Lecture anthropologique du Coran
Alors que le Coran fait l’objet, dans les courants salafistes et dhjihadistes, d’une interprétation atemporelle et anhistorique, cet ouvrage passionnant a l’ambition de donner à comprendre ce que le discours coranique de Mahomet, qui était alors loin d’être fixé par écrit, a pu signifier pour ceux qui l’ont entendu, dans la société sans livre qu’était l’Arabie du début du viie siècle.
L’originalité de cette approche consiste ainsi à déchiffrer le Coran à la lumière d’un contexte historique et anthropologique précis, celui de tribus vivant selon des rapports de solidarité et d’alliance pour faire face à l’environnement éprouvant du désert. Jacqueline Chabbi montre avec brio, et une connaissance approfondie de la langue coranique, que les trois caractéristiques principales du divin correspondent aux trois piliers de la société tribale : l’alliance, la guidance et le don. Pour ce groupe humain patriarcal du désert, Dieu est représenté avant tout comme celui dont l’alliance, la guidance et le don répondent aux nécessités vitales imposées par l’environnement.
Outre que cet éclairage permet d’élucider un nombre considérable de notions et de distinguer celles qui sont d’origine biblique, il renouvelle totalement le sens de celles qui ont été figées par une certaine doctrine musulmane (djihâd, charia notamment). Car il ne s’agit pas, en découvrant des significations en relation avec un terrain chronologiquement premier, de figer les mots dans leur sens d'origine mais au contraire de faire apparaître combien ils ont pu évoluer au fil du temps et des transformations sociales. [4E DE COUVERTURE]
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Ce texte de Jacqueline Chabbi mérite selon moi attention, car il permet d’historiciser le Coran, en le plaçant dans le contexte tribal de l’Arabie du VIIe siècle. Son parti pris est de tenter de situer le texte fondateur de l’islam dans la continuité de vivre-ensemble traditionnel, démarche qui me paraît plutôt réussie. Ce parti pris est cependant, pour le même motif, une limite : il ne permet pas de comprendre la crise particulière qui a ouvert la voie musulmane. Mais cela n’enlève rien à l’intérêt de cette approche : d’autant plus que sa description de la société tribale permet de faire un lien particulier avec deux fondements des sociétés pré-étatiques, l’importance du don et de la solidarité, même s’ils ne font ici que survivre d’une façon détournée par l’organisation hiérarchique tribale, organisation hiérarchique qui est présentée comme la voie d’entrée de la « guidance » coranique.
EXTRAITS
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‘Introduction (p9)
Il y a de l’illusion à croire qu’un texte, quel qu’il soit, parle de lui-même. Quel que soit le contexte et quelle que soit l’époque, il ne faut jamais oublier que ce sont les hommes qui font parler les textes. Ce sont les hommes qui donnent du sens aux textes en les interprétant. Mais, entre tous, les textes qui sont tenus pour sacrés, car référant à une croyance collective ou à une religion, sont à considérer à part, car les hommes de chaque époque leur affectent une valeur de vérité qu’au nom de leur croyance ils imaginent spontanément comme transtemporelle ou transcendant les aléas du temps. Ils omettent ce faisant de se dire que d’autres auparavant ont pu penser eux aussi que leur interprétation des mêmes textes était éternelle et qu’ils avaient raison de croire ce qu’ils croyaient et d’agir comme ils le faisaient. (p9)
Le mythique s’est séparé de l’historique et a trouvé sa place propre. […]. Force est cependant de constater que le travail qui s’est accompli sur le religieux et son historicité dans le judaïsme et le christianisme n’a guère touché l’islam jusqu’à présent. […]. L’histoire que l’islam se raconte à lui-même est encore en grande partie une histoire sacrée, autrement dit une histoire largement mythique, une histoire encombrée de de tabous et d’interdits. (p10)
Un livre unique [le Coran] mais des sens aussi divers et multiples que les hommes le sont. Tel doit être le postulat de l’historien qui aborde ce type de sujet. Cela l’oblige à préciser dans chaque cas de qui il parle et à quelle époque il se réfère. (p10)
Les deux villes de fondation de l’islam étaient situées à un mois de marche caravanière des premiers confins syro-jordaniens ou des rivages de la Méditerranée sur la côte sinaïtique ou égyptienne, marche difficile au pas lent des dromadaires […]. Il faut bien se rendre compte que l’islam des origines n’est jamais vraiment sorti de son environnement géographique immédiat pour prendre vue et contact avec le monde extérieur. (p12)
De ces conquêtes immenses [du monde méditerranéen à l’Asie centrale, à l’Afrique septentrionale…] le premier islam, celui des premiers auditeurs présumés du discours coranique, celui des contemporains de Mahomet, de cela, le premier islam n’a rien su. (p13)
Ces légendes musulmanes qui mettent notamment en scène la « Vie du Prophète » (dite en arabe sîra) sont rédigées avec au moins un siècle ou deux de décalage avec l’âge premier. Elles apparaissent surtout comme une commande collective, que ce soit de la part du pouvoir califal externalisé […] ou de celle de musulmans convertis des terres conquises […]. On se trouve évidemment, avec ces écrits tardifs, en face d’une réécriture systématique du passé […]. (p13)
En ce qui concerne la structure de la société où est né l’islam, au début du VIIe siècle, on sait que, tout comme aujourd’hui dans la péninsule Arabique, la société contemporaine de Mahomet était organisée sur le mode tribal de familles patriarcales qui étaient régies par des rapports de solidarité et d’alliance. Le Coran entre sans nul doute en résonance avec cette configuration sociale. (p14)
[…] Il semble que l’islam de Mahomet et celui de ceux qu’il a su rallier à sa cause étaient beaucoup plus proches d’une alliance tribale et des rapports qu’une telle alliance implique avec le divin que de la religion établie qui allait se construire ensuite dans les sociétés califales. On ajoutera qu’avant de passer par des phases complexes, à la fois d’expansion et de morcellement politiques, ces sociétés ont fonctionné sous les grands califats des premiers siècles, musulmans selon un régime que l’on pourrait qualifier de régime politique de type impérial qui n’avait plus rien à voir avec le fonctionnement des sociétés tribales de l’origine. (p14-15)
A côté du Coran, on recense […] comme deuxième texte fondateur du corpus traditionnel que l’on désigne comme les « paroles prophétiques » (en arabe, hadîth nabawi). […] C’est […] à partir du IVe siècle de l’Hégire (Xe siècle), que ce corpus commença à être reconnu comme faisant référence et autorité dans ce qui était en même temps devenu le sunnisme, la « voie », sunna, du Prophète. Cette somme dite de la tradition prophétique se décline en six Livres qui sont mis sous le nom de différents savants compilateurs. (p15)
La méthode musulmane médiévale d’authentification consiste à s’assurer de la fiabilité du transmetteur qui doit être déclaré « digne de confiance », thiqa. Elle ne porte donc pas sur la teneur du propos transmis. Les compilateurs issus de ces provinces orientales très excentrées sont censés avoir recueilli les données de la tradition prophétique au cours de long voyages qu’ils avaient entrepris dans l’ensemble du monde musulman, en se mettant à la « recherche de la science », talab al-’ilm. (p16)
Le choc idéologique entre ces deux puissances géantes et antagonistes que constituaient à la fin du VIIe siècle l’empire musulman émergent des Omeyyades de Damas, débarassé des premières querelles intestines qui avaient accompagné sa mise en place (661), et l’empire chrétien des Byzantins qui restait solidement ancré sur la péninsule Anatolienne et sin hinterland européen a sans doute été le moment décisif de la première mise par écrit du Coran. (p20-21)
La promotion et la légitimation de ces paroles, prêtées à Mahomet, résultent du triomphe au milieu du IXe siècle d’un dogme littéraliste qui avait été farouchement combattu pendant plusieurs décennies par le courant des théologiens mu’tazilites [de l’arabe mu’tazila, « ceux qui se tiennent à l’écart des factions » ; mais le sens de cette dénomination est discuté – note]. Adeptes d’une théologie portée par le raisonnement et l’abstraction, les mu‘tazilites avaient bénéficié de la faveur du pouvoir califal, pendant presque un siècle entier (750-847). Or les savants de ce courant intellectualiste travaillaient sur le seul Coran en exégètes et en grammairiens. C’est seulement au milieu du IXe siècle (847) que le califat a récusé les thèses de ces rationaloistes pour se rallier brutalement à celle des littéralistes dont le chef de file bagdadien, Ibn Hanbal, venait de compiler pour la première fois de corpus dit du hadîth. On peut dire d’ailleurs que c’est ce revirement politique qui signe l’acte de naissance officiel du sunnisme. (p21)
Il faut considérer que c’est seulement à son âge premier que le texte du Coran peut fonctionner comme miroir de la société dans laquelle il s’est dit. Ce mode d’accès au texte ne peut plus exister par la suite puisque la société tribale n’est plus celle qui donne sens au Coran pour elle-même, et cela sous quelque forme qu’il ait été entendu. […]. Dans le premier cas, le discours coranique dialogue et polémique avec la société dont il émane et dont il est substantiel. Dans le second cas, c’est la société nouvelle qui réinvente le sens d’un texte désormais migrant et déraciné qu’elle s’approprie comme un texte de référence, ce qui ne peut aller sans surenchère, malentendus et approche fictionnelle sur ce qu’a été le passé historique. (p23)
[Il convient de …] prendre d’emblée de la distance avec la représentation commune qui classe l’islam parmi les religions du Livre à partir du mot arabe kitâb. Le sens étymologique renvoie en fait à l’idée d’« écriture » mais seulement en tant qu’il s’agit d’une écriture prédictive ou prescriptive et non d’une écriture donnée à lire à notre manière. [comme dans l’expression « c’est écrit », donc il convient de respecter cet écrit… - note perso] (p24)
Il faut bien convenir, d’un point de vue historique, que, tout comme les autres grandes religions que l’on dit aujourd’hui,universelles, l’islam a été évolutif et constamment créatif de sens nouveau. Certaines idées que l’on croit intemporellement musulmanes n’étaient pas présentes au départ. Elles ne pouvaient pas l’être car elles n’étaient pas pensables ni vivables par des hommes enfermés dans leur horizon tribal. (p30)
Contrairement aux langues pratiquées en Europe que l’on peine à lire et à comprendre dans leurs versions médiévales, l’arabe du Coran ne présente pas, du point de vue morphologique et syntaxique, de différence considérable avec la langue arabe écrite aujourd’hui. (p31)
‘Clefs de lecture : La structure des trois piliers : alliance, guidance et don (p35)
[…] l’alliance, la guidance et le don sont avant tout des fonctions sociales qui structurent le vivre ensemble dans le milieu natif de ce qui va devenir le premier islam. (p35)
[...contrairement à l’alliance et au don] le fonction de guidance est tout à fait spécifique du terrain arabique, faisant violemment contraste, ne serait-ce qu’avec les terres adjacentes de l’Orient proche et moyen. Tout au plus pourrait-on postuler la présence d’une fonction de guidance de même type sur des territoires de configuration naturelle et sociale similaire, comme c’est la cas du Sahara africain. […]. Le divin est ainsi représenté comme dupliquant la fonctionnalité sociale. Il inscrit les limites de sa compétence dans un espace symétrique de celui des hommes qu’il protège. Ainsi chacun est-il perçu comme se renforçant l’un l’autre dans une alliance solidaire et partagée. (p36)
Mais en-dehors de l’espace humanisé qui régit les relations sociales, il était un autre espace auquel commandent des contraintes que l’on peut dire inverses. Il était celui inhumain des déserts et des terres arides et ensauvagées, en quelque sorte un espace représenté comme celui de la désalliance qui efface et réduit à néant les solidarités humaines. […]. Car on comprend rapidement que, dans la représentation et l’imaginaire des tribus, nul lieu n’est plus submergé de présence invisible que les lieux vides d’hommes. (p36)
On est pourtant contraint de parcourir et de traverser ces espaces pour passer d’un territoire humanisé à un autre. C’est évidemment là que se situe la fonction si importante – pour ne pas dire la fonction centrale – de la guidance qui est attendue de la divinité. Mais elle l’est tout autant de l’homme de tribu avisé et expérimenté dont la langue proverbiale dit que, pour atteindre la plénitude de son statut et de son prestige, il doit savoir anticiper l’avenir et se guider dans les espaces du désert, en déchiffrant les repères qui conduiront son groupe à bon port. (p37)
‘Le premier pilier : Alliance et alliés (p43)
‘C1 – l’alliance coranique et son substrat local (p45)
La terminologie de l’alliance constitue l’un des champs notionnels les plus importants du Coran. Elle est liée indissolublement aux deux autres champs de même importance, celui du don et de la générosité qui assurent la subsistance et qui sont l’apanage aussi bien du chef tribal que de la divinité et celui de la bonne route et du déplacement en sécurité qui fait arriver le voyageur à destination parce qu’il a été bien guidé, aussi bien par un guide humain que par une guidance divine. (p45)
Cette conjonction des deux types de population, les sédentaires et les nomades, était indispensable car les seconds tiraient leur importance du fait de posséder la maîtrise des parcours et des pistes, et donc de contrôler tous les déplacements. Comme dans tout espace de steppe aride ou de désert, leur collaboration avec les sédentaires était incontournable pour qui voulait se rendre maître de l’espace tout entier. (p46-47)
La répétition inlassable de cette injonction [à l’obéissance divine] dans la partie finale du Coran [… est sociologiquement trompeuse]. En effet, on se trouve dans un type de société où l’obéissance doit être consentie et où elle ne peut être que temporaire. Elle ne s’applique que dans le cas d’une action commune à mener [mais seulement durant le temps où nécessité fait loi, c’est-à-dire durant le temps de l’expédition , mais jamais au-delà]. […]. De ce fait, l’obéissance n’est jamais permanente ni un fait acquis en soi. L’émir doit être choisi au cas par cas. Il est an quelque sorte constamment mis à l’épreuve. (p47)
Dans le cas de l’horizon sociétal du Coran, il s’agit donc d’une obéissance contractuelle et temporaire. C’est ce fait fondamental de société qui explique le caractère répétitif de l’injonction. (p48)
Durant la période mekkoise, c’est la tribu de Mahomet qui aurait été la cible unique du discours coranique. C’est elle seule qui aurait été appelée à s’engager dans une alliance avec le divin. (p49)
Pour espérer se faire entendre, l’inspiré devait trouver les circuits de transmission adéquats. […]. En contexte tribal, avertir d’un péril qui menacerait son groupe si on en est informé est un devoir auquel nul ne saurait se dérober. Cela explique l’obstination de l’inspiré mekkois à tenter de convaincre et de rallier sa tribu qui lui demeure hostile […]. La proximité évoquée n’est ni celle de la sympathie ni celle de l’amitié et, encore moins, celle d’une relation partisane. C’est la relation de parenté qui est posée. Cela revient à dire que l’avertisseur doit transmettre la parole inspirée à ceux de son clan qui lui sont le plus étroitement apparentés. Dans la structure familiale visée, il ne peut s’agir que des aînés du lignage, à savoir les oncles paternels. (p50-51)
La tribu mekkoise était contractante d’une ou de plusieurs alliances [précoraniques] avec le surnaturel. Ces alliances étaient ancestrales. (p56)
[…] la thématique de la Création dans le Coran ne renvoie pas à des emprunts à tel ou tel corpus biblique, mais à une construction qui répond avant tout à des objectifs internes. C’est en réalité une fonctionnalité tribale qui se déploie, celle du choix du bon allié. La puissance du dieu coranique, en maître de l’homme comme de tous les espaces parce qu’il les a créés, conduit à exclure toute alliance qui ne se nouerait pas avec lui. L’enjeu final est d’ailleurs moins la puissance du divin que l’étalage hyperbolique de sa capacité à assurer le devenir et la survie de l’homme qui est entré dans son alliance. Il s’agit évidemment de l’homme de tribu comme homme collectif. (p63)
Il faut souligner qu’avant qu’il ne soit question de la création des cieux et de la terre, c’est d’abord d’une création beaucoup plus ciblée et utilitaire qu’il s’agit, comme celle du pâturage (du désert) que la divinité « fait sortir », akhradja (après la;pluie), de la terre qui était morte, c’est-à-dire entièrement minérale. […]. Mais il est malgré tout frappant de constater que c’est en premier lieu la représentation du désert qui s’impose. Ce ne sont pas, en effet, n’importe quels animaux dont la création est précisée dans les passages anciens, mais celle des chameaux, autrement dit les animaux de référence du pastoralisme steppique d’Arabie. (p63-64)
Une des caractéristiques des sociétés de l’Arabie aride était justement l’étrange indifférence qu’elles manifestaient à l’endroit de ce qui ne les concernait pas directement. Elles vivaient en quelque sorte leur monde sur le seul mode généalogique […]. Le passé représenté ne servait qu’à conserver la tradition transmise par des ascendants dont la mémoire avait été préservée, dans la mesure où ils avaient agi de telle sorte que le présent avait pu exister par les choix qu’ils avaient faits, les alliances qu’ils avaient conclues, et cela aussi bien avec les hommes qu’avec les dieux. On ne trouve pas dans ces sociétés de mythes cosmogoniques d’un commencement absolu, celui d’une création du monde et des hommes. Il s’en trouve pourtant en nombre chez des populations relativement proches géographiquement, celles des civilisations agraires et sédentaires du Proche-Orient, de l’Egypte, de la vallée du Tigre et de l’Euphrate ou celle des peuples cavaliers de l’Iran, qui se trouvent plus près du monde indien que du monde sémitique. On sait aujourd’hui que les mythes de Marduk le Babylonien, les mythologies égyptienne, cananéenne et ougaritaine aussi bien que celle de l’Iranien Ormazd ont précédé sinon inspiré la mythologie biblique de la Création. On doit pourtant se rendre à l’évidence : ni l’imaginaire des hommes de l’Arabie aride ni leurs croyances ne semblent avoir partagé ces traits de mentalité ou ces grands récits fondateurs. (p65-66)
[L’inspiré du Coran] ne cherche pas à enfreindre les règles sociales. On va voir qu’il se défend d’emblée vigoureusement de vouloir rompre le pacte collectif qui solidarise entre eux les mebres de son groupe tribal de rattachement. (p70)
Mais, selon le scénario que présente le texte du Coran, ni la parole n’est entendue ni la vision ne se trouve validée. C’est alors la menace eschatologique qui va tenter de faire contrepoids à l’hostilité de la tribu. Elle constitue un tournant majeur dans le cours de la parole coranique. (p73)
‘C2 – Eschatologie et récits d’avant (p75)
Le mépris persistant dans lequel semble avoir été tenu l’inspiré du Coran (de son vivant) s’inscrit d’ailleurs en faux contre toutes les tendances laudatives [ultérieures]. Ce mépris est clairement l’indice d’un statut social dévalué. On rencontre d’ailleurs fréquemment la thématique du sarcasme et de la moquerie contre lesquels le Coran s’emploie à défendre son inspiré. (p76)
Les croyances eschatologiques prédisant une fin du monde, un jugement final, un destin infernal pour les méchants, une récompense paradisiaque pour les bons, n’existait pas dans la tradition patriarcale des tribus d’Arabie, sauf éventuellement sous des formes qui seraient à préciser – si on trouve des éléments pour le faire – dans les zones de la péninsule Arabique où les croyants du judaïsme et du christianisme avaient pu prendre pied, essentiellement en Arabie du Nord, du Nord-Ouest, au Yémen ou encore sur les côtes orientales de la péninsule. C’est donc de manière véritablement éruptive que cette thématique nouvelle va entrer en scène dans le contexte mekkois premier. (p76-77)
En revanche, il ne semble pas qu’il y ait, au départ de cette veine eschatologique, une représentation de la fin généralisée de tous les peuples. (p77)
A côté du châtiment collectif final qui vise toujours les groupes hostiles, les annonces de rétribution bonne ou mauvaise, selon que l’on a été bienfaisant ou malfaisant, commencent à s’individualiser [à partir de la période médinoise]. Mais, là encore, elles pourraient continuer à concerner les chefs de groupe ou de famille, les leurs ayant à subir les conséquences bonnes ou mauvaises du destin qui leur a été assigné et étant entraînés dans leur prospérité conservée ou dans leur chute. (p78)
Au-delà de tous les éléments de décor dont certains seront empruntés, c’est cette fonctionnalité nécessaire [et sociale du partage] que l’on trouve invariablement au coeur du discours coranique. Il est bien entendu qu’il s’agit toujours d’une solidarité ciblée, celle qui s’applique dans le seul cadre de l’alliance tribale et qui réunit les groupes de parenté. (p80)
L’écrit conservé des actes accomplis durant la vie et destiné à être produit au jour du Jugement va devenir une représentation eschatologique dominante. […]. [Les condition d’enregistrements des actes] seront représentées comme dévolues à des êtres surnaturels dans lesquels on peut voir l’avatar de la figure djinnique local, dite al-tâbi’, « celui qui suit », figure censée être attachée aux hommes et notamment au devin ou au poète. (p83)
[… il convient de] rendre compte de la situation catastrophique dans laquelle l’homme sanctionné, lors de sa comparution eschatologique, plongera son groupe tout entier. (p85)
[le risque fondamental c’est] celui de la séparation d’avec les siens. […]. [dans le jugement eschatologique], ce n’est pas le sort individuel qui est en jeu. C’est celui de tout le groupe. L’alliance de parenté qui constitue la base de cette société sera dissoute si le chef du groupe en est séparé. (p87)
[…] l’islam a été nomade au fil du temps. Il a changé de société en prenant pied sur des terres extérieures. La règle du jeu a changé à travers l’appropriation du religieux par des populations nouvelles qui ne pouvaient que méconnaître un passé qui n’était pas le leur, tout en le reconstruisant dans une illusion de continuité. (p88-89)
[deux passages coraniques] mettent en scène la transgression suprême, le summum de l’inimaginable que constituerait, dans cette société, l’abandon de sa propre parenté. […]. L’effondrement de la structure parentale dans une société de tribu débouche sur un véritable renversement de toutes les valeurs collectives. C’est la tribu elle-même qui, dans cette perspective terrifiante, est promise à l’anéantissement, car ce qui fait le fondement de sa socialité va totalement disparaître. […]. La thématique de l’ensauvagement, voire de l’animalisation des réprouvés qui sont rejetés au désert, loin de toute communauté humaine, renvoie d’une autre manière au même type de fantasme. (p89)
Nous nous inscrivons […] en faux contre une tendance qui conduirait à « externaliser » la thématique coranique, en suivant des thèses, très en faveur aujourd’hui, qui voient la naissance de l’islam dans un milieu spécifique – arabique ou non, selon certains, mais qui serait en tout cas à peu près complètement « biblisé » - en évacuant toute croyance qui relèverait d’un fond de croyance locale et spécifique. (p101)
‘C3 – L’alliance divine, des noms, des mots, des fonctions (p111)
Les dieux arabiques qui précèdent l’islam appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler un polythéisme ou encore une idolâtrie, au prix de ce qui est quasiment une extrapolation de langage, sinon de représentation. On ne rencontre pourtant parmi ceux que l’on croit pouvoir reconnaître ni panthéon ni familles dicines, comme c’était le cas dans les religions antiques de Babylone à l’Egypte, puis de la Grèce à Rome. On sait que les croyances collectives de ces vieilles civilisations construites sur un mode hiérarchique mettaient en scène des dieux apparentés entre eux, adonnés parfois à une vie aussi complexe et triviale que celle des humains. […] ils formaient le tableau inversé des sociétés et des passions humaines. Le divin sémitique qui allait déboucher sur les grands monothéismes des principales religions actuelles n’a, à ce qu’il semble, pas suivi le même chemin. […]. Il y a, en effet, une dichotomie certaine dans la configuration sociale et les modes de gouvernance entre les sociétés productrices des premières visions polythéistes du divin et celles que l’on peut assigner à des formes de prémonothéisme. Pour les premières, on est en présence de sociétés sédentaires installées en groupes de population compactes, depuis plusieurs millénaires, dans les vallées irriguées du Nil, du Tigre et de l’Euphrate, sous la direction autoritaire de leurs rois puis, plus tard, sous celle de souverains-empereurs quasiment adulé à l’égal des dieux, tels les Assyriens ou les Achéménides. Pour les secondes, on est en face de groupes beaucoup pmlus réduits en nombres, pratiquant le pastoralisme ou l’agriculture précaire, beaucoup plus instables et souvent voyageurs des steppes et des déserts. (p111-112)
Dans ces sociétés, et notamment dans celles qui, comme en Arabie, comprennent des espaces étendus de nomadisme, c’est la figure de l’allié, que l’on souhaite puissant et fiable, qui paraît répondre le mieux aux attentes collectives. (p112)
Toute alliance entre les hommes, liés de parenté proche ou de tribu, devait trouver son équivalent dans une alliance avec le surnaturel et donc avec le divin. (p113)
La territorialité de la présence divine, investie de fonctions clairement liées au devenir et à la protection du groupe tribal, nous conduit à considérer que l’on se trouve dans la phase la plus ancienne de la parole coranique, celle que l’on peut qualifier de prébiblique. Le terme qui marque […] cette territorialité divine est celui de Bayt, que nous avons traduit la le « Demeure » [qui est le lieu où l’on réside avec les siens]. (p116)
A supposer maintenant que l’on s’interroge sur l’identité de cette demeure divine, le Coran nous offre facilement la réponse. Le bayt renvoie au centre sacré de la vie mekkoise, c’est-à-dire à la Ka’ba. Les attestations sont essentiellement médinoises, car elles sont en rapport avec le pèlerinage qui commence alors à se dérouler […]. […]. Ce rituel de la tournée [autour de la pierre sacrée] est attesté dans les passages médinois du Coran où il est question du pèlerinage. Il s’agit évidemment d’un rituel antérieur au culte musulman. Sa fonctionnalité a été suffisamment puissante pour qu’elle soit conservée dans la gestuelle collective, fût-ce au prix de changements de signification qui recouvraient les sens anciens, mais sans rien changer à la part active du rite. (p117)
On n’a pas d’explication quant à la manière dont la figure locale du rabb, installé dans la pierre sacrée du sanctuaire mekkois, va muter pour devenir une figure divine partagée avec les peuples bibliques, dont le discours coranique va faire les récepteurs antérieurs d’une révélation qui précédait celle que dit recevoir Mahomet. (p118)
On a déjà dit que la montée en puissance du dieu coranique et la ligne de fracture avec les divinités locales semblent passer par le thème discriminant de la création des hommes et du monde. Mais il faut bien noter parallèlement qu’en dépit de son statut d’élément importé – là encore, à partir du monde biblique – cette thématique va immédiatement être complètement coranisée, tant dans la terminologie employée que dans une adaptation immédiate aux fonctions locales majeures qui régissent la société tribale et ses rapports avec le surnaturel. (p118-119)
On a toutes les raisons de penser que la qualificatif al-Tahmân [pour désigner le divin] est entré dans le Coran par la voie yéménite, tant les attestations de ce nom divin sont nombreuses dans les inscriptions sud-arabiques sous la forme Rahmânân. […]. C’est donc également du Yémen que serait remontée l’histoire de la naissance miraculeuse du « garçon », ghulâm, de Marie. Mais il faut remarquer que ce récit d’origine chrétienne évidente n’a nullement importé avec lui, dès ce moment, une quelconque représentation identifiable du christianisme. La parole coranique ne s’intéresse qu’à une nativité miraculeuse et non à l’annonce d’une religion en devenir à partir de cette naissance. Cela laisse présumer que la découverte d’un christianisme qui demeure d’ailleurs très fumeux et centré autour de la figure de son prophète, Jésus fils de Marie, lui-même successeur d’Abraham et Moïse, ne se fait que dans le nouveau contexte médinois. Il se laisse d’ailleurs mal distinguer du judaïsme, dont il est rarement séparé. [Les deux confessions sont le plus souvent associées dans les mêmes critiques et accusées toutes deux de trahir la lettre de la révélation qu’elles ont reçues, dans la mesure où la révélation nouvelle n’est pas reconnues par elles […]. En fait, seuls les juifs sont présents à Médine ; il n’y a aucune présence chrétienne sur place ; la confrontation historique et idéologique avec le christianisme est à reporter à la période ommeyade. […] – note] (p121-122)
On a déjà pu largement constater que le nom d’Allah n’est pas d’emploi premier dans le Coran. Il a été précédé par la phase initiale du rabbisme, celle du Seigneur, Rabb, protecteur divin des Mekkois qui aurait été une figure typique locale ; (p127-128)
Dans le Coran, al-Lâh, apparaît toujours sous le statut de nom propre comme « la Divinité » ou « le Dieu », selon les choix de traduction. Mais le nom Allâh n’entre pas dans les catégories humaines. Il ne partage pas le rapport personnel à l’homme, qui reste l’apanage du Rabb. […] Allah appartient de plein droit et exclusivement aux catégories du divin. […]. Le rôle imparti à Allah comme divin par excellence va aussi se situer dans le prolongement de l’action des figures divines nommées antérieurement, avec lesquelles il se confond et dont il reçoit les pouvoirs en partage, à savoir alliance et protection des peuples fidèles, jugement eschatologique et ce qui s’ensuit positivement ou négativement pour les hommes qui comparaissent au nom des leurs – le chef de parenté répondant des siens à la manière tribale –, création des hommes, de leur cadre de vie et de leurs moyens de subsistance. Mais, durant la plus grande partie de la période mekkoise, le rôle primordial d’Allah sera d’abord de gagner le combat des dieux. Il y parviendra en menant à son terme l’action de dévalorisation des divinités locales qui avait déjà été entamée sous l’égide du Rahman. La période médinoise le confrontera évidemment à d’autres enjeux, en contrepoint de l’action de son messager contre les tribus hostiles et dans le tourbillon polémique qui l’opposera à ses adversaires, inattendus pour lui, que seront les juifs contradicteurs. (p131-132)
En dehors du dénigrement des divinités rivales, stigmatisées pour leur impuissance à prêter assistance, nasr, à leurs alliés humains, une autre grande ressource du divin Allah pour imposer sa prééminence est celle de la répétition incessante de son caractère unique. La représentation de la figure unique paraît cependant se construire à travers une étape intermédiaire, que nous nommons de l’« ilahisme ». (p135)
Le Rabb [… assume] la fonction essentielle de contrôler la course du soleil. Il assure l’alternance du jour et de la nuit, sachant que, dans ce contexte de terrain, la nuit, éclairée par la lune, est affectée de valeurs très positives, au contraire du soleil qui est craint comme astre brûlant faisant obstacle aux parcours des hommes et à la pluie régénératrice. Ce n’est pas la nuit en soi qui est source de terreur mais les ténèbres, zulumât, de la nuit sans lune, celle des attaques et de tous les dangers, car on peine à y suivre la piste et l’on peut se faire surprendre. Au contraire, la nuit éclairée par la lune est symbole de fraîcheur retrouvée et de parcours caravanier facile, alorsq ue durant le jour solaire on reste sur place écrasé de chaleur. (p137-138)
Nous l’avons déjà dit, seul le Rabb, présent dans la parole prébiblique première, fort d’une implantation locale incontournable, reste présent tel qu’en lui-même tout au long de l’itinéraire du discours coranique. Primitivement maître du seul territoire mekkois et protecteur de la tribu résidente dans la cité, il accompagne la figure divine devenue créatrice de l’homme, du ciel et de la terre, et se moule dans le nouvel espace qui s’ouvre devant lui comme substitut opérationnel ou comme auxiliaire du nom divin unique. (p140)
Contrairement aux passages eschatologiques primitifs qui ciblaient les choix humains (comptage des actes solidaires), le Jugement d’Allah semble porter désormais sur le bon ou le mauvais choix de l’alliance avec le divin. (p142)
[…] dans les passages qui décrivent les pouvoirs de Dieu, le registre est en grande partie celui du référent nomade. Allah, créateur de l’homme, lui donne des fils et des troupeaux. Il fait d’abondance tomber la pluie qui permet la pousse du pâturage. Il facilite les parcours, sulûk al-subul, en rendant la terre plane, bisât. Cette image de la terre aplanie est régulièrement reprise à travers diverses formulations, comme pour conjurer la difficulté des parcours montagneux ou ceux du contournement nécessaire des infranchissables et immenses chaos basaltiques qui encombrent les paysages de la façade occidentale de la péninsule Arabique. (p143-144)
‘Pour conclure (p153)
Quelle que soit sa dénomination, le divin n’échappe pas à la fonctionnalité de l’alliance. Celle-ci est toujours collective. L’homme qui s’engage le fait au nom de son groupe, qu’il conduit à sa suite dans la prospérité ou entraîne vers sa perte en fonction de l’alliance qu’il aura choisie. Le Coran mekkois ne cesse d’en porter l’augure, s’inscrivant pleinement dans une fonctionnalité sociale dont il ne peut se départir. Quel que soit le nom qu’il porte, le divin demeure donc toujours le walî, au sens étymologique le « proche », et le protecteur de ceux qui se sont « ralliés à lui en confiance », les mu’minûm, que l’on renvoie improprement à de simples « croyants ». L’importance des occurrences de cette terminologie est frappante. Elle témoigne de la spécificité de l’engagement mutuel du divin et de l’humain, car l’alliance n’est jamais gratuite ; elle ne va pas sans contrepartie de part et d’autre. C’est ce que vont nous dire les deux autres fonctions [la guidance et le don] qui structurent à la fois l’espace social et l’espace imaginaire, et auxquelles renvoie sans cesse et sans aucune ambiguïté le discours coranique. (p153)
‘Le pilier centrale : la guidance, fonction centrale (p155)
Guider vers la vie pour éviter la mort. Ce pourrait être la devise inscrite au frontispice de ce pilier central du discours coranique, si tant est que l’on puisse inscrire quoi que ce soit sur ce qui, dans le monde nomade et même sédentaire de l’Arabie intérieure, ne pouvait être le pilier d’un temple mais le ‘amûd, le grand pilier central de la tente bédouine qui servait de référence à tous. Autant dire que les outrances actuelles qui assurent préférer la mort dans la voie de Dieu en croyant prendre appui sur le passé premier sont en totale contradiction avec la parole coranique telle qu’elle s’adressait aux hommes de son temps dans la société qui était la leur. (p157)
[...nous voulons] démentir avec force que le futur puisse expliquer son passé autrement que pour l’inscrire dans le fantasme. (p158)
La terminologie du déplacement est extrêmement développée dans la Coran. […]. [Le Coran] s’inscrit dans une continuité, celle de la nécessité, celle de la nécessité pour les hommes de trouver la bonne route afin d’arriver à bon port dans un milieu naturel qui est celui de l’Arabie aride. Plantée d’obstacles multiples et soumise à des aléas climatiques peu prévisibles, la terre d’Arabie était vue par les hommes de tribu qui y vivaient comme habitée, voire surchargée de présence surnaturelle souvent hostile, avec laquelle il fallait parvenir à composer pour tracer sa route. (p158)
Chaque homme de tribu, nomade ou sédentaire, savait, en Arabie, quel sort tragique attendait ceux qui avaient perdu la route. Mais l’obsession de la route perdue était […] sans doute plus violemment ressentie dans les milieux sédentaires que chez les nomades. La raison en est simple : faute de connaître et de pratiquer les pistes, un sédentaire d’Arabie n’avait pas de capacité à se déplacer par lui-même en dehors de son lieu de vie. (p159)
Les Mekkois, dès avant l’islam, étaient donc constamment en manque de guidance à moins de s’en remettre à la garantie de divinités protectrices qui fussent également maîtresses des pistes. C’est sans aucun doute à leur suite, et non en rupture avec ces instances surnaturelles, que le dieu du Coran va endosser d’emblée cette fonction majeure. On n’insistera donc jamais assez que sur le fait que cet islam premier n’est pas issu d’un milieu nomade. (p160)
On insistera encore sur le constat qui indique que ceux qui sont mis en scène sont des hommes de cité et non des nomades. Il serait douteux, en effet, que l’on ait eu la même obsession de la perte de la route et un tel besoin de guidance surnaturelle en milieu purement nomade. Les Bédouins étaient les maîtres des pistes du désert. De par leur expérience du terrain parcouru, ils avaient sans nul doute développé d’autres conceptions des périls encourus. (p163)
‘C4 – Les pistes de Dieu (p165)
Nul déplacement sans le secours de la piste. […]. Dès lors que la divinité est investie de la fonction centrale de la guidance, hudâ, elle devient, où que ce soit, la maîtresse des pistes. La terminologie coranique est donc particulièrement riche et diversifiée pour désigner les pistes de Dieu. […]. Mais des pistes, il n’en est pas que sur terre. (p165)
Le sabab, corde longue et solide, tressée en poils de chameau ou en fibre végétale, est d’abord un objet dont on se sert dans un certain nombre de situations concrètes. On peut dire, pour faire simple, qu’il s’agit d’une corde de descente. Fixée à un point supérieur, elle sert au puisatier ou parfois au berger à parvenir au fond d’un puit le plus profond et le plus difficile d’accès. […]. Un autre usage, moins courant, est plus acrobatique. C’est le sabab des cueilleurs de miel. […]. Partant d’un haut de corniche, le cueilleur de miel d’Arabie se laisse glisser à l’aide du sabab le long des parois rocheuses où les essaims d’abeilles sauvages ont établi leur ruche. […]. Il va de soi que l’on doit constamment se tenir au sabab sans pouvoir jamais s’en détacher, sauf à se trouver précipité dans le vide. Le sabab coranique va jouer de ce complexe de signification […]. La corde de Dieu telle que la décrit le Coran inscrit son parcours dans un espace surdimensionné et totalement inacessible à tout être qui ne bénéficierait pas de l’assistance divine. Pas plus que l’homme du puits ou le cueilleur de miel, celui qui suit le sabab de Dieu ne saurait donc s’en détourner pour suivre sa propre piste. (166)
Le « Bicornu » du Coran, Dhû al-Qarnayn, est aussi lié au sabab. Il représente la figure, entrée dans le mythe, du roi macédonien Alexandre. Il apparaît comme une sorte de héro, chargé par Dieu de missions surhumaines qu’il accomplit sur son injonction expresse. A travers l’action qui lui est commandée, il s’agit de démontrer la puissance divine qui surclasse toute autre puissance surnaturelle, a fortiori toute puissance humaine. (p166-167)
Pour parvenir aux confins de la terre [d’ailleurs considérée comme plate], même un homme investi d’une mission divine se doit de suivre une piste tracée. Mais, comme dans un espace inconnu il n’est pas de piste tracée à l’avance, intervient, à point nommé, la représentation de la route comme une corde tendue, sabab [ici, tendu par la divinité, de façon à ce que le héro ne se perde pas]. (p169)
Mais certains termes que l’on accole aujourd’hui à tout ce qui est musulman [comme sharî’a, sunna, umma] ont une histoire que leur statut actuel ne laisse guère soupçonner. Comme beaucoup de mots de la vieille langue, ils sont liés à des réalités spécifiques de terrain. Ils existaient évidemment préalablement à leurs usages musulmans. Mais ces mots anciens présentent aussi parfois cette particularité d’être peu présents dans le Coran. Les usages massifs dont ils font l’objet se développent après la période du premier islam et dans des contextes sociaux et humains très différents. (p174)
Le sens étymologique du mot sharî’a est lié à une caractéristique de terrain, l’accès à l’eau dans l’Arabie aride. […]. L’image induite renvoie à une réalité très forte en contexte. La sharî’a (mot féminin) est un point d’eau tout à fait particulier. Il est celui où l’eau affleure. Le point d’eau dit sharî’a est donc très différent du puits où l’eau se trouve accessible mais seulement à une profondeur conséquente. Dans le cas idéal de la sharî’a, les dromadaires peuvent donc s’abreuver directement sans que leurs bergers aient besoin de puiser.[…]. La sharî’a est le lieu rêvé d’une eau facile d’accès, qui se laisse approcher sans effort. (p176)
Le dieu coranique est donc dans ce cas un dieu garant de l’abreuvement des troupeaux dans les conditions les plus favorables possibles. (p176)
C’est parce qu’elle est déclarée bonne à suivre ou plutôt la meilleure route possible, à partir de l’image de l’eau d’accès facile, associée au mot sharî’a, que l’adhésion cherche à être obtenue. Quant à la sanction qui frappe ceux qui n’ont pas suivi la voie qui leur était prescrite, il n’y a rien d’humainement législatif ni de contraignant en ce qui les concerne. Ils ne seront pas déférés devant un tribunal humain. Cet organe de pouvoir n’existait pas dans la société des tribus. Le fait que les fils d’Israël aient perdu la bonne route suffit à leur malheur. La sanction qui les accablera est explicitement reportée au Jugement dernier où il sera décidé de leur sort. Il y a donc très loin de ce passage, qui contient le seul emploi coranique direct du mot sharî’a, à l’usage qui est fait aujourd’hui de ce mot pour intenter des actions législatives au nom d’une loi supposée coranique. (p177)
La spécialisation du mot sharî’a et de son dérivé shar’, de sens analogue, commence à apparaître dans la théorie juridique et dans la théologie seulement à partir des IIIe et IVe siècles de l’Hégire (IXe et Xe siècles). Ces deux termes ne désignent pas une législation impliquant des conséquences juridiques, mais la loi révélée à un prophète, autrement dit la voie qu’il suit et, dans ces sociétés désormais détribalisées, la religion qu’il professe. Ainsi la sharî’a de Mahomet est-elle considérée comme ayant été précédées par d’autres, au nombre desquelles se comptent même de fausses religions (selon l’islam). Certains auteurs parlent de la « sharî’a des Mages » pour désigner la voie des zoroastriens, la religion officielle des Iraniens avant l’islam. (p177)
Ce qu’on nomme abusivement aujourd’hui la charia, en croyant revenir aux origines de l’islam, s’appuie en fait de façon erratique sur le corpus juridique multiforme constitué dans les sociétés converties à partir de la fin du VIIIe siècle. Il répond à un besoin collectif et urgent de normes adaptées. Les courants juridiques qui se constituent alors émettent des avis, fatwa, qui répondent aux problèmes quotidiens tant sur la plan du culte que sur celui de la vie sociale. Ces courants juridiques coexistent avec l’institution de la judicature des qâdis. Ces derniers, institués en période omeyyade par les gouverneur régionaux pour gérer les problèmes des tribus expatriées hors d’Arabie sur les terres de conquête, se transforment en judicature organisée seulement à partir de l’époque abbaside à la fin du VIIIe siècle. Les châtiments corporels ou mortels mis en avant aujourd’hui comme remontant prétendument à un islam premier n’auraient pu en aucun cas être mis en application dans les sociétés tribales de l’origine. Elles se seraient heurtées aux solidarités d’alliance et de parenté avec lesquelles le Coran avait dû constamment composer, bien forcé de déporter la « rétribution », djazâ’, des actes mauvais vers une eschatologie du châtiment aussi féroce dans le discours qu’impuissante dans les faits. Seules sont reprises dans le Coran les dispositions déjà existantes du droit tribal coutumier comme le qisâs [*]. Celui-ci consiste à compenser le dommage corporel, blessure ou mort, dont est éprouvé un groupe tribal par un dommage équivalent dans le groupe de l’auteur du dommage, une variante locale de la loi du talion en quelque sorte [qui renvoie également au « prix du sang »]. (p178-179)
[*] Qisâs, nom verbal du verbe de deuxième forme qâssa, avec le sens de « retrancher à égalité » (II,178 ; V,45). Le fait que le dommage soit ou non intentionnel n’est pas pris en compte ; mais le groupe lésé peut accepter la diya, le « prix du sang » (IV, 92). Le Coran reconnaît le qisâs, se contentant en la matière de prôner la modération pour éviter que le conflit ne dégénère ; quant au châtiment de la main coupée du voleur ou de la voleuse (V, 38), il n’aurait guère pu s’appliquer qu’aux esclaves, certainement pas à un homme de tribu. Il faut noter que la razzia de prédation n’était en aucun cas considérée comme relevant du vol. On doit noter également que la lapidation, radjm, ne désigne dans le Coran que le fait d’éloigner un être indésirable ; elle s’applique notamment au surgissement intempestif du djinn ou du diable dont on doit éviter le côtoiement pour ne pas risquer d’en subir la malfaisance (LXXXI, 25 ; XV, 17 et 34) ; il ne s’agit en aucun cas d’un châtiment applicable à qui que ce soit et pour quelque motif que ce soit. La lapidation apparaît historiquement dans la tradition du IXe siècle, mais seulement dans le discours de la tradition dite prophétique du hadith (les propos prêtés à Mahomet). On connaît l’opposition farouche des théologiens rationalistes de l’époque à l’institutionnalisation de ce corpus nouveau ; pour autant la reconnaissance de celui-ci comme référentiel à partir du Xe siècle n’autorise certainement pas à mettre sur le même plan le discours et l’action. La présence de normes pénales nouvelles – ignorées du Coran, qui relevait tout entier du droit tribal – dans un certain discours est loin de renseigner sur leur impact réel, que ce soit dans la société ou dans les décisions exécutoires des instances judiciaires ; ce n’est guère qu’à l’époque actuelle que la situation change de façon importante, brouillant les repères ancestraux liés à un terrain pour idéologiser de manière erratique et – aujourd’hui dramatiquement violente – les conduites humaines. (note p178-179)
Le mot sunna apparaît dix-sept fois dans le Coran. [… il] renvoie à la piste qui, cette fois, présente la caractéristique d’avoir été parcourue de longue date. Il est recommandé de la suivre puisque c’est une piste sûre, réputée ne jamais conduire le voyageur à sa perte. A partir de ce sens inscrit dans la matérialité et le ressenti des trajets, le terme se déporte aisément ensuite pour désigner la coutume comme pratique éprouvée qui s’inscrit elle aussi sur une piste, celle du temps. C’est sur ce second sens que l’usage coranique se fige. Mais il le fait dans une optique particulière, qui ne prélude en rien aux développements de ce qui deviendra, dans les sociétés en voie d’islamisation du IXe siècle, la sunna du Prophète […] comme voie fournissant des modèles de conduite qui seraient à « imiter » en tous points, taqlîd [*]. Au contraire, la sunna coranique ne se partage en rien avec l’échelon de l’humain. Elle est du seul ressort d’Allah. Elle renvoie à la permanence et à l’immuabilité d’une action divine qui est représentée comme exerçant sa puissance – toujours de manière implacable – contre ceux qui auraient trahi son alliance. (p179-180)
[*] La notion de taqlîd renvoie à une imitation servile comme si on était contraint par une corde passée au cou […]. La nécessité de cette imitation du Prophète est totalement ignorée dans le Coran ; elle n’aurait eu aucun sens dans la société d’origine. (note p179)
[Mahomet] est présenté lui aussi comme un exemple à suivre [tout comme Abraham], uswa hasana. Le contexte est là encore celui de la bonne alliance ; dans le Coran, il ne peut s’agir d’une imitation quelconque des faits et gestes du prophète musulman dans sa vie quotidienne, sens que l’on donne aujourd’hui au mot uswa dans les interprétations musulmanes les plus répandues. […]. Il n’y a en revanche dans le Coran aucune trace d’une représentation physique de l’homme de tribu qu’a été Mahomet, personne historique, et aucune incitation à faire de lui un modèle ; cela aurait totalement contrevenu à la socialité de l’époque. (note p180-181)
Les radicalismes hyperviolents actuels sont liés à une situation politique contemporaine complexe, mais il ne fait aucun doute qu’ils plongent leurs racines dans l’idéologie sectaire du wahhabisme. Ce mouvement, né au milieu du XVIIIe siècle et issu d’une mouvance hanbalite locale (en Arabie orientale), pratique la surenchère par rapport à son propre mouvement, s’opposant par la violence (meurtres et destructions) au culte des « saints », awliyâ’, répandu dans les tribus, anathémisant ses adversaires, takfir, et se livrant à des massacres, notamment contre les chiites, qui sont considérés comme des apostats et des mécréants. (note p181)
La « coutune », sunna, immuable de Dieu consiste à faire disparaître sans retour les peuples ayant récusé les messagers qu’il leur a envoyé. (p182)
[…] les terribles châtiments supposés (crucifixion, mutilations) appliqués à ceux qui combattent (par « traîtrise », muhâraba, terme spécifique) Allah et son messager sont une réplique exacte de ceux dont Pharaon est censé avoir menacé les magiciens qui lui avaient été rebelles (XXVI, 49 ; VII, 124). On est donc en présence non d’une réalité de terrain mais d’un effet textuel de surenchère idéologisante, qui pourrait d’ailleurs dater de la phase rédactionnelle. On sait malheureusement qu’un texte de ce type peut passer dans les radicalismes contemporains les plus extrêmes et même dans le discours de certains exégètes musulmans reconnus comme une prescription d’action possible […]. (note p183)
Le terme umma est unanimement traduit et compris aujourd’hui comme désignant la « communauté musulmane ». Là encore, la lecture du Coran réserve quelques surprises. (p183)
En effet, à partir de la représentation de la voie qui mène à destination sans risque de se perdre, le mot umma, dans ses usages coraniques, désigne aussi bien le « (bonne) voie » que le « guide » qui mène sur la même bonne voie et que le « groupe bien guidé » pa run bon guide qui a emprunté la bonne route. C’est à partir de cette variable du sens général qui est celui de la guidance que le mot tend ensuite à prendre en arabe classique postcoranique, et donc dans les sociétés sorties du modèle tribal, le sens univoque de « groupe bien guidé » pour désigner l’ensemble des musulmans qui seraient destinés à se trouver sous l’autorité d’un guide idéal. (p184-185)
A défaut de se trouver sur le chemin, sabîl, tracé par la divinité coranique, on ne pouvait donc qu’être perdu. […]. Faute d’être entendu, le discours coranique semble semble passer à un échelon supérieur, comme s’inscrivant dans un processus de dramatisation : ceux qui refusent de suivre le sabîl divin du Rabb, le Seigneur coranique, seraient voués aux tourments de l’enfer. […]. C’est à Médine que ce chemin divin au tracement primordial prend toute son ampleur. Le sabîl s’affiche alors dans un sens spécialisé, celui de la voie privilégiée de l’action. Les musulmans vont être invités à s’engager « en personne », bi-ansfusi-him, dans la voie d’Allah. La formule apparue à ce moment va faire fortune. Elle est demeurée active et vivante jusqu’à aujourd’hui dans les idéologies musulmanes militantes. Le vocabulaire des mouvements refondateurs modernes, le salafisme des XIXe et XXe siècles tout comme les mouvements radicaux contemporains, a largement puisé dans cette phraséologie. (p190-191)
Durant les siècles médiévaux, certains mouvements avaient déjà basculé dans la violence, comme celui dit des « Assassins », secte ismaélienne dissidente, active de la fin du XIe siècle au milieu du XIIIe siècle. A l’aube de l’époque moderne, à la fin du XVIIIe siècle et au début du siècle suivant, le mouvement wahhabite, né dans les grandes tribus de l’Arabie orientale et attaché aux ascendants de la dynastie saoudienne actuelle, a été également takfiriste [ces mouvements pratiquent le takfir, « fait de déclarer kâfir », autrement dit ingrat envers les bienfaits de Dieu ou récusateur de ses signes, âyât]. Les habitants de la ville chiite de Kerbala en Iraq ont été massacrés en 1802 ; après le pillage de La Mekke et de Médine, quelques années plus tard, l’Empire ottoman a dépêché contre ce mouvement les troupes khédive d’Egypte qui ont mis fin à ces exactions et fait exécuter ses chefs. (note p192)
Le mot djihâd, bâti sur la racine arabe DJHD, est un nom verbal : il désigne le fait de faire quelque chose. Il renvoie à la notion d’« effort », djuhd, que l’on accomplit pour parvenir à un objectif. Cet effort suppose que l’on s’affronte à une difficulté – qui peut être importante – que l’on tente de surmonter pour parvenir à ce but. Dans la notion d’origine, il n’est nullement question de guerre et encore moins de guerre sainte, selon le sens communément retenu aujourd’hui. (p193)
[…] le Coran demande de rompre le pacte d’obéissance qui lie un fils à ses parents du fait que les parents « font le djihâd » contre Mahomet et son dieu, autrement dit qu’ils « font tout » pour détourner leurs fils de l’avertisseur inspiré que Mahomet dit être. […]. Dans une société telle que celle de l’Arabie tribale du VIIe siècle, l’audace de la formule est considérable. Elle transgresse frontalement la règle sociale de l’obéissance absolue que tout fils doit à son père, lequel a quasiment sur lui droit de vie et de mort. Mais il est vrai que Mahomet, orphelin de naissance, avait été un homme sans père. Cela pourrait expliquer en partie cette audace. Il ne faut toutefois pas moins que le renfort du récit biblique de la transgression majeure d’Abraham qui détruit les idoles et s’affronte à son père et aux siens pour que le Coran puisse oser dire cela. (p194-195)
C’est dans le nouveau contexte de l’action médinoise que la notion de djihâd prend une toute autre dimension. Les expéditions lancées par Mahomet nécessitaient en effet des moyens humains et matériels pour être mises en œuvre. […]. Pour monter toute expédition guerrière ou non qui nécessitait un parcours, il fallait donc appeler des hommes au volontariat. Nul n’était obligé de répondre, d’autant plus qu’on se trouvait à Médine en contexte sédentaire et que les mobilisables avaient des attaches tribales propres. La solidarité s’exerce à plein au sein d’un même groupe de parenté, mais pas spontanément à l’échelle de plusieurs groupes, à moins que soit mis en avant l’intérêt de la participation à une action commune et les bénéfices conséquent qu’on en attend. On ne pourrait en aucun cas utiliser la contrainte pour forcer quiconque à s’engager. (p195)
Il n’est donc pas étonnant qu’au moment où la question des expéditions à lancer eut commencé à se poser le Coran ait sollicité explicitement une double contribution humaine et matérielle. Cette action de participation et de soutien est, elle aussi, assimilée à un djihâd dans la voie d’Allah, car c’est là en définitive que se situe la seule véritable innovation. Elle consiste à confisquer le djihâd, l’« effort consenti », pour le mettre au service de la cause de Mahomet. (p197)
La crainte de mourir au combat était majeure dans le monde tribal. Les combats s’arrêtaient souvent au premier sang pour éviter que l’affrontement ne dégénère en vengeance ultérieure, en vertu de la loi du talion. Le risque redouté de la mort au combat fera évidemment l’objet d’une rhétorique compensatoire qui ne pourra que se situer, là encore, dans un registre qui n’est plus de ce monde. Elle n’a sans doute pas été perçue comme aussi convaincante qu’on le suppose a posteriori. (p200)
Le djihâd, ancienne notion qui connotait un effort soutenu pour aboutir à un résultat, débouche ainsi sur le « combat », qitâl, à mener « dans la voie d’Allah », fî sabîl Allâh. On sera alors entré dans la phase active des razzias médinoises. La racine QTL renvoie directement à la notion de « tuer » et, plus exactement, sous la forme précise du nom verbal qitâl, au « fait de combattre quelqu’un », non pas dans l’intention de le tuer comme on pourrait le croire à première vue, mais au risque que l’adversaire soit tué ou que l’on soit tué soi-même. […]. Quand il s’agit de qitâl, le « combat », il y va de la mort possible, mais plus encore de la vie qu’il convient de préserver au maximum, que ce soit la sienne ou celle des autres. Il ne s’agit pas de se battre pour faire admirer son courage ou de faire étalage de sa force. Il s’agit encore moins de choisir de mourir, comme tendent à le faire croire certaines idéologies actuelles qui disent pourtant se référer à un passé légitimateur. (p200-201)
Le meilleur combat est celui où la victoire remportée n’implique pas ou très peu de morts d’hommes, qu’il s’agisse de soi-même ou de ses adversaires. Si le combat est prescrit, kutiba, dans ces passages, ce n’est pas pour imposer une obligation. Dans une société qui ne se plie à une contrainte que si elle est consentie préalablement, contractuellement et temporairement (le serment de consentement, bay’a), ce serait totalement impossible. (p202)
Tuer les hommes d’un groupe adverse de manière inconsidérée ou gratuitement massacreuse constitue une transgression majeure. […]. Il ne s’agit pas ici de dire que la notion de « combat dans la voie d’Allah » n’évoluera pas dans les sociétés musulmanes à travers les siècles et les contextes vers des sens très différents pouvant conduire à des conduites d’une agressivité débridée et massacreuse. Il est certain que djihâd et qitâl, « engagement » et « combat », en viendront souvent à se confondre. Mais ce n’était pas le cas au départ. (p203)
Si l’on s’en tient strictement à son texte, le Coran ne délivre aucun message à caractère général sur un combat à mener à outrance et dans n’importe quel contexte qui soit étranger au cadre histoirique de l’origine. Il s’agit toujours d’une action ciblée qui renvoie aux combats de Mahomet lui-même contre les adversaires de son temps. Du point de vue factuel, l’horizon de représentation du Coran ne va pas au-delà de son époque et de son milieu humain. Il faut donc se garder de comprendre l’action de combat comme un appel à la guerre sainte qui serait doté d’un caractère d’intemporalité. (p204)
La guerre coranique n’est pas sainte. Elle ne peut être que de son temps. Il s’agit donc d’une guerre classiquement tribale et qui ne déroge en rien aux contraintes déjà présentes dans ce milieu humain. (p208)
La thématique dite du « ralliement des coeurs », ta’lîf al qulûb, qui consite à faire des dotations importantes aux anciens adversaires ralliés pour se les attacher, est coranique [*]. Mais elle constitue surtout une technique tribale éprouvée pour réussir en politique en augmentant le nombre de ses obligés tribaux. (p209-210)
[*] […] le fait que d’anciens ennemis tribaux se rejoignent dans une alliance qui sert leurs intérêts communs et donne plus de force au groupe nouveau ainsi constitué relève des pratiques bien comprises du compromis et de la négociation tribaux ; le Coran les met au compte des bienfaits d’Allah […] ; le risque mortel du combat est ainsi évité par les deux groupes ; la politique du Coran est bien de favoriser la confédération des tribus et des fractions tribales chaque fois que cela est possible. (note p210)
Il faut également souligner avec force que la thématique de la mort au combat comme « martyr », shahîd (au pluriel shuhadâ’), est totalement absente. Cette notion semble s’être développée dans le monde musulman médiéval après la mort tragique en 680 de Hussein, le cadet des petits-fils de Mahomet. Elle a servi de point déclencheur à la martyrologie du chiisme, toujours commémorée aujourd’hui dans des cérémonies de repentance. […]. Selon le Coran, c’est la divinité qui décide de l’heure de la mort, et non l’homme qui choisit de mourir. Il est inconcevable de se jeter volontairement dans un péril mortel. L’islam s’inscrit ainsi en continuité avec la vieille notion tribale de l’affaiblissement du groupe du fait de la perte de l’un de ses membres. (p216-217)
La racine SHHD se rapporte, dans la vieille langue, au fait d’avoir été présent en une circonstance, d’avoir vu et de pouvoir en attester sous serment. Les dérivés de cette racine sont présents dans le Coran, mais ils n’ont rien à voir avec le sens ultérieur de « martyre », shahâda. Il connotent simplement ce qui a trait au témoignage : être témoins pour authentifier un contrat, une dette, un cas de fornication, ou pour attester des dernières volontés d’un mourant. (p217)
‘C5 – La violence entre discours et action (p219)
Le Coran passe souvent pour un texte traversé de violence et porteur d’incitations scandaleusement belliqueuses qui sont censé nourrir des activismes meurtriers dans le monde contemporain. [… Cette opinion commune] n’a guère à voir avec la réalité du discours coranique tel qu’il a pu être en phase avec son milieu d’origine. A chercher de la violence dans un texte sacré, il est de fait qu’on en trouverait tout autant, voire beaucoup plus, dans la Tora ou l’Ancien Testament du christianisme, du fait de l’inscription de corpus dans une durée plurimillénaire qui a vu se succéder et s’affronter des empires, des royaumes et des peuples dans les affres de guerres quasi permanentes et d’une violence souvent inouïe. Ces textes sacrés y font naturellement écho, ne serait-ce que pour revendiquer une action et une protection divine en leur faveur. (p219)
Ignoré du monde durant sa phase première, celle supposée de sa prophétie, l’islam est d’abord demeuré enclos dans les limites de l’Arabie occidentale. Il n’aurait hasardé quelques coups de main […] sur l’axe nord-ouest de la péninsule Arabique qu’en extrême fin de période. Il reste vrai qu’ensuite son irruption inopinée et massive sur la scène proche-orientale et iranienne a eu un effet de sidération comme si – du point de vue chrétien – on assistait soudain au déferlement dsur les terres civilisées des cavaliers de l’Apocalypse. (p220)
Le premier islam, anthropologiquement très marqué et très spécifique, peut être dit préreligieux puisqu’il excluait de son alliance de protection et de croyance avec sa divinité protectrice tous ceux qui n’appartenaient pas au monde des tribus d’Arabie ou qui ne parvenaient pas à s’y intégrer, à la faveur – rarement distribuée – d’un statut tribal de « rattachement », walâ. Sur cette base socialement discriminante entre eux et les autres […], les premiers musulmans ont néanmoins construit un empire qui a duré près d’un siècle. Grâce au renversement de ce premier pouvoir impérial ethnocentré – celui des califes omeyyades –, leurs successeurs, les califes abbassides, bien qu’étant tribalement apparentés à leurs prédécesseurs, ont su rapidement s’aligner sur le schéma classique des empires qui les avaient devancés, rompant définitivement avec le modèle sociétal de leur origine. (p220-221)
Les conquêtes premières l’avaient été sur le mode de la razzia tribale traditionnelle avec simplement un effet multiplicateur, du fait des succès inattendus qui avaient permis de maintenir l’alliance intertribale médinoise. Celle-ci n’avait pas tardé à s’élargir à la quasi totalité des tribus de la péninsule. […]. Le premier empire, celui des Omeyyades, sut rapidement réguler ces appétits tribaux [de razzias] en dérivant leur énergie vers des conquêtes de plus en plus lointaines […]. L’islam d’après, s’étant doté d’une religion instituée, mena une politique impériale classique de défense et d’attaques mesurées face au seul rival qui avait résisté aux conquêtes premières, l’Empire Byzantin, désormais replié sur la péninsule Anatolienne et ses terres de l’Europe orientale et de la Méditerranée bordière. C’est à la faveur du délitement progressif de l’Empire abbasside et du surgissement de nouveaux royaumes menés par des chefs, issus de populations fraîchement islamisées comme les Turcs d’Asie central, que reprirent les conquêtes [nord de l’Inde, plateau anatolien…]. (p221)
En matière de violence coranique, il importe de bien distinguer le discours de l’action. En effet, la violence du discours peut n’être que le substitut compensatoire d’une action impuissante. Ce schéma est particulièrement frappant durant la période que l’on peut présumer avoir été mekkoise. […]. Contre [l’hostilité des tribus mekkoises, Mahomet] n’a aucun moyen d’agir. Sa seule arme est la parole. Elle est dite d’abord inspirée, à la manière des devins locaux, puis révélée, à la manière des inspirés des peuples étrangers dont sont rapportés les histoires qui se donnent comme véridiques. C’est d’ailleurs avec les récits d’origine biblique des fils d’Israël que, pour la première fois, entrent en scène la prophétie et les prophètes, alors que l’inspiré mekkois qui se dit transmetteur de la parole divine qui décline le « destin », kitâb, de son peuple n’a pas encore été gratifié lui-même de ce statut. Dans tous les cas néanmoins […] c’est la divinité et elle seule qui est agissante. La violence est divine. (p222-223)
On a déjà vu que la période médinoise se caractérise avant tout par l’entrée dans l’action. Désormais délivré de ses allégeances contraignantes à l’égard de sa tribu de naissance, l’inspiré, émigré et banni de son ancienne tribu, est désormais libre de s’attaquer à tous ceux qui contestent son discours. Mais cette action a une limité. Elle ne saurait transgresser les règles communes de la socialité tribale. (p224)
C’est notamment en examinant le cas de l’évolution des rapports du prophète médinois avec les juifs de l’oasis que l’on peut tenter de mesurer ce qu’il en est de la manière dont la violence dans le discours peut ou non déboucher sur la violence en action. […]. Le choc est frontal et inévitable puisque l’inspiré venu de La Mekke se dit porteur d’une parole divine à transmettre qui se situe dans la ligne de figures bibliques antérieures. Cette prétention semble immédiatement récusée par les autorités juives locales. (p228)
C’est en vertu de la transgression supposée de cette pratique et de cette coutume [tribales] que l’action violente [contre les tribus juives de Médine] aurait été menée, et non pas sur la base d’une révélation récusée. Il importe peu que la transgression invoquée n’ait été qu’un prétexte pour se débarrasser de contradicteurs qui mettaient en danger la parole coranique. L’argument décisif devait appartenir à la sphère tribale et à ses règles de socialité. (p228)
La grande nouveauté du Coran par rapport aux croyances du paganisme tribal avait consisté à rompre avec la représentation de la divinité locale protectrice, alliée du groupe qu’elle protège et entrant avec lui dans l’alliance de proximité du wala’. A chaque tribu son protecteur attitré ou sa protectrice, qui lui est en quelque sorte apparenté, non pas par le sang mais par le partage d’un même espace solidaire. Rappelons la genèse du processus : la représentation coranique de fracture ne s’est pas imposée en tant que telle comme irruption d’un monothéisme triomphant et venu d’ailleurs. Elle a été en quelque sorte instrumentalisée lorsque le « Seigneur de cette Demeure [mekkoise] », Rabb hâdhâ al-Bayt, la divinité ancestrale typique, a été dissociée de son assise purement locale pour être brutalement reconnu comme doté d’un pouvoir discriminant de « création », khalq, sur les êtres et les choses. Ce pouvoir, qui était bien sûr directement emprunté à la sphère biblique, le séparait de manière radicale des divinités tribales protectrices qui, elles, ne disposaient pas de cette capacité créatrice et restaient attachées à un lieu. Du même coup, elles se trouvaient elles-mêmes créées et donc subordonnées, avant d’être finalement reléguées dans l’inexistence. L’innovation inouïe qui a consisté à faire entrer la thématique de la Création comme argument dans le discours révélé avait été précédé par les emprunts eschatologiques du Jugement dernier. Mais ceux-ci ne débouchaient pas à terme sur des conséquences aussi importantes que ce qui allait découler de la thématique de la Création. (p228-229)
Les multiples séquences de dénigrement qui ciblent les juifs médinois ne font en fait que témoigner d’une impuissance que cherchent à compenser l’enflure du discours. Les populations juives de l’oasis semblent avoir, au contraire, joui de l’aisance et de la puissance. Ce n’est pas par ce discours, aussi violent ou insultant soit-il, qu’ils seront ébranlés mais par une action qui devra s’appuyer sur un tout autre type d’argument. Il faudra une raison purement tribale pour venir à bout de leur puissance. (p238)
Une attaque directe [des tribus juives] ou sur des bases d’idéologie coranique était impensable. L’affrontement serait tribal ou ne serait pas. Le prétexte réel ou supposé se serait présenté à la suite de l’échec de la coalition des tribus menées par les Mekkois qui étaient venus se poster devant Médine en 627. Les Médinois et Mahomet lui-même, instruits par un échec précédent – la bataille perdue de Uhud devant Médine en 625 –, ne seraient pas cette fois sortis du périmètre de leur cité. La légende historiographique postérieure suppose le creusement d’un fossé, khandaq, - sur la suggestion de l’affranchi persan Salmân – qui aurait empêché les assaillants de progresser. La figure de Salmân, dont l’existence est invérifiable, sert de point d’appui et de référence pour relier le monde iranien à l’islam premier. […]. Après plusieurs semaines, n’aboutissant à rien, les coalisés seraient repartis déconfits. […]. C’est alors que le prétexte idéal aurait été trouvé. Les Qurayza [tribu juive] vont être accusés d’avoir voulu pactiser avec les adversaires des Médinois attaqués. (p240-241)
« Quand les mois frappés d’interdit, al-ashhur al-hurim, se seront écoulés, tuez, uqtulû [lecture certainement à corriger par l’habituel « combattez », qâtilû], les associants [ceux qui invoquent d’autres personnes divines – note], al-mushrikîn, [à Allah] où que vous les trouviez ; prenez-les [captifs], khudhû-hum ; assiégez-les, ushsurû-hum [dans leurs cités et leurs fortins] ; tendez-leur des embuscades, marsad ; mais s’ils font repentance, tâbû, se joignent au rituel [collectif], aqâmû al-salât, et donnent la contribution de solidarité, âtaw al-zakât, alors laissez-les aller, khallû sabilâ-hum ; Allah pardonne et est miséricordieux. » (p246-248)
Ce verset [du sabre, IX, 5] est souvent cité comme supposant justifier ce qui serait une violence intrinsèque du Coran. A y regarder de près, sa lecture pose de nombreux problèmes, à commencer par le verbe à l’impératif « tuez », uqtulû. Il figure dans la vulgate coranique, mais on peut penser qu’il s’est probablement subtitué au verbe de même racine (QTL) « combattez », qâtilû, qui serait beaucoup plus plausible en contexte. En effet, l’injonction première serait absurde si elle avait été de tuer d’emblée, puisqu’il est question ensuite d’hommes susceptibles de se rallier. (p248)
Quant aux mois sacrés sur lesquels pesait l’interdit de combattre, ils ne sont pas de simple décor. […]. En évoquant ces mois particuliers, le discours tenu dans ce passage semble d’abord chercher à se mettre en règle avec la coutume tribale. Nul combat, nulle action violente, pas même une action de vengeance, ne devait être engagé durant les lunaisons concernées. Il s’agissait des moments de l’année qui voyait culminer les principaux rituels collectifs, ceux des pèlerinages et des sacrifices propitiatoires. La période dont il est question ici serait à relier à la période des trois mois d’automne, à la tombée des grandes chaleurs estivales, sur lesquels pesait cet interdit. Il s’agissait des deux derniers mois de l’année lunaire et du premier mois de l’année nouvelle, puisque le basculement d’une année sur l’autre se situait à l’équinoxe d’automne. (p249-250)
La dénonciation d’une alliance, pour être licite, devait en effet être proclamée en public au vu et au su de tous. (p250)
La datation traditionnelle place cette injonction à la fin de l’an 9 de l’Hégire pour application au cinquième mois de l’an 10 (631), après qu’un délai de quatre mois lunaires eut été laissé aux tribus pour se rallier ou non. On serait donc à un peu plus d’un an du décès de Mahomet [22/04/571 – 08/06/632]. Le verset initial de la séquence, IX, 1, suivi du verset 3, aurait donc fait annonce d’une rupture des accords antérieurs avec les tribus qui ne se rallieraient pas à la confédération médinoise. […]. Le Coran n’aurait fait alors qu’entériner une domination déjà largement acquise pour lancer sa proclamation martiale et faire entrer dans le rang les derniers hésitants. (p251)
L’important est de bien repérer les modalités de l’action violente. L’injonction de tuer n’est jamais première. Elle est de réponse à une agression préalable. Le discours se positionne clairement dans le respect des contraintes locales. Le lieu sacré ne doit pas être profané. Il n’est permis que de se défendre et de répliquer. Si l’adversaire met bas les armes, il est interdit de le poursuivre. Le combat cesse aussitôt. C’est que l’objectif n’est ni de détruire ni d’anéantir. Il est clairement de rallier l’ennemi d’hier […]. (p252)
On ne sache pas d’ailleurs que les conquêtes musulmanes portées par une mentalité collective qui se caractérise non par son idéologie mais par son pragmatisme foncier, aient été particulièrement massacreuses, ni en Arabie même ni, encore moins, en-dehors de la péninsule. Ce qui est demandé aux tribus qui n’auraient pas encore compris où se trouvait leur intérêt, ce n’est pas – comme on le croit naïvement – de se convertir à une religion qui n’existait pas mais de rejoindre une alliance intertribale qui, sous la protection de son dieu, avait fait dorénavant la preuve indiscutable, selon les normes de l’époque, de son efficace et de sa puissance. (p258-259)
Pour rejoindre l’alliance d’Allah, il n’est besoin que de devenir contributeur par l’aumône et de se plier au rituel minimal que l’on suppose être de la prière, salât. On ne sait pas exactement d’ailleurs en quoi consistait ce rituel. Il avait certainement vocation à favoriser la cohésion sociale et l’intégration des nouveaux arrivants. Les tribus récalcitrantes sont non seulement officiellement informées de la dénonciation des accords antérieurs […], mais, au cas où elles persisteraient à refuser la nouvelle alliance, il leur est loisible de prendre le large. Elles ont quatre mois de délai. (p259)
Dans ce mélange complexe de menace de combat offensif et de propositions diverses qui laissent toujours la latitude de sauver sa vie, que ce soit en s’éloignant à temps, en restant sur place sous le couvert d’un accord qui va à son terme ou sous le statut d’une protection individuelle demandée et obtenue, on peine à voir la violence qui sera seule retenue ensuite à propos de ce verset. On a plutôt l’impression de se trouver face à une négociation, voire face à un marchandage qui ne conduit pas du tout au combat à outrance mais qui cherche au contraire à rallier par tous les moyens ceux qui ne le seraient pas encore. (p260)
‘Le troisième pilier : le don, une fonction sociale incontournable (p263)
‘C6 – Du don tribal au don eschatologique (p265)
Le don est l’une des composantes majeures du pacte social qui lie les membres d’une tribu, d’un clan ou d’un lignage. Il est mutuel. Chacun donne ce qu’il peut, à commencer par une solidarité sans faille entre les membres d’un même groupe. Le don est donc inséparable de l’alliance. Celui qui dispose de biens doit les partager à le mesure de ses moyens et des besoins des membres de son groupe. Mais il ne doit pas se dessaisir de ce qu’il possède comme pour faire vœu de pauvreté. Une telle attitude serait tout à fait étrangère au contexte anthropologique des sociétés tribales de l’Arabie du VIIe siècle. La répartition de ce que l’on donne et de ce que l’on garde doit permettre de vivre avec sa famille et d’aider à vivre les membres de son groupe, en cas de nécessité, mais sans s’appauvrir soi-même. (p265)
Donner est aussi un acte de pouvoir. En effet, plus que partout ailleurs, le don oblige, au sens le plus fort, dans la société tribale. Ne pas se conduire en obligé de son donateur, ne pas lui rendre en échange de son don matériel de don immatériel de sa reconnaissance passe pour une faute grave. L’ingratitude de celui qui a reçu est assignée à rupture de contrat, voire à rupture d’alliance. (p266)
Le bénéficiaire du don a une obligation de gratitude vis-à-vis de son donateur. C’est la notion de shukr, qui traduit la reconnaissance [la racine SHKR renvoie à l’idée d’abondance et notamment à la femelle du troupeau – en contexte, la chamelle – qui produit un lait abondant – note]. Le shukr est très occurrent dans le Coran pour dire la gratitude que l’homme doit à son dieu et que, souvent, il ne lui rend pas à la mesure du don dont il a été bénficiaire ou, en tout cas, pas suffisamment. On trouve là encore une symétrie entre les relations inter-humaines et celles qui lient les hommes au monde surnaturel. (p266-267)
Plus important est le groupe et plus considérables sont les ressources en partie distribuables dont doit disposer son chef qui se nomme soit shaykh – le cheikh en français – avec une référence à l’âge et donc à l’expérience et à la sagesse, soit sayyid, dénomination qui renvoie à l’homme de bon lignage et pourvu de biens. […]. La désignation d’un chef tribal se fait non par une élection qui départagerait une majorité et une minorité, mais à la faveur d’une concertation et d’un accord unanime au sein d’un groupe ou de plusieurs groupes liés par une alliance. Trois qualités indissociables sont requises pour qu’un homme de tribu puisse accéder au statut de chef. Il doit appartenir à un bon lignage, nasab […]. Il doit avoir des qualités personnelles, hasab, reconnues par le groupe. Il ne s’agit pas du tout du sens du commandement, réservé à l’émir, amîr, le chef temporaire d’une expédition périlleuse ou d’un groupe combattant. Le sayyidi tribal doit avant tout avoir le sens du compromis et se révéler négociateur habile pour parvenir à obtenir, par la seule force de la parole, de la discussion, de la consultation, l’assentiment unanime, idjmâ, des membres du groupe tribal pour les décisions collectives qui seraient à prendre. La troisième qualité requise est le fait de disposer de bien, nashab. Le mot renvoie à une richesse bien assise, qu’il s’agisse de troupeaux ou de terres. (p267-268)
La thématique du don est présente d’emblée dans le Coran. [...]. le Coran mekkois met donc en scène, dès la période la plus ancienne, le don divin dont est ainsi posée l’implication directe dans l’une des fonctions incontournables de cette société, assurer la survie, le vie et, si possible, la prospérité des hommes dans l’alliance de leur dieu. Mais, dès lors que la parole coranique prend appui dans son argumentation sur la thématique innovante de la Création qui est, elle, d’origine biblique, le don divin entre dans une autre dimension qui implique toutes les conditions et tous les aspects de la vie sur terre. (p268)
Le chef, tout comme le dieu endogène, joue auprès des siens un rôle de facilitateur de vie et pas du tout de commandeur à qui l’on devrait obéir, comme dans d’autres schémas de société. (p269)
[… il faut souligner l’idée] de prise en charge instauratrice de dépendance [qu’a subi Mahomet du fait qu’il ait été orphelin] à laquelle l’inspiré va pouvoir se soustraire ensuite grâce à la bienfaisance divine. […]. L’homme dépendant d’un don de survie est en effet en situation d’incapacité politique totale au sein de la tribu. [Le fait de rester dans cette situation aurait été un handicap certain pour un homme chargé de transmettre une parole inspirée et cherchant donc à être entendu par les siens]. (p272)
De la thématique de l’eschatologie à celle de la Création semble se dessiner un itinéraire qui va prendre en charge le don divin en lui donnant un champ d’action de plus en plus étendu. Le don, constituant incontournable de la société tribale, résultante de l’association réussie de l’alliance des hommes et des dieux, va donc être l’objet d’une expansion illimitée de par son intégration à la thématique biblique du Coran. La fonctionnalité du don ne changera pas pour autant, même si elle entre dans une autre dimension et dispose ainsi d’un registre très élargi en s’appropriant des fonctions qui n’étaient pas représentées car se situant hors du champ de son action traditionnelle dans le milieu tribal. Il faudra le retour sur le don terrestre traditionnel et surtout le secours de l’action victorieuse médinoise, productrice de butin, pour que la parole coranique trouve un certain écho auprès des tribus d’Arabie. (p277)
L’eschatologie mekkoise apparaît dès lors qu’est rejeté par la tribu l’appel inspiré d’un de ses membres, dont le discours ne pouvait être guère entendu, étant donné l’abaissement de son statut. La première thématique d’origine biblique s’inscrit dans la perspective du don divin, avec cette réserve que le don peut être effectué ou refusé. C’est déjà une innovation énorme car il s’agit d’un don reporté dans un espace qui n’est plus celui de la vie immédiate ou du futur imminent. (p277-278)
Comme toujours en contexte eschatologique, le don positif s’oppose à son inverse. Le don comme récompense s’oppose au « don » comme châtiment. Ce fonctionnement en binôme est présent tout au long du discours coranique. (p278)
La représentation coranique du séjour infernal ne peut donc se confondre avec le chaudron infernal rempli de flammes des représentations médiévales occidentales. Il ne s’agit pas non plus des représentations musulmanes tardives, telles que celles que l’on peut trouver dans certaines enluminures du XVe siècle qui représentent les damnés au milieu des flammes environnés de démons noirs qui les tourmentent. (p279)
Le chef de clan ou de lignage engage les siens par son action. Si celle-ci est tribalement vertueuse, il lui est fait promesse eschatologique de demeurer en prospérité et réuni aux siens. Si son action s’avère délictueuse, la bonne vie qu’il menait auprès des siens de par sa richesse accumulée mais non suffisamment partagée s’interrompra brutalement. Il sera jeté au désert. Mais cela voudra dire corollairement que son groupe de parenté sera condamné à disparaître. Le châtiment demeure donc collectif. (p281)
‘C7 – De la djanna des houris au paradis des familles (p287)
Le mot djanna est le plus occurrent pour désigner le paradis dans le Coran. On vient de voir pourtant que le paradis eschatologique n’était pas présent d’emblée. […]. Elle s’impose pourtant assez vite dans la partie mekkoise. [… ] ensuite la représentation du paradis semble se rétracter à Médine, en tout cas dans sa partie descriptive. Elle finit par quasiment se réduire à une formule qui vire au stéréotype, des « jardins » sous lesquels sont des « courants d’eau » et où les élus « resteront toujours ». (p287)
Le paradis coranique semble ainsi avoir horreur du mouvement. Il fige les élus dans l’immobilité d’un repos qui les fait en quelque sorte échapper à la course harassante pour la vie qui avait été leur lot durant leur vie terrestre. (p293)
[…] le breuvage délicieux qui remplit les coupes du paradis est le vin. Les formulations coraniques désignant le vin paradisiaque sont variées. Il est pur et vieux, additionné d’une eau très pure. Il peut être mêlé de camphre et de gingembre. Contrairement au vin terrestre, le vin paradisiaque n’enivre pas. On sait que l’usage du vin sur terre va être réprouvé en période médinoise, mais il est significatif que le Coran doive argumenter pour justifier sa position. (p293)
La boisson tirée des dattes comme celle issue de la vigne avaient été présentées [pendant la période mekkoise] comme faisant partie des dons que Dieu fait aux hommes pour leur bien et pour assurer leur subsistance, rizq hasan. Il y a donc contradiction. Le passage médinois de II, 219 ne nie pas ces avantages, mais il estime que les inconvénients sont plus forts quand la consommation du vin est liée au jeu [de hasard] du maysir. Cette situation très nuancée répond à une situation particulière et donc conjoncturelle qui associe le vin aux jeux de hasard. Il ne s’agit donc pas de l’interdiction absolue que le juridisme musulman voudra imposer par la suite, sans grand succès d’ailleurs, si l’on en juge par l’importance – dans l’ensemble du monde musulman et à travers les siècles – de la poésie bachique, tant en arabe qu’en persan et plus tard en turc. (p294)
Chacun croit savoir que le paradis coranique est peuplé de houris, en quelque sorte cadeau et promesse de jouissance de la divinité à ses élus de toutes les époques. (p295)
La vision coranique du service du paradis a évidemment partie liée avec les représentations de faste et de luxe déjà repérées dans le djanna. […]. L’obsession de ce que nous appellerons le « hourisme » coranique tend à faire oublier une autre catégorie de desservants. Il s’agit des éphèbes échansons. (p296)
De cette vision des garçons au service des élus du paradis qui renvoie manifestement à une pratique terrestre, on doit rapprocher un passage parfaitement explicite concernant les esclaves filles. Elles étaient présentes aussi bien que les garçons dans les maisons d’importance, que ce soit chez les sédentaires ou chez les nomades. Les esclaves pouvaient soit être des captifs de guerre ou de razzia, soit avoir été vendus dans le circuit commercial de l’esclavage. […]. Les femmes et les filles sont sexuellement à la disposition de leur maître selon les mœurs de l’époque. (p298)
Les houris coraniques vont apparaître dans le même cadre que les éphèbes échansons et au sein de la même section des sourates mekkoises qui dressent le décor des plaisirs de la djanna. En revanche, la présence des femmes de paradis sera effacée à Médine. (p299)
La sourate LXXVIII produit une séquence significative mettant en scène l’évocation de ces jeunes filles, qui jouent somme toute un rôle similaire à celui qui est imposé aux esclaves terrestres. (p299)
[Les jeunes esclaves] sont là pour répondre au désir sexuel des reposants du paradis. Dans cette société, il n’y a là rien d’extravagant. La situation de la djanna eschatologique ne fait que reproduire dans des conditions idéales de sécurité et de volupté ce qui se passe sur terre dans les séances de plaisir qui réunissent les hommes entre eux. Cela ne se déroule évidemment pas dans le cadre familial, au sein duquel ne saurait exister ce type de réunion. (p301)
Il est par contre totalement aberrant de tenter d’édulcorer la brutalité de ces mœurs pour faire de ces jeunes courtisanes divines des épousées, comme on le lit chez les traducteurs. (p302)
Quant à la femme au regard constamment baissé, elle ne connote pas la modestie [… ou le regard chaste …]. En fait, ces filles ne regardent pas et ne doivent pas regarder ce qui est autour d’elles. Leur attitude renvoie à la représentation de la femme qui est perçue et se perçoit elle-même comme un objet sexuel. Ce n’est pas à elle de choisir un partenaire masculin en s’autorisant ne serait-ce qu’à lever les yeux. […]. Ainsi la femme au regard constamment baissé pratique-t-elle une sorte d’autoclaustration. (p307-308)
La tradition musulmane [...pense] que les filles de paradis, bien que déflorées par ceux auxquels elles sont destinées, demeurent éternellement vierges […]. Ces jeunes accouplées ne parlent ni ne pensent. Elles ne sont que des corps consentants offerts à la jouissance. Elles reproduisent, selon le cadre mental de la société d’alors, le rapport du maître à l’esclave […]. (p309)
On voit que le développement exponentiel de la représentation du paradis coranique, que ce soit dans le monde musulman pour en vanter les délices ou en dehors pour en dénoncer la lubricité, repose sur un maigre corpus coranique (p310-311)
Les séances houristes des chefs de famille (mekkois) ne sauraient impliquer leur progéniture quand bien même celle-ci se serait ralliée à la cause d’Allah. La coexistence entre la consommation des houris par les pères et la présence des fils est anthropologiquement totalement impossible. (p315)
[…] il ne s’agit pas [d’autoriser le chef de famille] à maltraiter ses épouses ce que, d’ailleurs, la tradition tribale lui interdirait ; l’épouse maltraitée ne manquerait pas de quitter son épaoux pour rejoindre son clan paternel ; il s’agirait encore moins d’en arriver à des voies de fait graves, car cela entraînerait l’application automatique du qisâs ; c’est ainsi que, de manière symétrique, l’homme en charge d’une famille ne peut avoir un comportement violent […] vis-à-vis des siens et en particulier ses épouses […]. (note p317)
Il nous faut bien sûr noter que nulle belle aux yeux noirs n’est promise à ceux qui vont vivre au paradis après avoir été tués au combat. (p318-319)
[Concernant le paradis que nous attribuons aux familles] Il n’y est nullement question de séances où l’on consomme à volonté le vin délectable servi par des éphèbes avant de cohabiter avec des belles aux yeux noirs. Ces trois passages médinois sont beaucoup plus sobres. Ils ne dérivent pas d’un imaginaire de beuverie entre compagnons de plaisir. Il n’y est question que d’« épouses purifiées ». (p319)
Les élus (masculins) des jardins paradisiaques, qui représentent toujours les chefs de famille responsables des leurs, auront à leurs côtés des épouses purifiées. Est-ce à dire qu’elles seront délivrées des pollutions humaines, par exemple de leurs menstrues ? Le texte n’en dit pas plus et ne commente pas. On ne saura rien, cette fois, de ces épousées, ni de leur âge ni de leur conformation, ni de leur disponibilité ni de leur statut. […]. Il y a en tout cas un hiatus considérable entre les esclaves de plaisir du hourisme mekkois et la sobriété du propos qui s’affiche ici. Le decorum mekkois a complètement disparu. On sait que, par ailleurs, les familles de bonne conduite seront présentes aux côtés de leurs chefs de parenté. La mise en scène des femmes légitimes dans un lieu de plaisir, fût-il paradisiaque, se heurtait à une impossibilité anthropologique. Le quotidien paradisiaque de la famille de l’élu n’est jamais affiché. Il est vrai qu’il ne pouvait pas l’être, en vertu des normes sociales selon lesquelles la demeure privée d’un homme, là où se trouvent les siens, femmes et enfants, doit être soustraite aux regards. Cette réserve semble désormais s’appliquer aussi aux plaisirs licites du chef de famille, qui sortent désormais complètement de l’extravagance des représentations du hourisme et deviennent étonnamment discrets. Tel serait l’élu en son séjour durable, comme il aurait été durant sa vie terrestre, avec simplement désormais l’assurance d’un avenir qui ne mette plus les siens en danger. (p321)
C’est en effet un véritable élixir de sédentarité qui est promis à ceux qui sont admis dans la djanna pour avoir rempli leurs obligations de solidarité en ce monde. Le séjour des élus s’y caractérise par une totale absence de déplacement. Elle offre donc un violent contraste avec ce qu’avait été leur vie terrestre, tout entière marquée par la nécessité de trouver une bonne guidance. Cette fonction terrestre vitale qui faisait figure de hantise de tous les instants s’efface ainsi totalement au paradis, comme si les hommes qui y étaient accueillis étaient arrivés à un point de destination définitif et qu’ils n’avaient plus besoin d’être constamment en quête d’une direction à suivre. (p322)
‘C8 – Le don terrestre de subsistance (p325)
On ne saurait mettre sur le même plan le don eschatologique, qui reste de l’ordre de la rétribution promise, et le don de subsistance, qui régit la vie réelle au quotidien. […]. Quelles que soient les promesses eschatologiques qui sont faites, la divinité coranique doit donc être présentée avant tout comme dispensant des dons terrestres ici et maintenant. Nulle alliance ne vaut, nulle guidance non plus, si l’une et l’autre ne débouchent pas sur le don immédiat. (p325)
Si les chameaux existent, c’est qu’Allah les a fait tels spécialement pour les hommes de tribu, et il leur a donné une double utilité, un moyen de déplacement et de subsistance puisque l’animal est consommable. Ainsi la Création ou plutôt les choses créées sont-elles mises directement en rapport avec les besoins vitaux de l’homme de tribu. La Création n’a d’autre finalité que de répondre à ce dont il a besoin pour vivre dans le milieu écrasé de contraintes qui est le sien. […]. Foin de tout esthétisme dans une société de ce type. Tout est axé sur une utilité immédiate. Si elle veut être entendue des hommes de ce temps, il n’était à la parole coranique que de se conformer à ces impérieuses exigences. (p334)
Al-Razzâq, est le nom de Dieu qui désigne ses fonctions de « distributeur de subsistance », inépuisable et sans limite. (p340)
C’est en quelque sorte pour éviter une mise en concurrence de l’homme avec le divin qu’il est recommandé que le donateur humain s’abstienne de faire aumône avec « ostentation », ri’â, et d’attendre un retourt de celui qui a été fait bénéficiaire du don qu’il a prodigué, mann. (p342)
Il reste que c’est la divinité qui cherche à s’attribuer cette conduite humaine, dupliquant à nouveau, pour mieux s’en emparer, les pratiques sociales. Cela se fait bien évidemment avec un effet multiplicateur qui met la puissance divine hors de portée de toute prétention de concurrence humaine. […]. En contrepartie de cette totale pourvoyance de tout ce qui fait besoin, la gratitude humaine, shukr, est évidemment réclamée. Mais, face au don divin inépuisable et permanent, cette gratitude est donnée comme peinant à suivre, c’est-à-dire à remplir ses engagements. (p343)
L’homme se trouve ainsi cantonné dans la position d’être constamment redevable à son dieu, sans jamais se libérer de la dette qu’il continue à contracter, jour après jour, à son égard. (p343-344)
Ce n’est pas le Coran qui apporte ces règles. Elles ne sont en rien nouvelles ; elles sont celles de sa société. Le Coran ne fait que s’y conformer en y impliquant l’action de son dieu. (p344)
C’est Dieu qui fait tomber la pluie et monter la végétation. Mais, si l’homme s’illusionne et croit avoir pouvoir sur sa récolte – sans reconnaître à qui il la doit –, alors Dieu lui reprend ce qu’il lui a donné. La terre est moissonnée par Dieu. Elle devient vide pour l’homme comme si rien n’y avait été jamais plantée. (p346)
‘Conclusion : les modalités du croire (p349)
Dans l’Arabie païenne du VIIe siècle, qu’il s’agisse des hommes ou des dieux, une alliance doit pouvoir continuer à prouver son utilité dès lors qu’elle a été conclue. Sinon, elle ne présente aucun d’intérêt et elle peut valablement être rompue. On ne croit pas pour croire. On ne peut croire ou, plus exactement, croire en l’efficience de celui, homme ou dieu, auquel on se lie de fidélité qu’à la condition de recevoir une contrepartie concrète de sa croyance. C’est pour cette raison que la fonction donatrice, voire hyperdonatrice, de la divinité coranique est constamment mise en avant. (p349-350)
Les conquérants expatriés durent progressivement commencer à construire les bases d’une société nouvelle sur des terres qui leur étaient à peu près totalement étrangères d’un point de vue anthropologique. On peut estimer que le processus dura environ deux siècles, avant de se stabiliser pour un temps puis de connaître d’autres évolutions, au contact de populations allogènes, comme les Turcs d’Asie centrale qui prirent pied peu à peu au coeur du pouvoir musulman. Il ne fait pas de doute que les chefs du premier espace musulman durent forcément s’acclimater au sortir d’Arabie et socialement s’adapter sur tous les plans. (p350)
C’est donc évidemment avec la contribution décisive des populations allogènes que put émerger la nouvelle religion. Mais cet islam dogmatique, aussi bien producteur de mythes, est fort différent, dans ses enjeux et ses contraintes collectives, de l’alliance tribale première que propose le Coran. Cet islam expatrié et reconfiguré est l’ancêtre historique de l’islam moderne et contemporain, beaucoup plus que l’islam d’origine. La grande illusion des musulmans d’après est de vouloir croire à toute force qu’ils se rattachent directement à la période initiale […]. L’illusion de ce rattachement relève cependant d’une contrainte collective qui est celle, commune à toute société, de se donner un fondement mythique et d’adosser sa légitimité à des récits d’origine. (p351)
Une religion millénaire s’invente ou se réinvente à chaque époque. Les croyants, sans le savoir, en reconstruisent et en recomposent le paysage imaginaire aussi bien que dogmatique en fonction de ce qu’ils sont. (p351-352)