Ce livre est tout autant une réflexion sur un thème double - l'idéologie et l'utopie - qu'un parcours éclairant à travers les auteurs qui, d'une manière ou d'une autre, en ont parlé : Marx, Althusser, Mannheim, Weber, Habermas, Geertz, Saint-Simon, Fourier. Une fois encore, Paul Ricœur s'y révèle formidable lecteur non seulement de ses pairs, mais aussi d'auteurs pratiquant d'autres disciplines que la philosophie.
L'idéologie et l'utopie opèrent toutes deux à trois niveaux. Là où l'idéologie apparaît comme une distorsion, l'utopie se présente comme une fantasmagorie irréalisable. Là où l'idéologie est légitimation, l'utopie est une alternative au pouvoir en place. La fonction positive de l'idéologie est de préserver l'identité d'une personne ou d'un groupe ; le rôle positif de l'utopie consiste à explorer le possible, «les possibilités latérales du réel». Idéologie et utopie illustrent ainsi les deux versants de l'imagination-conservation et invention. A creuser quelque peu leurs significations, toutes deux touchent au niveau du pouvoir. Plus encore, elles font partie, structurellement, de notre identité individuelle. [...]
< 4e de couverture >
Mais ce livre est aussi une critique des positions des auteurs cités, en particulier Althusser, Mannheim, Weber, Habermas...
Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Seuil 1997 [Chicago, cours de 1975]
CH1 – Leçon d’introduction (p17)
Il est intéressant de remarquer que le terme [idéologie] est introduit par Marx au moyen d’une métaphore empruntée à la physique ou à la physiologie : celle de l’image photographique ou rétinienne inversée. De cette métaphore, et de l’expérience physique qui la sous-tend, nous tirons un paradigme ou un modèle : la distorsion comme inversion. Ce paradigme d’une image inversée de la réalité est fondamental pour ce premier concept d’idéologie : la première fonction de celle-ci est la production d’une image inversée. Ce concept encore formel de l’idéologie est complété par la description spécifique d’activités intellectuelles et spirituelles qui reposent sur des images inversées de la réalité. Comme nous le verrons, Marx suit ici un modèle avancé par Feuerbach, qui a décrit la religion précisément comme un reflet inversé de la réalité. […]. Ce paradigme de l’inversion, caractéristique de Feuerbach, implique donc un échange entre le sujet et le prédicat, entre le sujet humain et le prédicat divin, auxquels se substitue un sujet divin qui possède des prédicats humains aux yeux de sujets humains. […]. Élargissant le concept de religion emprunté à Feuerbach, Marx étend le fonctionnement paradigmatique de l’inversion entre sujet et prédicat à la totalité du monde des idées. (p21)
Pour Marx, à ce moment, l’opposition principale n’est pas entre la science et l’idéologie, comme elle le deviendra plus tard, mais entre la réalité et l’idéologie. Pour le jeune Marx, le contraire de l’idéologie n’est pas la science, mais la réalité, la réalité comme praxis. Les gens agissent, puis ils imaginent ce qu’ils font dans une sorte de domaine nébuleux. (p22)
Le système de Marx est matérialiste en ce sens qu’il souligne que la matérialité de la praxis précède l’idéalité des idées. […]. Partant de ce premier concept de l’idéologie, dans lequel j’insiste sur le fait que l’idéologie n’est pas opposée à la science mais à la praxis, la seconde étape du concept marxiste naît quand le marxisme a pris la forme d’une théorie et même d’un système. Cette étape voit le jour dans Le Capital et les écrits marxistes ultérieurs, particulièrement dans l’œuvre d’Engels. Là, le marxisme lui-même apparaît comme un corps de savoir scientifique. […]. L’idéologie a maintenant pour signification son opposition à la science […]. Aussi l’idéologie ne recouvre-t-elle pas seulement la religion au sens de Feuerbach, ou la philosophie de l’idéalisme allemand tel que le voit le jeune Marx, mais elle inclut aussi toutes les approches de la vie sociale préscientifique. […]. A ce point, le concept d’idéologie englobe celui d’utopie. Toutes les utopies […] sont traitées par le marxisme comme des idéologies. (p23)
Cette connexion [tentée par l’École de Francfort] entre un projet de libération et une approche scientifique est dirigée contre le traitement de la réalité sociale qu’on peut trouver dans toute sociologie positiviste qui se contente de décrire. […]. L’École de Francfort prétend que le projet de libération que sa sociologie critique propose à la société est parallèle à celui que la psychanalyse accomplit pour l’individu. (p24)
Le second concept de science développé par le marxisme ne met pas en œuvre un lien avec la psychanalyse, qui se soucie de l’individu, mais avec le structuralisme, qui rejette toute référence à la subjectivité. […]. Selon Althusser, la prétention du sujet d’être celui qui donne sens à la réalité (Sinngebung) est précisément l’illusion de base. […]. Aussi, pour Althusser, les écrits du jeune Marx ne doivent pas être pris en considération : c’est plutôt le Marx de la maturité qui propose la principale notion d’idéologie. Le jeune Marx est encore idéologique, car il défend les prétentions du sujet comme personne individuelle, comme travailleur individuel. (p24)
Nous devons intégrer le concept d’idéologie comme une distorsion dans un cadre qui reconnaît la structure symbolique de la vie sociale. Si l’on n’accorde pas que la vie sociale a une structure symbolique, il n’y a aucun moyen de comprendre comment nous vivons, faisons les choses et projetons ces activités dans des idées, pas de moyen de comprendre comment la réalité peut devenir une idée ou comment la vie réelle peut produire des illusions ; elles ne seront toutes que des événements mystiques et incompréhensibles. Cette structure symbolique peut être pervertie […] comme Marx l’a montré, mais s’il n’y avait pas une fonction symbolique déjà à l’œuvre dans l’action la plus primitive, je ne pourrais pas comprendre, pour ma part, comment la réalité pourrait produire des ombres de cette sorte. (p25-26)
Le paradoxe [de Mannheim] réside dans l’impossibilité d’appliquer le concept d’idéologie à lui-même. En d’autres termes, si tout ce que nous disons est biaisé, si tout ce que nous disons représente des intérêts que nous ne connaissons pas, comment avoir une théorie de l’idéologie qui ne soit pas elle-même idéologique ? (p26)
C’est seulement parce que la structure de la vie sociale est symbolique qu’elle est susceptible de distorsions. Si elle n’était pas symbolique dès le début, elle ne serait pas distordue. La possibilité de la distorsion est une possibilité ouverte par cette fonction. (p28)
[…] comment une idée peut-elle émerger de la praxis si la praxis n’a pas immédiatement une dimension symbolique ? (p29)
Il nous faut encore déterminer la ligne de connexion entre le concept marxiste de l’idéologie comme distorsion et celui d’idéologie intégratrice que nous avons trouvé chez Geertz. Comment est-il possible que l’idéologie joue ces deux rôles, celui tout à fait primitif d’intégration d’une communauté et celui d’une distorsion de la pensée par des intérêts ? (p31)
Ce concept [de domination, chez Weber] a été traduit en anglais à la fois par autorité et par domination, et sa puissance vient précisément de ce qu’il a les deux significations. Dans un groupe donné, dit Weber, dès qu’une différence apparaît entre un corps gouvernant et le reste du groupe, le corps gouvernant a à la fois le pouvoir de commander et celui d’imposer un ordre au moyen de la force. (Weber typifie ce dernier pouvoir en particulier comme l’attribut essentiel de l’État.) L’idéologie intervient ici parce que aucun système de domination, fût-il le plus brutal, ne gouverne seulement par la force, par la domination. Chaque système de domination exige non seulement notre soumission physique, mais notre consentement et notre coopération. Chaque système de domination veut dès lors que son pouvoir ne repose pas sur la seule domination ; il veut aussi que son pouvoir soit fondé parce que son autorité est légitime. C’est le rôle de l’idéologie de légitimer l’autorité. Plus précisément, tandis que l’idéologie sert […] de code d’interprétation qui assure l’intégration, elle le fait en justifiant le système présent d’autorité. Le rôle de l’idéologie comme force de légitimation persiste parce que […] il n’existe pas de système absolument rationnel de légitimité. (p32)
[…] il y a toujours plus dans la prétention du pouvoir à la légitimité que dans les croyances effectives des membres du groupe. Cette distorsion entre croyance et prétention pourrait indiquer la source effective de ce que Marx appelait la plus-value. La plus-value n’est pas intrinsèque à la structure de production, mais elle l’est à la structure du pouvoir. (p33)
[pour l’analyse webérienne] La fonction de légitimation de l’idéologie est un moyen terme entre le concept marxiste de l’idéologie comme distorsion et celui de Geertz comme intégration. (p34)
Si on les considère phénoménologiquement […], l’idéologie et l’utopie relèvent de deux genres sémantiques distincts. […] il existe des œuvres qui se proclament des utopies, tandis que personne ne songe à revendiquer l’épithète d’idéologie. […]. [L’Utopie de Moore] est une œuvre toute personnelle et idiosyncrasique, la création spécifique de son auteur. En regard, l’idéologie n’est affectée d’aucun nom propre. Son auteur est anonyme : son sujet est tout simplement le « on » ; das Man. (p35)
En fait, si nous considérons le contenu des utopies, nous trouverons toujours des utopies contraires. […]. En l’absence d’une unité thématique de l’utopie, il nous faut chercher leur unité dans leur fonction. […]. Ce développement de perspectives nouvelles, alternatives, définit la fonction de base de l’utopie. Ne pouvons-nous pas dire que l’imagination elle-même – à travers sa fonction utopique – a un rôle constitutif en nous aidant à repenser la nature de notre vie sociale ? (p36)
Ce qui confirme l’hypothèse que la fonction la plus radicale de l’utopie est inséparable de la fonction la plus radicale de l’idéologie est que toutes les deux rencontrent le même point crucial, celui de l’autorité. Si toute idéologie tend ultimement à légitimer un système d’autorité, toute utopie, le moment de l’autre, ne doit-il pas s’affronter au problème du pouvoir ? […]. Et l’utopie n’est-elle rendue possible parce qu’il existe un problème de légitimation et d’autorité ? N’est-ce pas, en d’autres termes, la fonction de l’utopie que d’exposer ce problème de crédibilité qui surgit là où les systèmes d’autorité excèdent à la fois notre confiance en eux et notre croyance dans leur légitimité ? Le point d’inflexion de l’idéologie, celui où sa fonction intégratrice se retourne en distorsion, est donc aussi celui de l’utopie. (p37)
[…] il est également possible que l’idéologie et l’utopie développent des pathologies analogues, au sens où la pathologie de l’idéologie est la dissimulation tandis que celle de l’utopie est la fuite. (p37)
P1 – Idéologie (p39)
CH2 – Marx : la Critique de la philosophie du droit de Hegel et les Manuscrits de 1844 (p41)
[…] le premier concept d’idéologie chez Marx est déterminé non par son opposition à la science […] mais par son opposition à la réalité […]. Dans ses premières œuvres, Marx s’assigne pour tâche de déterminer ce qu’est le réel. Cette détermination va affecter le concept d’idéologie, puisque l’idéologie est tout ce qui tombe en dehors de cette réalité. […]. Le mouvement des premiers écrits de Marx se fait donc vers cette identification de la réalité et de la praxis et par conséquent, vers l’opposition de la praxis et de l’idéologie. (p41)
[…] c’est bien là que réside la difficulté du concept marxiste d’idéologie : d’un côté, l’idéologie est exclue de la base concrète de l’existence, mais, de l’autre, elle est en quelque sorte inéluctablement engendrée par cette base. (p42)
« La critique de la religion est la condition de toute critique [Marx]. » […] nous sommes là en présence du modèle de toute critique de l’idéologie. […]. Quelque chose s’est trouvé inversé dans la conscience de l’homme, et il nous faut inverser cette inversion : c’est en cela que réside la démarche critique. (p43)
« [la religion] est la réalisation fantastique de l’être humain parce que l’être humain ne possède pas de réalité vraie. La lutte contre la religion est donc médiatement la lutte contre ce monde dont la religion est l’arôme spirituel. » (p44)
Marx conclut que la seule critique susceptible de changer la réalité ne s’opère pas par la voie des mots et des idées (c’est ce qu’avaient fait les hégéliens de gauche) mais qu’elle est une critique qui englobe la praxis concrète. En particulier, affirme Marx, cette critique concrète et pratique ne devient effective que lorsqu’elle prend appui sur une classe sociale qui représente l’Universel. La dimension de l’Universel est transportée de la sphère de la pensée vers une classe réelle, celle qui est universelle parce qu’elle n’a rien ; et parce qu’elle n’a rien, elle est tout. (p48)
Nous voyons que le concept [de prolétariat] est fondamentalement une construction et pas du tout une description sociologique. Bien qu’ait été revendiquée pour le prolétariat la place dévolue à la pensée universelle, le prolétariat est encore une description philosophique. […]. L’idée abstraite d’humanité, issue de Feuerbach, est le substrat anthropologique permanent de toute l’analyse. (p49)
Marx s’assigne pour tâche d’achever dans sa critique de la philosophie ce que Feuerbach a accompli dans sa critique de la théologie : le rétablissement du primat du fini, du concret, du réel. (p50)
Néanmoins, nous ferions bien d’être plus prudent que Marx quant à la détermination de ce que Hegel entend pas « idée réelle » […]. Nous devrions en particulier déchiffrer le sens du terme « réel ». Hegel qualifie l’idée de wirkliche, de « réelle » : mais en quel sens ? Non pas au sens d’empirique, mais au sens où elle est « en travail », où elle est effective. En allemand, wirklich provient de wirken, qui veut dire être actif, être efficace. Cela ne signifie pas « être là » (on aurait alors Daseinde) mais être à l’œuvre dans l’histoire. Donc, chez Hegel, l’« idée effective » n’est ni un idéal, comme chez Platon, ni une donnée d’expérience comme chez Machiavel : c’est plutôt quelque chose qui travaille à travers l’histoire à la manière d’un germe, quelque chose qui est doué à la fois de réalité et de rationalité. (p51)
L’intérêt des Manuscrits [de 1844] ne réside pas dans une quelconque description du concept d’idéologie, mais plutôt dans l’élaboration du concept qui est son antonyme : la base concrète de la vie humaine opposée à la construction idéologique. Le concept d’idéologie ne sera pas constitué tant que nous ne saurons pas à quoi il s’oppose, quel est son contraire. Le plus décisif, ici, sera le combat mené dans les Manuscrits à la fois avec et contre le concept feuerbachien de Gattungswesen [« être générique »]. (p54)
La critique de la religion et la forme d’athéisme invoquée par Feuerbach sont fondamentalement l’apogée de la pensée idéaliste : leur aboutissement ultime consiste à donner à la conscience humaine un pouvoir divin. […]. Nous n’avons pas abandonné mais bien plutôt renforcé l’assertion kantienne et fichtéenne de l’autonomie de la conscience. (p55)
Dans les Manuscrits, Marx conserve avec Feuerbach une relation ambiguë. L’ambiguïté est particulièrement marquée dans l’usage que fait Marx du concept d’« être humain ». […]. Parfois Marx dépeint l’être humain comme un vivant individuel, mais il maintien en même temps les propriétés que Feuerbach assigne à l’être humain : à savoir l’universel, le porteur de toutes les qualités concevables et leur représentation idéale. Pour Feuerbach, l’être humain comme être générique est infini, alors que les individus n’en sont que l’expression finie. Comme nous pouvons le constater, cette caractérisation n’est pas très loin du Geist hégélien. (p56)
La relation entre l’être humain et la nature, entre l’être humain et l’être humain, va absorber les prédicats idéalistes, et Marx va désigner ces relations respectives comme « naturelles » et « génériques » (il faut prendre garde à ceci : les relations « naturelles » relèvent plutôt d’une terminologie marxiste. Parler de relations « génériques » appartient à un registre plus feuerbachien). Cette terminologie ambiguë permet aux Manuscrits de sauvegarder la dignité d’un être naturel qui est en même temps porteur de l’universel. (p56)
Les concepts fondamentaux de Hegel (aliénation, objectivation) et de Feuerbach (être générique, forces génériques) sont ici reformulées et replacées dans la structure du travail. Le projet de Marx est une reconstruction – une reconstruction philosophique – du concept de travail. Il le reconstruit non comme un phénomène sujet à description mais comme un processus rendu signifiant à travers l’auto-objectivation de l’être générique, qui s’objective lui-même dans un objet, dans un produit, et qui se reconnaît lui-même dans ce produit : tel est le processus d’objectivation et d’aliénation. (p58)
[…] l’argent qui prive les individus du sens de leur travail. (p59)
CH3 – Marx : le premier Manuscrit (p61)
Dès le début de la section du premier Manuscrit intitulée « Le travail aliéné », nous nous trouvons confrontés à une difficulté sémantique : la traduction de l’allemand entfremdete avec sa racine – fremd : étranger, autre. On peut les distinguer chez Hegel, mais ils sont synonymes chez Marx. L’autre terme est entaüsserte dont la racine – aüsserte – signifie « rendu extérieur ». On traduit habituellement entaüsserte par « aliéné ». Entfremdung et Entaüsserung, « devenir étranger à soi-même » et « aliénation » sont rigoureusement synonyme chez Marx, au moins dans ses premiers textes. Nous verrons que la signification de ces termes devient beaucoup plus claire si on les oppose à l’« objectivation » (Vergegenständlichung) – la transformation en un objet –, qui est le processus positif que Marx veut reconquérir. (p62)
[…] Marx admet la validité de l’analyse déjà faite par les économistes anglais. Il crédite ces économistes d’une découverte capitale : la richesse est créée non par la fertilité du sol, comme l’avaient prétendu les physiocrates, mais par le travail de l’homme. (p63)
Le résultat de cette transformation [de la propriété foncière en marchandise] est que le travail apparaît comme l’unique source de toutes les formes de propriété. Le concept de propriété est unifié sur la base de la notion de travail. […] le vieux proverbe français : « l’argent n’a pas de maître », trouve maintenant sa vérité puisque « toute la domination de la matière inerte sur les hommes » est réalisée. Pour Marx, cette entière « domination de la matière inerte » est la grande découverte de l’économie anglaise. (p64)
L’analyse du processus du « devenir étranger à soi-même » ou de l’aliénation est [la réponse de Marx] au silence de l’économie politique anglaise face à la contradiction entre ces deux théories : le travail comme source de la propriété – de la richesse – et le salaire comme pouvoir de l’argent sur le travail. (p65)
L’objectivation est chez Marx un concept clef, et cette insistance est est dans la lignée de Hegel. L’objectivation est le processus par lequel quelque chose d’intérieur se projette à l’extérieur et en ce sens devient réel : c’est un motif très hégélien. Quand j’entre pour la première fois dans le monde, je n’ai qu’une vie intérieure. C’est uniquement lorsque je fais quelque chose qu’il y a un travail, un acte, quelque chose de public et de partagé par les autres, en sorte que je me réalise ou que je m’actualise. C’est seulement lorsque j’agis que j’accède véritablement à l’existence. L’objectivation est le mouvement de cette actualisation. « L’actualisation du travail est son objectivation ». C’est le concept fondamental. (p65)
Ce que dégage donc l’analyse, c’est le renversement (tenu pour un « fait » par l’économie politique) est en réalité la perte de l’essence de l’homme. Ce qui devrait être l’objectivation – l’essence – du travail humain apparaît au lieu de cela dans l’économie politique comme la perte – la dépossession – de sa réalisation. (p66)
[…] l’économie politique dissimule l’aliénation originaire du procès du travail. « L’économie politique cache l’aliénation dans l’essence du travail par le fait qu’elle ne considère pas le rapport direct entre l’ouvrier [le travail] et la production ». (p67)
[…] Marx appelle Adam Smith le Luther de l’économie politique. Marx fait de Luther celui qui a intériorisé l’obéissance extérieure requise par l’Église catholique (c’est ainsi qu’on percevait alors la catholicisme). Marx poursuit en disant que Luther a accompli cette transformation sans abolir le fardeau de la transcendance, le fardeau de l’existence sous le règne d’un pouvoir transcendant. Ce fardeau est simplement transféré : d’un appel à l’obéissance externe à un appel à l’obéissance interne. De même, indique Marx, Adam Smith a découvert l’essence subjective du capital : les rouages du capital sont intériorisés dans le procès du travail. Les fardeaux de cette nouvelle transcendance restent au pouvoir du capital. L’argumentation de Marx est très forte : dans les deux cas, on a affaire au mouvement d’une transcendance qui s’intériorise. (p67)
Marx articule cette progression au sein du concept d’aliénation en quatre moments. […]. La première forme d’aliénation réside dans la relation de l’homme à son propre travail. L’aliénation des produits du travail est le modèle qui vaut pour la description du concept d’aliénation en général. Le second aspect est l’aliénation au sein de l’acte de production, dans l’activité productive elle-même. […] Marx résume ces deux premières formes d’aliénation dans le jeu de mots suivant : elles représentent respectivement « l’aliénation de l’activité » et « l’activité de l’aliénation », Entaüsserung der Tätigkeit et Tâtigkeit der Entaüsserung. […]. L’aliénation du travail signifie que le travail est extérieur à l’ouvrier ; ce n’est pas du travail volontaire mais du travail contraint ou forcé. (p68-69)
[La troisième forme d’aliénation … :] l’identification de la base réelle à laquelle les idéologies sont soustraites par un processus transcendant. Cette troisième forme va de l’aliénation dans le produit et dans l’activité à l’aliénation de l’humanité du travailleur elle-même. Le travailleur est affecté et atteint dans son être générique (Gattungswesen). (p69)
L’identité de l’essence et de l’existence chez l’être générique est l’un des problèmes persistants de la lecture de Feuerbach. A cette inflexion feuerbachienne succède […] un motif hégélien. La liberté humaine n’advient pas par la simple affirmation de l’individualité mais au moment où cette affirmation a été transposée dans la sphère de l’universel. […]. Telle est la tradition de l’autonomie dans la philosophie allemande : l’affirmation de soi dans l’universel. C’est cette capacité à être l’universel qui est atteinte par l’aliénation. […]. Marx, dans ses textes ultérieurs, greffera le concept de division du travail sur la dispersion de l’être générique. (p70)
Marx souligne toujours très fortement la différence [qui sépare l’animal de l’homme]. […]. Seuls les humains travaillent. (p71)
« La vie productive est la vie générique. C’est la vie engendrant la vie. Le mode d’activité vitale renferme tout le caractère d’une espèce, son caractère générique, et l’activité libre, consciente, est le caractère générique de l’homme. La vie elle-même n’apparaît que comme moyen de subsistance » (M62) […] « L’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme... » (M64) . (p72)
A ces trois premières étapes de l’aliénation dans le produit, de l’aliénation dans la production et de l’aliénation au cœur de l’être générique, succède la quatrième et dernière dimension de l’aliénation : l’aliénation de l’homme rendu étranger à l’homme, l’aliénation au niveau de l’intersubjectivité. […]. Cette orientation vers l’autre représente en chacun de nous notre appartenance au genre humain. Je suis une partie du genre humain dans la mesure où je reconnais en l’autre la même humanité. (p73)
Nous devons comprendre que l’aliénation est, en tant que telle, un processus intersubjectif afin de reconnaître que, dans l’aliénation, le pouvoir de l’un est transféré, est abandonné à l’autre. […]. Le renversement opéré par Marx établit que la propriété privée est en fait le pouvoir d’une personne sur une autre. […]. La relation économique entre l’argent et le salaire (ou entre la propriété et le salaire) est, en apparence, une relation entre des choses […]. Pour le jeune Marx, cependant, ces énigmes en apparence « objectives » doivent être réduites à des processus subjectifs. (p74)
Marx termine son analyse en ramenant à la pratique la totalité du processus qui apparaît comme le travail des êtres humains, y compris leur aliénation. Même l’aliénation doit apparaître comme une activité de l’homme. […]. Le concept de « pratique » s’étend jusqu’à englober non seulement de simples actions mais la formation de tout le processus d’objectivation et d’aliénation. Marx insiste sur le fait que nous pouvons transformer quelque chose qui est notre travail, parce que, s’il s’agissait d’un donné, d’une loi de nature, d’une loi qui nous échappe, alors la perspective même de la révolution serait complètement dépourvue de sens. Mais si l’aliénation est elle-même notre œuvre, alors il en va de même de sa suppression […]. (p75)
[…] pour le jeune Marx le concept de production est déterminé par la création et non l’inverse. C’est parce que les êtres humains créent leur vie et les conditions de leur vie qu’ils produisent. Le concept de production n’a pas ici une signification au départ économique. […]. Parfois, la production sera opposée à la consommation – et il s’agira alors d’un processus strictement économique. Parfois, en d’autres occurrences, la production sera opposée à l’aliénation, et elle aura alors une signification plus étendue. Cette oscillation entre les deux usages du mot « production » sera une aventure dramatique au sein du marxisme. (p76)
« La propriété privée résulte donc par analyse du concept de travail aliéné... » (M67). […]. « De même que du concept de travail aliéné, rendu étranger, nous avons tiré par analyse le concept de propriété privée, de même à l’aide de ces deux facteurs, on peut exposer toutes les catégories de l’économie... » (M68). (p76-77)
« De l’analyse de ce concept [de travail aliéné], il ressort que, si la propriété privée apparaît comme la raison, la cause du travail aliéné, elle est bien plutôt une conséquence de celle-ci, de même que les dieux à l’origine ne sont pas la cause, mais l’effet de aberration de l’entendement humains » (M67). (p77)
Marx établit que le fait de la propriété privée, la domination de la matière inerte – le capital – sur les êtres humains est en réalité le produit d’une aliénation de l’essence humaine, de l’être générique de l’homme.(p77)
CH4 – Marx : le troisième Manuscrit (p79)
Non seulement l’économie politique anglaise a entièrement réduit toute propriété au capital, mais elle a aussi opéré l’entière réduction du capital au travail et donc à un facteur subjectif. […]. « L’essence subjective de la propriété privée, la propriété privée, comme activité étant pour soi, comme sujet, comme personne, est le travail » (M79). Le travail est l’unique principe de la richesse. […]. Le langage est tout à fait hégélien : l’intériorisation de quelque chose d’extérieur […]. (p79)
[… Marx] affirme que l’économie politique s’est emparée de l’industrie moderne et « en a fait une puissance de la conscience ». Le terme « conscience » n’est pas à prendre ici au sens que nous lui donnons aujourd’hui, c’est-à-dire « avoir conscience de », « savoir », « ne pas ignorer ». La « conscience » prend ici le sens beaucoup plus marqué que lui donne la philosophie allemande : elle est le centre, le référent de toute existence. […]. Dans [L’Idéologie allemande, cependant], la fonction de la conscience comme ultime référent de l’analyse sera remplacée par la notion d’individu réel et vivant, d’individu travaillant et souffrant. Le concept de conscience sera précisément renvoyé du côté de l’idéologie […]. (p80)
L’exposition de l’histoire de la propriété et, par conséquent, de l’histoire de la division du travail donne un caractère historique à l’aliénation elle-même. L’aliénation cesse peu à peu d’être un concept : elle devient un processus. (p81)
Exactement comme dans le système de Hegel, c’est seulement quand une forme est parvenue à son développement que nous pouvons parler de son essence. L’essence recollecte le mouvement qui va de la forme inchoative [qui sert à exprimer une action qui commence, une progression] à la forme parvenue à maturité. […]. Nous pourrions dire (et ceci est aussi très hégélien) que nous comprenons une contradiction lorsqu’elle est en voie d’être dépassée. Nous la considérons du point de vue de son dépassement. (p82)
Chez Hegel, Aufhebung veut dire dépassement d’une contradiction, mais un dépassement, une suppression, qui conserve la signification positive du premier moment. Dans son dépassement, le premier moment devient ce qu’il est. Donc, l’Aufhebung à la fois supprime et conserve la force de la contradiction à l’intérieur même de la résolution qui dépasse le premier moment. Le concept hégélien est très complexe. Dans les Manuscrits, par contre, il n’y a aucun doute : Aufhebung veut dire simplement abolition. De Hegel à Marx, le sens de l’Aufhebung se réduit jusqu’à signifier abolition, et plus spécifiquement abolition pratique. (p83)
Dans le troisième Manuscrit, le communisme sera le nom donné à l’Aufhebung (le dépassement, l’abolition) de l’aliénation de soi. Le mot « communisme » n’a pas encore le sens spécifiquement politique et organisationnel qu’il prendra ultérieurement. (p83)
« La suppression de l’aliénation suit la même voie que l’aliénation de soi » (M84). […]. Pour Marx, nous devons pousser le système industriel jusqu’à ses ultimes conséquences afin de parvenir à une solution appropriée à la maladie. La nostalgie romantique d’un stade antérieur du travail est donc hors de propos. (p84)
Pour Marx, le maintien de l’être générique de l’humanité entraîne nécessairement, on l’a vu, une opposition marquée entre l’homme et l’animal, entre la culture et la nature. Si la rupture avec la propriété ne préserve pas cette dichotomie – en opérant par exemple un retour à la nature qui obscurcirait la différence entre l’être humain et l’animal –, alors la solution est en fait une régression. (p85)
Marx critique ceux qui abordent l’économie politique par une démarche analytique : ils produisent d’abord une théorie du salaire, puis une théorie de la propriété et ainsi de suite, chapitre après chapitre, sans voir les contradictions. Ce qui se trouve détruit par ce processus analytique, c’est, au dire de Marx, le concept de société : l’humanité devient alors un « livre fermé ». (p90)
« On voit comment l’histoire de l’industrie et l’existence objective constituée de l’industrie sont le livre ouvert des forces humaines essentielles, la psychologie de l’homme concrètement présente, que jusqu’à présent on ne concevait pas dans sa connexion avec l’essence de l’homme, mais toujours uniquement du point de vue de quelque relation extérieure d’utilité, parce que – comme on se mouvait à l’intérieur de l’aliénation – on ne pouvait concevoir comme réalité de ses forces essentielles et comme activité générique humaine, que l’existence universelle de l’homme, la religion ou l’histoire dans son essence abstraite universelle (politique, art, littérature, etc.) » (M95). (p90)
Le concept marxiste de suppression (Aufhebung) englobe les aspects matériels et spirituels de l’aliénation comme deux formes séparables. […]. « l’aliénation religieuse en tant que telle ne se passe que dans le domaine de la conscience, du for intérieur de l’homme, mais l’aliénation économique est celle de la vie réelle ... » (M88). (p91)
Produktion veut dire à la fois l’activité créatrice en général, l’activité comme réalisation, et l’activité économique en particulier, la forme matérielle et perceptible de l’aliénation. Sous l’influence conjuguée d’Engels et de Lénine, on a occulté la catégorie de totalité, et le concept économique de production a englouti toutes les autres dimensions du concept de production en général, lequel est encore très prégnant dans les Manuscrits. (p92)
C’est « dans l’hypothèse de la propriété privée positivement abolie (la Voraussetzung [présupposition]) que l’homme produit l’homme ... ». Si nous tenons l’objectivation pour le processus au moyen duquel « l’homme produit l’homme », alors nous disposons maintenant d’une signification plus adéquate de ce concept. Comme on l’a vu, l’objectivation est la forme d’extériorisation que Marx oppose à l’aliénation mais qu’il veut aussi restaurer. […]. C’est l’anticipation de la fin de l’aliénation qui dit quelque chose sur l’origine du processus d’objectivation. Ce n’est que dans l’hypothèse de l’appropriation que nous comprenons l’activité propre de l’homme, le fait que « l’homme produit l’homme ». (p93)
[…] comment pourrions-nous souffrir de l’aliénation si nous n’anticipions pas un stade où nous ne serions plus aliénés ? […]. Ce n’est qu’après la fin de l’aliénation (quelle que soit la signification qu’on lui donne – si possible, l’étape du travail non aliéné, la fin du salaire, la fin du marché, etc.) - que l’on pourra dire que désormais les hommes s’objectivent eux-mêmes. (p94)
La catégorie de totalité ne préserve pas seulement du réductionnisme : elle s’affirme aussi contre le réductionnisme. Le réductionnisme réduit l’humanisé à des idées, au travail, à la propriété ou à autre chose. Le concept d’une nature humanisée ou d’une humanité naturalisée – le concept de l’émancipation de tous les sens et de toutes les qualités humaines – devient un outil critique qui permet de lire la réalité. (p98)
« Par le moyen de l’industrie, les sciences de la nature sont intervenues d’autant plus pratiquement dans la vie humaine et l’ont transformée et ont préparé l’émancipation humaine, bien qu’elles aient dû parachever directement la déshumanisation. L’industrie est le rapport historique réel de la nature, et par suite des sciences de la nature, avec l’homme. » (M95). (p98)
Le problème qu’affronter L’Idéologie allemande est de savoir comment toute chose est médiatisée par l’histoire de nos besoins à travers le procès de travail. Hors de l’histoire de nos besoins telle qu’elle se constitue dans le travail, dans l’industrie, nous ne savons pas ce qu’est la nature. Dire qu’il existe un fondement pour la vie de l’homme et un autre pour la science, c’est aux yeux de Marx, un mensonge. La nature en devenir dans l’histoire humaine, la nature telle qu’elle se développe à travers l’industrie, a elle-même un statut anthropologique (M96). Les sciences naturelles n’ont pas d’autonomie : elles n’existent pas simplement pour elles-mêmes. (p99)
La division du travail est elle-même une figure de l’aliénation. « La division du travail est l’expression économique du caractère social du travail dans le cadre de l’aliénation » (M111). Le morcellement du travail est le morcellement de l’être humain. […]. Comme nous l’avons vu, l’idéologie représente la division du travail qui isole la vie intellectuelle du reste de l’existence humaine. (p99)
L’athéisme, en tant qu’il est une protestation contre quelque chose, sera aboli avec la religion. Le caractère utopique de cette section est mis en valeur avec l’anticipation d’un temps où la négation de l’aliénation ne fera plus partie de l’auto-affirmation des êtres humains. (p100)
CH5 – Marx : L’Idéologie allemande (1) (p103)
Ce dont se débarrasse L’Idéologie allemande est très clair : elle se défait d’entités telles que la conscience, la conscience de soi, l’être générique, tous ces concepts qui appartiennent au mode de pensée feuerbachien et donc au courant hégélien de la philosophie allemande. (p104)
Le premier terme de l’alternative proposée par L’Idéologie allemande est que les anciens concepts sont remplacés par des entités comme les modes de production, les forces productives, les rapports de production, les classes – le vocabulaire marxiste typique. Dans cette perspective, ces entités objectives peuvent être définies sans aucune allusion aux sujets ni, par conséquent, à l’aliénation desdits sujets. Si l’on suit ce terme de l’alternative, le point de départ réel du marxisme entraîne l’émergence de la notion de base réelle. La base réelle devient l’infrastructure, et l’idéologie lui est rapportée au titre de superstructure. (p104)
La seconde perspective ouverte par L’Idéologie allemande a une orientation assez différente. Les classes et toutes les autres entités collectives – modes de production, formes de production, forces, rapports, et ainsi de suite – ne sont pas considérées comme la base ultime mais plutôt seulement comme la base d’une science objective. Dans cette approche plus radicale, affirme-t-on, les entités objectives reposent sur la vie réelle des individus de fait, des individus vivants. (p104)
On dit que la distinction se fait entre l’accent mis par les Jeunes Hégéliens sur l’humanité comme conscience et l’insistance de Marx dans L’Idéologie allemande sur l’humanité comme ensemble d’individus réels et vivants. […]. La structure du Capital n’est plus la base ultime : Le Capital reflète plutôt une abstraction méthodologique enracinée en dernier ressort dans les vies des individus. Il est très important de prendre position sur cette interprétation parce que le concept d’idéologie que Marx utilise dans ce texte ne s’oppose pas à la science mais à la réalité. […]. Dans L’Idéologie allemande, l’idéologique est l’imaginaire en tant qu’il s’oppose au réel. Par conséquent, la définition du concept d’idéologie dépend de ce qu’est la réalité – classe ou individu – avec laquelle elle contraste. (p105)
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer. (IA142) » Mais pouvons-nous transformer sans interpréter ? Tel est le problème. (p106)
« Les prémisses dont nous partons ne sont pas des bases arbitraires, des dogmes ; ce sont des bases réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination. Ce sont les individus réels, leur action et leurs conditions d’existence matérielles, celles qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action. Ces bases sont donc vérifiables par voie purement empiriques » (IA24). [… remarquons que ces prémisses] sont d’abord des prémisses et qu’ensuite elles sont vérifiées. (p108)
Donc, dès le départ, il y a une subtile réciprocité entre l’activité des hommes et leur dépendance. D’un côté, les hommes agissent pour produire leurs conditions d’existence et de l’autre ils sont également dépendants de ces conditions. Ce qui est important ici, c’est qu’il n’y a ni indépendance de la conscience – ce qui serait de l’idéalisme – ni autonomie des conditions. […]. Il y a une relation entre l’aspect volontaire de l’activité et l’aspect involontaire de la condition. La rupture avec une conscience de soi souveraine survient précisément dans cette dépendance à l’égard des conditions matérielles, des conditions déterminantes : néanmoins, les conditions sont toujours couplées avec le concept d’activité. (p109)
Les rapports de production sont pour l’essentiel le cadre juridique, le système de propriété, du salaire, etc. : ce sont donc les règles sociales conformément auxquelles se déroule le processus technologique. Marx soutient que la technologie, qui englobe directement les forces productives, ne peut être décrite comme existant en elle-même et pour elle-même : les forces productives n’existent pas comme un « nulle part ». Elle sont toujours prises dans un certain cadre juridique, un certain État, et ainsi de suite. Par conséquent, les forces productives et les formes sont toujours interdépendantes. […]. Le processus historique dans son entier est décrit comme une évolution des forces productives conjointes à une évolution des formes correspondantes. (p110)
Le troisième concept […] est celui de « classe » : le mode d’union, d’association qui résulte du jeu réciproque entre les forces et les formes. […]. Dans l’Idéologie allemande, Marx introduit le concept de classe de la manière suivante : « Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés […]. La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils s’apparaître [erscheinen] dans leur propre représentation [Vorstellung] ou apparaître dans celle d’autrui mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement ; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté. » (IA34). (p111)
La structure de classe appartient à ce que sont les gens et non à ce qu’ils « imaginent », non à la seule idée qu’ils se font d’eux-mêmes. Donc, cette structure est une structure ontologique : c’est un mode d’être ensemble qui précède la façon dont les gens se représentent leur situation. […]. Quand Marx dit « tels qu’ils sont en réalité », le terme allemand pour « en réalité » est wirklich, et wirklich a la même racine que wirken, qui a été traduit par « tels qu’ils œuvrent ». En allemand, être « en réalité » et « œuvrer » , c’est la même chose. (p112)
Pour L’idéologie allemande, le matérialisme historique [terme non utilisé par Marx] est la description des conditions matérielles qui donnent à l’humanité une histoire. […]. Marx résume en trois points la nature du développement historique scandé par le matérialisme historique. Le matérialisme historique intègre d’abord la production des moyens permettant de satisfaire les besoins humains matériels (IA39). […]. [Les économistes] négligent le fait que les besoins reçoivent leur dimension historique uniquement de la production des moyens destinés à les satisfaire. Plus précisément, donc, c’est la production de la vie matérielle elle-même qui est historique : les besoins en tant que tels ne le sont pas. (p112-113)
Le second élément fondamental, qui a une portée historique, ne survient qu’avec la production de nouveaux besoins (IA40). […]. Le troisième moment du développement historique est la reproduction de l’humanité à travers la famille (IA40). […]. L’histoire de la famille réside en ce qu’elle est d’abord un élément fondamental et qu’elle est ensuite détruite par l’industrie et ainsi de suite. (p113)
[…] par « rapport social » nous entendons « l’action conjuguée de plusieurs individus, peu importe dans quelles conditions, de quelle façon et dans quel but » (IA42). La coopération (Zusammenwirken) est toujours à l’arrière-plan d’une entité collective. Les entités collectives, qui font l’objet du matérialisme historique, sont constamment rapportées par Marx aux individus qui les produisent. (p113)
Le concept d’idéologie peut être suffisamment large pour englober non seulement les distorsions, mais aussi toutes les représentations, toutes les Vorstellungen. […]. Par conséquent, le terme d’« idéologie » n’a pas nécessairement des connotations négatives. Il s’oppose simplement à ce qui est réel, effectif, wirklich. Nous pouvons constater combien nous sommes proches de la distorsion, puisque ne pas être réel implique la possibilité d’être faussé. (p114)
Les distorsions de l’idéologie se font jour dans la mesure où nous oublions que nos pensées sont une production : en ce point advient le renversement. (p115)
Le changement [selon Althusser] n’est pas une inversion mais une rupture, une coupure. (Le mot coupure a été introduit par Bachelard afin de représenter l’idée selon laquelle tous les progrès scientifiques adviennent à travers des ruptures épistémologiques). (p116)
Pour Marx, la conscience n’est pas le concept de départ mais celui auquel nous devons parvenir. La question de la conscience survient seulement après que l’on a pris en considération quatre moments préalables : la production de la vie matérielle, l’histoire des besoins, la reproduction de la vie et la coopération des individus dans les entités sociales (IA38-43). La conscience n’est donc pas le fondement : elle est à l’inverse un effet. (p122)
A mon avis, le concept de division du travail fournit en fait le chaînon qui relie les concepts plutôt anthropologique et les structures abstraites comme la classe ou le mode de production parce que c’est à travers la division du travail qu’apparaissent les entités objectivées. Donc […] ce concept joue le rôle de l’aliénation et peut-être s’agit-il de l’aliénation sous un autre nom. […]. La division du travail devient le concept central parce qu’elle est le;morcellement de l’activité du travail elle-même. […]. En fait, à mon sens, le problème de la division du travail n’aurait aucun intérêt s’il n’était un morcellement de l’être humain. S’il en allait autrement, la division du travail ne serait qu’un phénomène technique […]. (p123)
La division du travail est la fragmentation de l’humanité dans son ensemble. (p124)
« Enfin la division du travail nous offre immédiatement le premier exemple suivant : aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société naturelle, donc aussi longtemps qu’il y a scission entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun, aussi longtemps que l’activité n’est pas divisée volontairement, mais du fait de la nature, l’action propre de l’homme se transforme pour lui en une puissance étrangère qui s’oppose à lui et l’asservit, au lieu qu’il ne la domine. En effet, dès l’instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d’activité [Tätigkeit] exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir ; il est chasseur, pêcheur ou berger ou critique critique, et il doit le demeurer s’il ne veut pas perdre ses moyens d’existence ; tandis que dans le société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. Cette fixation de l’activité sociale, cette pétrification de notre propre produit en une puissance objective qui nous domine, échappant à notre contrôle, contrecarrant nos attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moments capitaux du développement historique jusqu’à nos jours » (IA48). (p124)
Le concept de division du travail donne une base matérielle au concept d’aliénation. Le rôle de l’activité humaine (Tätigkeit) est central : ce qui est en jeu, c’est que le résultat de la division du travail contrarie notre activité. (p125)
Quand Marx dit « Cette ‘‘aliénation’’ [...] ne peut naturellement être abolie qu’à deux conditions pratiques », les deux conditions sont le développement d’un espace de marché et la constitution d’une classe universelle à travers le monde. Ces conditions suffisent aux yeux de Marx à affirmer que le concept de société communiste n’est pas une utopie, parce que ce qui caractérise l’utopie, c’est qu’elle ne fournit aucun indice pour son insertion dans l’histoire. Alors qu’ici le dépassement de la division du travail est la condition historique requise. (p125-126)
CH6 – Marx : L’Idéologie allemande (2) (p127)
[…] dans la hiérarchie des concepts de L’Idéologie allemande, le concept de division du travail tient exactement la place accordée auparavant dans les Manuscrits au concept d’aliénation. […]. « La division du travail ne devient effectivement division du travail qu’à partir du moment où s’opère une division du travail matériel et intellectuel » (IA45). La séparation entre vie réelle et représentation est elle-même un cas de division du travail. (p127)
La reconnaissance de la double relation entre réalité et idéologie – à savoir que l’idéologie est à la fois séparée et en retrait de la réalité tout en étant engendrée par elle – conduit à poser la question décisive : à quelle base réelle le processus idéologique est-il réductible ? Comme on l’a vu, le texte semble autoriser deux lectures. D’un côté, nous pouvons considérer comme base réelle les entités anonymes telle que la classe, les forces de production et les modes de production. De l’autre, nous pouvons nous demander si ces entités ne sont pas elles-mêmes réductibles à quelque chose d’encore plus originaire. Peut-être ces entités n’ont-elles d’autonomie que dans l’état de notre société ? En d’autres termes, peut-être l’autonomie de la condition générale (dite économique) est-elle un produit de l’état de l’aliénation, même si nous n’utilisons pas ce mot ? De ces deux lectures […] nous pouvons dire que la première est une interprétation objectiviste et structuraliste [pour qui l’individu disparaît]. […]. Par contre, dans la seconde approche du texte, la base réelle est en dernier ressort ce que Marx appelle l’individu réel vivant dans des conditions déterminée. (p128)
Nous pouvons résumer ces lectures alternatives sous la forme suivante : des concepts comme les classes sont-ils des abstractions épistémologiques ou bien constituent-ils la base réelle ? (p129)
[Selon l’approche structurale] Le concept de classe dominante est le support immédiat d’une théorie de l’idéologie. Par conséquent, démasquer l’idéologie c’est dévoiler et porter au jour la structure de pouvoir qui se dissimule derrière. Et ce qui se trouve derrière une idéologie, ce n’est pas l’individu, c’est la structure sociale. […]. « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. […]. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées... » (IA74). (p129)
Cette relation entre les rapports matériels dominants et les idées dominantes devient le fil conducteur de la théorie de l’idéologie dans le marxisme orthodoxe, et elle est interprétée en des termes incroyablement mécanistes et pas du tout dans les termes d’un processus de légitimation, lequel est encore une sorte de procédure intellectuelle. (p130)
Une révolution est une force historique et non une production de la conscience. Toute prise de conscience de la nécessité d’un changement prend appui sur une classe « que forme la majorité des membres d’une société et d’où surgit la conscience de la nécessité d’une révolution radicale... » (IA120). Le marxisme orthodoxe développera ce conflit entre s structures […]. (p134)
[en divergence avec l’approche objectiviste précédemment évoquée] Marx, nous le verrons, fournit les outils pour une critique interne de toute approche qui verrait dans des catégories telles que la classe dominante des facteurs d’explication ultimes. (p136)
Pour Marx, donc, le lien entre la classe dominante et l’idée dominante, n’est pas mécanique […]. « En effet, chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l’intérêt commun de tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées : cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l’universalité, de les présenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables » (IA77). […]. Cela implique qu’un processus de légitimation, qui demande à être reconnu par le reste de la société, est également à l’œuvre. Par conséquent, un réel travail de pensée est impliqué dans la transposition des intérêts particuliers en intérêts universels. (p136)
Si nous utilisons ce modèle [interpréter la relation entre un intérêt et son expression en termes de système de légitimation], nous devons introduire la notion de « motivation » - ainsi que le rôle joué par les agents individuels qui ont ces motivations – parce qu’un système de légitimation est une tentative pour justifier un système d’autorité. Le processus est un jeu réciproque, d’une grande complexité, entre revendication et croyances, revendication émanant de l’autorité et croyances issues des membres de la société. (p137-138)
Nous pouvons par conséquent affirmer qu’une théorie de l’histoire qui utilise le concept de classe comme cause en dernière instance est en fait la victime d’une illusion de l’autonomie, exactement comme les idéologues sont victimes de l’illusion d’une indépendance des idées. (p138)
Soutenir que le but de la révolution communiste est l’abolition de la classe présuppose que celle-ci n’est pas une structure inviolable, qu’elle n’est pas un donné mais plutôt un produit de l’histoire. Elle peut être détruite tout comme elle s’est constituée. (p139)
« Les individus sont toujours partis d’eux-mêmes, naturellement pas de l’individu ‘‘pur’’ au sens des idéologues, mais d’eux-mêmes dans le cadre de leurs conditions et de leurs rapports historiques donnés » (IA132). [...]. Le rupture se situe entre la conscience et l’individu réel, non entre l’être humain et les structures. Si nous interprétons la rupture de cette manière, nous apprécions mieux le fait que la division du travail est pénible parce qu’elle est une division à l’intérieur de l’individu. (p140)
Que les gens s’affirment eux-mêmes en tant que personnes est quelque chose de fondamental pour comprendre le processus de libération, d’abolition. La libération est la revendication de la personne contre les entités collectives [immédiatement existantes, note perso]. La motivation fondamentale de la révolution, au moins dans L’Idéologie allemande, est l’affirmation de la personne. (p141)
L’autonomie de la classe n’est qu’apparente parce que son mode de relation est abstrait : un travailleur travaille et est payé sur la base d’une relation anonyme, structurale. La libre association est la réponse de Marx au défi de l’association forcée au sein de la classe. L’une des réalisation du communisme sera qu’il incluera ce mouvement de libre association. (p142)
L’attention se porte sur la puissance des individus unis : la question n’est pas celle des entités collectives. La réduction de l’interprétation marxiste à un système de forces et de formes empêche toute analyse du mouvement qui tenterait de le dépasser, parce que le mouvement s’enracine dans l’auto-affirmation des individus en train de s’unir. Le primat accordé au rôle des individus est constant […].(p143)
En fait, tous les concepts des Manuscrits, qui auparavant étaient plus ou moins enchâssés dans une idéologie de la conscience de soi, sont maintenant récupérés au profit d’une anthropologie de l’affirmation de soi, de la manifestation de soi. (p144)
[…] le difficile problème soulevé par L’Idéologie allemande est la relation adéquate entre les deux modes de lecture : la réduction anthropologique ou généalogique et l’explication économique. Ces deux lectures courent parallèlement sans s’entrecroiser. […]. Pourtant, éliminer l’anthropologie au profit du langage économique, c’est admettre qu’en fait le présent est indépassable. (p145)
Althusser propose un remaniement du marxisme sur la base d’une critique épistémologique. Le concept de « renversement » reste, selon lui, irrémédiablement pris dans le cadre de l’idéalisme. Comme nous le verrons, le prix à payer pour cette interprétation est très élevé : toute forme d’humanisme est à ranger du côté de l’idéologie. (p147)
Si la ligne de clivage, au moins chez le jeune Marx, se situe entre la praxis et l’idéologie, elle se situera ultérieurement entre la science et l’idéologie. L’idéologie devient le contraire de la science, et non le contrepoint de la vie réelle. L’importance de cette proposition peut être mise en rapport avec la constitution du corpus marxiste comme corpus scientifique ou, tout au moins, se proclamant tel. […]. Cette transformation marquera le tournant fondamental dans l’histoire du concept d’idéologie. (p147)
CH7 – Althusser (1) (p149)
Trois changements principaux ont, à mon sens, affecté la théorie marxiste […]. Tout d’abord […] l’idéologie s’oppose moins à la vie réelle et pratique – selon le vocabulaire de L’Idéologie allemande – qu’à la science. Pour ce marxisme tardif, le corps des écrits de Marx devint le paradigme de la science. […]. Dans la théorie marxiste, le mot de science n’est pas appliqué à un corpus de connaissances qui pourrait être vérifiées ou falsifiées au sens de Popper ; il est plutôt employé au sens de théorie fondamentale […]. La science est la connaissance fondamentale. (p149-150)
Le second changement […]. concerne la signification de la base réelle de l’histoire. Nous avons rencontré […] deux interprétations : l’une qui soutient que la base réelle est en définitive les individus concrets dans des conditions définies, tandis que l’autre prétend que la base réelle est le jeu entre les forces productives et les rapports de production. Le marxisme orthodoxe a choisi la dernière interprétation […]. Si nous opposons l’idéologie à la réalité, il faut identifier la réalité à ce que la science marxiste appelle la base réelle de l’histoire. […]. Cette conjonction entre la science et la base réelle de l’histoire, c’est-à-dire les structures économiques, forme le noyau du matérialisme historique. (p150)
Le troisième changement […] est que la relation entre la base réelle de l’histoire et l’idéologie va être exprimée par une métaphore fondamentale : celle de l’opposition entre les fondations et les étages d’un édifice. […]. Pour le dire d’une autre manière, la relation entre l’infrastructure et la superstructure dans le marxisme est gouverné par une interaction complexe qui a deux aspects. D’un côté il y a une relation causale : la superstructure est déterminée par l’infrastructure. De l’autre, une seconde relation qualifie plus ou moins la première : la superstructure est dotée d’une autonomie relative, et peut même agir en retour sur l’infrastructure. Nous y reconnaissons le concept classique d’action réciproque, Wechselwirkung. […]. Dans le marxisme, l’action réciproque est subordonnée à la notion de relation à sens unique. La pierre angulaire de la théorie de l’idéologie est une action réciproque déterminée par une action à sens unique. (p151-152)
Mon propre sentiment est que ce cadre conceptuel de l’« efficacité » ne permet pas de traiter des questions comme celle de l’aspiration à la légitimité d’un pouvoir, et que ces phénomènes seraient mieux compris dans une logique de la motivation que dans une logique de la causalité. […]. Dans ce nouveau cadre d’interprétation [inspiré de Max Weber], j’utiliserai les notions de prétentions à la légitimité et de croyance dans cette légitimité, et la relation extrêmement complexe entre gouvernants et gouvernés nous apparaîtra comme un conflit de motifs d’action. (p153)
Aussi, mon intérêt pour Weber ne tient-il pas seulement à ce qu’il analyse tout pouvoir (celui d’une classe, d’État ou tout autre) en terme de prétention (ou de revendication) à la légitimité et de croyance en cette légitimité, mais aussi parce qu’il a montré que cette relation entre prétention et croyance exige une sociologie compréhensive qui met en jeu des agents, les buts qu’ils poursuivent, les motifs d’action qui les font agir, etc. (p153)
Il y a une affinité entre les trois thèses marxistes et celles que je voudrais proposer. L’opposition entre la science et l’idéologie peut être confrontée à l’opposition entre idéologie et praxis. L’accent mis sur les forces productives et les rapports de production comme base réelle de l’histoire s’oppose à l’accent mis sur les individus réels dans des conditions déterminées. Et, finalement, la relation d’efficacité entre l’infrastructure et la superstructure peut être mise en regard de la relation de motivation entre les prétentions et les croyance à la légitimité. (p154)
Plus on est exigeant envers la science, plus l’espace dévolu à l’idéologie est important. (p158)
[pour Althusser] La vérité est du côté du second genre de connaissance [inspirée de la « discontinuité radicale » d’origine spinozienne, plutôt que relevant du dépassement hégélien]. Le second est autosuffisant et n’emprunte rien à ce qu’il dépasse. C’est une position clairement anti-hégélienne. (p158)
[pour Althusser] la notion hégélienne d’Aufhebung est inadéquate. […]. « Le ‘‘dépassement’’ de Hegel n’est nullement une Aufhebung au sens hégélien, c’est-à-dire l’énoncé de la vérité de ce qui est contenu dans Hegel ; ce n’est pas un dépassement de l’erreur vers sa vérité, c’est au contraire un dépassement de l’illusion vers la réalité ; bien mieux, plutôt qu’un ‘‘dépassement’’ de l’illusion vers la réalité, c’est une dissipation de l’illusion et un retour en arrière, de l’illusion dissipée, vers la réalité : le terme de ‘‘dépassement’’ n’a donc plus aucun sens » (PM74-75). (p159)
Dans les articles qui composent Pour Marx, Althusser va du jeune Marx aux œuvres de la maturité. Je préfère suivre l’ordre inverse, car ce qui justifie la notion de coupure épistémologique provient de la relation de la doctrine de la maturité au reste des écrits de Marx. (p160)
[Cette citation d’Althusser] suppose que si quelqu’un apporte une idée neuve, cela veut dire qu’un sens nouveau a émergé d’un champ. C’est pourquoi nous ne pouvons pas parler d’un champ en termes mécaniques, mais comme une ressource, une réserve de pensées possibles. La relation entre la pensée et le champ n’a de sens que si nous le pensons en termes d’émergence de signification et non de forces. […]. il y a donc une réciprocité entre la pensée individuelle et le champ, et nous devons pouvoir la conceptualiser. Nous pourrions, ici encore, retrouver le langage des individus réels placés dans des circonstances données. (p169)
CH8 – Althusser (2) (p173)
Pour Althusser, la première chose qu’il nous nous faut comprendre est que, quelle que soit la valeur de ce modèle [infrastructure/superstructure], il est aussi éloigné que possible de la dialectique hégélienne, au contraire de ce que pensais Engels lui-même. (p173)
Nous ne pouvons pas traiter la dialectique hégélienne comme une procédure vide ou formelle, dans le mesure même où Hegel ne cesse de répéter que la dialectique est le mouvement des choses elles-mêmes. Hegel est opposé à toute sorte de formalisme qui nous autoriserait à à d’abord construire une méthode de pensée pour ensuite tenter de résoudre la question métaphysique. C’est le point où il s’écarte de Kant. Toute la préface de la Phénoménologie de l’esprit est écrite précisément pour réfuter l’idée que nous devrions d’abord avoir une méthode avant de commencer à philosopher. […]. Il n’est donc pas possible de séparer la méthode du contenu de manière à ne retenir que la méthode pour l’appliquer à de nouveaux contenus. (p174)
A la dialectique hégélienne, Althusser substitue le concept de surdétermination. […]. Un événement comme une révolution n’est jamais le résultat mécanique de l’infrastructure, mais quelque chose mettant en jeu les « divers niveaux et les diverses instances de la formation sociale (PM100). Ce nexus est ce qu’Althusser appelle surdétermination et qu’il oppose à la contradiction hégélienne. (p174-175)
Mais le concept de surdétermination n’aide pas à vaincre la faiblesse des concepts d’infra- et de superstructure, car il est seulement un commentaire du même argument. La cadre de la causalité n’est pas affecté. […]. Cette expression [tenir « les deux bouts de la chaîne »] est une allusion à la description par Leibniz des relations problématiques entre ce que Dieu détermine et ce que la volonté humaine détermine. Ainsi, le marxisme répète un paradoxe typiquement théologique, le paradoxe de la détermination ultime ; l’enjeu en est l’efficacité relative d’acteurs indépendants dans une pièce décidée ailleurs et par quelqu’un d’autre. (p177)
[…] lorsque Marx lui-même traite de l’idéologie, il ne cesse d’ouvrir des parenthèses et de renvoyer à des idéologies spécifiques – c’est-à-dire religieuses, éthiques, esthétiques et politiques. C’est par énumération de ces formes que Marx construit l’analyse la plus générale, selon une méthode qui n’est pas sans rappeler l’analyse cartésienne du cogito. Il ne faut pas oublier non plus que le cheminement historique de Marx procède de manière analogue : de la critique de la religion à la critique de la philosophie, puis à la critique de la politique. La dispersion des idéologies, le fait qu’il s’agisse d’idéologies au pluriel, est une dimension importante du problème. (p180)
[pour Althusser] Une idéologie particulière peut être opposée à l’idéologie en général, qui n’est pas une forme historique mais une structure permanente tout comme l’inconscient freudien. A nouveau, l’attraction des concepts freudiens [et lacaniens] est des plus importantes. (p180)
« On ne peut connaître quelque chose des hommes qu’à la condition absolue de réduire en cendre le mythe philosophique (théorique) de l’homme. Toute pensée qui se réclamerait alors de Marx pour restaurer d’une manière ou d’une autre une anthropologie ou un humanisme théorique ne serait théoriquement que cendres » (PM236). C’est peut-être ici le point commun entre Althusser, les structuralistes français en général et d’autres, comme Michel Foucault : l’idée que « le mythe philosophique de l’homme » doit être réduit en cendres. […]. Nous devons alors nous accommoder d’une étrange nécessité : nous savons que l’humanisme n’a pas de statut théorique, mais il n’en a pas moins une forme d’existence factuelle. En reliant l’humanisme a ses conditions d’existence, dit Althusser, nous pouvons en reconnaître la nécessité comme idéologie : il a selon l’étrange formule d’Althusser, « une nécessité sous condition ». (p182)
Dans L’État et la Révolution, Lénine envisage principalement l’État comme une structure de coercition. La fonction de l’État, c’est la répression. Rien n’est sauvé du concept idéaliste de l’État hégélien, comme intégration d’individus qui se reconnaissent citoyens au moyen de la Constitution. A rebours, la vision léniniste de l’État est extrêmement pessimiste : l’État est un instrument de répression, de coercition, au bénéfice des classes dominantes. La dictature du prolétariat consistera en une inversion de cet outil coercitif et de s’en servir contre les ennemis de cet État transformé. (p183)
Un système d’oppression survit et domine grâce à cet appareil idéologique, qui à la fois assujettit les individus et dans le même temps maintient et reproduit le système. La reproduction du système et la répression de l’individu sont une seule et même chose. L’analyse d’Althusser est ici très pertinente. Il faut conjoindre deux idées : un État ne fonctionne pas seulement au pouvoir, mais aussi à l’idéologie, et il le fait pour assurer sa propre reproduction. Il y a des analyses parallèles à celle-ci en-dehors du marxisme. Chez Platon, par exemple, le rôle joué par les sophistes démontre qu’aucun maître ne gouverne par la force pure. Le gouvernement doit convaincre, ou séduire ; une certaine distorsion du langage accompagne toujours l’usage du pouvoir. Le pouvoir nu ne fonctionne jamais ; dans l’usage du pouvoir politique, une médiation idéologique est toujours impliquée. (p185)
Ce concept [d’ »appareil »] appartient à la même langue anonyme que ceux d’infrastructure et de superstructure. Ce n’est pas par hasard que le terme choisi par Althusser est « appareil » et non « institution », car « appareil » implique quelque chose de mécanique. (p185)
« Seule une conception idéologique du monde a pu imaginer des sociétés sans idéologie, et admettre l’idée utopique d’un monde où l’idéologie (et non telle de ses formes historiques) disparaîtrait sans laisser de trace, pour être remplacée par la science. » (PM238-239). Ce texte est plutôt positif à l’égard de l’idéologie ; c’est un plaidoyer pour qu’on reconnaisse le caractère indispensable des idéologies. Althusser s’en prend à la vision utopique de ces technocrates qui croient que nous sommes maintenant au-delà de l’âge des idéologies, qu’on peut désormais parler de mort des idéologies. A l’encontre de ce thème, aussi célèbre en Europe qu’aux États-Unis, Althusser soutien qu’il y aura toujours des idéologies, car les gens doivent trouver un sens à leur vie. Cette tâche ne peut pas devenir l’apanage de la science, qui ne peut pas tout faire, mais demeure la fonction de l’idéologie. Althusser s’engage loin avant en direction d’une appréciation positive du rôle des idéologies. Il est cependant difficile de penser l’idéologie à la fois comme illusion (selon la seconde définition d’Althusser) et comme une instance réelle essentielle à la vie historique des sociétés. Peut-être la médiation est-elle fournie par l’idée de Nietzsche selon laquelle nous avons besoin d’illusions pour supporter la difficulté de la vie, que nous mourrions si nous découvrions la véritable réalité de l’existence humaine. On pourrait aussi voir à l’œuvre ici la vision pessimiste qui veut que les gens demandent des idéologies parce que la science ne donne pas sens à leur vie. Mais Althusser est extrêmement antipositiviste et, répétons-le, considère comme utopique la vision positiviste d’une science qui remplacerait un jour l’idéologie. (p190)
Plus nous élevons le concept de science, plus large devient le champ de l’idéologie, car chacune se définit par rapport à l’autre. Si nous renforçons les exigences scientifiques d’une théorie, nous perdons sa capacité à avoir du sens dans la vie ordinaire. C’est en raison de l’étroitesse du champ de la science que celui de l’idéologie est si vaste. […]. L’opposition qu’[Althusser] fait entre la science et l’idéologie explique sa reconnaissance positive de l’idéologie comme quelque chose dont le statut indéterminé est de ne pas être vraie mais néanmoins nécessairement vitale, d’être une illusion vitale. Cette perspective permet d’interpréter l’affirmation de Marx que dans une société de classe les idées dominantes doivent prendre la forme de l’universalité. Cette nécessité n’est pas un mensonge, elle n’est pas un piège, mais elle est imposée par la structure inéluctable de l’imaginaire lui-même. Personne ne peut penser sans croire que ce qu’il ou elle pense est vrai en quelque sens. Cette illusion est une illusion nécessaire. (p191)
CH9 – Althusser (3) (p195)
[…] ce qui est déformé par l’idéologie ce n’est pas la réalité elle-même, ce ne sont pas les conditions d’existence elles-mêmes, mais notre relation à ces conditions d’existence réelles : nous ne sommes pas très loin d’« être-dans-le-monde ». C’est notre relation à la réalité qui est déformée. […]. Cela conduit à une conséquence de premier plan, car qu’est-ce qu’une condition d’existence si ce n’est pas déjà une interprétation, quelque chose de symboliquement médié ? Parler de notre relation au monde requiert une structure symbolique. Mon principal argument est donc que, si nous n’avons pas au départ une structure symbolique de notre existence, rien ne peut être déformé. […]. L’imaginaire est constitutif de notre relation au monde. (p198)
Exprimé plus simplement, cela signifie que nous ne sommes jamais en relation directe avec ce qu’on appelle les conditions d’existence, les classes, etc. Ces conditions doivent être représentées d’une manière ou d’une autre. Elles doivent avoir leur origine dans un champ de motivation, dans notre système d’images et, par là, dans notre représentation du monde. Les cause qu’on appelle réelles n’apparaissent jamais comme telles dans l’existence humaine mais toujours selon un mode symbolique. C’est ce mode symbolique qui se trouve ensuite déformé, dans un second temps. C’est pourquoi la notion d’une déformation originelle et fondamentale devient problématique et peut être totalement incompréhensible.. Si tout est déformé, c’est comme si rien n’était déformé du tout. (p199)
L’approche matérialiste se demande dans quel appareil l’idéologie est à l’œuvre et non comment elle est possible, selon la structure fondamentale de l’être humain ; cette dernière question relève d’un langage idéologique. […]. L’appareil est une entité collective et n’implique pas de référence aux individus. (p200)
La thèse d’Althusser sur la nature illusoire de ce qui nous constitue en sujets est fondée sur la notion lacanienne de la structure en miroir de l’imaginaire. (p203)
Si nous prenons la relation entre le capital et le travail exprimé par le salaire, celui-ci résulte d’un contrat qui est un acte juridique. La forme juridique de l’échange suggère que personne n’est esclave, mais que certains louent leur travail en échange d’un salaire.. C’est à l’évidence une distorsion grave, car le concept juridique de contrat est appliqué à une situation de domination. La situation d’exploitation est masquée par l’échange entre la travail et le salaire qui n’est qu’en apparence réciproque. A mon sens, bien que le droit soit gravement blessé par cette utilisation du contrat afin de masquer le rapport d’exploitation au sein du système capitaliste, il ne s’épuise pas dans cette distorsion, comme le pensent les marxistes orthodoxes. (p211)
Il nous faut réexaminer cette notion [d’humanisme] afin d’en dégager ce qui est idéologique au mauvais sens du terme, c’est-à-dire ce qui sert à masquer des situations réelles, du concept d’humanisme au sens fort. Une théorie des intérêts, comme celle de Habermas, permet de montrer qu’il existe une hiérarchie d’intérêts, qui ne se réduisent pas tous au seul intérêt de la domination ou du contrôle. Cela implique la construction d’une anthropologie complète, et pas seulement une proclamation d’humanisme […]. (p212)
La question [de l’idéologie en générale est] la plus fondamentale : qu’est-ce qui est déformé par l’idéologie si ce n’est la praxis médiée symboliquement ? Le discours de la distorsion n’est ni scientifique ni idéologique, mais anthropologique. (p212) [« La statut de cette proposition est lui-même un problème. C’est le problème consistant à tenter un discours sur la condition humaine, c’est le problème du statut de la sociologie de la connaissance et, par suite, celui d’une anthropologie philosophique qui peut concerner les phénomènes de base. Un discours sur l’humanité qui prétend fixer un achèvement historique éprouve de grandes difficultés à se situer lui-même. C’est le problème de l’historicisme, car l’historicisme signifie exactement ce dilemme : si quelque chose est historique, la proposition qui dit ce constat est-elle elle-même historique ? Je crois que nous ne pouvons échapper à l’argument que si la situation de l’homme change dans l’histoire, elle change néanmoins dans les limites des phénomènes qui peuvent être identifiés comme ayant une certaine permanence. Peut-être pouvons-nous dire avec Gadamer que de telles propositions sont elles-mêmes prises dans le processus de l’interprétation, un processus qui ne cesse de s’auto-corriger et ne peut prétendre être en position de voir la totalité ». (note p212-213)]
Aussi avons-nous besoin d’une théorie de l’action symbolique. Le recours à l’existence matérielle des idéologies ne peut suffire, car comment une relation imaginaire pourrait-elle être un appareil matériel ? La manière dont la catégorie de sujet joue dans l’idéologie devient un garant pour l’idéologie. Nous ne pouvons pas parler de méconnaissance sans l’arrière-fond d’une reconnaissance, arrière-fond qui n’est pas idéologique, mais anthropologique. Je suis tenté de penser que c’est la structure de l’action symbolique qui est soumise à une distorsion, au sens le plus strict de ce mot. Réappropriée au sens le plus large, en donnant tout son poids à la structure de l’action symbolique, nous constatons que l’idéologie – une idéologie primitive, positive – agit en faveur à la fois des groupes et des individus, pour construire leur identité. (p213)
CH10 – Mannheim (p215)
[Mannheim] a remarqué qu’il y a deux manières pour un système de pensée de ne pas être congruent avec les courants généraux d’un groupe ou d’une société : soit en se fixant sur la passé, et en opposant une forte résistance au changement, ou en fuyant en avant, par un encouragement au changement. En un sens, il y a donc une tension entre ces deux modalités de décalage vis-à-vis des idées dominantes. (p215)
Mannheim a poussé assez loin l’idée de l’auto-implication de celui qui parle d’idéologie. C’est ce qu’on a appelé le paradoxe de Mannheim. […]. Mannheim conduit le concept d’idéologie et sa critique jusqu’au point où le concept devient auto-contradictoire, quand il a une telle extension et se trouve à ce point universalisé qu’il implique quiconque tente de l’utiliser. (p215)
Napoléon donna au mot [idéologie] son sens péjoratif, en qualifiant d’idéologues ceux qui s’opposaient à ses ambitions politiques. Cela fait désormais partie du concept qu’il soit péjoratif au regard du héros de l’action. […]. Aussi le concept d’idéologie dans le discours philosophique inclut-il peut-être toujours l’expérience spécifique de la réalité qui est celle de l’homme politique. (p217)
La contribution spécifique de Marx au développement du concept d’idéologie, selon Mannheim, est qu’il a permis une conception plus globale de l’orientation psychologique qu’elle signifie. L’idéologie n’est plus un phénomène psychologique concernant des individus, une distorsion ou plutôt un mensonge, au sens moral, ou encore une erreur, au sens épistémologique. Elle est au contraire une structure d’esprit totale, caractéristique d’une formation historique concrète, incluant une classe. Une idéologie est totale au sens où elle exprime une Weltanschauung de base. C’était l’aspect essentiel de l’idéologie pour Marx. (p218)
La seconde contribution de Marx, selon Mannheim, est d’avoir vu que si l’idéologie n’est pas seulement un phénomène psychologique il faut une méthode spécifique pour la démasquer : une interprétation en termes de situation de vie de celui qui l’exprime. Cette méthode indirecte est caractéristique de la critique de l’idéologie. Pour Mannheim, cette découverte a cependant échappé au cadre d’interprétation marxiste, et cette suspicion ne s’applique désormais plus à un groupe ou une classe singuliers, mais au cadre de référence théorique en son entier, dans une réaction en chaîne qui ne peut plus être stoppée. […]. Ce qui oblige à aller au-delà de la fusion par Marx du particulier et du total est la disparition d’un critère de validité commun. (p218-219)
« Seule cette situation intellectuelle, qui est désorganisée socialement, rend possible l’intuition, tenue cachée jusqu’à maintenant par une structure sociale généralement stable et par la praticabilité de certaines normes traditionnelles, que tout point de vue est particulier à une certaine situation sociale » (IU86-87). […]. Ce n’est pas tant que nous ayons des intérêts divergents, mais surtout que nous n’appréhendons plus la réalité à partir des mêmes présupposés. Ce n’est pas un problème économique, ce n’est pas en raison de la lutte des classes, mais parce que l’unité spirituelle du monde a été brisée. (p219)
Mannheim appelle cette conception de l’idéologie « post-marxiste » car nous ne pouvons plus soutenir qu’il y aurait une conscience de classe qui ne serait pas elle-même idéologique, comme le pensaient encore Marx et Lukács. Lukács tenta de sauver le concept de conscience de classe en usant de la notion hégélienne de totalité. Il fit du prolétariat une classe universelle, parce qu’elle exprimait un intérêt universel : sa vision du monde était la seule à ne pas être idéologique, car elle était la seule à assumer les intérêts de la totalité. Pour Mannheim, cependant, le processus de désintégration est allé si loin que toute conscience de classe est prise dans cet effondrement. L’évolution de la société humaine n’a plus de centre. Aucun groupe ne peut prétendre être porteur d’universalité, car il n’y na plus nulle part d’universalité. (p220)
La tentative de Mannheim de développer un concept d’idéologie non évaluatif permet de comprendre la distinction célèbre qu’il opère entre relativisme et relationnisme. […]. « Cette première pénétration non évaluative dans l’histoire ne conduit pas inévitablement au relativisme, mais plutôt au relationnisme. La connaissance, vue à la lumière de la conception totale de l’idéologie, n’est aucunement une expérience illusoire ; car l’idéologie, dans son concept relationnel, n’est nullement identique à l’illusion. […] Le relationnisme signifie simplement que tous les éléments de signification dans une situation donnée se rapportent les uns aux autres et tirent leur sens de ces interrelations réciproques dans un cadre de pensée donné » (IU88). (p224)
C’est là un jugement très courageux. On ne peut prétendre n’être qu’un simple observateur des idéologies, un strict empiriste, car même un tel point de vue censément non évaluatif tombe dans l’idéologie de l’objectivité, laquelle n’est qu’un aspect d’une conception déterminée de la vérité. La question se pose à nouveau : quelle sorte de nouveaux critères peut-on dégager pour un point de vue évaluatif après l’effondrement des critères objectifs, transcendant ou empiriques ? Cette question n’a de réponse que pour celui qui s’efforce de trouver un sens dans le processus historique lui-même. (p226)
Dans cette discussion de la fausse conscience, le concept clef est celui de l’inadéquat, de l’inapproprié, du non-congruent. Le danger de la fausse conscience doit être abordé en déterminant « celles des idées en cours qui sont réellement valables dans une situation donnée » (IU102), celles qui sont non congruentes étant non valables. Le concept de non congruence nous fournira la corrélation entre entre l’idéologie et l’utopie […]. […] il nous faut remarquer ici qu’une manière de penser peut être non congruente de deux manières : en étant soit en retrait, soit en avance sur une situation donnée. Ces deux modalités de la non-congruence se combattent sans cesse mutuellement. (p227)
La non-congruence est en fait une discordance entre ce que nous disons et ce que nous faisons. Quels sont donc les critères qui permettent de déterminer cette cette absence de congruence ? Qui sera le bon juge permettant de déterminer la vérité de cette congruence ? C’est à nouveau une énigme, car il faudrait ici encore un observateur indépendant, qui pourrait seulement affirmer que « toute idée doit être jugée par son accord avec la réalité « (IU108). Mais qu’est-ce que la réalité, et pour qui ? La réalité inclut inéluctablement toutes sortes d’appréciations et de jugements de valeurs. La réalité, ce ne sont pas seulement des objets, mais cela implique les hommes et leurs pensées. La réalité est toujours prise dans un cadre de pensée qui est lui-même une idéologie. (p229)
[…] la critique de l’idéologie présuppose toujours un acte réflexif qui n’appartienne pas au processus idéologique. C’est la grande difficulté du problème de l’idéologie. Nous sommes pris dans un tourbillon, dans un processus d’auto-dissolution, qui semble n’autoriser que des jugements idéologiques au moment même où nous aurions besoin d’une position extérieure pour pouvoir continuer à parler de ce processus. (p230)
[…] nous devons comprendre que le jugement porté sur une idéologie l’est toujours depuis une utopie. C’est aussi ma conviction : la seule manière de sortir du cercle dans lequel l’idéologie nous entraîne, c’est d’assumer une utopie, de la déclarer et de juger de l’idéologie de ce point de vue. Parce que l’observateur absolu est impossible, ce ne peut être que quelqu’un situé dans le processus lui-même qui assume la responsabilité du jugement. (p231)
Les idées transcendantes de l’idéologie sont invalides ou incapables de changer l’ordre existant ; elles n’affectent pas le statu quo. Avec l’idéologie, l’irréel est l’impossible. La mentalité idéologique assume l’impossibilité de changement, soit parce qu’elle accepte le système de justification expliquant la non-congruence, soit parce que la non-congruence a été dissimulée par des facteurs qui vont de la tromperie inconsciente au mensonge conscient. (p234)
La fécondité de l’utopie s’oppose ainsi à la stérilité de l’idéologie. La première est capable de changer les choses. […]. L’attribution d’une telle capacité de changer à l’utopie lui confère une efficacité univoque qui ne nous permet pas d’en déduire la pathologie : le whisful thinking, le fait de prendre ses désirs pour la réalité. […]. Si nous examinons de plus près la capacité de changement liée à l’utopie, ce critère va apparaître comme peu fiable. […]. Lorsque le jugement émane des représentants de la classe dirigeante, l’utopie est précisément l’irréalisable. L’application du critère pose un problème, car cela dépend de qui parle […]. (p234-235)
Ceux qui s’attachent à défendre le statu quo appellent utopie tout ce qui va au-delà de l’ordre existant au présent, sans distinguer entre utopie absolue, irréalisable quelles que soient les circonstances, et utopie relative, irréalisable seulement dans le cadre de l’ordre existant. En effaçant cette distinction, l’ordre existant peut « supprimer la validité des prétentions de l’utopie relative (IU132) ». (p236)
« Quand une idée est étiquetée ‘‘utopique’’, elle l’est ordinairement par un représentant d’une époque déjà dépassée. D’autre part, la représentation des idéologies comme idées illusoires, mais adaptées à l’ordre actuel, est généralement l’œuvre de représentants d’un ordre d’existence qui est encore en voie d’apparition. C’est toujours le groupe dominant, en plein accord avec l’ordre existant, qui détermine ce qui doit être considéré comme utopique, tandis que le groupe ascendant, en conflit avec les choses telles qu’elles existent, est celui qui détermine ce qui est jugé comme idéologique (IU141) ». Comme exemple de ce conflit de dénominations, Mannheim propose les différents usages du concept de liberté. Depuis le début du XVIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe, le concept de liberté fut un concept utopique. Cependant, dès que la classe dominante découvrit que ce concept avait des implications concernant la notion d’égalité, une extension qu’elle refusait, sa propre défense de la liberté se fit contre cette extension et ceux qui la réclamaient, et en défense de l’ordre existant. Le concept même fut successivement utopique, conservateur, puis à nouveau utopique, selon le groupe qui s’en emparait. (p236-237)
De cette discussion de l’utopie nous pouvons tirer trois conséquences pour l’idéologie. En premier lieu, la connexion entre l’utopie et les groupes ascendants nous permet en regard de voir la connexion entre l’idéologie et les groupes dominants. Le critère de ce qui est idéologique semble dépendre de la critique conduite par la mentalité utopique. La capacité de dévoiler quelque chose comme idéologique semble être un effet des potentialités utopiques du groupe ascendant, ou du moins de ceux qui pensent avec ce groupe.Si tel est bien le cas, si l’idéologie ne se laisse reconnaître que dans le processus qui le démasque, alors la prétendue coupure épistémologique devient plus concrète et dépend de ces potentialités utopiques. Elle est toujours le produit d’une utopie. Je soutiens donc qu’aucune conscience ne peut se libérer soudainement sans le secours d’autre chose. N’est-ce pas toujours la capacité utopique de groupes ou d’individus qui nourrit notre aptitude à prendre nos distances avec les idéologies ? Nous ne pouvons échapper à la polarité de l’idéologie et de l’utopie. C’est toujours une une utopie qui définit ce qui est idéologique, et cette caractérisation est toujours relative aux affirmations des groupes en conflit. C’est aussi dire que l’idéologie et l’utopie ne sont pas des concepts théoriques. Nous ne pouvons trop en attendre car ils forment un cercle pratique. Par conséquent, toute prétention à construire une vision scientifique de l’idéologie n’est purement et simplement qu’une prétention. […]. La politique n’est pas une science, mais l’art de s’orienter parmi les groupes en conflit. (p237-238)
Le deuxième apport de notre discussion est que si l’utopie est ce qui ébranle un ordre donné, l’idéologie est ce qui préserve cet ordre. Cela veut dire que la problématique de la domination et la place du pouvoir dans la structure de l’existence humaine deviennent des questions centrales. La question n’est pas seulement qui détient le pouvoir, mais comment un système de pouvoir peut être légitimé. L’utopie intervient aussi dans le processus de légitimation : elle ébranle un ordre donné en proposant d’autres manières de répartir l’autorité et le pouvoir. La légitimité est l’enjeu du conflit entre l’idéologie et l’utopie […]. (p238)
[Troisième conséquence:] Si même nous soulignons que l’utopie ébranle l’ordre établi tandis que l’idéologie le conforte (parfois par distorsion, mais parfois aussi par un processus de légitimation), alors la possibilité d’être réalisée n’est pas un bon critère pour distinguer les deux notions. Tout d’abord, parce qu’il ne peut qu’être appliqué au passé […]. Ensuite, parce que cela revient à sanctifier le succès : or ce n’est pas parce qu’une idée rencontre le succès qu’elle est bonne, ou au service du bien. […]. La possibilité d’être réalisée n’est enfin pas un bon critère parce que l’idéologie en un sens est déjà réalisée. Elle confirme l’existant. L’élément « irréel » de la dialectique n’est pas l’irréalisable, mais l’idéal, dans sa fonction de légitimation. L’élément transcendant est le « devoir être », que l’« être » masque. De plus, les utopies elles-mêmes ne sont jamais réalisées dans la mesure où elles créent la distance entre ce qui est et ce qui doit être. (p239)
Mannheim combat ceux qui prétendent que nous vivons désormais la mort des idéologies et des utopies – et d’en réjouissent. La suppression de la non-congruence, la suppression de la déconnexion entre les idéaux et la réalité serait la mort de la société. Ce serait le temps d’une attitude prosaïque, de la facticité (Sachlichkeit). Nous aurions précisément une société non idéologique et non utopique, qui serait une société morte. La spécificité critique de l’utopie n’est donc pas la possibilité d’être réalisée, mais la préservation de la distance entre elle et la réalité. (p240)
CH11 – Weber (1) (p241)
C’est toujours du point de vue de l’utopie naissante qu’il est possible de parler d’une idéologie moribonde. Ce sont le conflit et l’entrecroisement de l’idéologie et de l’utopie qui donnent à chacune d’entre elles tout son sens. (p241)
L’un des points les plus forts, l’une des perspectives les plus importantes du marxisme, c’est que les idées dominantes d’une époque sont les idées de la classe dominante. (p241-242)
Logiquement, sinon temporellement, la fonction constitutive de l’idéologie doit précéder sa fonction de déformation. Nous serions incapables de comprendre le sens de la déformation s’il n’y avait quelque chose susceptible d’être déformé, quelque chose qui soit symboliquement de même nature. (p242)
Globalement, donc, ces leçons sur l’idéologie partent d’un premier niveau où l’idéologie se donne comme distorsion, puis elles progressent jusqu’à un second niveau, qui met en relation l’idéologie et la domination, pour envisager ensuite la connexion décisive entre intérêt et critique et aboutir finalement à ce que j’appelle la fonction constitutive de l’idéologie. La démarche est régressive : elle analyse l’idéologie depuis sa fonction de distorsion jusqu’à sa fonction de légitimation et, pour finir jusqu’à sa fonction constituante. (p242-243)
Qu’elle soit déformante, légitimante ou constituante, l’idéologie a toujours pour fonction de préserver une identité, qu’il s’agisse de groupes ou d’individus. Comme nous le verrons, l’utopie a une fonction inverse : ouvrir le possible. (p243)
Mon argument est que l’idéologie advient précisément dans la brèche entre la requête de légitimité qui émane d’un système d’autorité et notre réponse en termes de croyance. […]. L’idéologie fonctionne pour ajouter une sorte de plus-value à notre croyance afin que cette dernière puisse rencontrer les requêtes de l’autorité. La notion marxiste de distorsion est plus pertinente si nous admettons que le fonction de l’idéologie consiste toujours à justifier une revendication de légitimité en ajoutant un supplément à notre croyance spontanée. A ce stade, la fonction de l’idéologie est de combler le fossé de crédibilité propre à tous les systèmes d’autorité. Mais cet argument n’a de cohérence que dans un modèle fondé sur la motivation, et non pas dans un modèle mécaniste. (p244)
Il est absolument décisif que la définition de l’activité incluse le sens qu’elle a pour l’agent (nous pressentons que la possibilité de la distorsion est impliquée par la dimension du sens). Il n’y a pas d’abord l’activité et ensuite seulement la représentation, parce que le sens fait partie intégrante de la définition de l’activité. L’un des aspects fondamentaux de la constitution de l’activité est qu’elle doit être signifiante pour l’agent. L’activité, toutefois, ne dépend pas seulement du fait qu’elle a du sens pour le sujet : elle doit aussi avoir du sens en relation avec d’autres sujets. L’activité est à la fois subjective et inter-subjective. (p245)
[…] l’une des fonctions de l’idéologie est de sauvegarder l’identité à travers le temps. (p246)
Le facteur qui pourtant reste le plus significatif dans la définition de l’activité sociale, c’est l’orientation d’après le comportement d’autrui. Cette orientation d’après autrui est la cheville ouvrière du modèle motivationnel. (p246)
S’il n’y avait pas d’agent susceptible de donner sens à sa propre action, nous ne sommes pas en présence d’une activité mais d’un comportement. Nous sommes alors condamnés soit au béhaviorisme social, soit à un examen des forces sociales telles que les entités collectives, les classes, etc. : dans ces conditions, personne ne pourrait s’orienter ni entreprendre de donner sens à ces facteurs. (p246-247)
La sociologie, en tant qu’elle est la compréhension d’une activité pourvue de sens, n’est possible que si cette dernière peut être répertoriée selon quelques types significatifs. « Comme toute autre activité, l’activité sociale peut être déterminée : a) de façon rationnelle dans sa finalité [zweckrational], à travers des attentes concernant le comportement des objets du monde extérieur ou celui d’autres hommes […] ; b) de façon rationnelle dans ses valeurs [wertrational] , par la croyance consciente en la valeur intrinsèque d’un comportement – d’ordre éthique, esthétique, religieux ou autre –, indépendamment de son succès espéré ; c) selon les affects (particulièrement les émotions) à partir des passions et des sentiments spécifiques des acteurs ; d) selon la tradition [traditional], en vertu des habitudes invétérées ». (p147-248)
On ne peut parler d’un ordre qui ne serait qu’obligatoire et qui ne prétendrait pas à la légitimité. La prétention à la légitimité est constitutive de l’ordre. (p250)
[…] ce n’est pas par hasard qu’en parlant d’ordre nous devons parler de légitimité et qu’en parlant de légitimité nous devons parler de motivations. Ce n’est qu’au sein d’un système de motivation que la légitimité d’un ordre peut être garantie. Les expressions de Weber n’ont de sens qu’à l’intérieur du modèle conceptuel de l’activité significative. (p251)
« Les agents peuvent accorder à un ordre une validité légitime : a) en vertu de la tradition : validité de ce qui a toujours été ; b) en vertu d’une croyance d’ordre affectif (tout particulièrement émotionnel) : validité de la nouvelle révélation ou de l’exemplarité ; c) en vertu d’une croyance rationnelle selon des valeurs : validité de ce que l’on a estimé être un absolu ; d) en vertu d’une disposition positive, à la légalité de laquelle on croit. (ES1,72) ». (p251)
Ce n’est qu’au sein d’un groupe unanime que la contrainte serait, apparemment, absente, mais en réalité ce pourrait être le groupe le plus coercitif qui soit. La loi de l’unanimité est toujours plus dangereuse que la loi de la majorité parce que celle-ci permet au moins d’identifier la minorité et de définir ses droits. (p256)
Dans son analyse de la nature de l’ordre, les concepts fondamentaux introduits par Weber sont les suivants : le lien d’association [cf Gesellschaft] ou d’intégration [cf Gemeinschaft], la fermeture du groupe et sa hiérarchie. Le concept de hiérarchie inclut à son tour un rapport à une structure d’autorité. C’est à ce moment seulement que Weber introduit la Herrschaft comme concept à part entière : à savoir la relation commandement/obéissance. Alors que certains traducteurs, Parsons en particulier, traduisent Herrschaft par « autorité » ou « contrôle impératif », je préfère traduire par « domination ». […]. La Herrschaft est définie par l’attente de l’obéissance d’autrui. Le système de pouvoir dispose d’une certaine crédibilité, ce qui lui permet de compter sur le comportement de ses membre. (p257)
Enfin, le concept d’ordre est entièrement déployé lorsque Weber introduit la possibilité de la contrainte physique. Il soutient qu’en ajoutant aux concepts précédemment énoncés la menace de l’usage légitime de la force nous parvenons à la définition de l’État. La structure du pouvoir étatique dépend du fait qu’il « revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime (ES1,97) ». (p258)
Le concept de domination ne trouve son achèvement qu’avec l’introduction du rôle de la violence. C’est alors seulement que le concept de revendication – revendication de légitimité – est lui aussi achevé. Nous devons comprendre que le concept de revendication n’est pas seulement lié à l’ordre mais à la présence de dirigeants ; des dirigeants qui, en dernier recours, peuvent faire usage de la force. (p259)
Si par hasard l’État venait à dépérir, il n’est pas certain que le problème de l’ordre légitime disparaîtrait. […]. […] si la légitimité n’est pas seulement un problème politique, un problème de violence, c’est parce que nous ne pouvons faire l’économie du modèle motivationnel. Ce n’est qu’à l’intérieur de ce schème que la question de la revendication de légitimité prend sens. (p259)
CH12 – Weber (2) (p263)
Le concept wébérien de revendication se déploie en trois étapes. La revendication est d’abord sous-entendue dans le concept même d’Ordnung. Cette notion n’indique pas l’obligation mais un agencement qui donne au groupe une forme, une figure, un pattern. Cet ordre enveloppe déjà la question de la croyance parce qu’il implique des individus qui s’orientent par rapport au comportement des autres. Tout doit être énoncé en termes d’orientation mutuelle des individus, et l’inscription de cette revendication dans le champ des motivations de chacun est une croyance. Dans le vocabulaire de Weber, le mot habituellement utilisé pour décrire cette notion est celui de Vorstellung. Sa traduction par « croyance » est restrictive, en raison surtout du primat de l’aspect émotionnel de la croyance. Vorstellung ne désigne pas tant la croyance que la représentation. Une Vorstellung est une représentation individuelle de l’ordre. L’ordre existe comme une représentation intellectuelle plus que comme une croyance émotionnelle. (p264)
La notion de revendication prend un sens encore plus radical et plus prégnant quand nous passons du concept global d’Ordnung à l’idée d’un ordre qui implique la différenciation entre gouvernants et gouvernés. (p264)
La troisième étape du développement du concept de revendication introduit la menace d’un recours à la force. Pour Weber, c’est le trait distinctif de l’État parmi toutes les autres institutions. L’État revendique le monopole de l’usage ultime et légitime de la contrainte physique à l’égard des individus ou des groupes récalcitrants. (p265)
« L’expérience montre qu’aucune domination ne se contente de bon gré de fonder sa pérennité sur des motifs ou strictement matériels, ou strictement affectifs, ou relevant strictement d’idéaux. En plus [souligné par PR], toutes les dominations cherchent à éveiller et à entretenir la croyance en leur légitimité (ES1,286) ». C’est ici qu’est la place vide laissée chez Max Weber à une théorie de l’idéologie [qui n’existe pas chez lui en tant que telle]. (p266)
Tout d’abord, ne peut-on soutenir que le problème de l’idéologie concerne précisément ce supplément,ce fossé entre la revendication et la croyance, le fait qu’il doit y avoir, dans la croyance, quelque chose de plus que ce qui peut être rationnellement compris en termes d’intérêts, d’émotions, d’habitudes ou de considérations rationnelles ? Ensuite n’est-ce pas la fonction de l’idéologie que de combler ce fossé de crédibilité ? Si tel n’est pas le cas (et c’est le troisième argument) en faut-il pas élaborer un concept de plus-value, qui dorénavant ne serait pas tant rapporté au travail qu’au pouvoir ? (p267)
Le marxisme repose entièrement sur le fait que le capital a un semblant de productivité, qui provient en réalité de la productivité du travailleur mais n’est plus reconnue comme telle. Marx nomme ce transfert de productivité du travail au capital le « fétichisme de la marchandise ». Nous avons l’impression que l’argent produit quelque chose, qu’il existe une productivité des choses elles-mêmes, alors que ce qui existe en réalité, c’est uniquement la productivité des travailleurs. Ma question est la suivante : ne faut-il pas élaborer une théorie parallèle de la plus-value, non plus en relation au travail mais au pouvoir ? (p267)
[…] la revendication d’un système d’autorité donné excède toujours la satisfaction des motifs habituellement invoqués : il y a donc toujours un supplément de croyance fourni par un système idéologique. […]. […] l’appareil idéologique est le supplément de la fonction coercitive de l’État et, plus généralement, le supplément du fonctionnement des institutions dans l’ensemble de la société civile. (p268)
Alors que Weber vient d’affirmer qu’il classera les types de domination en fonction de leur revendication, la classification procède en fait sur la base des croyances. « Il y a trois types de domination. La validité de cette légitimité peut principalement se baser : 1) sur des motifs rationnels, reposant sur la croyance en la légalité des règlements arrêtées et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens (autorité légale) ; 2) sur des motifs traditionnels, reposant sur la croyance quotidienne en la sainteté des traditions immémoriales et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens (autorité traditionnelle) ; 3) sur des motifs charismatiques, reposant sur la dévotion à l’égard de la sainteté exceptionnelle, de la vertu héroïque ou du caractère exemplaire d’une personne individuelle, ou encore émanant d’ordres révélés ou émis par celle-ci (autorité charismatique) (ES1,289) ». (p268-269)
[…] les lois doivent être cohérentes, régulièrement décidées de façon intentionnelle et résulter d’un ordre impersonnel. Les détenteurs de l’autorité sont eux-mêmes soumis à cet ordre impersonnel et ils gouvernent conformément à ses règles, et non en suivant leurs propres inclinations : on ne doit pas obéissance aux autorités en tant qu’elles sont des individus mais en tant qu’elles sont représentatives de l’ordre impersonnel. Toutes les relations sont dépersonnalisées. Ce que nous devons repérer, […] c’est que le système est formalisé, mais le système requiert également notre croyance en cette formalisation. (p270-271)
Weber ne tient pas compte du fait que sa description [positive] de la bureaucratie comme rationalité maximale, et donc comme la meilleure forme d’organisation, est déjà en soi une croyance : son projet est orienté, ce n’est pas une simple description. La conséquence, c’est que Weber ne s’attache pas à la pathologie de l’État bureaucratique, problème si important pour Marcuse et pour d’autres. Il ne considère pas les implication répressives d’un système de rationalisation. […]. Les règles peuvent aussi dissimuler des pratiques moins louables : l’arbitraire, la cooptation voilée, l’autonomisation du corps administratif et l’irresponsabilité au nom de l’obéissance au système. [cf Hannah Arendt]. (p273)
Le système administratif peut donc non seulement déposséder les individus de leur responsabilité personnelle mais il peut de surcroît couvrir les crimes commis au nom d’un intérêt administratif. Tout aussi embarrassantes sont à présent les dimensions de la machine administrative et l’anonymat des rapports d’organisation. Ce dernier, en particulier, a mené à une dissémination générale de l’anonymat dans la société. (p273)
Le citoyen est placé dans une sorte d’extraterritorialité par la technicité de la machine politique. Les technocrates peuvent s’emparer de la machine politique en raison de l’incompétence des politiques. Cela peut avoir du bon, parce que les spécialistes peuvent être plus rationnels en certaines matières que les politique mais personne ne sait qui, en définitive, contrôle ces technocrates. (p274)
Non seulement la bureaucratisation comporte des aspects répressifs, mais le système le plus rationnel a sa propre irrationalité. C’est une remarque de la plus haute importance. Toute tentative pour perpétrer la revendication de la rationalité au sein des caractères répressifs et irrationnels de la bureaucratie requiert la présence de la croyance. (p275)
Mon hypothèse est que le type légal demeure une forme de domination dans la mesure où il conserve quelque chose des deux autres structures de revendication et où la légalité sert à dissimuler ce résidu de la domination traditionnelle et de la domination charismatique. […]. Rien ne fonctionne sur la base d’un type unique et isolé [de représentation selon Weber] : tous les systèmes réels de pouvoir impliquent, à proportions différentes certes, des éléments légaux, traditionnels et charismatiques. Il se peut en fait que le type légal ne fonctionne que sur la base de ce qui subsiste des types traditionnels et charismatiques. […]. […] on peut alors se demander si le pouvoir légal ne s’empare pas de certains caractères de la domination traditionnelle et de la domination charismatique afin de s’assurer comme pouvoir et pas seulement comme pouvoir légal. (p277)
[…] un corps politique est régi non seulement par des règles d’efficacité technique mais aussi par la manière dont il s’identifie parmi les autres groupes. Comme nous le verrons avec Geertz, ce peut être la première fonction d’un système idéologique que de préserver l’identité du groupe à travers le temps. Une communauté politique est un phénomène historique. C’est un processus cumulatif qui retient quelque chose de son passé et qui anticipe quelque chose de son futur. […]. Dans une communauté politique, plusieurs générations coexistent en même temps:le choix politique est toujours un arbitrage entre les revendications de ces diverses générations, alors qu’une décision d’ordre technique n’est prise qu’au présent et uniquement en fonction du système de moyens dont on dispose dans le moment actuel. Le corps politique a plus de mémoire et plus d’attentes ou d’espérances qu’un système technologique. […]. Eric Weil a développé, dans sa Philosophie politique, cette distinction entre le rationnel et le raisonnable. La technique et l’économie doivent être « rationnelles » (eu égard au rapport technique entre les moyens et les fins), alors qu’en politique la rationalité est celle du « raisonnable », de la capacité à d’intégrer dans un tout. Il s’agit de tout autre chose que d’additionner des moyens. Une stratégie des moyens peut être technique, mais une décision politique implique toujours autre chose de plus opaque. (p278-279)
Parce qu’il met l’accent sur l’outil bureaucratique dans le type légal, Weber analyse le type traditionnel en fonction de sa capacité technique à réaliser l’ordre, plutôt qu’en termes de motivation orientée vers la croyance en sa rationalité. […]. [Weber] analyse d’abord d’abord la forme rationnelle et il s’occupe ensuite des autres afin de dévoiler par comparaison ce qui leur fait défaut. Il va du plus rationnel au moins rationnel. La succession n’a rien d’historique : au contraire, il n’y a aucun doute sur le fait que la forme charismatique est toujours antérieure à la forme traditionnelle et que cette dernière précède la forme rationnelle. (p279)
[…] nous pouvons nous demander si les qualités plus substantielles observées dans le type traditionnel (la gérontocratie, le patriarcat, le patrimonialisme, l’appropriation personnelle de l’autorité) ne perdurent pas, même dans un État légal. Comme pour le type charismatique, notre question est de savoir s’il s’agit d’un type qui a été dépassé ou si nous ne sommes pas en présence du germe enfoui de tout pouvoir. (p280)
« Aucun prophète n’a regardé sa qualité comme dépendant de l’opinion de la foule à son égard. Aucun roi couronné, aucun chef militaire n’a traité les opposants, tous ceux qui se maintiennent à l’écart, autrement que comme déloyaux […] (ES1,321) ». Cela vaut aussi bien pour le présent que pour le passé. La reconnaissance est un « devoir ». (p281)
Demander si l’éthique [protestante] a produit l’esprit du capitalisme ou vice-vers, c’est demeurer dans un schème inapproprié. Mieux vaudrait dire que l’éthique fournit la structure symbolique au sein de laquelle opèrent certaines forces économiques. Le problème est plutôt celui de la relation entre un cadre de référence et un système de forces. […]. Il est impossible de se demander ce qui vient en premier, parce qu’une force travaille au sein d’un cadre de significations donné, et que ce cadre ne peut être présenté en termes d’infrastructures et de superstructures. (p282-283)
CH13 – Habermas (1) (p285)
« […] le travail social doit être pensé en tant que synthèse de l’homme et de la nature. Nous devons nous assurer de ce concept matérialiste de synthèse, si nous voulons comprendre que tous les éléments d’une critique de la connaissance radicalisée par la critique hégélienne de Kant se trouvent certes chez Marx, mais qu’ils n’ont ensuite pourtant pas été assemblés en vue de l’édification d’une théorie matérialiste de la connaissance. (CI62-63) » (p287)
Pour Habermas, la grandeur de Marx tient à ce qu’il a produit la solution du problème de la synthèse. Chez Marx, « le sujet de la constitution du monde n’est pas une conscience transcendantale en générale, mais le genre humain concret qui reproduit sa vie dans des conditions naturelles (CI59) ». […]. Selon lui, la synthèse n’est pas celle d’une conscience mais celle de l’activité. (p287)
La fait de caractériser le genre humain concret comme sujet de la synthèse comporte plusieurs avantages. Le premier est que nous disposons à la fois d’une catégorie anthropologique et d’une catégorie épistémologique. Poser que le travail produit la synthèse de l’objet, ce n’est pas simplement remarquer le rôle économique de l’activité humaine, c’est aussi comprendre la nature de notre connaissance, la manière dont nous appréhendons le monde. […]. […] Habermas soutient que certaines sciences correspondent à certains intérêts. L’intérêt pour le contrôle et la manipulation correspond aux sciences empiriques, l’intérêt pour la communication aux sciences historiques et interprétatives, et l’intérêt pour l’émancipation aux sciences sociales critiques telles que la psychanalyse. (p288)
Le second avantage de la construction développée par Habermas à partir de Marx est que cette élaboration de la synthèse produit une meilleure interprétation du concept de Lebenswelt, de « monde vécu », formulé d’abord dans le dernier texte de Husserl, La crise des sciences européennes. […] nous éviterons alors de prendre de concept de « monde vécu » de manière anhistorique. […]. Ce que Marx nous enseigne, c’est, dit Habermas, que nous devons parler de l’humanité en termes historiques. (p289)
En un sens, c’est uniquement parce qu’il y a une histoire de l’industrie que l’histoire existe. Il apparaît alors, du fait de cet énoncé, que Habermas ne souscrit pas au parti pris de Marx : les idéologies n’ont pas d’histoire. L’entendement a une histoire qui lui est propre et qui peut être exemplifiée par l’histoire des sciences. L’industrie n’est pas l’unique facteur qui donne à l’existence humaine une dimension historique : les idées ont aussi leur histoire. (p290)
La troisième conséquence du point de départ de Habermas […] est que nous devons installer la dimension économique de l’humain à la place que Hegel avait revendiquée pour la logique. (p290)
Le fait de traiter le travail comme une synthèse de l’objet comporte un quatrième avantage : déployer l’importante analyse inaugurée par Fichte. […]. Fichte est celui qui a franchi le pas décisif d’une philosophie de la théorie à une théorie de la praxis, parce que son concept fondamental est l’activité de l’être humain qui se produit lui-même. […]. L’engendrement réciproque de l’être humain et de la nature est dans le même temps un auto-engendrement de l’être humains. (p291)
Habermas reconnaît donc, en termes kantiens et fichtéens, l’apport de Marx. Le concept de travail comme synthèse prend la place de la synthèse kantienne par l’entendement ou de la synthèse fichtéenne par l’auto-aperception du moi. Mais la même interprétation qui a souligné l’apport de Marx est aussi le point de départ de sa critique. L’objection de Habermas […] est que Marx a réduit le concept d’activité à celui de production. L’extension du concept a été réduite. En même temps que Marx résolvait le problème de la synthèse par le travail, il limitait la portée de sa découverte en identifiant la travail à la seule activité instrumentale. […]. Tout comme l’idéologie bourgeoise, l’idéologie marxiste conduit elle aussi à une réduction technologique. (p292)
[… Habermas] tente de montrer que le marxisme porte en son sein les traces d’une indécision quant au concept d’auto-création et d’auto-production de l’être humain. La base de l’analyse de Habermas est l’importante distinction […] de Marx : la différence entre les forces productives (Produktivkräften) et les relations de production (Produktionverhältnisse). Le principal argument de Habermas est que cette distinction est niée dans la théorie de Marx alors qu’elle est reconnue dans toutes ses analyses concrètes. (p293)
La position de Habermas est déterminante […] parce que nous ne pouvons parler d’idéologie qu’au sein d’un cadre conceptuel qui distingue les rapports et les forces [de production]. L’idéologie n’intervient qu’au niveau des rapports de production, et non des forces productives. […]. Ce qui signifie que nous avons besoin du concept de praxis. Dans le vocabulaire de Habermas, la praxis englobe à la fois l’action instrumentale et le complexe de l’action médiatisée par des symboles. L’idéologie apparaîtra comme une distorsion qui affecte l’une des composantes de la praxis. […]. Le travail est la source de la synthèse, mais le travail humain excède toujours l’action instrumentale parce que nous ne pouvons travailler sans l’apport de nos traditions et de notre interprétation symbolique du monde. Notre travail englobe également le cadre institutionnel de la société […]. Lorsque nous travaillons, c’est au sein d’un système de conventions. On ne peut définir la praxis uniquement en termes de techniques de travail appliquées. (p294)
Habermas détermine correctement la position du problème en redéfinissant la distinction entre travail et praxis : c’est la distinction entre action instrumentale et interaction ou action communicationnelle. […]. Habermas soutient […] que, dans la mesure où la praxis se voit réduite à la production matérielle, à l’activité instrumentale, le modèle [de Marx] est bien celui des sciences de la nature. La science de la praxis est purement et simplement abordée comme un prolongement des sciences de la nature. (p296)
Quand les sciences de la société sont envisagées, de manière erronée, par analogie avec les sciences de la nature, le contrôle des forces productives est alors lui-même compris sous la catégorie de ce que Habermas appelle un « savoir de disposition » (CI80). […]. La présupposition qui veut que toute science se constitue sur le modèle des sciences de la nature restreint l’idée fichtéenne d’auto-création de l’homme à la mentalité industrielle. Pour Habermas, cette réduction est l’idéologie de al modernité. L’idéologie réduit progressivement l’activité au travail, le travail à l’activité instrumentale et l’activité instrumentale à la technologie qui englouti notre travail. (p297)
Sans la distinction entre activité instrumentale et activité communicationnelle, il n’y a aucune place pour la critique, et pas même pour l’idéologie. Ce n’est qu’au sein d’un cadre institutionnel que la dépendance sociale et la domination politique peuvent déployer leurs effets répressifs. Ce n’est que sein de ce cadre que l’idée d’une « communication exempte de domination » (CI86) prend sens. (p299)
Le texte de Marx sur le fétichisme de la marchandise est décisif pour une théorie de l’idéologie, car il met en évidence que, dans la société bourgeoise, l’idéologie ne fonctionne pas simplement – ni même principalement – comme une forme sociale qui institutionnalise la domination politique. Sa fonction essentielle est bien plutôt de stabiliser l’antagonisme des classes par le biais de la forme légale du libre contrat de travail. En masquant l’activité productive sous la forme marchandise, l’idéologie opère au niveau du marché. (p304)
[…] parce que la religion est désormais moins impliquée dans la production des idéologies – le fétichisme de la marchandise est opératoire par lui-même –, l’usage utopique de la religion fait peut-être partie de la critique de l’idéologie. La religion peut agir non seulement comme une idéologie mais comme un outil critique dans la mesure où l’idéologie a émigré de la sphère religieuse vers l’espace du marché, la science et la technologie. […]. La religion fonctionne comme une idéologie lorsqu’elle légitime le pouvoir en place, mais elle fonctionne également comme une utopie dans la mesure où elle constitue une motivation qui nourrit la critique. [????? demanderait à être précisé] (p304-305)
CH14 – Habermas (2) (p307)
[…] cette opposition [par Habermas] de la praxis et de la théorie ne mine-t-elle pas la propre position de Habermas ? Comment en effet peut-il exister une position critique qui ne participe pas du penchant théorique de la philosophie ? Le moment critique au sein de la praxis est sans aucun doute un moment théorique : l’aptitude à prendre de la distance relève toujours d’une approche théorique. (p308)
Habermas doit plus qu’il ne le prétend à la critique husserlienne de La crise des sciences européennes : Husserl avait tenté de mettre en évidence que nous avons des sciences de la nature parce que nous avons objectivé et énoncé sous formes de lois mathématiques le domaine de la nature dans lequel nous vivons. Ce qui est post-marxiste, c’est d’identifier, comme il le fait, l’objectivation aux notions de contrôle et de manipulation. Comme nous l’avons brièvement indiqué auparavant, l’idéologie moderne est pour Habermas définissable comme la réduction de tous les autres intérêts à cet intérêt technico-instrumental. C’est la composante marcusienne de la pensée de Habermas : la hiérarchie des intérêts et des sciences a été rétrécie à une seule dimension. Quant un intérêt de connaissance supplante et gouverne un intérêt de communication, c’est alors qu’émerge l’idéologie moderne : la science et la technique y fonctionnent sur le mode idéologique, parce qu’elles justifient la réduction de l’être humain à une figure « unidimensionnelle ». (p309)
[…] Wo Es war, soll Ich werden. Là où était le ça doit advenir le moi. Telle est donc la première raison du caractère paradigmatique, pour la psychanalyse, de la situation analytique : la reconnaissance de soi gouverne la totalité du processus. La seconde raison de son caractère paradigmatique tient à ce que la reconnaissance de soi se réalise par la dissolution des résistances. Le concept de résistance dans la psychanalyse va devenir un modèle pour l’idéologie. Une idéologie est un système de résistance : elle résiste à la reconnaissance de ce que nous sommes, etc. La vue décisive de la psychanalyse est que la compréhension intellectuelle du système de résistance ne suffit pas. Même si un patient comprend intellectuellement sa situation, cette information est inopérante tant qu’elle ne l’a pas conduit à restructurer son économie libidinale. (p318)
[..;] nous pouvons nous réapproprier le modèle structural si nous gardons présent à l’esprit sa dérivation à partir de l’expérience analytique. Au sein de ce cadre, un terme tel que le « ça » prend sens car nous pouvons littéralement l’identifier au neutre. Parce que nous ne reconnaissons plus certains pans de nous-mêmes, parce qu’ils sont ex-communiés des autres mais aussi de nous, ils se donnent à voir comme des choses. Le « ça » décrit bien l’existence de cette part de notre existence que nous ne comprenons plus : ce à quoi nous n’avons plus accès et qui ressemble à une chose. Le « ça » est le nom donné à ce qui a été ex-communié. (p320)
A mon sens, la différence essentielle [entre psychanalyse et critique de l’idéologie] est qu’il n’y a, dans la critique de l’idéologie, rien de comparable à la relation entre le patient et l’analyste. (p326)
La critique de l’idéologie fait partie d’un processus de lutte et non de reconnaissance. L’idée d’une communication libre reste une idée inaccomplie, une idée régulatrice, une « illusion » au sens ou Freud distingue ce terme d’une idée délirante. (p329)
[… l’utopie] est la composante ultime de toute théorie de l’idéologie. C’est toujours depuis les profondeurs de l’utopie que nous pouvons parler de l’idéologie. (p330)
J’aimerais conclure par quelques mots relatifs à la structure de l’utopie. Pour ma part, je considère l’utopie comme étant elle-même un réseau complexe d’éléments d’origines diverses. Loin d’être homogène, elle est un assemblage de forces qui œuvrent ensemble. L’utopie est soutenue tout d’abord par la notion d’auto-réflexion. C’est le cœur de l’utopie et la composante téléologique de toute critique, de toute analyse, de toute restauration de la communication. (p331)
La seconde composante de la structure utopique est culturelle. Cette caractéristique est moderne et provient de la tradition des Lumières : elle ajoute à l’activité imaginative la possibilité d’une rectification, la possibilité de mettre à l’épreuve les limites du réalisable. (p331)
Le troisième élément de la structure utopique est l’activité imaginative. L’activité imaginative corresponde chez Habermas à ce que Freud appelle illusion. L’illusion se distingue […] de l’idée délirante qui est à la fois invérifiable et irréalisable. L’illusion ou l’activité imaginative est l’élément de l’espérance, d’une espérance rationnelle. (p332)
Comme nous le verrons avec Geertz, la fonction essentielle d’une idéologie est de poser une identité, qu’il s’agisse de l’identité d’un groupe ou de celle d’un individu. L’utopie, de son côté, rompt avec le « système d’auto-conservation » et « poursuit une satisfaction utopique ». […]. L’utopie est précisément ce qui empêche les trois intérêts – instrumental, pratique et critique – d’être réduit à l’un d’entre eux. La visée utopique ouvre le spectre des intérêts et lui évite de se refermer ou de retomber dans l’intérêt instrumental. Il se peut alors que l’utopie, au sens positif du terme, s’étende jusqu’à la frontière entre le possible et l’impossible, laquelle frontière n’est peut-être, en définitive, susceptible d’aucune rationalisation, même sous la forme d’une espérance rationnelle. (p333)
L’imagination utopique est celle d’un acte idéal de langage, d’une situation idéale de communication : l’idée d’une communication sans frontière et sans contraintes. Il se peut que cet idéal constitue notre véritable idée du genre humain. Nous parlons du genre humain non seulement au titre de l’espèce mais comme d’une tâche, puisque nulle part l’humanité n’est donnée. L’élément utopique peut être l’idée de l’humanité vers laquelle nous nous orientons et que nous tentons sans cesse d’actualiser. (p333)
CH15 – Geertz (p335)
L’idée de Geertz, c’est que la plasticité biologique (ou la flexibilité de la vie humaine) ne nous donne pas de fil conducteur pour traiter des diverses situations culturelles – la rareté, le travail, etc.. Nous avons donc besoin d’un système secondaire de symboles et de modèles qui ne sont plus naturels mais culturels. L’accent ne porte alors pas tant sur le fait que ces symboles et ces modèles sont extrinsèques à l’organisme, mais sur la fait qu’ils fonctionnent exactement de la même manière que les modèles intrinsèques. La proposition déterminante de cette théorie extrinsèque est que ces systèmes symboliques s’harmonisent avec les autres systèmes. « La pensée consiste à construire et à manipuler des systèmes symboliques, qui sont utilisés comme modèles pour d’autres systèmes, physique, organique, sociale, psychologique et ainsi de suite, de telle sorte que la structure de ces autres systèmes […] est, comme nous le disons, ‘‘comprise’’. » […]. Le thème central est la notion d’appariement ou d’harmonisation. Les formes culturelles sont donc des programmes. Ils fournissent, dit Geertz, « un patron ou un schème directeur pour l’organisation des processus sociaux et psychologiques, tout comme les systèmes génétiques fournissent un tel patron pour l’organisation des processus organiques ». (p338-339)
L’analyse de Geertz comporte une implication supplémentaire qui, à mon avis, est la partie la plus significative de son texte : il s’agit de la possibilité de comparer une idéologie avec les procédés rhétoriques du discours. […]. Dans la première partie de son article, Geertz critique les théories habituelles de l’idéologie – l’idéologie comme représentation d’un certain nombre d’intérêts, l’idéologie comme produit de certaines tensions socio-psychologiques – parce qu’elles présupposent toujours quelque chose qu’elles ne comprennent pas : comment la libération d’une tension devient un symbole ou comment un intérêt s’exprime dans une idée. […]. Geertz affirme que nous ne pouvons produire une réponse qu’en analysant « comment les symboles symbolisent, comment ils fonctionnent pour des significations médiates ». « Sans idée de la manière dont la métaphore, l’analogie, l’ironie, l’ambiguïté, le jeu de mots, le paradoxe, l’hyperbole, le rythme, et tous les éléments de ce que nous appelons improprement le ‘‘style’’ fonctionnent […] dans la projection des attitudes personnelles sous leur forme publique », nous ne pouvons analyser « l’importance des assertions idéologiques ». (p339)
La possibilité que la rhétorique soit intégrative et pas seulement dissimulatrice nous conduit à une conception non péjorative de l’idéologie. Si nous suivons ce chemin, nous pouvons dire qu’il y a quelque chose d’irréductible dans le concept d’idéologie. Même si nous mettons de côté les deux autres strates de l’idéologie – l’idéologie comme distorsion d’une part, comme légitimation d’un système d’ordre et de pouvoir d’autre part –, la fonction d’intégration de l’idéologie, celle qui consiste à préserver une identité, demeure. (p340)
Sur la base de cette analyse de l’idéologie comme intégration, j’aimerais souligner trois point. D’abord en transformant la manière d’analyser le concept d’idéologie, on met l’accent sur la médiation symbolique de l’action, sur le fait qu’il n’y a pas d’action sociale qui ne soit pas symboliquement médiée. […]. La distinction entre superstructure et infrastructure disparaît totalement car les systèmes symboliques appartiennent déjà à l’infrastructure, à la constitution fondamentale de l’être humain. (p341)
Le deuxième point est la corrélation établie entre l’idéologie et la rhétorique. […]. Il y a une rhétorique de la communication de base parce que nous ne pouvons pas évacuer du langage les procédés rhétoriques:ils font partie intégrante du langage ordinaire. De même, dans sa fonction d’intégration, l’idéologie est basique et incontournable. (p341)
Troisièmement, je me demande si nous sommes autorisés à parler d’idéologie en dehors de la situation de distorsion et donc uniquement en référence à la fonction basique d’intégration. Pouvons-nous parler d’idéologie à propos des cultures qui ne sont pas celles de la modernité, des cultures qui ne sont pas entrées dans ce processus que Mannheim décrit comme l’effondrement d’un accord universel, à supposer qu’il ait jamais existé ? Y a-t-il de l’idéologie sans conflit entre les idéologies ? Si nous ne considérons que la fonction d’intégration d’une culture et si cette fonction n’est pas contestée par une forme alternative pour produire de l’intégration, pouvons-nous avoir de l’idéologie ? Je doute que nous puissions projeter de l’idéologie dans les cultures qui se situent hors de la situation postérieure aux Lumières. Situation où toutes les cultures modernes sont désormais engagées dans un processus qui n’est pas seulement de sécularisation mais de confrontation radicale autour d’idéaux de base. (p341-342)
[…] l’idéologie, en définitive, tourne toujours autour du pouvoir. […]. Ce n’est pas un hasard s’il existe en politique une place spécifique pour l’idéologie : la politique est le lieu où les images de base d’un groupe fournissent en définitive des règles pour l’usage du pouvoir. Les questions d’intégration mènent aux questions de légitimation et celles-ci mènent à leur tour aux questions de distorsion. Nous sommes donc contraints de balayer dans les deux sens la hiérarchie des concepts. (p342)
Il n’est pas vrai que l’idéologie remplace la religion dans la vie moderne : Geertz ne relègue pas simplement la religion dans les sociétés du passé. Trois éléments essentiels fondent, selon lui, la persistance du rôle de la religion. D’abord, la religion est une tentative pour articuler un ethos et une vision du monde. Il ne le dit jamais de l’idéologie. Il se livre à une longue analyse sur le problème de la souffrance et de la mort et affirme qu’au regard de ce problème la fonction d’un système religieux n’est pas d’éluder la souffrance mais de nous enseigner comment la supporter. Il est difficile de soutenir que cette fonction n’appartient qu’aux sociétés du passé parce que, lorsque nous apprenons comment souffrir, la différence entre l’éthique et le cosmique s’écroule : nous apprenons à la fois une manière de voir la vie et une manière de nous comporter. En un second sens, la religion est au-delà de l’opposition entre tradition et modernité : sa fonction – qui est de créer des dispositions – lui permet de constituer des inclinations. La religion produit une stabilité fondamentale au niveau de nos sentiments les plus élémentaires. Elle est une théorie des sentiments […]. Le troisième point concernant la religion est qu’elle met en scène des sentiments au travers des rituels […]. L’idéologie ne naît pas de l’effondrement de la dimension rituelle mais de la situation ouvertement conflictuelle propre à la modernité. Les systèmes – y compris religieux – sont confrontés à d’autres systèmes qui élèvent des prétentions analogues d’authenticité et de légitimité. Nous sommes pris dans une situation où il y a des idéologies au pluriel. (p343-344)
[… l’idéologie] est porteuse de l’intégration d’un groupe non seulement dans l’espace mais dans le temps. L’idéologie fonctionne non seulement dans la dimension synchronique mais aussi dans la dimension diachronique. Dans ce dernier cas, la mémoire des événements fondateurs du groupe est un acte essentiellement idéologique. On a une répétition de l’origine. Avec cette répétition commencent tous les processus idéologiques au sens pathologique, car une commémoration seconde prend le caractère d’une réification. (p345)
[…] il est peut-être simpliste de dire que les pays en voie de développement n’ont qu’à se préoccuper du caractère constitutif de l’idéologie : en effet, il leur revient la tâche ardue de trouver leur propre identité dans un monde déjà marqué par la crise des sociétés industrielles. Les sociétés industrielles n’ont pas seulement accumulé et confisqué la plupart des moyens de développement : elles ont engendré une crise de la société avancée qui est maintenant un phénomène public et mondial. Des sociétés entrent dans le processus d’industrialisation dans le même temps où des nations parvenues au sommet de ce développement se posent des questions sur ledit processus. Des pays ont ont à intégrer la technologie dans le même temps où a déjà commencé la critique et le procès de la technologie. (p346)
L’idéologie maintient l’identité, mais elle veut aussi conserver ce qui existe : elle est donc déjà un frein. Quelque chose devient idéologique – au sens le plus négatif du terme – quand la fonction d’intégration se pétrifie, quand elle devient rhétorique au mauvais sens du terme, quand la schématisation et la rationalisation prennent le dessus. L’idéologie travaille à la charnière entre fonction d’intégration et résistance. (p351)
P2 – Utopie (p353)
CH16 – Mannheim (p355)
[…] peut-être la plus grande difficulté de notre analyse est que, dans la pensée marxiste, la distinction de l’utopie et de l’idéologie tend à disparaître. Restaurer cette distinction, c’est s’opposer, sinon au marxisme en général, du moins au marxisme orthodoxe. (p357)
Comme nous l’avons vu, Marx dispose de deux critères différents pour l’idéologie. Tout d’abord, il oppose l’idéologie à la praxis, c’est-à-dire qu’il la range du côté de l’imagination. Telle est la position de L’Idéologie allemande. A ce stade, idéologie et utopie sont toutes deux ramenées du côté de ce qui n’est pas réel. Elles ont en commun l’irréel. Nous atteignons cependant la même conclusion si nous suivons le second critère marxiste de l’idéologie et opposons l’idéologie à la science. Dans ce cas, idéologie et utopie sont toutes deux non scientifiques. (p358)
L’idée principale de Mannheim est que ce processus [qui fonde la dynamique temporelle de l’utopie] conduit à un déclin des utopies, et donc à la disparition progressive de toute forme de non-congruence avec la réalité. L’adaptation à la réalité est toujours plus forte, et cette adaptation tue l’utopie. (p359)
Pour Mannheim, l’idéologie et l’utopie ont à la fois un point commun et un trait qui les distingue. Le point commun, la non-congruence, exprime une forme de désaccord avec la réalité. Le trait différentiel est que l’utopie est « situationnellement transcendante », tandis que l’idéologie ne l’est pas. Comme je l’ai suggéré auparavant, le critère permettant de déterminer qui connaît la « réalité » d’une situation et peut ainsi décider de ce qui est transcendant pose un autre problème. Le second aspect du caractère transcendant de l’utopie est qu’elle est fondamentalement réalisable. C’est important, car un préjugé court à l’encontre de l’utopie : elle ne serait qu’un rêve. Au contraire, Mannheim soutien qu’elle ébranle l’ordre établi. Une utopie est ainsi toujours en voie de réalisation. L’idéologie, au contraire, n’a pas à être réalisée, puisqu’elle est la légitimation de ce qui est. Il y a non congruence entre l’idéologie et la réalité parce que la réalité change, tandis que l’idéologie est soumise à une certaine inertie. Le trait différentiel de l’idéologie et de l’utopie se manifeste de deux manières, qui sont chacune des corollaires du trait commun de non-congruence. D’abord, les idéologies sont principalement reliées aux groupes dominants ; elles confortent l’ego collectif de ces groupes dominants. Ensuite, les idéologies sont plutôt dirigées vers le passé, là où les utopies sont orientées vers le futur. (p359)
[…] l’effort de Mannheim consiste à établir une sociologie de l’utopie. Une telle sociologie suit trois règles méthodologiques. Elle doit d’abord construire son concept […]. On pourrait par exemple se demander : « N’existe-t-il pas des idées jusqu’alors irréalisées et qui dépassent la réalité donnée ? ». C’est ainsi que Mannheim construit le concept d’utopie. […]. La deuxième règle méthodologique est de différencier les utopies selon les couches sociales. […]. L’utopie est le discours d’un groupe, et non une œuvre littéraire flottant en l’air. […]. La troisième règle méthodologique est qu’une utopie n’est pas seulement un ensemble d’idées, mais une mentalité, un Geist, une configuration de facteurs qui organisent l’ensemble des idées et des sentiments. L’élément utopique imprègne tous les aspects de l’existence. (p360-361)
La mort de l’utopie pourrait bien être aussi la mort d’une image globale de la réalité, qui ne laisse place qu’à une approche partielle et morcelée des événements et des situations. (p361)
[Mannheim] considère que l’antagonisme entre les utopies est fondamental. Nous en avons déjà fait la remarque à propos de l’idéologie : peut-être l’idéologie n’existe-t-elle pas tant qu’une culture commune n’a pas été brisée. (p361)
Un point […] est récurrent dans l’analyse de Mannheim : la manière dont chaque utopie propose un sens particulier du temps historique. (p362)
La première utopie qu’évoque Mannheim n’est pas celle de Thomas More. A la place, Mannheim commence avec Thomas Münzer, l’anabaptiste […]. […]. Pour Mannheim, le fait de commencer à ébranler l’ordre établi ne suffit pas à définir l’utopie. Le mouvement de Münzer est chiliaste [Partisan de la doctrine qui prône qu’après le jugement universel, les prédestinés demeureraient mille ans sur la terre et y jouiraient de toutes sortes de plaisirs. - wikipedia] : il s’oriente vers la réalisation d’un royaume millénaire venu du Ciel. L’élément transcendant se manifeste dans cette descente du Ciel vers la terre. Le chiliasme assure une point de départ transcendant à une révolution sociale fondée sur des motifs religieux. […]. Notons que cette utopie chiliaste limite la portée de l’affirmation de Marx que la religion est nécessairement du côté de l’idéologie. Cette exception est peut-être ce qui fournit le modèle de toutes les utopies, dans la mesure où elles viseront toutes à réduire le fossé entre l’idée et la réalité. La seconde raison pour laquelle Mannheim privilégie l’utopie chiliaste, c’est qu’elle relie l’idéal aux exigences d’une couche sociale opprimée. Décisive est ici la conjonction entre le prêcheur et la révolte des paysans. (p363)
L’utopie chiliaste fait naître des contre-utopies, qui sont plus ou moins dirigées contre la menace d’une résurgence de cette utopie fondamentale. Les utopies conservatrices, libérales, et même socialistes, verront toutes dans l’anarchisme de l’utopie chiliaste leur ennemi commun. […]. Il y a dans l’utopie chiliaste une énergie anti-libérale, car ce ne sont pas les idées qui font l’histoire, mais les énergies libérées par la perspective du Royaume millénaire. Quel est le sens du temps spécifique de cette utopie, et peut-être de toutes les utopies qui opèrent un court-circuit entre l’absolu et l’ici et maintenant immédiats ? Il n’y a aucun délai, aucune succession temporelle entre l’absolu et l’immédiat. […]. Il n’y a qu’un seul temps, qui est le présent. L’expérience chiliaste est à l’opposé de la séparation mystique de l’espace et du temps. […]. Pour Mannheim, le mépris pour la maturation ou de l’opportunité [historiques] est caractéristique de l’utopie chiliaste. (p364)
La seconde forme d’utopie que retient Mannheim est l’utopie libérale-humanitaire. Elle est principalement fondée sur la confiance dans le pouvoir de la pensée comme processus d’éducation et d’information. Elle s’oppose à l’ordre existant au nom d’une idée. […]. En un sens, nous pouvons dire que l’Université procède de cette utopie, car la transformation de la réalité advient par une meilleure connaissance, une plus haute éducation, etc. Cette forme est utopique en tant qu’elle dénie, parfois même très naïvement, les véritables sources de pouvoir que sont la propriété, l’argent, la violence toutes les forces qui ne sont pas celles de l’intelligence. […]. Le cœur de cette utopie se trouve dans l’idée d’Humanité comme idéal formateur, malgré le caractère abstrait de cette notion. (p365)
Le sens du temps de l’utopie libérale est donné par sa vision de l’histoire comme analogue au déroulement de la vie individuelle, avec une enfance et un âge mûr, mais toutefois sans vieillesse ni mort. L’idée centrale est celle d’une croissance vers la maturité. (p365)
La troisième utopie discutée par Mannheim est le conservatisme. […]. Le conservatisme découvre son « idée » après les faits, comme la chouette de Minerve de Hegel qui ne prend son envol qu’à la tombée du jour. En tant qu’utopie, le conservatisme développe des symboles tels que le Volkgeist, l’esprit du peuple. Son imaginaire est morphologique. La population forme une communauté, peuple, nation ou État, qui sont de parties d’un tout pensé comme un organisme. La croissance ne peut être accélérée, les gens doivent être patients : les choses prennent du temps pour changer. C’est le sens de la détermination historique, analogue à la croissance d’une plante, tandis que les idées flottent en l’air. (p366)
Contre le kairos de la première utopie et le progrès de la seconde, le conservatisme affirme un sens de la durée, de la tradition, l’idée de quelque chose de toujours vivant, et que le présent serait vide sans cet afflux souterrain. (p366)
La quatrième forme d’utopie est l’utopie socialiste-communiste. […]. Ce mouvement est utopique [selon Mannheim] d’abord en raison de ses rapports aux trois autres utopies, rapports qui ne sont pas seulement de rivalité mais aussi de synthèse. […]. Elle conserve de l’utopie chiliaste le sens d’une rupture dans l’histoire, la coupure entre une ère de la nécessité et l’ère de la liberté. Elle conserve également le meilleur de la tradition du progrès, l’idée d’une préparation temporelle, d’étapes historiques. […]. Même l’utopie conservatrice est mise à contribution : le sens de la nécessité, l’idée que nous ne pouvons pas tout faire à tout moment, l’idée déterministe qui est étrangement associée à l’idée de rupture. (p366-367)
L’idée fondamentale de Mannheim est ici que l’histoire de l’utopie représente une « approximation progressive de la vie réelle », et donc est l’histoire d’un déclin de l’utopie. Je doute fort de la validité de cette thèse […]. (p368)
Parce que Mannheim a défini l’idéologie et l’utopie comme non congruente avec la réalité, sa conclusion est prévisible. Il doit considérer l’élimination de la non-congruence comme un gain positif. Cette « approximation de la vie réelle » est un bien dans la mesure où elle exprime une tentative de mieux épouser la réalité sociale. […]. L’histoire moderne prend de plus en plus de distance avec le chiliasme. (p369)
Le sens du temps historique est profondément atteint par cette décadence de l’utopie. « Toutes les fois que l’utopie disparaît, l’histoire cesse d’être un processus menant à une fin déterminée ». Mannheim pense que la catégorie de totalité n’a plus cours, et que c’est là le trait caractéristique de notre époque [idéologie et utopie date de 1929] […]. Pour le Lukács d’Histoire et conscience de classe, la totalité ne signifie pas tant nécessité du déterminisme que la capacité de représenter en un tableau d’ensemble tous les conflits. C’est ce sens de l’orientation générale qui disparaît chez Mannheim et entraîne avec lui la disparition de la notion de but. (p370)
C’est la victoire vide de sens de la congruence : les individus sont adaptés et, parce qu’ils sont adaptés, ils n’ont pas d’illusions. Mais avec les illusions ils perdent aussi leur sens de l’orientation. Mannheim peint ici toutes les maladies de la sociologie moderne. (p371)
Mais cette vision d’un monde sans utopie est-elle vraie ? Ne sommes-nous pas témoins d’une reviviscence de l’utopie en raison même de l’échec de cette soumission au réel ? La reconnaissance que la science et la technologie peuvent elles-mêmes être idéologiques rouvre la porte de l’utopie. (p371)
CH17 – Saint-Simon (p375)
[Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880, tiré de l’Anti-Dühring] Engels a vu de façon tout à fait pertinente que ces utopies socialistes étaient issues des Lumières françaises. […]. Le surgissement des utopies à partir des Lumières s’accorde avec la typologie de Mannheim, car le second type d’utopie était, rappelons-le, l’utopie rationaliste. Pour les Lumières, seule la raison est porteuse d’une protestation d’une protestation radicale contre la domination politique et ecclésiastique. (p376)
Pour Engels, l’illusion utopique réside dans l’espérance que la vérité sera reconnue tout simplement parce qu’elle est la vérité, et indépendamment de toutes les combinaisons de pouvoir et de forces historiques. Nous retrouvons ce que disait Mannheim à propos des utopies millénaristes : leur indifférence aux circonstances. C’est toujours le bon moment pour faire la révolution. (p377)
Les marxistes ont toujours affirmé que le capitalisme doit parvenir à un certain niveau pour que se développe une situation révolutionnaire : la promotion de l’utopie correspond au stade de l’immaturité. (p377)
Cette attitude négative à l’égard de la violence fait aussi partie de la mentalité utopique : on s’efforce de convaincre les autres parce que c’est l’imagination et non la violence qui doit opérer la rupture avec le passé. Saint-Simon et Fourier représentent les deux pôles de l’utopie socialiste : Saint-Simon est un rationaliste radical, tandis que Fourier est un romantique. (p378)
Les utopies ont cette caractéristique frappante : elles commencent souvent par une position radicalement anticléricale, et même antireligieuse, et elles s’achèvent en prétendant recréer la religion. (p379)
Le premier projet utopique de Saint-Simon est exposé dans un ouvrage intitulé Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, écrit en 1803. Ce texte témoigne d’une orientation purement rationaliste. […]. Le noyau de l’utopie est le pouvoir de la connaissance. Ce foyer confirme mon hypothèse initiale [ ...] : toutes les formes de projets utopiques veulent remplacer l’État, comme instance de domination, par une administration qui n’aurait pas de pouvoir charismatique et dont le seul rôle serait de recruter et de soutenir financièrement un haut conseil composé d’individus éduqués, une organisation sacerdotale. (p379)
[…] l’idée qui consiste à remplacer le pouvoir des politiques par celui des savants a une longue généalogie. Son arrière-fond provient essentiellement de Francis Bacon et de sa Nouvelle Atlantide (Condorcet a été le chaînon intermédiaire pour les socialistes utopiques français). […]. L’idée était de remplacer une démocratie politique par une démocratie scientifique : l’élément charismatique appartiendrait aux savants, et l’État serait la bureaucratie sur laquelle s’appuierait ce corps de savants. Les savants ne détiennent cependant pas le pouvoir à leur profit : c’est le point important. Ils le détiennent afin de libérer la créativité, par une sorte de réaction en chaîne. (p380)
La grande différence entre Bacon et Saint-Simon est la suivante : tandis que Bacon mettait l’accent sur les sciences physiques – la maîtrise de la terre par une bonne connaissance et donc une sorte d’idéologie industrielle découlant des sciences de la nature – Saint-Simon mettait l’accent sur les sciences sociales. (p380)
C’est précisément pour éviter que l’utopie scientifique ne devienne auto-destructrice [cf. Orwell, Huxley] que Saint-Simon franchit un second pas. Il promeut une alliance entre les savants et les hommes industrieux. […]. Saint-Simon […] ne prend pas le concept d’industrie (ou pour utiliser le vocabulaire en usage aujourd’hui, le concept de travail) comme un concept de classe qui oppose la bourgeoisie et la classe ouvrière, mais à l’inverse comme un concept qui englobe toutes les formes de travail et ne s’oppose qu’à l’oisiveté. Pour Saint-Simon, c’est là l’antinomie majeure. Les oisifs (le clergé, les nobles) s’opposent à ceux qui travaillent (les industrieux). Saint-Simon ne dispose pas du concept de travail que Marx oppose au capital. (p381)
Un autre aspect intéressant du développement de cette utopie – qui conjugue l’administration par des gens éduqués, les savant et l’activité des industriels – est qu’il fait apparaître l’état actuel de la société comme renversé. […] Saint-Simon, comme Marx, avait l’idée d’une contre-société qui serait la société remise à l’endroit. (p383)
A la deuxième étape de l’utopie saint-simonienne, le but est encore de bien du peuple. L’entreprise industrielle n’est pas au service du pouvoir, car l’utopie récuse la valeur du pouvoir comme fin en soi. L’industrie est plutôt censée servir toutes les classes de la société. La classe parasite, ce ne sont pas les industriels mais les oisifs. (p384)
C’est là une composante importante de la pensée de Saint-Simon : il croit que la révolution survient à cause du mauvais gouvernement. Parce que la révolution est la sanction de la stupidité du gouvernement, elle n’aurait plus aucune nécessité si les leaders du pouvoir industriel et scientifique étaient au pouvoir. (p385)
La troisième étape du projet utopique de Saint-Simon […] se présente comme un nouveau christianisme. […]. Dans cette troisième étape, le pas décisif est l’introduction des artistes sur le devant de la scène. […]. [Saint-Simon] découvrit finalement l’importance des artistes et décida que, en raison de leur pouvoir d’intuition, ils devaient assumer un rôle dirigeant dans la société. Donc, la hiérarchie de Saint-Simon comprenait d’abord les artistes, puis les savants et enfin les industriels. […]. Pourquoi les artistes sont-ils en tête. Parce qu’ils apportent avec eux le pouvoir de l’imagination.. Saint-Simon attend que les artistes résolvent les problèmes de motivation et d’efficacité, ce qui fait manifestement défaut dans une utopie composée simplement de savants et d’industriels. Ce qui manque, dit Saint-Simon, c’est une passion d’ensemble. Ce qui est frappant, c’est que Saint-Simon et Fourier mettent tous deux l’accent sur le rôle des passions. (p385-386)
[…] Fourier greffe son utopie tout entière sur une recherche autour des passions. Il revient à une ancienne réflexion, déjà présente chez Hobbes et même chez Hume : l’idée qu’un ordre social est bâti sur les passions plutôt que sur les seules idées. (p387)
Nous touchons ici au moment où l’utopie devient une sorte d’imagination glacée. [ ...]. Toutes les utopies commencent par l’activité créatrice et s’achèvent par le tableau glacé de l’étape ultime. […]. L’utopie devient un tableau : le temps s’est arrêté. L’utopie n’a pas commencé, elle s’est bien plutôt arrêtée avant avant même de commencer. Tout doit se conformer au modèle:il n’y a pas d’histoire après l’institution du modèle. (p388)
Si nous tentons d’aller au-delà de cette signification de l’utopie comme tableau, nous sommes confrontés au problème critique soulevé par la véritable idée d’un nouveau christianisme : comment donner chair et sang à un squelette rationaliste ? Cela requiert que nous imputions au système non seulement une volonté mais une motivation – une motivation, un mouvement et des émotions. Pour avoir une motivation et un mouvement, l’utopie doit avoir des émotions. […]. Ce qui m’intéresse ici, en relation à l’analyse de Mannheim, c’est que, lorsque l’utopie rationaliste est déployée jusqu’à ce stade, elle réinstalle en fin de compte la composante millénariste. (p389)
La logique de l’action prend du temps et elle requiert de nous le choix entre des buts incompatibles et la reconnaissance du fait que, quels que soient les moyens choisis, ils entraînent avec eux des maux inattendus et, sans aucun doute, non désirés. Mais, dans l’utopie, tout est compatible avec tout. Il n’y a pas de conflit entre les buts. Tous sont compatibles : aucun n’a sa contrepartie. L’utopie représente donc la dissolution des obstacles. Cette magie de la pensée est le côté pathologique de l’utopie, et c’est un autre versant de la structure de l’imaginaire. (p390)
Saint-Simon énonce [l’idée d’une abolition de l’État] en prédisant que que le gouvernement des hommes sera remplacé par l’administration des choses. La relation de soumission des dominés aux dominants sera remplacée par une administration rationnelle. (p390)
L’emphase rationaliste de l’utopie saint-simonienne mène à une apologie de l’industrie (qui n’est pas tellement attrayante!), mais aussi au rêve d’une fin de l’État. Le corps politique comme organe de décision est remplacé par le règne de l’intelligence et, finalement, de la raison. (p391)
Je me demande si Bacon n’a pas, lui aussi, été confronté à ce problème : comment mouvoir et animer le corps social quand le point de départ est un projet de société auquel fait défaut un support émotionnel ? Notre discussion de l’utopie saint-simonienne nous reconduit à mon hypothèse fondamentale : ce qui est en jeu dans l’idéologie comme dans l’utopie, c’est le pouvoir. C’est là que se croisent l’idéologie et l’utopie. Si […] l’idéologie est la plus-value qui s’ajoute au défaut de croyance en l’autorité, l’utopie est ce qui démasque cette plus-value. Toutes les utopies sont finalement aux prises avec le problème de l’autorité. (p392)
La dés-institutionnalisation des principaux rapports humains est en définitive, selon moi, le noyau de toutes les utopies. (p393)
L’une des ambiguïtés de l’utopie est qu’il existe en fait deux façons de résoudre le problème du pouvoir. D’un côté, l’argument est que nous devrions nous débarrasser de tous les gouvernants à la fois. De l’autre, il est plutôt que nous devrions instituer un pouvoir plus rationnel. Ce qui peut donner lieu à un système coercitif, l’hypothèse étant, que puisque nous sommes gouvernés par les meilleurs, par les plus sages, nous devons nous conformer à la règle. (p393)
Nous sommes ordinairement tentés d’affirmer que nous ne pouvons pas mener une autre vie que celle que nous menons actuellement. Mais l’utopie introduit un sens du doute qui fait voler l’évidence en éclat. […]. L’expérience est celle de la contingence de l’ordre. Telle est, à mon avis, la valeur essentielle des utopies. A une époque où tout est bloqué par des systèmes qui ont échoué mais qui ne peuvent être vaincus – telle est l’appréciation pessimiste que je porte sur notre temps –, l’utopie est notre ressource. Elle peut être une échappatoire, mais elle est aussi l’arme de la critique. (p394)
CH18 – Fourier (p395)
L’utopie fouriériste travaille au niveau du système des passions qui régit toutes les formes de système social. En un sens, cette utopie pourrait être rapportée à Hobbes, puisque ce dernier a été le premier à élaborer ce qu’il appelait une « mécanique des passions » et qu’il a dérivé son système politique de cette perspective. (p395)
La structure utopique brouille notre catégorisation de la différence entre le sensé et l’insensé. Elle conteste qu’il y ait entre eux une distinction tranchée. (p396)
Si Fourier se distingue de Saint-Simon, ce n’est pas en raison de ses vues sur l’industrie. Fourier partageait pour une grande part l’enthousiasme de Saint-Simon à ce sujet : lui aussi était un « industriel », au sens où son programme d’émancipation des passions – qui est sa véritable contribution – repose sur l’hypothèse de l’abondance […]. Fourier voulait un ordre industriel plus productif, et il se préoccupait également du bien-être des plus pauvres. […] il promouvait par exemple la notion d’un revenu minimum décent et avançait l’idée d’un droit au travail, idée qui n’avait pas encore été admise en France. Il lança également l’idée que les travaux devaient être alternés […]. […]. Fourier a inventé une manière très précise de réaliser cette organisation du travail, en combinant le libre choix avec la rotation obligatoire. (p397)
La cosmologie de Fourier situe l’attraction [cf Newton] à la racine de toute chose, et il soutien que son utopie est, de fait, conforme à la nature. Ce qui rattache Fourier, une fois encore, au XVIIIe siècle : non pas aux Encyclopédistes mais plutôt à leur ennemi, Rousseau. Fourier poursuit l’héritage de ce dernier : sa tâche est de dévoiler la nature, qui a été masquée par la civilisation. L’idée de Fourier est que l’attraction est un code divin auquel doit adhérer la société […]. L’utopie prétend restaurer la loi primitive. (p398-399)
[Ce programme fouriériste demeure très suggestif : ] l’idée d’une libération des potentialités émotionnelles qui ont été dissimulées, réprimées et finalement réduites quant à leur nombre, à leur force et à leur diversité. L’un des principaux aspects de la civilisation est le petit nombre des passions : le problème de l’utopie consiste donc à en redéployer l’éventail. (p399)
La présupposition commune à Fourier et à Rousseau est que les passions sont des vertus et que la civilisation en a fait des vices. Le problème est de libérer les passions des vices, d’affranchir ceux-ci de la condamnation morale (et même du jugement moral) afin de reconquérir les passions sous-jacentes. (p400)
Il importe de voir la composante religieuse de l’utopie de Fourier. […]. Le lieu spirituel de l’utopie se situe entre deux religions : entre une religion institutionnalisée en déclin et une religion plus fondamentale qui reste à découvrir. […]. [Si Fourier] combat cette prédication [catholique fondée sur l’enfer] avec autant de force, c’est que l’idée du Paradis est pour lui extrêmement importante. Il veut retenir de cette dernière idée qu’elle revendique la possibilité pour nous, de retourner à un état antérieur à cette prétendue catastrophe qu’est la chute. Dans la prédication de l’enfer, il voit en revanche un symbole de la structure tout entière : non seulement de la religion mais de la structure répressive de la civilisation dans son ensemble. (p401)
Voltaire, par exemple, concevait Dieu comme une horloge. Ce Dieu mécanicien est totalement étranger à Fourier : c’est un aspect de l’enfer. L’attaque de Fourier contre le déisme rationaliste est tout à fait semblable à celle de Rousseau. (p402-403)
Le fait que les Églises ne prêchent pas l’harmonie sociale est le signe de leur trahison. La prédication des bonnes passions a été remplacée par le prêche moral. Pour Fourier, la morale exemplifie l’infection de la foi par le concept d’enfer. Dieu, dit-il, est de ce fait rabaissé au règne industriel de nos devoirs. Le sage a trahi et enseveli la mémoire du bonheur perdu. Contre la religion de l’austérité, il prêche une religion du pur amour et de l’imagination. La misère le la religion et la religion de la misère sont une seule et même chose. (p403)
On trouve chez [Fourier] de nombreuses pages sur le thème de l’oubli. Lequel est également très présent chez Nietzsche et chez d’autres, comme Heidegger : l’idée que nous avons oublié quelque chose et que, par conséquent, notre problème n’est pas tant d’inventer que de redécouvrir ce que nous avons oublié. En un sens, tous les fondateurs de philosophies, de religions et de cultures disent qu’ils produisent quelque chose qui a déjà existé. (p403)
Contrairement au stade de la distorsion [de l’idéologie], où les expressions s’excluent les unes les autres, les expressions de la fonction constitutive [de l’utopie] ne sont pas exclusives. Plus nous creusons en deçà des apparences, plus nous approchons d’une sorte de complémentarité des fonctions constitutives. Les symboles qui règlent notre identité ne proviennent pas seulement de notre présent et de notre passé mais aussi de nos attentes à l’égard du futur. S’ouvrir aux imprévus, aux nouvelles rencontres, fait partie de notre identité. L’« identité » d’une communauté ou d’un individu est aussi une structure prospective. L’identité est en suspens. Par conséquent, l’élément utopique en est une composante fondamentale. (p408)
Nous parions sur un certain ensemble de valeurs et nous tentons ensuite d’être conséquent par rapport à elles : la vérification est donc une question qui concerne l’ensemble de notre vie. Nul ne peut y échapper. […]. Je ne vois pas comment nous pouvons affirmer que nos valeurs sont meilleures que celles des autres, sauf qu’à risquer sur elles notre vie tout entière, nous avons l’espoir de réaliser une vie meilleure, de voir et de comprendre les choses mieux que les autres. (p409)