À la notion d’effondrement, qui dépolitise les enjeux en postulant une trajectoire unique et comme jouée d’avance, on opposera celle de basculements, qui permet de faire place à l’imprévisibilité croissante de notre temps et au rôle central de la mobilisation politique. Des basculements se produiront en effet, à relativement court terme, sur fond d’une crise systémique du capitalisme, certes produite par les « contradictions » environnementales qui ravagent la planète, mais aussi par des tensions internes entre un capitalisme fossile et un capitalisme techno-« écologique ». Sur cette base analytique, le livre esquisse plusieurs scénarios, tous parfaitement vraisemblables à ce stade.
Il en est un sur lequel il attire particulièrement notre attention : celui d’une ouverture des possibles synonyme de basculements sociétaux et civilisationnels considérables qui nous engageraient vers des manières de vivre échappant aux logiques du système-monde capitaliste. Et nous placeraient face à des questions fondamentales : que peut être un agencement de la production qui renonce à la centralité des déterminations économiques ? Que peut être une politique qui privilégie l’autogouvernement populaire et assume une relocalisation communale ? Comment nouer de nouvelles relations aux non-humains qui cessent de nous extraire des interdépendances du vivant sans pour autant dissoudre entièrement la notion d’humanité ? Et par quels chemins faire croître de tels possibles ?
Autant de questions auxquelles Jérôme Baschet – avec une érudition, une clarté et une liberté de pensée exceptionnelles – esquisse des réponses aussi plausibles et documentées qu’éminemment désirables.
< 4e de couverture >
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Je me permet de vous proposer ici le chapitre 4, avec lequel je me sens particulièrement en phase, et qui traduit avec simplicité nombre de mes propres préoccupations.
4. Basculements anthropologiques : Terrestres de tous les mondes, communisons dans les différences !
L'onde de choc d'un ébranlement anthropologique s'est fait sentir au cœur de la crise du coronavirus. Par-delà les appels au grand examen de conscience et les invitations à privilégier l'essentiel plutôt que les routines de l'accessoire consumériste, on a vu se fissurer les illusions de toute-puissance entretenues par les prouesses réputées sans limite des technosciences. Car voilà que, soumise aux attaques d'un infime fragment de l'à-peine vivant, l'humanité qui rêvait d'échapper aux contingences de son existence biologique s'est trouvée confrontée à l'évidence de sa fragilité et de sa vulnérabilité. Certes, les idéologues de la globalisation, comme Yuval Noah Harari, n'ont pas manqué de proclamer l'éternel triomphe de la science, que le défi de la pandémie ne pouvait qu'encourager à de nouvelles victoires sur la mort. Mais, de même qu'au lendemain de la Première Guerre mondiale les « civilisations » ont découvert qu'elles étaient mortelles, selon le mot si souvent répété de Paul Valéry, un siècle plus tard, c'est l'humanité qui se découvre tout entière mortelle, dans l'intuition que la pandémie de Covid-19 pourrait n'être qu'un épisode au sein d'un long cycle de catastrophes sanitaires et environnementales.
Malgré la foi inchangée des fanatiques du monde de l’Économie, l'ébranlement ressenti a permis au doute de s'immiscer dans mille petites fissures et a sans doute amorcé une profusion de bifurcations, légères ou plus appuyées, individuelles ou plus collectives. La relation que la société de la marchandise a instaurée avec le monde vivant, autorisant l'appropriation et l'exploitation sans retenue des ressources naturelles, est en première ligne de ces remises en question. Mais l’ensemble des caractéristiques de la modernité doivent également être passées au crible de la critique. C'est le cas de la coupure naturaliste entre l'humanité et la « Nature », mais aussi de l'illusion individualiste du sujet autonome ou encore de l’universalisme abstrait, qui a accompagné l’essor de l’hégémonie occidentale. Défaire ces trois nœuds, c'est contribuer au basculement anthropologique en cours, puisque c'est alors toute une construction de l'Homme, à la fois comme sujet individuel, comme représentant de l'humanité et dans son rapport au non-humain, qui s'effondre. Pour chacune des questions soulevées, on tentera de faire place à d'autres anthropologies émergentes, aptes à conjoindre la reconnaissance d'une condition planétaire et la profusion de mondes communaux soucieux du bien-vivre de toutes et tous.
Sortir du naturalisme
Par « naturalisme », on entend un ensemble de représentations qui dissocient l'humanité de la nature et la placent en surplomb de celle-ci. Traversant l'être humain lui-même, divisé entre sa part biologique et sa part sociale, ce grand partage entre nature et culture n'a rien d'universel. Il est même, comme l'a souligné Philippe Descola, « la chose du monde la moins partagée ». C'est en Europe qu'il émerge à partir du XVIIe siècle. Certes, le récit de la Genèse conférait déjà aux humains un pouvoir de domination sur les autres êtres vivants ; mais ils n'en restaient pas moins des créatures, englobées dans un univers pensé comme Création, fruit de la volonté divine. Le basculement décisif peut être situé au début du XVIIe siècle, avec Bacon, Galilée et Descartes. Ce dernier signe, en 1633, ce qui apparaît comme l'acte de naissance de la Nature, au sens moderne du terme : « Par la Nature, je n'entends point ici quelque déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire ; mais je me sers de ce mot pour désigner la matière même. » La Nature n'est plus alors pensée en référence à une entité divine, à laquelle elle serait assimilée ou dont elle serait une sorte de double, chargé de mettre sa volonté en acte dans l'univers. Elle n'est, dès lors, rien d'autre que la matière, que Descartes ramène à l' étendue, c'est-à-dire aux mesures de longueur, hauteur et profondeur qui permettent d'en rendre compte à travers les lois d'une science physico-mathématique. Le basculement qui fait passer du monde comme création à la Nature est considérable. Alors que la première était toujours pensée dans son rapport au Créateur, la Nature s'éloigne de Dieu, autant qu'elle se sépare de l'Homme. Certes, le corps de celui-ci, en tant que « chose étendue », relève de la Nature, mais ce qui le constitue comme personne et comme être humain, à savoir son âme (la « chose pensante »), se trouve désormais en complète extériorité par rapport au monde . Un renforcement très marqué du dualisme de l'âme et du corps accompagne donc l'accentuation de la dissociation entre l'homme et le reste du vivant, à commencer par les animaux-machines avec lesquels l’être rationnel ne partage plus aucune qualité ou aptitude. S'étant extrait de la Nature autant qu'il l'a expulsée de lui, l'homme s'est aussi placé en position de supériorité vis-à-vis d'elle. Débarrassée de tout lien avec le divin et dégagée de toute dimension sensible, la Nature est alors constituée en objet de connaissance et livrée à la science des corps et de l'étendue. Selon la célèbre formule du Discours de la méthode, la mise en œuvre technique du savoir scientifique ouvre la possibilité de se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Certes, cet énoncé ne postulait pas une domination établie par principe, mais pointait un lointain horizon à atteindre. Il n'en a pas moins contribué à faire de la maîtrise possessive exercée sur la nature un but éminemment désirable. C'est bien là ce qui s'est concrétisé avec la tendance sans cesse accentuée, tout particulièrement à partir des débuts de l'industrialisation, à exploiter sans retenue les ressources naturelles.
Mais, à l'heure où les humains ne peuvent plus occulter qu’ils ont perdu la maîtrise de leur maîtrise de la nature, rompre avec ce grand partage constitutif de la modernité est devenu impératif. Mais comment ? On ne peut prétendre ressusciter le passé de la tradition occidentale, ni embrasser telles quelles les cultures d'univers lointains, extra-européens, car il est vain de croire qu'on pourrait changer d'ontologie comme on change de chemise. Il convient plutôt de partir de la critique de la modernité, de l'analyse de ses impasses désormais flagrantes et de l'expérience des mondes nouveaux qui, ici même, commencent à poindre, mais sans négliger les précieux points d'appui qu'apportent les trajectoires non occidentales, autant par l'effet de révélateur que produit l'écart comparatiste que par leur force propre de suggestion. Dès lors que la discontinuité naturaliste entre les humains et la nature apparaît comme le noyau des représentations qui ont contribué à livrer les ressources naturelles à l'avidité extractiviste, le premier pas à accomplir paraît assez aisé à identifier. Il consiste à s'acheminer, a contrario, vers une option continuiste qui, d'une manière ou d'une autre, réintègre l’humain au sein du monde naturel. Pourtant, si une telle affirmation est décisive, la difficulté ne fait alors que commencer. De quelle(s) manière(s), en effet, penser cette réintégration ? Et quelles relations nouvelles en découlent ?
Disons d'emblée qu'on avancerait notablement en admettant qu'il ne s'agit pas de définir une relation et une seule. Le temps qui aspirait à lier émancipation et modèle universel est révolu. Le naturalisme a certes eu partie liée avec la prétention universaliste de la modernité, mais c'est précisément pourquoi son dépassement doit être associé à l'efflorescence d’une multiplicité d'options cosmo-ontologiques. Par ailleurs, il faut noter que le désir de réintégrer l'humain dans la nature s'expose à un biais, car la notion même de « nature » risque de reproduire, explicitement ou subrepticement, l'extériorité qu'il s'agit de récuser. Parvenir à penser les humains que nous sommes comme partie intégrante du monde du vivant pourrait s’avérer déjà plus satisfaisant.
Pour certains, de telles conceptions doivent être (ré)inventées en s'appuyant sur les apports des sciences du vivant, dont les renouvellements récents nourrissent la compréhension des interdépendances sans lesquelles la vie sur Terre n'aurait pu se développer et qui, ce faisant, contribuent à remettre en question la supposée exception humaine. Pour d'autres, ces conceptions existent déjà dans des traditions culturelles à la fois anciennes et toujours vivaces, comme celles des peuples amérindiens qui invoquent la Terre-mère. On peut certes se gausser des usages new age auxquels cette notion donne lieu parfois ou bien encore discuter des implications patriarcales du lien ainsi établi entre le féminin et le maternel. Mais on peut aussi rappeler que la figure de la Terre-mère, comme génitrice de tous les êtres vivants, humains et non humains, est également présente dans la tradition occidentale, dans l’Antiquité grecque et romaine, puis encore au Moyen Âge -ce qui réduit en partie l'exotisme supposé de la notion. Quoi qu'il en soit, si la Terre est mère, pour les peuples amérindiens d'aujourd'hui, c'est parce qu'elle est source de vie. Généreuse mais parfois aussi redoutable, elle est cette puissance englobante dont tous les êtres dépendent pour pouvoir vivre -ce qui impose des obligations envers elle et exige des marques de respect en partie ritualisées (par exemple, des offrandes et des prières qu'il convient de faire avant les semailles).
Les zapatistes du Chiapas mettent l'accent sur l'appartenance commune qui découle du lien à cette puissance englobante : « La terre ne nous appartient pas, c'est nous qui lui appartenons. » L'expression est d’autant plus remarquable qu'elle se démarque, sans pour autant la nier, de la revendication historique associée à la figure d'Emiliano Zapata : « La terre est à celui qui la travaille. » Mais cette formule, dont le mérite est de privilégier l'usage direct sur la pleine propriété, est désormais subordonnée à la reconnaissance d'une inappropriabilité, qui est la condition de tout usage. Quant à celles et ceux dont les manières d'être ont été modelées par les croyances de la modernité, il est assez compréhensible qu'ils ne soient pas disposés à admettre que la Terre est leur mère. Pour autant, rien n'interdit d'entendre ce que cette notion permet d'exprimer. De quelque manière qu'on la nomme, ils' agit de signifier la puissance englobante du vivant dont nous faisons partie, ce qui n'impose pas nécessairement de lui attribuer une volonté unifiée. L'important est la reconnaissance d'un plus-grand-que-nous, inappropriable et dont toute vie dépend.
Deux dimensions plus spécifiques peuvent donner corps à cet englobement de l'humain dans le vivant : d'une part, la mise en évidence d'interactions et d'interdépendances dont l'humain serait partie prenante ; d'autre part, l'affirmation d'une communauté vitale partagée. Cette dernière est patente dans les cultures amérindiennes. Ainsi, les Mayas du Chiapas considèrent que tous les êtres vivants – humains, animaux et végétaux – sont dotés d'un ch’ulel, une entité animique qui leur confère leurs capacités vitales. Même si les ch’ulel diffèrent selon les espèces, le partage de cette composante essentielle de la personne humaine crée une forme de communauté avec le reste du monde vivant. Dans d'autres cultures, cette continuité du vivant peut se manifester selon d'autres modalités. Ainsi, dans la tradition chinoise, l'énergie du qi, dont le yin et le yang sont deux états particuliers, est le souffle primordial qui se répand dans l'univers et anime la totalité des êtres qui le composent. Il y a là un plan d'indistinction où circule une énergie commune à tous les vivants, humains et non humains, et plus largement à l'ensemble du cosmos. Ainsi, malgré la forte différenciation des existants, l'humain est intégré à l'univers par une continuité substantielle. Au demeurant, une telle communauté animique n'est pas tout à fait étrangère aux traditions européennes antérieures à la modernité. En effet, dans les conceptions chrétiennes médiévales, en partie reprises d'Aristote, l'âme humaine réunit trois puissances : si la puissance rationnelle lui appartient en propre, sa puissance sensitive (ou âme sensitive) est partagée avec les animaux et sa puissance végétative (celle qui confère la vie) l'est avec eux comme avec les végétaux. Malgré la valeur supérieure de l'âme rationnelle, qui confère sa prééminence à l'être humain, il y a là, comme en mineur, la marque d'une continuité substantielle partielle. Il n'est guère étonnant que Descartes se soit employé à la faire voler en éclats, en ruinant l'idée de l'âme comme principe de vie du corps. C'est alors que le véritable dualisme a pu commencer.
Il faut maintenant prendre en compte les risques auxquels s'expose l'effort pour réintégrer l'humain dans le monde du vivant, surtout lorsque celui-ci prend les allures d'une totalité unifiée. Le plus-grand-que-nous peut en ce cas être conçu comme un ensemble cosmique régi par un principe d'harmonie. Et celle-ci peut être invoquée comme la caractéristique d'un ordre intangible que les humains ne sauraient modifier. Mais il serait périlleux de se rallier de façon acritique à de telles conceptions qui sont, notamment, celles de la pensée traditionnelle chinoise. Dans ce cadre, l' agir humain ne saurait, sans commettre une faute grave, altérer un ordre terrestre légitimé par sa correspondance avec l'harmonie cosmique. Il convient donc d'éviter que l'harmonie du grand Tout oppose par·avance une fin de non-recevoir aux aspirations émancipatrices et au désir d'invention continuée des formes d'organisation collective. Et sans aller jusqu'en Chine, on peut rappeler que certains courants de la pensée écologique ont développé une vision largement mythifiée de la Nature, devenue un absolu éternisé et normatif auquel les collectifs humains sont sommés de se soumettre entièrement. Sans doute faut-il, pour déjouer de tels risques, œuvrer à préserver le plus-grand-que-nous de tout essentialisme, par sa pluralisation comme par la reconnaissance de sa processualité.
La deuxième difficulté tient précisément à la manière de concevoir le monde du vivant. Le risque est d'en revenir au grand Tout indifférencié, en postulant l'unité essentielle de la vie par-delà l'instable diversité de ses formes changeantes. Pourtant, le monde du vivant apparaît plutôt comme un tissu d'interdépendances particulières entre des formes de vie hétérogènes, largement étrangères les unes aux autres, malgré des interactions multiples et des processus décisifs de coévolution. Sans doute serait-il appauvrissant, sinon oppressif, de dénier tout ce qui distingue les modes d'existence de chaque espèce et de diluer les singularités de leurs interactions dans le grand maelström d'un « tout est dans tout » qui reconduirait toujours au même. En voulant défaire l’exceptionnalité de l'Homme, on en viendrait alors à lui dénier toute particularité et à dissoudre entièrement l'humain dans l'unité du vivant, ce qui pourrait s'avérer non moins pernicieux que les travers auxquels on cherchait à échapper. De fait, la singularité de l'espèce humaine a acquis, durant l' Anthropocène-Capitalocène, un caractère brutalement incontournable ; et même si on doit attribuer ce triste privilège non à une espèce mais à un système civilisationnel bien particulier, il n'en reste pas moins que c'est seulement parmi les humains qu'a pu se concrétiser une telle capacité à altérer drastiquement les conditions de vie sur Terre. Et c'est aussi pourquoi incombe en propre aux humains – même s'ils ne pourront y parvenir sans l'aide des non-humains – la responsabilité d'interrompre cette œuvre destructrice et de recréer, autant que possible, les conditions d'une efflorescence du vivant sur cette planète.
À ces raisons très générales, la crise du coronavirus pourrait bien en avoir ajouté d'autres, plus précises mais non moins impérieuses. Nous n'avons jamais autant parlé de barrières d'espèces qu'à la faveur de la pandémie de la Covid-19. Et ce parce que, dans les dérèglements de l'Anthropocène, se multiplient les maladies survenant lorsqu'un agent infectieux passe d'une espèce animale à l'humain. Même si nous prétendons célébrer l'unité du vivant, le caractère éminemment indésirable d'une telle communauté virale est apparu en toute clarté. On sait pourtant que c'est l'action humaine, modelée par les injonctions maximalistes et productivistes du capitalisme, qui a créé les conditions d'une multiplication de tels sauts d'espèce, notamment au sein des formes concentrationnaires de l'élevage industriel ou encore par la déforestation qui détruit les milieux habités par les animaux sauvages. Ainsi, si la crise du coronavirus rappelle, comme toutes les crises écologiques, l' omniprésence des interdépendances du vivant dont l'espèce humaine ne saurait s'abstraire sans danger mortel, elle fait aussi comprendre combien il importe, sans dénier la part nécessaire des interactions, de maintenir de saines barrières entre les espèces et, tout particulièrement, d'éviter d'empiéter sur leurs habitats respectifs. S’esquisse ainsi, en un judicieux exercice de proportionnalité, l'équilibre à tenir entre deux exigences : ne pas extirper l'humain du reste du vivant, mais ne pas non plus l'y fondre entièrement.
Que faire alors de la notion d'humanité ? Faut-il la préserver, au risque de reconduire un humanisme moderne qui n'a pu placer l'Homme sur un piédestal qu'en le dissociant de la Nature ? Ou doit-on y renoncer pour mieux faire droit à une communauté plus vaste, incluant humains et non-humains ? On suggérera plutôt qu'assumer notre appartenance à la communauté de tous les habitants de la planète Terre ne conduit pas nécessairement à rejeter toute notion d’humanité. Certes, sa conception humaniste, combinant dissociation d'avec la Nature et idée abstraite de l'Homme lui-même, doit être balayée. Mais il est possible de forger une autre idée de l'humain, débarrassée du grand partage naturaliste. On a dit en quoi les humains avaient une responsabilité spécifique – très inégalement répartie mais néanmoins exclusive au regard de toutes les autres espèces –, à la fois dans la destruction en cours et quant aux actes nécessaires pour la freiner et réparer ce qui peut l'être encore. Reconnaître cette double responsabilité interdit de dissoudre entièrement l'humain dans le reste du vivant – mouvement dont on vient de rappeler qu'il pourrait s'avérer non moins pernicieux que sa complète séparation d'avec la Nature. Enfin, il serait dommage de se priver du sens que les anciens Romains donnaient au mot humanitas : non pas le collectif de tous les humains, mais cette qualité éthique qui fait accueillir un ou une inconnue comme s'il s'agissait de son propre frère ou de sa propre sœur. L’hospitalité est donc l'expression concrète d'une humanitas qui permet d’échapper au rejet de l'étranger et à l’enfermement localiste. Bien entendu, il convient de proscrire toute idée d'une communauté humaine exclusive, a fortiori si elle devait prétendre disposer à son seul profit du reste du monde vivant. Au lieu de se refermer sur elle-même et sa prétendue supériorité, l'humanité doit reconnaître qu'elle n'est qu'une espèce parmi d'autres, impure et ouverte. Assumant ce qui n'est pas qu'humain en elle (son humanimalité), il lui faut réapprendre à vivre en se sachant traversée par de multiples interactions avec d'autres vivants, sans lesquelles il n'y aurait aucune vie en elle. Les chemins ne manquent donc pas pour tenter d'articuler notre double appartenance à la communauté des humains et à la communauté de tous les habitants de la Terre.
Sortir de l'individualisme
On comprend sans mal que l'urgence climatique et écologique ait fait du rapport au vivant un enjeu de réflexion omniprésent. Mais il existe une autre dimension des basculements anthropologiques en cours dont on débat moins volontiers et qui est pourtant tout aussi cruciale pour les mondes communaux émergents. Forgé au même moment que le naturalisme, l'individualisme est un autre pilier de la modernité dont il est également indispensable de se défaire. L'émergence de l'individualisme moderne peut être située en Europe au XVIIe siècle. Afin d' éviter les polémiques en partie stériles sur les multiples « naissances de l'individu » que certains voudraient situer qui dans la Grèce ancienne, qui au Moyen Âge ou à une autre époque encore, une précision terminologique peut s'avérer utile. Louis Dumont a clairement distingué deux notions de l'individu : d'une part, l'existence, reconnue dans toutes les cultures, de l'individu comme « homme particulier empirique » ; de l'autre, ce qui caractérise en propre l'individualisme moderne, à savoir l'individu comme être autonome, assumé comme valeur suprême et considéré comme prééminent par rapport à la société. Cette ligne de clivage, qui permet de marquer la singularité de la modernité, doit être maintenue, même s'il est souhaitable d'enrichir cette dualité pour faire une place aux nombreuses sociétés qui, sans s'en tenir à la simple reconnaissance de l'individu empirique, ne s'approchent pas pour autant de l'individualisme moderne. On peut d'abord associer à la première notion un trait universel relevé par Marcel Mauss : le sens de sa propre existence individuée, que manifeste la capacité à dire je. En outre, on peut repérer, dans de nombreuses sociétés anciennes et traditionnelles, une capacité à valoriser tant la singularité individuelle (certes relative et articulée à la prégnance des modèles sociaux) que le rapport à soi, sous la forme de la réflexivité et de l'intériorité. Le jeu des formes d'individualité peut ainsi s'enrichir, sans nécessairement tendre vers ce qui caractérise en propre l'individualisme moderne.
C'est bien un basculement majeur qu'introduit celui-ci. Avec Hobbes et Locke, les théories du contrat postulent un état de nature dans lequel les individus préexistent ·au lien social qu'ils décident d'instaurer. Imaginer une telle antériorité des individus et en faire la justification de l'organisation sociale et politique montre qu'il s'agit là d'un mythe d'origine tout à la fois de l'État, de la société et de l'individu moderne, prééminent en valeur et à partir de la souveraineté duquel l'ordre social et politique est pensé. Par ailleurs, le cogito cartésien (« je pense, donc je suis ») inaugure la figure d'un sujet qui tire son être de lui seul ; et, peu après, Locke fait de la conscience de soi le fondement de l'identité individuelle. Se met ainsi en place une conception de l'individu autofondé, constitué de lui-même. L'individualisme moderne émerge alors, avec un point de basculement qui tient à la conjonction du sujet autofondé, donc a-relationnel, et de l'individu prééminent par rapport au lien social. Il se développera ensuite en étroite relation avec l'affirmation du monde de l’Économie et de la politique étatique, car l'individu atomisé, c'est aussi l'acteur rationnel agissant en fonction de ses seuls intérêts et le citoyen libre mais réduit à l'exercice périodique de ses droits individuels.
Au point où nous en sommes désormais, il s'agit de savoir comment se débarrasser de ce pesant legs de la modernité. Comment se dissocier de l'individualisme, sans se contenter de l'inverser en fondant la prééminence du collectif sur le sacrifice de toute forme d'individualité ? Une tout autre piste peut être explorée, à condition d'identifier avec précision ce dont il convient de se défaire – à savoir l'exceptionnalité moderne d'un moi autofondé et a-relationnel. Mais à quoi cette exceptionnalité s'est-elle arrachée ? On doit ici faire droit à une conception relationnelle de la personne que les sociétés d'avant la modernité ont très largement partagée, sous des formes diverses. C'est précisément à de telles conceptions qu'on peut juger utile de s'intéresser, non dans le but d'adopter telles quelles les croyances de mondes lointains, mais afin de revitaliser une manière de concevoir la personne qui ne saurait émerger qu’à nouveaux frais et selon des modalités en partie inédites.
Dans une conception relationnelle, la personne n'est pas un moi défini par lui-même, mais un nœud de relations qui la lient à son milieu. Encore faut-il bien comprendre qu'il ne s'agit pas de relations qui viendraient s'ajouter à la personne préalablement individuée (à la manière des liens qui, dans notre monde connexionniste, s'affichent ou s'effacent d'un simple clic). Ici, il n'y a pas d'abord la personne, puis les relations : ce sont les relations qui font la personne. Celle-ci s’individue à travers les relations qui la constituent dans le processus même d'individuation, à moins qu'elles ne la précèdent. De fait, avant même de naître, l'enfant a déjà une place dans un réseau de relations qui lui préexistent et qui le lient à ses parents, à des ancêtres défunts et à son groupe familial, à des entités non humaines, mais aussi à une langue, une histoire et une culture particulières. Dans une telle approche, comme le note Eduardo Viveiros de Castro, « les personnes sont intégralement constituées par leurs relations » ; et c’est là précisément ce que vient rompre la conception moderne de la personne, fondée sur le déni des interdépendances qui lui permettent d'exister.
Dans les sociétés traditionnelles, les entités animiques qui composent la personne contribuent à inscrire en elle de telles relations. Bien souvent, ces entités animiques proviennent du groupe de parenté, soit d'un parent récemment décédé dont elles transmettent certains aspects de la personnalité (et parfois même le sexe, comme chez les Inuits), soit à partir d'un stock animique familial ayant fait l'objet d'un processus préalable de dépersonnalisation (par exemple, en Chine). Selon des modalités très variables s'inscrit ainsi dans la personne même une relation d'appartenance à son groupe de parenté. Des liens avec le milieu non humain peuvent également être mis en jeu. Ainsi, les Mayas du Chiapas considèrent que leur ch'ulel est dédoublé, vivant à la fois dans la personne et à l'intérieur d'une montagne abritant une société parallèle. En outre, d'autres entités animiques (lab chez les Tseltals, wayjel chez les Tsotsils) peuvent être des animaux (chien, chat, aigle, jaguar, papillon ... ) ou encore une rivière, le vent, la pluie ou l'éclair, ainsi que des personnages associés à l'histoire coloniale, comme l'évêque ou le curé. Ici, la composition relationnelle de la personne est poussée jusqu'à inclure en elle à la fois des liens au milieu de vie, aux forces cosmiques et à l'histoire collective.
Privilégier une conception relationnelle de la personne a des implications considérables. Cela permet de défaire la supposée incompatibilité entre l'individuel et le collectif, postulée par la modernité. Il n'y a plus à choisir l'individuel contre le collectif (l'individu ne pouvant être tel qu'en prétendant s'affranchir de toute forme de dépendance) ou le collectif contre l'individu (le collectif n'étant envisagé que comme renoncement à la liberté et à la singularité individuelles). Un tel choix devient même tout à fait inconcevable, puisque l'individuel et le collectif s'instaure l'un par l'autre, et non l'un contre l'autre. Il n'y a pas d’existence qui ne soit co-existence : existence-avec, mais surtout existence-par-et-à-travers d'autres que soi. Il devient impossible de dénier que l'étoffe dont sont faites les individualités est collective. Le je n'est pas seulement je ; il n'est tel que parce qu'il est tissé de multiples fils qui courent au-delà de lui-même. Il n'émerge que dans la trame d'un nous qui pousse au-delà de l'humain. Il y a nous, donc je est – ou encore, je est un nous – est sa formule, au plus loin du cogito cartésien. Dès lors, prendre soin de la dimension collective de l'existence et du milieu qui la rend possible, ce n'est pas faire le sacrifice de soi mais intrinsèquement prendre soin de soi-même. Il devient ainsi loisible de viser à la fois davantage d'individualité et davantage de collectif, dans une convergence possible, quoique jamais dénuée de frictions, entre capacité coopérative, art de prendre soin du collectif et épanouissement des singularités individuelles.
C'est ce qui permet d'envisager un basculement du règne des subjectivités compétitives, propre à la société de la marchandise, vers le primat des subjectivités coopératives, sans lesquelles une existence communale ne serait guère possible. Alors que la construction moderne de l'individu, mû par son seul intérêt, laisse entendre, chez Benjamin Constant par exemple, qu'il aspire à se replier sur ses activités privées et se réjouit, par conséquent, que ses représentants le déchargent de ses devoirs envers la chose publique, une conception relationnelle de la personne ne peut dissocier le souci de soi et le souci du collectif. Elle fait des attitudes coopératives, du goût du partage et du sens du service rendu à la communauté la matière même d'une existence indissociablement individuée et communale. Certes, il serait vain d' espérer une adéquation idéale et sans tensions entre les volontés et les désirs de chacun et de chacune. Et il est clair que le basculement des subjectivités compétitives vers les subjectivités coopératives n'a rien d'aisé, tant que les habitudes individualistes restent profondément incorporées. Malgré tout, l'entraide panse bien des plaies et les pratiques du commun renvoient les réflexes compétitifs à leur tristesse solitaire ou destructrice. On redécouvre qu'il n'est pas besoin de l'emporter sur autrui pour éprouver sa propre existence et que c'est bien plutôt en contribuant à la puissance collective de faire qu’elle peut s’épanouir pleinement. L'art de l'écoute est ici essentiel, car il ouvre la possibilité de se laisser transformer par autrui. À l'opposé de l'illimitation marchande, le sens de la proportionnalité n'est pas moins décisif : il invite à trouver le juste équilibre entre relationnalité et différenciation, – ce qui implique d'abord de reconnaître jusqu'où s'étend ce qui nous revient et où commence ce qui revient aux autres.
Aucun angélisme n'est ici requis. Il suffit de démentir que la vie communale serait rendue impossible par une supposée nature humaine égoïste – une illusion dont Marshall Sahlins a montré qu'elle était propre à l'Occident et manifestement construite à son image. Dans le monde animal, les comportements altruistes sont à peu près aussi répandus que les comportements égoïstes. Quant à l'animal humain, sa prématuration le rend beaucoup plus dépendant de son entourage et plus perméable aux apprentissages culturellement informés. Il faut donc renoncer à l'idée même de nature humaine, sauf à dire que l'humain est par nature ce que sa culture fait de lui. En ce sens, un monde où prévaut l'existence communale a toute chance d'encourager la part coopérative plutôt que la part compétitive des subjectivités, d'autant qu'une conception relationnelle de la personne fait éprouver, de l'intérieur, que prendre soin du collectif c'est intrinsèquement prendre soin de soi. En outre, cultiver le sens du commun n'implique en aucun cas de renoncer aux singularités individuelles, ni de dénier les espaces légitimes de l’intériorité et de la réflexivité. Certes, les discordances sont inévitables, comme les manquements au faire-commun ; et, en cas d'infraction aux règles collectivement assumées, des décisions visant à réparer le tort commis doivent être prises par les instances communales de justice. Ni la perfection ni la communion de saints ne sont requises ici. La seule chose qui importe, c'est que la part coopérative des subjectivités l'emporte nettement sur leurs inclinations égoïstes et compétitives, afin que puisse croître les mondes de l'existence communale. Tout comme la réintégration de l'humain dans le monde du vivant, la conception relationnelle de la personne conduit à assumer les interdépendances qui tissent la trame de toute vie, humaine ou non humaine. Cela invite à reformuler en partie le principe d'autonomie, ou d'auto-organisation, que l'on a situé au cœur de l'existence communale. À l'opposé du sujet moderne, atomisé et dissocié des liens qui rendent son existence possible, l'autonomie dont il s'agit ici croît dans la pleine reconnaissance de ces interdépendances. Elle ne conçoit l'existence que traversée par d’autres existences ; elle la sait constituée par des liens avec d'autres êtres, vivants ou défunts, humains ou non humains, avec des lieux et des milieux, comme avec les mémoires vives qu'ils charrient. Faudrait-il alors lier paradoxalement autonomie et hétéro-détermination ? On proposera plutôt d'opérer une distinction entre hétéronomie et hétérotrophie. Le premier terme désigne la soumission à des normes que d'autres nous imposent en déniant nos formes de vie propres ; le second, ce par quoi on se nourrit des relations à autrui, à ce qui n'est pas soi mais qui nous constitue. Reconnaître la dimension hétérotrophe de l'autonomie individuelle et collective, ce serait alors assumer les interdépendances constitutives de toute existence, sans pour autant cesser de récuser des relations de dépendance qui, excédant toute proportionnalité, deviennent exclusives et oppressives, colonisatrices et destructrices.
Sortir de l'universalisme
On a insisté dans le chapitre 3 sur la reconnaissance d'une condition planétaire en tous points opposée à l'homogénéité du global et susceptible de s’entrelacer à la relocalisation de l'expérience et à la prolifération des singularités qui en découle. On vient en outre de préciser que cette condition planétaire pouvait être conçue comme une double appartenance à l'humanité et à la communauté des Terrestres. Faut-il pour autant concevoir la planétarité comme une modalité de l'universalisme ?
Il faut ici repartir de l'universalisme des Lumières et des critiques qui lui ont été adressées. On lui a d'abord reproché d'être construit à partir d'une idée abstraitement unifiée de l'Homme, comme si l'affirmation de l'égalité en droit et en dignité impliquait d'omettre les différences concrètes entre les êtres réels. Même si l'universalisme des Lumières a pu être un instrument de lutte contre certaines formes d'inégalité, en particulier les privilèges de l'Ancien Régime, l'abstraction qui le sous-tend explique qu'il ait pu aller de pair avec l'invisibilisation d'autres discriminations, liées notamment au clivage colonial ou à la distinction de genre. Et, si l' on veut comprendre cette dimension abstraite de l'universalisme moderne, il n'est sans doute pas inutile d'évoquer l'universalisme chrétien qui en est la matrice. Celui-ci trouve son fondement chez saint Paul, qui a transformé le christianisme en religion universelle en affirmant : « Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus » (Galates 3, 28). Devenant fils de Dieu par la foi et le baptême, tous les humains sont rendus égaux – ou, plus exactement, ramenés au Même – par cette commune filiation, indifférente à toutes les différences.
Par ailleurs, on a reproché à l'universalisme des Lumières de n'être que l'universalisation de valeurs particulières, en l'occurrence occidentales. De fait, ce sont des Européens – de surcroît masculins et appartenant à certains milieux sociaux qui déclarent que les principes qu'ils énoncent sont universellement partagés. C'est ce que Immanuel Wallerstein a ironiquement qualifié d' « universalisme européen » – lequel, de fait, a accompagné l'expansion et la domination de l'Europe et la mise en place du système-monde capitaliste. En revanche, un « universalisme universel » reste entièrement à construire par un patient travail dialogique et interculturel, engagé sur un plan de stricte égalité impliquant la critique radicale de toutes les dominations, en particulier coloniales.
Comment alors assumer une perspective planétaire qui ne reproduise pas les vices de l'universalisme européen abstrait ? Convient-il d'élaborer une perspective universaliste reformulée de façon à échapper à ces travers ou vaut-il mieux renoncer à tout universalisme ? On s'inspirera ici de l'appel zapatiste à construire « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes ». C'est là non un banal éloge du pluralisme, mais une affirmation radicale de la multiplicité des mondes. De fait, les mondes de la vie communale sont nécessairement des mondes multiples : chacun d'eux engage une forme de vie singulière, liée à un territoire propre et à une histoire spécifique. C'est pourquoi, on l'a dit, une politique de l'autonomie est nécessairement une politique de la multiplicité. Encore-faut-il admettre qu'il ne s’agit pas ici de petites différences, d'opinion ou d'idéologie, mais bien d'une multiplicité de façons de faire-monde, ce qui engage des manières d'être, de faire et d'entrer en relation avec les autres profondément hétérogènes. La rupture avec l'universalisme moderne est ainsi manifeste, et son enjeu apparaîtra mieux si l'on rappelle que cet universalisme a imprégné la plupart des projets émancipateurs du XXe siècle. Se pensant comme réalisation de l'Universel, ceux-ci ont bien souvent privilégié les logiques unificatrices et homogénéisantes dont l'État-nation était l'incarnation ; et ils se sont fait un devoir de les imposer, si besoin par la force, aux minorités et aux groupes ethniques qui y étaient rétifs. À l'opposé de cette logique, l'affirmation zapatiste de la multiplicité des mondes condense un double combat. Elle récuse le monde-Un de l'économie, où l'équivalence abstraite de la valeur agit comme un rouleau compresseur qui abrase la singularité des mondes. Mais elle s'efforce aussi de faire comprendre qu'il ne saurait y avoir une seule manière de rompre avec la tyrannie capitaliste ; et, en cela, elle invite à s'écarter d'une conception de l'émancipation trop peu critique envers l'universalisme moderne. De fait, il est crucial de se faire à l'idée que le monde postcapitaliste sera tout sauf UN et qu'il n'existe pas qu'un seul chemin émancipateur. Au contraire, la destruction du monde de la marchandise doit être perçue comme la condition de la pleine efflorescence d'une multiplicité de mondes. Même le bien-vivre pour toutes et tous ne doit pas être compris comme un principe uniformisateur. S'il affirme la prééminence du qualitatif de la vie, il ne dit rien de la façon dont chaque collectif conçoit ce qu'est pour lui une vie bonne et digne. Le bien-vivre est un principe commun qui ouvre à la multiplicité de ses formes concrètes, en fonction des choix et des trajectoires des collectifs concernés.
Pour autant, invoquer « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes » ne saurait se limiter à la seule reconnaissance de la multiplicité des mondes, comme s'il ne s'agissait entre eux que d'une simple juxtaposition. Au contraire, l'affirmation de la multiplicité des mondes s'articule à ce « un monde » où tous peuvent trouver leur place. Ce « un monde » renvoie à ce que l'on a appelé ici notre condition planétaire. Ce « un monde », c'est d'abord la planète Terre qui, certes, existe avant tout pour ses habitants à travers ses lieux particuliers, mais que la dévastation induite par le productivisme capitaliste transforme en un enjeu partagé. Réparer le monde est ainsi le premier point d'ancrage du commun pour les multiples mondes qui l'habitent. Mais ce « un monde » est aussi à construire. C'est le faire-commun des mondes qui se rencontrent. Car ces mondes multiples ne prétendent pas demeurer autarciques, mais sont appelés à échanger, à coopérer et aussi à affronter au mieux leurs différends. Ils sont soucieux que leurs géographies et leurs mémoires s'interpénètrent, dans un processus où comptent autant les préoccupations partagées, la traductibilité toujours partielle des expériences et l'éclat troublant des écarts.
Mais comment concevoir l'unité – ou mieux, le commun – de la communauté planétaire ? Lors de l'inauguration de la rencontre dite « intergalactique », que les zapatistes avaient organisée durant l'été 1996, la major Ana Maria affirma que « nous sommes tous égaux parce que nous sommes différents ». Le paradoxal « parce que » suggère que l’égalité ne doit plus être définie en dépit des différences supposées leur faire obstacle, mais à partir de leur pleine reconnaissance. La suggestion est forte. Alors que l'universel entend produire de l'identique en rendant les différences indifférentes, le commun est pensé ici à partir des existences concrètes et de leurs singularités – c'est-à-dire dans la texture de leurs différences, sans jamais s'en abstraire. C'est ce qui fait tout l'écart entre l'universel de l'Un et un commun planétaire éprouvé dans sa multiplicité constitutive.
On relèvera que cette manière de concevoir le commun vaut également à d'autres échelles. Loin de toute idée de communauté-Une, identitaire et homogène, le commun de l'existence communale se vit aussi dans l'hétérogénéité. Et tandis que le commun de l'homogénéité est donné par avance – il n'est qu'une identité essentielle postulée –, un commun qui s’expérimente dans l'étoffe des différences est un commun toujours à faire. Cela appelle un art de la rencontre et de la traduction des mondes, un art de faire ensemble, avec et à travers les différences. Un certain sens de la proportionnalité peut y contribuer : une rencontre entre des mondes implique que l'expansivité des liens, propre à l'entrelacement désiré des devenirs relationnels, soit proportionnée au respect des manières de faire qui prévalent dans chacun de ces mondes. Il va de soi que les différences peuvent se faire divergences ou conflits, mais ni les unes ni les autres ne sauraient ruiner un faire-commun qui se construit dans l'hétérogénéité des mondes multiples. Ce qui, en revanche, lui serait fatal, c'est que l'un de ces mondes prétende l'emporter sur les autres, en les empêchant de prospérer ou en les écrasant. Dans l'écologie des mondes multiples, il n'y a pas de place pour les mondes qui ne font pas place aux autres mondes. Il n'y a pas de place pour le monde de la destruction des mondes.
Nombreux sont ceux qui, à l'universalisme, oppose un pluriversalisme. Mais en remplaçant « uni » par « pluri », le néologisme paraît troquer l'unité homogénéisante pour une pure prolifération des différences. Invoquer un pluniversalisme pourrait faire mieux sentir la conjonction du commun et des singularités. Mais si l'on définit l'universalisme des Lumières comme un universalisme de l'Un, qui vise l'identique et l’homogène, on pourrait plutôt opter pour lui opposer un universalisme de la multiplicité, qui récuserait toute indifférence aux différences. Une telle option ne manquerait pas de pertinence, en un moment historique marqué par le renforcement des identités essentialisées et excluantes. De fait, on aimerait échapper à la folie du monde actuel qui ne laisse pas d'autres options que d'affirmer l'Universel en récusant l'importance des différences (donc en déniant la pertinence de luttes particulières, comme celles des peuples indiens ou des groupes racisés) ou d'exalter les différences en les absolutisant (donc en niant toute possibilité de rencontre ou de lutte commune avec d'autres différences). Cela devient possible, à condition de conjoindre l'affirmation de la multiplicité des mondes et celle d’une communauté planétaire qui permet d'échapper à l’enfermement identitaire. Pour cela, le faire-commun ne saurait tendre à l'Un de l'homogène, de l'uniforme ou de l'unité abstraitement définie. Il doit au contraire se déployer dans l'hétérogénéité même des expériences, sans rien sacrifier des différences mais sans les absolutiser (car elles se transformeraient alors en identités fermées et excluantes). Assumer notre condition planétaire, c'est reconnaître une communauté de différences, dont le faire-commun se cherche dans l'hétérogénéité ouverte et relationnelle des mondes multiples.
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Il n’est pas de rupture possible avec le monde de la marchandise sans un véritable basculement anthropologique – ou plutôt anthropo-ontologique, puisqu'il concerne l'ensemble des êtres qui habitent la Terre. On ne peut espérer sortir du capitalisme sans récuser une modernité qui a pour principaux fondements le naturalisme, l'individualisme et l'universalisme – à quoi il faudrait ajouter la vision d'une histoire linéaire, identifiée au mouvement unique et illimité du Progrès. Une telle rupture ne doit pas nécessairement conduire à un retour aux mondes fondés sur la tradition, mais elle peut trouver en eux des points d'appui à partir desquels accentuer la critique de la modernité et s'élancer vers l'inédit. En outre, un tel basculement n’implique pas de dissoudre entièrement l'humain dans le vivant, ni les singularités individuelles dans le collectif, ni non plus le commun planétaire dans une pure prolifération de différences absolutisées. Mais il doit œuvrer à contre-courant du déni moderne des interdépendances, qu'il s'agisse des relations interpersonnelles qui font la personne ou de celles qui lient l'humain au reste du vivant. À la liberté des Modernes, rêve illusoire d'un je absolu déniant la trame relationnelle de l'existence, il convient désormais d'opposer la liberté des Terrestres : se sachant indissociables du tissu d'interactions du vivant, ces derniers assument l'hétérotrophie constitutive des existences communales comme condition d'une autonomie à la fois individuelle et collective.
Un tel basculement anthropologique est indispensable au plein épanouissement des existences communales. La constitution individualiste de la personne, adéquate à la société de la marchandise et à la représentation étatique qui l'accompagne, rend presque vaine la dynamique du faire-commun, ou du moins la mine et la circonscrit dans des formes étriquées. Au contraire, une conformation relationnelle de la personne nourrit l'existence communale et lui permet de se déployer en récusant toute incompatibilité entre sens du collectif et épanouissement des singularités. Et tandis que la politique étatique est associée à une logique de l'Un dont l'universalisme est la forme achevée, la politique de l'autonomie requiert de penser le faire-commun dans l'hétérogénéité (par exemple comme fédération de différences). Enfin, ce n'est que par la reconnaissance de la communauté des Terrestres que l’existence communale peut expérimenter un art d'habiter des lieux partagés. C'est en cela que les basculements analysés ici tracent les conditions de possibilité d'une cosmopolitique communale.
Mais cette dernière n'est pas seulement communale ; elle articule existence communale et condition planétaire. Jusqu'ici, cette conjonction a surtout été associée à des circonstances négatives, telles que la destruction du vivant ou le dérèglement climatique. Plus positivement, le nœud du communal et du planétaire pourrait être lié également aux caractéristiques du vivant et de l'humain. On peut ainsi remarquer que les végétaux sont des êtres doubles, à la fois enracinés dans la terre et cosmiques, par le fait qu'ils se nourrissent des émanations solaires et de l'air qui enveloppe la Terre tout entière. C'est vrai aussi des animaux, dont la vie s'inscrit dans un écosystème bien spécifique mais dépend aussi de la circulation atmosphérique planétaire (et des échanges gazeux avec les végétaux). Il existe, certes, des animaux migrateurs, et l'humain, tout aussi dépendant de l'atmosphère planétaire, est l'un d'eux, au moins depuis quelques centaines de milliers d'années. On peut trouver là quelques raisons de conjoindre la nécessaire localisation de l'expérience, dont l'existence communale est la matérialisation, et une planétarité dont l'un des aspects est l'itinérance propre à la condition migrante de l'humanité. C'est ce qui rend l'hospitalité et l’humanitas qui l'anime si étroitement nouées à une existence communale bien comprise, au plus loin des enfermements localistes et identitaires.
Ces deux dimensions – localisation et planétarité – peuvent s’associer selon des dosages variés, mais il doit exister une certaine proportionnalité entre elles et aucune des deux ne saurait être écartée sans qu'on s'expose à de grands périls. Ni localisation sans planétarité, ni planétarité sans localisation, donc. Si la trajectoire folle du Progrès a abouti à une mondialisation qui combine homogénéisation marchande et fermetures identitaires, dévastation de la biosphère et perte du sens des lieux, une fois tiré le frein d'urgence, il pourrait être pertinent d'ouvrir des chemins où s'entrelaceraient une existence communale ancrée dans le sens des lieux et une condition planétaire vécue dans son hétérogénéité constitutive.