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Progrès vs innovation

Le mot progrès a disparu complètement des discours publics. Jusqu’à la 2ème guerre mondiale, le mot progrès s’écrivait avec une majuscule. A parti des années 1980, l’usage du mot décline fortement pour disparaître en France autour de 2007-2012. Le phénomène se reproduit dans les autres pays européens.

Comment un mot qui a été structurant de la modernité pendant des siècles a-t-il pu disparaître ? On dit qu’il a été remplacé par le mot innovation, qui est un mot proche, presque synonyme, de sorte qu’il n’y a eu qu’une permutation de vocabulaire sans effet philosophique ou rhétorique. Et alors quand on regarde attentivement la rhétorique de l’idée de progrès et qu’on la compare à la rhétorique de l’innovation on s’aperçoit que la rhétorique de l’innovation ne rend pas du tout justice à l’idée de progrès. […]

Croire au progrès c’est accepter de relativiser le négatif, c’est-à-dire c’est décider que ce qui ne va pas dans un être humain, dans une société, dans une structure, dans une entreprise, n’est pas absolument négatif, c’est-à-dire qu’en travaillant dessus on peut le sortir de cette négativité pour le transformer en positif. Donc croire au progrès c’est penser que le négatif est le ferment du meilleur, ce qui suppose être capable de distinguer le bien du mal. Et puis surtout comme le disait Kant dans « Qu’est-ce que les Lumières », croire au progrès c’est accepter de sacrifier du présent personnel au nom d’un futur collectif, ce qui suppose une philosophie de l’histoire. Et donc croire au progrès c’est proposer du futur une image qui soit crédible et attractive de sorte qu’on soit d’accord tous ensemble pour accomplir les sacrifices qui permettront à ce nouvel état de la société, des entreprises ou des autres choses d’advenir. Donc il faut avoir un projet et c’est l’idée qu’on a du futur, qui n’est pas utopie, c’est un autre monde qu’on peut viser, et du coup du seul fait qu’il est configuré met la société en crise. L’idée de progrès met la société en crise puisqu’elle invite la société en question à se comparer à ce qu’elle n’est pas, à voir ses défauts, ses insuffisances, ses injustices, etc. C’est donc le futur qui est la référence de l’idée de progrès, alors que l’innovation (moi je suis bien sûr pour l’innovation dans tous les secteurs) mais quand je regarde la rhétorique je me dis c’est bizarre. Si vous lisez par exemple ce petit texte qu’a écrit l’Union européenne pour faire de l’Europe l’union de l’innovation. Vous savez que jusqu’en 2010 l’Europe était la société de la connaissance et depuis 2010 on vise l’union de l’innovation pour 2020. L’horizon 20-20… Il y a un document de 50 pages qui explique cette démarche. Dans ce document le mot innovation est cité 307 fois, et il n’est défini nulle part. C’est un mot totem. Dans ce rapport que vous pouvez trouver traduit dans toutes les langues sur le site de la commission, les premières lignes sont les suivantes : L’Union européenne a compris qu’elle était soumise à toutes sortes de défis (compétitivité des entreprises, raréfaction des ressources, changement climatique, vieillissement de la population, etc.) et elle a compris qu’elle ne pourra relever ces défis que grâce à l’innovation. C’est bizarre comme phrase. Ça veut dire que l’innovation c’est ce qu’il faut qu’on fasse pour maintenir le monde. C’est donc une rhétorique qui s’appuie sur l’idée d’un temps corrupteur. Le temps dégrade les situations, abime les choses, et l’innovation est ce qu’il faut faire pour empêcher que le monde se défasse. Ce qui veut dire même implicitement que l’innovation est associée à un principe de conservation. D’ailleurs dans les entreprises on dit aux ingénieurs si vous n’innovez pas on meurt. C’est l’état critique présent qui légitime les actions et non pas une certaine idée qu’on aurait du futur. Le fait que les philosophies de l’histoire aient disparues est ici aussi une bonne nouvelle puisque toutes étaient des idéologies. N’empêche que liquider aussi rapidement l’idée de progrès, qui supposait qu’on pense au futur pour la remplacer par le mot innovation qui s’appuie simplement sur les choses qu’il faut corriger me semble être une conception assez mortifère de l’innovation. Et sans vouloir vous alourdir de références, quand avec ce collègue Vincent Monton, on a regardé l’histoire de ce mot, on a découvert des choses incroyables. Le mot innovation, quand j’étais étudiant, n’était pas utilisé. On parlait d’inventions, de découvertes, de brevets, etc. Le mot innovation vient du bas-latin innovatio qui intervient au XIVe siècle dans le vocabulaire juridique. Et l’innovatio, c’est ce qu’il faut changer dans un contrat pour que le contrat demeure valide alors que quelque chose a changé autour du contrat. C’est ce qu’on appelle maintenant un avenant. Donc l’innovatio c’est ce qu’il faut faire pour que cela ne change pas. Ensuite Machiavel reprend l’idée en politique, dans le Prince, en expliquant que le Prince, lorsqu’il a le pouvoir, ne doit absolument pas innover, il ne doit rien faire, sauf si son pouvoir est menacé. A ce moment-là il doit innover pour que rien ne change. Etc. etc.

Le premier qui va parler d’innovation en l’associant à la technique est Francis Bacon, philosophe anglais du XVIIe siècle, qui écrit en 1625 un essai qui s’appelle Essais ou les conseils civils et moraux, dans le quel il y a un chapitre qui s’appelle l’innovation, qui a été traduit en français chez Vrin il n’y a pas longtemps, que je donne à lire à mes étudiants sans leur dire qui l’a écrit, ni quand il a été écrit, et qui tous me disant, soit Alain Minc, soit Jacques Attali, parce que en fait, en 2019, nous parlons de l’innovation comme Francis Bacon, c’est-à-dire bien avant le siècle des Lumières, c’est-à-dire en appuyant notre rhétorique sur l’idée d’un temps qui passe et qui est corrupteur. Alors que l’idée de progrès suppose que le temps est constructeur, complice de notre liberté et complice de notre volonté. La question c’est pourquoi avons-nous abandonné l’idée d’un temps constructeur ?

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Introduction de Etienne Klein, au Forum : une époque formidable 2019 (sic), organisé par La Tribune, lors du débat « vers un progrès à deux vitesses » (retranscription par mes soins)

https://www.franceculture.fr/conferences/acteurs-de-leconomie-la-tribune/etienne-klein-vers-un-progres-a-deux-vitesses,

3’42 > 11’30

 

Progrès vs innovation
Tag(s) : #technique, #textes web
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