique du réel et recherche par exemple, chez Brecht, des effets de didactique politique. (p230)

[…] la tradition du mouvement ouvrier et la tradition marxiste sont marquées profondément par une conception utilitariste de l’art et des vues tout à fait réductrices sur les formes esthétiques. (p230)

[Le marxisme de la dénégation] ne veut voir dans le monde social comme dans le monde objectif que l’arène où s’échangent des coups entre des acteurs dépassés par les véritables enjeux […]. (p231)

Aussi l’opposition de ces marxistes à l’exploitation, au règne de l’argent, ne va-t-elle pas jusqu’à remettre en question ce que Max Weber appelle le désenchantement du monde, c’est-à-dire la réduction fétichiste de celui-ci à des relations téléologiques – instrumentales – valorisante entre les hommes ainsi qu’entre les hommes et les choses. (p232)

Le socialisme se situe dans le prolongement d’un mouvement de sécularisation qui détrône les dieux, dissipe les mythes, affaiblit les traditions au profit de la prose sèche de systèmes d’évaluation et d’appréciation des activités sociales et de l’environnement naturel. Il n’est par conséquent pas accompagné par un mouvement de sécularisation dialectique, tel qu’il est défini par Ernst Bloch, comme mouvement de réappropriation de tout ce que le mythologique-religieux contient et condense d’aspirations inassouvies, d’intuitions non explicitées sur des rapports non contraignants à l’existence, de refus de l’oppression et de la domination à l’encontre du théologique-théocratique. (p233)

Le désenchantement, le détachement par rapport aux modalités de construction de la réalité vitale et quotidienne venues du passé et de la tradition, en ce sens, ne sont pas seulement refus de l’inaccompli et du prometteur légués au maintenant de la société et des individus, ils sont aussi proscription anticipée de tout ce qui pourrait ébranler une objectivité et une matérialité fétichisées (l’objectif signifiant pour la valorisation) et mettre en question la centralité emblématique de l’individu monadique, avec son corollaire l’anthropomorphisation subjectiviste de la marche des événements et des rapports aux choses. (p234)

Contrairement à ce qu’affirment les néoconservateurs, les contradictions du capitalisme du troisième âge (Spätkapitalismus) ne naissent pas primairement du décalage qui existe entre une culture hédoniste et un système socio-économique de la prestation et de la performance, mais bien principalement du décalage qui se fait jour entre l’organisation à la fois bureaucratique et individualiste-solipsiste des échanges et des flux « matériels » d’un côté, la tendance à l’universalisation et au rejet des contraintes dans le monde des normes et des échanges symboliques de l’autre côté. (p238)

Comme Marx l’a déjà noté dans Le Capital la prestation de travail se présente de moins en moins comme un ensemble d’activités multilatérales soumises sur le seul plan formel au commandement du capital, mais se présente au contraire de plus en plus comme activité unidimensionnelle obéissant à des mouvements machiniques de nature matérielle ou informationnelle. Le travail s’apprécie de plus en plus en fonction de la contribution qu’il apporte à la marche de systèmes apparemment autorégulés de production et d’échange, c’est-à-dire en fonction de la contribution qu’il apporte à la reproduction du travail mort et de sa puissance sur le travail vivant. (p240-241)

Le travail en tant que rapport entre travail abstrait et travail concret se modifie constamment : il s’évanouit sous la forme qu’on lui connaît à un moment donné pour réapparaître massivement sous d’autres formes. Pour reprendre la langage de la linguistique, compétences et performances s’étendent et se diversifient dans des relations d’interdépendance croissantes, mais aussi dans des conditions – la suprématie des moyens de production capitalisées – qui reproduisent à des niveaux supérieurs la subordination des hommes aux systèmes techniques. (p250-251)

Les transformations des activités productives et para-productives entraînent en effet des redéfinitions des identités individuelles et collectives pour les différentes catégories de travailleurs. (p251)

Les identités individuelles et collectives entrent en crise, parce que le travail ne semble plus être une réalité stable et palpable, mais une sorte de force mobile et imprévisible, susceptible de remodeler sans avertissement ses propres conditions d’exercice, voire ses propres assises. (p252)

Le mouvement ouvrier se construit certes, à partir de la résistance des travailleurs à l’exploitation, mais aussi autour du travail comme forme principale d’activité (d’individus ou de groupes) qu’il n’est pas toujours possible de considérer négativement. Cela est si vrai que c’est à partir de leur expérience du travail, dans ce qu’il a d’exaltant (la solidarité), mais aussi de mutilant (la concurrence, la dépossession des puissances intellectuelles de la production) que les militants ouvriers se représentent la société autre ou l’avenir socialiste. (p253)

Pour autant, le développement capitaliste n’est pas repoussé dans sa logique globale dans la mesure où il semble assurer l’autodéveloppement de la classe ouvrière elle-même […]. En théorie et en pratique, on s’attaque surtout à ses effets négatifs ; croissance des inégalités sociales, gaspillage, irrationalité du choix des investissements, sans remonter à sa source, les opérations qui produisent le travail abstrait, et à son corollaire le surtravail sous sa forme de plus-value. (p254)

Dans un monde devenu schizoïde, les individus n’ont plus de point d’ancrage solides, la recherche de la performance comme la soumission passive apparaissant également aléatoires du point de vie de leurs résultats, on voit régresser ou s’étioler leurs sentiments d’appartenance à des groupes ou à des ensembles culturels. (p258)

La déconstruction du travail – soubassement de la valorisation – peut ainsi être mise à l’ordre du jour, et cela en tant que mise en question des formes dominantes des pratiques sociales. Plus précisément, on peut commencer à s’intéresser au travail (l’opposition travail abstrait – travail concret) […] comme à l’horizon qui prétend dicter leurs perspectives à tous les autres horizons. […] de nouvelles perceptions sont à l’ordre du jour […] en donnant des places incongrues à l’inattendu, au déprécié, à l’arrangement perturbateur, etc. Mais il faut bien voir que cette subversion du quotidien doit pénétrer le monde du travail pour montrer qu’il [le travail] est la négation de l’action et de sa polymorphie, qu’il est la non-action sous le couvert de l’activisme. […] Il s’agit de saisir comment les différents mouvements de retrait par rapport aux structures de production ou de désinvestissement des pratiques répétitives et trop balisées ne font pas que nier ce qu’ils refusent, mais au contraire expriment le plus souvent, non pas le repliement sur le primitif et l’archaïque, mais l’aspiration à un autre usage des acquis et des pouvoirs matériels comme des conquêtes de l’esprit humain. (p259-261)

Sans doute l’art comme subversion n’est-il présent que dans les marges de la société et des individus, comme un ensemble d’instruments qu’on ne sait pas très bien utiliser et dont on redoute les effets. Mais il est justement un recours contre ce qui rend supportable l’insupportable en faisant entrevoir derrière toutes les formes de l’art domestiqué et derrière toutes les transfigurations de la réalité, des percées vers des déséquilibres dynamiques qui sont autant de remises en question du présent borné. (p262-263)

Il faut en réalité considérer que des pratiques artistiques plurielles naissent à tous les étages de la société, souvent éphémère et ténues, mais constituant une réalité latente qui, de façon intermittente, fait irruption dans les chasses gardées de l’esthétisme et de l’industrie culturelle. (p263)

[…] l’art est une réalité discontinue, toujours prête à apparaître pour exprimer l’élargissement des horizons vitaux des individus en même temps que la protestation contre leur soumission aux échanges et aux relations sociaux fétichisés. (p264)

La politique véritablement innovatrice n’atomise pas les citoyens en s’adressant à des individus isolés, habitués à considérer la société comme lourde de dangers, elle cherche à rassembler des individus et des groupes qui s’auto-organisent en recréant le tissu social. Ainsi elle n’a pas besoin de se présenter comme réponse à des réactions de peur ou d’angoisse devant le changement social en s’habillant des oripeaux de la tradition. Elle n’affronte pas les fondamentalismes en les flattant, mais en montrant leur incapacité à faire face aux problèmes du futur à partir des conceptions sclérosées du passé. (p267)

La lutte politique est moins affaire de conviction (convaincre le plus grand nombre) qu’un combat immédiat contre les effets désocialisants des échanges marchands et de la concurrence entre les prestataires de travail. (p269)

[le mouvement ouvrier] ne veut pas comprendre que la crise de la participation politique, loin d’être éphémère, est fondé sur une crise globale des mécanismes politiques, notamment de ceux qui, sous le couvert de la représentation, réduisent le rôle des travailleurs à des jeux de pression et de contre-pression sur des pouvoirs d’Etat largement structurés en dehors d’eux. (p270)

Il faut se persuader quant au fond, qu’au-delà de certaines caractéristiques fortuites, les secousses qui ébranlent l’ordre social de façon apparemment imprévisible ont une double origine, d’abord la mise en question, le plus souvent déstructurée, de ce qui se donne pour la « normalité », ensuite la mise à jour de nouvelles formes sociales (communications, institutions embryonnaires, modalités d’action). (p273)

On ne peut donc rapporter ces phénomènes de dissolution et de reconstitution du tissu social à des comportements inconscients qui trouveraient dans la révolution politique (la prise du pouvoir) leur mode d’accession à la conscience. (p274)

 

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Jean-Marie Vincent, Critique du travail, le faire et l'agir, Ed critiques 2019
Tag(s) : #livres importants, #critique du travail
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