L’anthropologie, qui avait pour vocation originelle l’étude des sociétés non modernes, devient paradoxalement une discipline centrale pour la compréhension de la modernité elle-même : par effet miroir, elle en pointe les limites, les apories et les incohérences, tout particulièrement ce qui devient sa maladive mythologie historique particulière.
Alors qu’au départ de la naissance de l’anthropologie, la modernité servait de grille de lecture à l’ensemble des autres sociétés distribuées géographiquement et historiquement, cette situation a fini par s’inverser, la multiplicité des sociétés-autres permettant aujourd’hui une autre lecture de la modernité, qui, de clé de lecture, redescend sur terre et ne se révèle plus que comme l’expression d’une cosmologie ni plus ni moins importante qu’une autre. Mais ce décentrement historique change finalement tout : la modernité révèle ses limites et sa faillibilité. Alors que jusqu’à récemment la contestation de la modernité cherchait sa légitimité à l’intérieur de la modernité elle-même (ce qui revenait finalement à considérer une sorte d’imperfection des réalisations des promesses de cette modernité, imperfection qu’il convenait donc de corriger pour les atteindre « réellement »), l’anthropologie permet finalement d’interroger ces promesses elles-mêmes, les fondements de leur pertinence historique.
L’approche anthropologique permet l’émergence d’une sorte d’extériorité à la modernité, par le fait de placer cette modernité sur un pied d’égalité avec les autres sociétés, avec les autres cosmologies, ce qui, en fissurant le piédestal pompeux sur lequel elle s’était hissée, commence très sérieusement à la faire vaciller. Toutes les institutions, tout l’univers mental de la modernité, sont arrimées à ce piédestal, comme des moules à leur rocher battu par les vagues.
Ainsi, critiquer l’économie et son primat, ce n’est pas seulement la mettre en concurrence avec des valeurs et des intérêts moraux ou philosophiques, c’est directement s’en prendre à la conception objectivante du réel, à la distinction absolue entre les humains et le monde, à une sorte de transcendance d’une « nature » existant en-soi dont les humains seraient ontologiquement distincts, etc. La question n’est pas de savoir comment les humains pourraient « protéger » la nature (qui dans cette approche techniciste reste bien une extériorité), mais comment dissoudre cette fracture sociétale entre culture et nature, qui est le ciment de la modernité, et la condition de l’exploitation capitaliste (non seulement de l’exploitation de la nature par les humains, mais en même temps de l’exploitation de la majorité des humains par d’autres humains).
Apprendre à ne pas hiérarchiser les différentes sociétés historiques entre elles, sortir d’une dynamique « progressiste » de l’histoire, change complètement la façon d’aborder la cohérence de la société contemporaine ainsi que les contradictions qui la traversent. [L]
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CH1 – Politiser l’anthropologie de la nature : où l’on se demande pourquoi il convient de dépasser la distinction moderne entre nature et culture (p11)
Mettre en cause l’universalité de la distinction entre nature et société, c’est aussi montrer combien ce couple conceptuel typiquement naturaliste exprime et cherche à faire passer pour évidente une hiérarchie dans laquelle certains humains exercent leur pouvoir sur d'autres humains en même temps que sur les non-humains. (P p14b) [P pour Descola, A pour Pignocchi, a et b pour colonne]
Notre conception de la nature limité nos relations aux non-humains à un choix unique entre exploitation et protection, bien visible sur le territoire où les zones dévastées par l’agriculture intensive et l’urbanisation alternent avec de – modestes – parcs nationaux qui tentent de mettre la « nature » sous cloche. Ces deux modes de relation, que l’on croit opposés, sont les deux variantes d’une même relation d’utilisation, dans laquelle les non-humains n’existent qu’à travers les fonctions qu’ils remplissent pour les humains (ressources, services écosystémiques, contemplation esthétique, etc.). (A p15a)
[…] le mode de relation qui structure nos institutions et notre façon collective de nous rapporter aux non-humains est dominé par l’utilitarisme. (A p15ab)
Ce que nous appelons une « façon d’être au monde », c’est la rencontre entre des façons de faire, de sentir et de penser individuelles et les institutions dans lesquelles elles s’enchevêtrent, par de complexes jeux de déterminations réciproques. « Institutions » doit ici être entendu dans un sens très large, qui englobe l’ensemble des structures, implicites ou explicites, qui organisent la vie d’un collectif. (A p16a)
L’anthropologie devient un réservoir « d’outils de dérangement intellectuel » qui nous aide à nous penser nous-même et à imaginer l’avenir comme un foisonnement de possibilités, et non plus comme un trajet unique vers le désastre. Les concepts qui façonnent notre rapport au monde ne peuvent en effet devenir des objets de réflexion que si l’on est en mesure d’imaginer leurs contraires, de ressentir leur caractère relatif. (A p16b)
Pour politiser l’anthropologie de la nature, c’est bien l’anthropologie en général qu’il s’agit de mobiliser, car dès que l’on s’en prend à la distinction entre nature et culture, c’est l’ensemble de nos concepts les plus fondamentaux qui se fragmentent et appellent réorganisation : celui d’économie au premier chef, mais aussi ceux de travail, de progrès ou même d’État. (A p16b)
Cela va même bien au-delà. Car les notions-clés des sciences sociales, des termes comme « culture », « nature », »société », « histoire », « économie », « politique », « religion » ou « art » ont d’abord servi à nommer des réalités qui étaient en train d’émerger de façon visible en Europe entre le début du XVIIe et la fin du XIXe. Certes les mots existaient déjà dans le vocabulaire des langues européennes, puisqu’ils viennent du latin ; mais leur signification s’est métamorphosée lorsqu’on s’en est servi pour désigner des processus nouveaux. (P p16b)
Ce bourgeonnement de concepts se glissant dans des mots anciens a accompagné l’émergence et le développement du naturalisme, car il fallait pouvoir mettre des mots sur les phénomènes et les processus entièrement nouveaux dont l’Europe faisait alors l’expérience : l’expulsion des non-humains de la cosmologie chrétienne, l’autonomisation de la marchandise et de la sphère sociale, l’émergence d’une temporalité cumulative orientée par l’idée de progrès que l’on a appelé l’évolution historique, etc. (P p17a)
L’eurocentrisme des concepts des sciences sociales, concepts qui sont maintenant entrés dans l’usage commun, ne les rend pas seulement impropres à décrire des réalités différentes de celles sui sont familières aux Occidentaux, voire aux Modernes au sens large. Cet eurocentrisme les rend aussi inappropriés à se saisir de l’état du monde dans lequel nous sommes entrés avec le nouveau régime climatique, un état caractérisé par des frontières entre le monde des humains et celui des non-humains beaucoup plus poreuses que celles que le naturalisme avait tracées. (P p17b)
CH2 – Pourquoi l’anthropologie ? Où l’on présente le concept de « symétrisation » ; où l’on remarque qu’il peut revêtir des sens différents selon qu’on l’applique à l’ethnographe sur le terrai n ou à l’anthropologue dans son bureau (p25)
Lorsque l’anthropologue se penche sur une population lointaine, il ne peut dans un premier temps s’empêcher de la décrire en employant des concepts qui lui sont familiers – nature, travail, économie, État, etc. – alors même que ces notions tracent dans le monde qu’il observe des distinctions artificielles et déformantes. Symétriser, c’est tenter d’atténuer, autant que faire se peut, cet effet déformant de la description […]. (A p25a)
[chez les Achuar] Chacun choisit une tâche en observant ce que font les autres , sans que jamais quelqu’un ne s’érige en maître d’œuvre afin d’assurer une coordination. […]. La division sociale du travail, et peut-être les premières formes d’inégalité, interviennent lorsqu’un maître d’œuvre se met en tête de distribuer des tâches différentes à des gens qui seraient en situation de les accomplir toutes, imposant ainsi une spécialisation technique au-delà de celle induite par les répartitions des activités entre hommes et femmes. (P p27a)
En anthropologie, la symétrisation désigne moins une gymnastique mentale qu’une attitude beaucoup plus générale qui consiste à mettre sur un pied d’égalité l’observateur et les populations qu’il observe. C’est impossible d’y parvenir pleinement, c’est pourquoi on parle de symétrisation et non de symétrie, c’est un processus. (P p27b)
Nous, Européens, sommes les héritiers d’une situation coloniale, qu’on le veuille ou non. Même un modeste ethnologue qui débarque chez les Achuar est en mesure de le faire parce qu’il hérite d’une situation d »inégalité économique, politique, géopolitique, qui lui permet d’aller étudier des gens qui ne lui ont rien demandé et qui n’ont pas été en situation, eux-mêmes, de venir l’étudier, lui, dans son pays. Il y a donc une asymétrie, qui est redoublée par le projet scientifique : on est un sujet connaissant qui vient étudier un objet à connaître. Le désir de symétrisation vient de la volonté d’atténuer cette situation de déséquilibre entre les deux. (P p28a)
L’ethnographie est principalement inductive : elle procède par généralisation à partir d’observations ponctuelles. L’anthropologie, au sens où je l’entend, est plutôt déductive. Elle suppose de formuler des hypothèses sur la vie sociale à partir de ce que l’on a appris en lisant des ethnographes, puis de tester ces hypothèses en examinant un grand nombre de données ethnographiques pour voir si elles permettent de valider des propositions générales. (P p30a)
La symétrisation anthropologique requiert un effort différent et peut-être plus important que la symétrisation ethnographique, parce qu’elle exige non seulement d’abandonner les préjugés culturels sur la vie sociale que l’ethnologue amène dans ses bagages, mais aussi et surtout de ne plus utiliser les cadres conceptuels ordonnant notre vie quotidienne, c’est-à-dire la trame même du monde d’où l’on procède. (P p32b)
Mais on peut sans doute estimer que l’effort de symétrisation a été conséquent lorsque les outils analytiques introduits permettent de positionner dans une même matrice descriptive notre façon d’être au monde au côté de celles des autres peuples, sans ordre de priorité ni d’antériorité. (A p33b)
CH3 – Foisonnement des modes d’organisation sociale : où l’on critique la vision d’après laquelle les sociétés humaines évoluent toutes selon une trajectoire unique (p43)
[…] si la théorie évolutionniste n’est plus guère défendue sous sa forme d’origine en anthropologie, elle structure toujours des ouvrages de vulgarisation, comme ceux de Jared Diamond et Yuval Harari, et elle est encore présente dans le sens commun. […]. L’idée directrice de cette théorie est que, poussée par une force mystérieuse, les sociétés humaines sont condamnées à évoluer toutes selon la même trajectoire, qui va du chasseur-cueilleur jusqu’à l’État-nation moderne, en passant par un certain nombre d’étapes intermédiaires.(A p43a)
La stratégie neutralisante du scénario évolutionniste consiste à reconnaître certaines vertus aux modes d’organisation indigènes, tout en affirmant que ces sociétés ne peuvent s’organiser ainsi que parce qu’elles en sont à un stage inférieur du développement. Autrement dit, ces Indiens sont certes plus libres que nous, mais ils le sont à la manière des enfants. (A p43b)
Le livre de Graeber et Wengrow […] démontre méthodiquement chaque étape de ce scénario déterministe. […]. Les humains ont fait preuve d’une imagination politique débridée, ils n’étaient pas des automates poussés par une force évolutive dont ils ignoraient tout. (A p44a)
Les complexes règles administratives, que l’on associe aujourd’hui au terme dépréciatif de bureaucratie, semblent être plutôt apparues pour juguler les hiérarchies, les inégalités et empêcher l’émergence de chefs. (A p44b)
Avec un regard évolutionniste, les sociétés non modernes ne peuvent être décrites que par le manque et l’incomplétude, alors qu’un changement de perspective les fait apparaître comme des systèmes tout à fait mature. (A p45a)
En prenant un peu de distance, c’est bien plutôt l’uniformité et le blocage actuels qui font figure d’étrange exceptions. L’hégémonie de l’État-nation capitaliste, la façon dont il organise et stabilise différentes formes de domination, est toute contingente et peut très bien être dépassée. (A p45a)
On peut voir l’évolutionnisme comme une conséquence doctrinale de l’idée de progrès, c’est-à-dire du principe que l’humanité n’a cessé de tendre vers une amélioration de ses conditions d’existence. La situation présente des sociétés les plus opulentes formerait un point d’aboutissement de ce principe, qui ne serait perfectible qu’à la marge. Si la philosophie évolutionniste en vogue au XIXe siècle et dans les premières années du XXe siècle n’est plus, en effet, qu’un chapitre de l’histoire des idées, la croyance en un perfectionnement moral et institutionnel de l’humanité, quant à elle, se trouve profondément incrusté dans les consciences. (P p45b)
[…] les humains n’ont cessé d’explorer des voies diverses et sans progrès linéaire pour se procurer leurs conditions matérielles d’existence et organiser leur vivre-ensemble. L’évolutionnisme comme système d’interprétation a donc disparu, mais pas la croyance extrêmement difficile à déraciner que les démocraties capitalistes contemporaines constituent l’état que l’humanité a toujours aspiré à atteindre à travers des millénaires d’expérimentations techniques et socio-politiques qui allaient toutes dans le même sens. (P p45b)
Or Alain Testart établit que ce n’est pas la domestication qui compte dans ce processus évolutif, mais bien le stockage, une pratique que l’on trouve chez les chasseurs-cueilleurs sédentaires, non pas de façon exceptionnelle comme on le répétait jusqu’alors, mais répandue sur toute la planète depuis dix à vingt mille ans […]. L’archéologie, notamment au Proche-Orient, n’a cessé depuis de confirmer cette hypothèse que la sédentarisation intervient avant la domestication et la rend possible, et non l’inverse. Cela fait voler en éclat l’évolutionnisme technique standard dont on trouvait les prémices chez Marx […]. (P p46a)
Repérer et critiquer l’évolutionnisme qui baigne encore notre société, souvent implicitement, est d’autant plus important que cette théorie fait partie de l’attirail de « justifications a posteriori » dont disposent les classes dominantes pour légitimer leur domination en la naturalisant. (A p46b)
CH4 – D’autres manières de faire monde : où l’on présente les quatre grandes façons d’organiser les relations entre humains et non-humains ; où l’on montre que chaque humain les porte en lui, en puissance (p55)
Les Achuar et l’ensemble des peuples que j’ai ensuite appelés « animistes » imputent une intériorité à beaucoup de non-humains, mais considèrent que chaque forme de vie habite un monde qui lui est propre : ils universalisent l’esprit et relativisent la nature. Dans le monde qui m’était familier quand je suis parti sur le terrain, on pensait exactement le contraire : les humains se distinguent des non-humains par leur intériorité, tandis qu’ils partagent avec eux le fait d’être soumis aux lois de la nature. Il s’agit donc là deux formes de « mondiation », de façon de faire monde. On peut aussi appeler ça des ontologies, si l’on entend par là le type de mobilier du monde qui est significatif pour un collectif d’humains à une certaine époque. (P p56a)
[…] système cosmologique dans lequel nous avons été socialisés façonne l’activité perceptive elle-même. Décrire sur un pied d’égalité les différentes structures cosmologiques qui organisent les collectifs à travers le monde rappelle que ces structures sont le fruit de dispositions communes à tous les humains. On a toutes et tous en nous, en potentialité, en puissance, les quatre ontologies que tu décris – naturalisme, animisme, analogisme et totémisme. Même quand on a grandi en Occident, c’est-à-dire dans un collectif où sont institutionnalisées les dispositions propres au naturalisme, on vit quotidiennement des moments où se manifestent des dispositions qui relèvent des autres systèmes cosmologiques. (A p57b)
Les études qui s’intéressent à ces moments de rencontre, d’hybridation et d’affrontement entre des cosmologies en partie incompatibles se multiplient, mais elles concernent pour l’instant majoritairement la pénétration du naturalisme sur des territoires habités par des peuples endossant d’autres cosmologies. [… cf Anna Tsing, Nastassja Martin]. En revanche, les travaux manquent sur la fissuration du naturalisme de l’intérieur, telle qu’elle se produit aujourd’hui, notamment sur les zad […]. (A p61a)
Sur quoi se fonde le totémisme ? Sur une identification profonde entre des humains et des non-humains occupant un territoire du fait que les uns et les autres partagent des qualités physiques et morales qu’ils ont héritées d’êtres originaires, des sortes de prototypes que la littérature ethnologique appelait des totems. (P p61b)
Le totémisme ne distingue donc pas entre des humains et des non-humains, mais entre des groupes mixtes, chacun composé de genres particuliers d’humains et de non-humains, chacun attaché aux lieux dont sont issus les totem dont ils tirent leur identité collective. On pourrait être troublé par cette idée que les habitants humains et non-humains d’un petit pays partagent une même essence, à nulle autre pareille, qu’ils sont issus en quelque sorte d’un même moule et que les lieux où ils résident sont, de ce fait, imbus d’une grâce particulière. Car cette idée paraît évoquer ce qui est, chez nous, caractéristique du chauvinisme, de l’esprit de clocher, voire des formes les plus réactionnaires d’attachement au sol. (P p62a)
[…] les Aborigènes australiens ont compris les risques que la segmentation des membres du corps social en « espèces » naturelles à la fois pures (puisque issus d’un même prototype) et composites (puisque mêlant humains et non-humains) faisait courir à la vie collective. C’est pourquoi ces sortes de « races » que sont les groupes totémiques se voient obligées de cohabiter et d’échanger entre elles en toutes occasions : leurs membres se marient avec des membres d’autres groupes totémiques (et les enfants qui naissent de ces unions appartiennent parfois à une autre « race » que celle de leurs parents parce qu’ils procèdent encore d’un autre prototype ; ils se donnent mutuellement accès à leurs territoires de chasse et à certaines prérogatives ; font des rites les uns pour les autres. (P p52ab)
Dans un document présenté à la COP 21 en 2015, des membres de cette communauté [Sarayaku, Amazonie équatorienne, menacée de spoliation territoriale par des prospections pétrolières] demandaient la reconnaissance nationale et internationale du territoire qu’ils partagent avec une foule d’autres êtres comme une nouvelle catégorie légale d’aire protégée sous le nom générique de Kawsak Sacha (« forêt vivante » en quechua). La définition qu’ils en donnaient était la suivante : « Kawsak Sacha signifie que la forêt est entièrement composée d’êtres vivants et des relations de communication que ces êtres entretiennent ; [tous] ces êtres, depuis la plante la plus infime jusqu’aux esprits protecteurs de la forêt sont des personnes (runa) qui […] vivent en communauté et développent leur existence de manière analogue à celle des humains. » C’est pourquoi « l’objectif est [non seulement] de préserver les territoires des peuples premiers, [mais aussi] la relation matérielle et spirituelle que ces peuples tissent avec les autres êtres qui habitent la forêt vivante ». (P p63b)
CH5 – Fissurer le territoire naturaliste : où l’on tente de tirer quelques leçons de ce qui se passe, en ce moment, à Notre-Dame-des-Landes (p69)
Le bocage accepte d’héberger des zadistes, dans une relation de bonne entente. Ils et elles se trouvent dans une forme de dépendance ontologique vis-à-vis de lui, à travers les multiples liens, toujours mouvants, qui se tissent grâce à lui entre humains et avec les non-humains. C’est d’ailleurs ce qui a contribué à sauver la Zad lors des deux opérations d’expulsion, en 2012 et 2018. L’État avait été incapable d’anticiper la détermination des occupants et des occupantes à défendre leur milieu de vie. Comme dans les luttes autochtones, ils et elles ne défendaient pas la Nature, la biodiversité ou toute autre idée abstraite de ce type, mais un écheveau de relations qui étaient devenu petit à petit constitutif de leur personne. Ils et elles pouvaient donc aller jusqu’à envisager de mettre leur vie en jeu. (A p69a)
CH6 – Économie et naturalisme : où l’on identifie la suprématie de la sphère économique comme le verrou fondamental qui nous bloque dans le naturalisme ; où l’on formule l’hypothèse d’une solidarité nouvelle et de plus en plus spontanée avec les non-humains dans la lutte anticapitaliste (p82)
[…] il y a une incompatibilité substantielle, d’ordre logique, entre la sortie du naturalisme et le maintien de la suprématie que nous avons accordée à la sphère économique. Dépasser le naturalisme, c’est extraire au moins en partie les plantes, les animaux et les milieux de vie de la catégorie des objets, tandis que l’économie a un besoin vital qu’ils y restent sans la moindre nuance. (A p82b-83a)
Pour mieux mesurer la puissance de l’économie dans le façonnement du monde contemporain, il n’est pas inutile de revenir un peu en arrière, au XVIIIe siècle. C’est le moment où les processus de production et de circulation de biens et de services se sont peu à peu dissociés des rapports sociaux ordinaire aux sein desquels ils se déroulaient jusque-là : relations de parenté et de voisinage, liens de clientélisme et de dépendance, formes de solidarités propres aux corporations de marchands et d’artisans. (P p83a)
Non seulement l’économie en vient à désigner pour les élites un ensemble de pratiques et d’institutions qui se distinguent soudain de celles ayant trait à la vie familiale, politique et morale, mais elle occupe désormais de façon ostensible une place à part en situant chacun dans une position d’extériorité vis-à-vis de ses conditions de vie. (P p83a)
Dans le monde antérieur au naturalisme, disons jusqu’à la fin de la Renaissance, le rapport entre les êtres, humains comme non humains, était structuré par une hiérarchie idéale, qui les distribuait selon leur degré de perfection. Il n’y avait pas vraiment d’extériorité dans ce monde clos, sauf celle découlant de la transcendance divine. Dieu se situait en haut de la hiérarchie, tout en étant extérieur au monde qu’il avait créé, cette position dominante s’appliquant aussi par délégation au souverain, représentant de Dieu sur terre : tous les humains étaient égaux devant Dieu (en principe), de même que tous les sujets du monarque absolu étaient égaux devant lui (en principe encore). Cette extériorité de Dieu et du roi divin offrait un point en surplomb permettant d’appréhender l’ensemble de l’édifice cosmique et social comme une totalité, de lui donner une assise et un sens. Or cette position surplombante a commencé à se fissurer au XVIIe siècle lorsqu’une autre forme d’extériorité, celle de la nature, vint peu à peu se substituer à celle du souverain, qu’il fût divin ou terrestre. L’une des caractéristiques du naturalisme émergent était en effet l’idée que les non-humains existent comme une totalité à part des humains. Du fait de l’objectivation de la nature tout à la fois comme un principe génératif analogue à Dieu et comme un domaine ontologique autonome, celle-ci pouvait devenir non seulement une ressource et un champ d’investigation, mais aussi une source de normes à la légitimité irrévocable. Tout comme les lois de la physique et de la chimie, la loi naturelle, la religion naturelle, la morale naturelle tiraient leur force de leur universalité supposée, de leur indépendance vis-à-vis du relativisme des valeurs propres à chaque nation. Ainsi, et dans la conjoncture historique du XVIIIe siècle, où la transcendance divine tendait à être supplantée par la transcendance de la nature, une nouvelle extériorité vis-à-vis des humains se frayait une existence indiscutée, celle des lois économiques que des savants européens commençaient à formuler et celles des processus que ces lois étaient censées décrire. Le capitalisme marchand puis industriel pouvait être vu comme une réalité « naturelle », à l’instar de l’attraction terrestre ou de l’oxydation. Dans les pratiques et les idées s’installait alors le primat de l’économie comme expression visible du type de rapports sociaux propre au naturalisme, ce primat prenant la forme d’une réduction des humains et des non-humains à une position dans une échelle, non plus de perfection, mais de valeurs marchandes. (P p83b-84a) **
Comme le font remarquer Léna Balaud et Antoine Chopot, les salariés de Fleury-Michon doivent apprendre à fabriquer des problèmes politiques qui soient commun avec les cochon comme avec les tourbières gorgées de nitrates que produisent les élevages de la France de l’Ouest. Mais ces problèmes politiques sont aussi communs avec ceux des Amérindiens du Brésil dépossédés de leur terre au profit de la culture intensive du soja dont on gave les cochons européens, et avec ceux des milieux de vie détruits par cette monoculture. (P p85a)
[…] comment transforme-t-on les structures qui organisent nos rapports collectifs au monde de telle sorte qu’elles attribuent aux vivants non humains une forme d’intériorité, des intérêts et une perspective qui leur sont propres ? Quels genre de bouleversements institutionnels permettraient aux vivants autres qu’humains de quitter la sphère passive de la nature, où l’économie peut se les approprier à merci, pour leur ouvrir les portes de la politique ? (A p86a)
[…] lorsque l’on questionne explicitement l’ensemble de nos structures institutionnelles, on doit prendre acte qu’une sortie du naturalisme ne saurait se produire sous la chape d’une sphère économique toute-puissante. Défaire la puissance structurelle des règles économiques et de leur force objectivante est une condition absolument nécessaire pour espérer une transformation substantielle de nos relations aux vivants. Ce n’est en revanche pas une condition suffisante pour dessiner un projet politique que nous jugeons désirable, loin de là. (A p86ab)
Changer de régime implique de ne plus « socialiser les non-humains » de cette manière, c’est-à-dire comme des produits dérivés de l’existence sociale des humains, mais d’admettre au contraire leur autonomie, leur radicale indépendance, leur altérité, en les créditant de capacités de représentation politique. C’est ce que font les zadistes lorsqu’ils disent « nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». (P p87a)
Socialiser les non-humains, ce n’est pas conférer des droits propres à la nature sans lui donner de véritables moyens de les exercer, ce serait s’attacher à ce que des milieux de vie singularisés et tout ce qui les compose – dont les humains – deviennent des sujets politiques dont les humains seraient les fondés de pouvoir. Des juristes ont établi qu’un tel retournement était juridiquement possible, même dans les termes du droit actuel. Sara Vanuxem, par exemple, plaide pour que l’on dépasse une séparation héritée du droit romain entre les choses, objets de droits, et les personnes, sujets de droit. Elle propose que l’on conçoive plutôt les choses, dont la terre, comme des milieux, des séjours ou des habitats, tandis que les humains seraient vus comme les habitants de ces choses et les droits de propriété comme des places dans des choses. La propriété au sens d’une faculté d’habiter remplacerait ainsi la propriété au sens d’une faculté de dominer. (P p89b)
Pourrait ainsi prendre une expression politique concrète l’idée que des systèmes de relations plutôt que des qualités attachées à des êtres devraient former le fondement d’un nouvel universalisme des valeurs. Dans leur rôle de mandataire, les humains ne seraient plus la source du droit légitimant l’appropriation de la nature à laquelle ils se livrent ; ils seraient les représentants très diversifiés d’une multitude de natures dont ils seraient devenus juridiquement inséparables. Notons qu’une telle conception n’est étrange, de prime abord, qu’au regard des fondements individualistes de notre présent système juridique et politique. (P p90a)
C’est d’abord dans la tête que l’on change de monde, car les institutions sont des idées qui s’incarnent dans et par des pratiques. (P p91b)
CH7 – Défaire la suprématie de la sphère économique : où l’on se demande, à travers le prisme des données anthropologiques, ce que l’expression « suprématie de la sphère économique » signifie concrètement ; où l’on continue à s’interroger sur les façons de s’en débarrasser (p102)
Pour en revenir au capitalisme naissant, le coup extraordinaire qu’il a réalisé fut en effet de désencastrer l’économie des autres rapports sociaux et cela, de façon paradoxale, en soumettant tous les aspects de l’existence à l’échange marchand, notamment du travail de la terre et des biens de subsistance. Or, l’une des caractéristique des économies pré-capitalistes, par contraste, c’est que les sphères de circulation des biens y étaient séparées, on ne pouvait pas échanger n’importe quel bien contre n’importe quel autre, et c’est pourquoi Polanyi a commencé à s’y intéresser. (P p103ab)
Lutter contre la suprématie de la sphère économique, c’est lutter contre la commensurabilité généralisée en affirmant qu’il existe une multitude de jeux de valeurs et qu’il est impossible de les réduire les uns aux autres en les écrasant sur l’axe unique de la valeur marchande. (A p103b)
Dans les sociétés non marchandes où il existait des disparités de positions sociales fondées sur la richesse, et ces sociétés étaient très communes, la richesse était constituée de biens de prestiges et non de biens de subsistance ; et les premiers n’étaient pas convertibles dans les seconds. […]. En effet, les inégalités marquées dans la richesse et l’influence politique – pouvant aller jusqu’à l’esclavage pour dettes –, que connaissait cette société dont la subsistance était pourtant fondée exclusivement sur la chasse, la pêche et la cueillette, ne portait pas sur les biens de consommation courante, mais uniquement sur des objets précieux. Les premiers, les biens de subsistance, étaient abondants et accessibles à toutes et tous, tandis que les seconds – depuis les parures jusqu’aux formules rituelles – faisaient l’objet d’une compétition acharnée et ne pouvaient être obtenus que par l’intermédiaire d’une monnaie de coquillage qui n’était jamais employée pour se procurer des biens de subsistance. Ces derniers et les biens de prestige circulaient donc dans des circuits différents et parfaitement étanches [cf Cora du Bois]. (P p104a)
Des recherches anthropologiques ultérieures ont mis en évidence que ces circuits cloisonnés et hiérarchisés de circulation des biens étaient très communs dans les sociétés non marchandes. (P p104b)
Elles [les luttes territoriales qui suscitent tant d’espoir] portent en elles, dans leur essence, l’incommensurabilité des valeurs, le rejet conjoint de l’économisme et du naturalisme. Par la lutte, on affirme que les liens affectifs que l’on a noué avec un territoire, l’ensemble des usages qu’on y a développé au fil du temps, l’écheveau de liens sociaux qui se sont cousus petit à petit entre les humains et avec les non-humains sont irremplaçables. Qu’ils ne peuvent en aucune façon, aussi sophistiquée soit-elle, être réduits à une valeur marchande et entrer dans la sphère des échanges économiques. (A p105b)
Ce n’est pas la monnaie en soi qui porte la menace de la commensurabilité des valeurs, ce n’est même pas la monnaie employée comme moyen de convertir des biens d’un certain genre en biens d’un autre genre – on s’en est servi sur des places de marché bien avant l’apparition du capitalisme ; c’est le fait, comme le dit Marx, de se servir de l’échange de marchandises pour vendre plus cher qu’on a acheté ; au lieu que l’argent serve d’intermédiaire pour convertir les produits agricoles que vend le paysan pour se procurer les outils ou le mobilier dont il a besoin, l’accumulation d’argent dans le capitalisme marchand devient la fin en soi et les marchandises qui circulent ne sont que le moyen de faire un profit. (P p105b-106a)
Dans les systèmes non marchands […] le troc d’objets entre individus n’avait pas pour finalité de faire un profit, ni même de faire circuler des ressources rares, mais d’établir et de renforcer un lien entre les partenaires de l’échange. (P p106a)
CH8 – Multiplier les jeux de valeurs : où l’on remarque la nécessité d’extraire les biens de subsistance de la commensurabilité généralisée, mais aussi l’importance d’une multiplication des jeux de valeurs à l’aune desquels se forme l’estime de soi et d’autrui (p119)
L’idée d’avoir des sphères d’échange autonomes est attirante… Les projets d’une sécurité sociale de l’alimentation, d’une dotation inconditionnelle d’autonomie ou encore d’une garantie économique générale vont dans ce sens : commencer à autonomiser l’accès aux biens de subsistance élémentaires du jeu du marché. (A p119a)
Le candidat démocrate aux dernières élections présidentielles en Corée du Sud a par exemple déclaré que « sans revenu universel, le système capitaliste ne peut pas continuer à fonctionner ». (note64 p169)
[…] Les perspectives de type revenu universel soulèvent aussi quelques questions. Tout d’abord, cela pourrait se transformer en un outil de contrôle d’une grande puissance pour l’État, s’il décidait soudain d’en conditionner l’accès aux critères qui l’arrangent. Ensuite, si le prestige reste fondé sur la consommation, et que celle-ci demeure soumise aux règles du marché, la dévastation de la planète se poursuivra à peu près au même rythme. Enfin, ce cloisonnement n’est pas, en lui-même, une attaque contre la commensurabilité généralisée des valeurs. (A p119a)
Contrairement à ce qu’écrit Clastres, le régime politique le plus commun en Amazonie n’est pas le « chef sans pouvoir », un faiseur de discours un peu ridicule que personne n’écoute et dont la fonction serait de rendre patente l’inefficacité de l’autorité concentrée dans les mains d’un seul et, partant, de prévenir l’émergence de l’État. Beaucoup plus commun sont les collectifs où, comme chez les Achuar, il n’y a pas de chef du tout en dehors des chefs de famille, chacun étant indépendant des autres. Cela n’empêche pas que certains d’entre eux puissent à l’occasion devenir de « grands hommes », des leaders de factions qui exercent sur autrui un véritable pouvoir d’influence. (P p120b)
J’ai mis du temps à admettre le caractère positif du revenu universel. Pour les gens de ma génération, imprégnée de la philosophie politique et du marxisme dominant de l’après-guerre mais aussi des grands auteurs de l’économie politique classique, à commencer par Adam Smith, le travail a longtemps été la valeur cardinale, simultanément instrument d’aliénation et d’émancipation. (P p121b-122a)
L’existence d’une limite culturelle à l’augmentation des temps de travail constitue en effet un facteur décisif pour expliquer la stabilité des systèmes d’actualisation des potentialités d’un milieu de vie que des sociétés non modernes ont mis en œuvre pendant des millénaires. Si l’intensification de la production passe historiquement par une augmentation progressive de la durée moyenne de la journée de travail, il est clair que tout obstacle socialement institué à cette augmentation aura pour conséquence de perpétuer le système d’approvisionnement existant sans grandes modifications sur de très longues périodes, pourvu qu’il continue à remplir les objectifs qui lui sont socialement assignés. (P p123ab)
CH9 – Territoires autonomes et États : où l’on esquisse un projet politique hybride qui voit cohabiter et interagir des structures de type étatiques et des territoires autonomes (p125)
Quels sont les moyens d’action dont nous disposons pour fissurer la sphère économique et avec elle, le naturalisme et l’ensemble des dominations que ces deux piliers cosmologiques maintiennent solidement en place ? Comment libère-t-on des espaces pour permettre à d’autres façons d’être au monde d’émerger ? (A p125a)
Si de moins en moins de monde croit encore qu’un plaidoyer bien argumenté et documenté suffirait à les convaincre [les dominants] de faire autrement, l’établissement d’un rapport de force victorieux apparaît aujourd’hui comme un projet presque aussi ésotérique. Étant donné l’éclatement savamment orchestré du monde du travail, l’efficacité des structures d’atomisation qui préviennent à la racine toute tentation d’éprouver une force collective, et donc la faiblesse des mouvements sociaux de forme traditionnelle, notamment syndicaux, on voit mal d’où pourrait provenir la puissance nécessaire. (A p126ab)
Voilà la pince d »désespérante dans laquelle nous nous sentons pris : d’un côté, des dirigeants politiques, alliés du capital, dont il devient bien difficile d’influencer les décisions, et qui œuvrent donc librement pour leurs intérêts de classe – rendus chaque jour plus antagonistes de ceux du reste de la population par la crise écologique. De l’autre, un renversement révolutionnaire qui semble hors de portée et aux conséquences incertaines. (A p126a)
Nous avons commencé à nous rattacher à une troisième voie, qui repose sur les luttes territoriales de type zad et plus généralement sur toutes les façons de se réapproprier collectivement des territoires. Contrairement aux modes d’action qui se sont épanouis sous la social-démocratie, ce projet court-circuite les dirigeants politiques et permet des transformations des modes d’existence qui ne sont plus conditionnés à leurs décisions, tout en offrant un nouvel outil dans l’établissement d’un rapport de force avec eux, un outil que le pouvoir gère pour l’instant moins bien que les méthodes de lutte plus traditionnels. (A p127a)
La façon dont différents types de territoires, explorant différentes formes d’autonomie, pourraient se coordonner à grande échelle, indépendamment des frontières des États-nations, a été théorisée par de nombreux auteurs, sous de multiples formes et de nombreuses appellations – hypothèse communaliste ou communale, confédéralisme démocratique, municipalisme, stratégie destituante… Le territoire qui aujourd’hui explore cette voie de la façon la plus fleurissante est sans doute le Chiapas zapatiste. (A p127a)
Il faut renoncer à l’idée que l’émancipation des opprimés ne peut être menée à bien que par une avant-garde qui penserait et agirait à la place des autres dans le but d’aboutir à la désagrégation de l’État. Il faut sortir de l’illusion funeste que les perversions de ce projet, dont la Russie stalinienne ou la Chine maoïste ont offert des témoignages sanglants, ne sont que l’effet conjoncturel de dysfonctionnements que cette avant-garde éclairée saurait éviter. (P p127b)
[…] la leçon fondamentale des travaux de Scott est que la cohabitation apaisée ou conflictuelle, entre des structures de type étatique et des territoires autonomes a été la règle dans l’histoire des sociétés humaines. (A p130b)
On reproche souvent au mouvement des zad d’être une simple réaction de fuite, qui laisse le reste du monde inchangé. Mais tout d’abord, les zad ont une évidente dimension offensive. Elles entravent les grands projets étatiques, bien sûr, mais elle servent aussi de base arrière pour lancer des actions contre l’écosystème capitaliste. Elles permettent d’alimenter, au sens propre comme au figuré, des luttes existantes et de penser de nouvelles formes de luttes et de nouveaux modes d’actions. Elles apportent des soutiens logistiques et matériels de toutes sortes, servent de lieu de rencontre, de repli et de réunion, et, surtout, en ébauchant un monde autre, en élaborant par les actes une autre façon d’habiter la terre, les zad contribuent à dévoiler des possibilités de nouvelles coalitions. ( A p131ab)
CH10 – Diversité : où l’on présente la diversité comme seule valeur réellement universalisable (p140)
Depuis les Lumières, les forces progressistes ont traditionnellement été adossées à une forme d’universalisme, c’est-à-dire à un jeu de valeurs communes vers lesquelles toute l’humanité devrait tendre de façon fraternelle. L’universalisme a été critiqué car il a souvent eu, dans l’histoire, une face sombre. C’est souvent en son nom qu’on a commis les pires atrocités ; dès que l’on évoque un horizon unique pour tout le monde, les croisades ne sont jamais très loin. L’universel, tôt ou tard, sert à justifier la domination, l’écrasement et l’exclusion de celles et ceux qui ne voudraient pas ou ne pourraient se soumettre à ses principes. Mais au-delà de cette face sombre, et quand bien même elle pourrait être évitée, peut-être que la notion d’universel elle-même pose problème, au sein de ce qu’elle semble avoir de plus positif et généreux. Il se pourrait qu’il soit fondamentalement plus émancipateur de tendre vers plus d’hétérogénéité et d’incohérence dans la vie sociale, de multiplier les possibilités de sédition et les jeux de valeurs distincts et parfois antagonistes, en somme d’aspirer à la diversité plutôt qu’à l’unité. (A p140a)
La diversité dont on parle n’est pas une diversité de surface qui, par la multiplication des objets de consommation tente de maquiller la grande uniformité qu’impose le libéralisme autoritaire, mais une hétérogénéité profonde dans les façons d’être au monde, dans les fondements de ce à quoi on aspire. Pas de trajectoire unique pour les différents groupes humains, moins encore de flèche unique du « progrès », et pas de valeurs universalisables. Enfin si, une seule, celle de la diversité justement. (A p140b)
Ces dernières années, je n’ai cessé de défendre l’idée que la diversité – des espèces, des langues, des cultures, des façons de conduire sa vie – est la valeur normative universalisable qui correspond le mieux à la situation actuelle. Elle est normative car elle ne repose pas sur l’utilité qu’un individu ou un collectif pourrait retirer de son application, mais sur une résolution a priori quant à un état désirable vers lequel devraient tendre humains et non-humains. Et elle est universalisable, c’est-à-dire susceptible d’être acceptée et promue par toutes et tous, puisqu’elle ne repose pas sur les valeurs de telle ou telle civilisation, par exemple sur une conception de la personne humaine et des droits qui lui sont attachés propre à la modernité européenne. Sans doute la doctrine des droits de l’Homme dont les Occidentaux ont propagé dans les enceintes internationales le caractère impératif doit-elle être considérée comme un immense progrès, qui mérite d’être défendu à tout prix ; mais une telle exigence ne retire rien au fait que cette doctrine s’appuie sur une théorie de la nature humaine loin d’être partagée – un individu humain propriétaire de son corps, égal à tout autre, en principe indépendant de toute institution, capable de libre arbitre et lié par un contrat moral implicite au reste de l’humanité. Non seulement cette théorie de la personne humaine ignore les liens multiples – d’attachement, de dépendance réciproque, de solidarité mécanique – qui connectent un humain à d’autres humains, à des non-humains et à des lieux, mais elle est aussi terriblement anthropocentrée, mettant les humains et leurs seuls intérêts au cœur du système, ce qui en limite la portée et les avantages pour le temps présent. La diversité comme principe normatif s’appuie au contraire sur un point de vue biocentré, dans lequel ce sont les milieux de vie, et leur nécessaire diversité biologique et culturelle, qui seraient les véritables sujets juridiques, et donc politiques. (P p140b-141a)
Comme l’a montré Jacques Rancière, pour se déployer la politique moderne a exigé bien plus que des divisions entre humains donnant lieu à des affrontements ou à des débats : elle s’est fondée en réalité sur une partition du sensible entre l’humanité et la nature qui caractérise l’ère moderne ou, ce qui revient au même, ce que j’ai appelé le naturalisme. (P p141a)
Or, une autre conception de la politique est possible, celle qu’indique Rancière lorsqu’il écrit : « la politique n’est pas faite de rapports de pouvoir, elle est faite de rapports de mondes ». (P p141b)
[…] faire advenir « un monde laissant de la place à de nombreux mondes », comme disent les zapatistes. (A p142b)
Cet universalisme [de la diversité] est résumé par un autre brillant slogan oxymorique des zapatistes : « Nous sommes tous égaux parce que différents. » (A p142b)
La formule zapatiste illustre bien ce que l’ai appelé jadis « l’universalisme relatif », une alternative à la forme tronquée sous laquelle se présente l’universalisme contemporain. En réalité ce dernier n’a rien d’universel, puisqu’il s’appuie sur le principe implicite que seuls les naturalistes modernes sont parvenus à se frayer un accès à l’universalité véritable, à savoir l’intelligence vraie de la nature, tandis que les autres civilisations, les autres régimes de mondiation, n’auraient que des « représentations du monde » nécessairement particulières, subjectives – et fausses pour l’essentiel au regard de ce que les sciences nous enseignent. Ce genre d’universalisation passe donc par l’exclusion des formes de mondiation qui ne correspondent pas au régime de vérité naturaliste, désormais laissées à la sagacité des anthropologues dont la mission depuis la fin du XIXe siècle serait d’étudier les fausses croyances et le superstitions de toutes celles et tous ceux qui résistent au front de modernisation. (P p142b)
L’universalisme relatif ne part pas d’une opposition centrale entre les lois de la nature et les normes culturelles, ou d’une théorie de la personne présumée commune à tous les humains, mais bien des relations que les humains établissent entre eux et avec les autres éléments du monde, des relations de continuité et de discontinuité, d’identité et de différence, de ressemblance et de dissimulation. Ces relations sont rendues possibles par des outils hérités de l’évolution de l’espèce : un corps, une capacité à se saisir d’un objet par la pensée, une aptitude à percevoir des écarts distinctifs, la capacité de nouer avec un autrui quelconque des rapports d’attachement ou d’antagonisme, de domination ou de dépendance, d’appropriation ou d’échange, de subjectivation ou d’objectivation. (P p143a)
CH11 – Le chamane et le scientifique : où l’on souligne l’importance, dans un monde multiple, d’équilibrer la place respective que nous accordons aux modes de connaissance par subjectivation et par objectivation (p156)
Elle [la conception de la connaissance des Achuar] su distingue des philosophies du sujet européennes en ignorant la séparation que nous avons instituée entre les choses et les mots qui les désignent, entre des représentations mentales et des objets représentés ; « connaître » pour les Achuar, ce n’est pas ordonner mentalement des substances qui préexistent à l’acte de connaissance. (P p157a)
[… George Berkeley] partage avec les Achuar l’idée que les qualités sensibles constituent dans un même mouvement les choses elles-mêmes et le sujet qui les perçoit. La cosmologie achuar découle de cette conception relationnelle de la saisie des choses : le mobilier formant leur monde est hautement instable puisque les entités qui le composent n’adviennent à l’existence que par un jeu de variations dans les modes de communication fondés sur des facultés sensibles inégalement distribuées. (P p157a)
Le point de vue détermine le monde jusqu’à la façon dont le temps s’y écoule. (A p157b)
Chez nous, « comprendre » un phénomène, c’est avant tout l’objectiver, en échafauder une description cohérente du point de vue logique, d’où le point de vue de l’observateur s’est retiré. Cet idéal de compréhension est incarné par le scientifique qui possède de la manière la plus accomplie ce pouvoir magique lui permettant de s’extraire entièrement de son objet d’étude pour le décrire tel qu’il est. Pour un Indien d’Amazonie « comprendre », c’est au contraire subjectiver, adopter la perspective de l’autre, son point de vue. […]. Cet idéal de compréhension est incarné par le chamane qui est capable de se projeter tout entier dans le corps de l’autre. (A p158a)
Dans un cas comme dans l’autre, on parle « d’idéal de compréhension » car il est tout aussi impossible de se retirer de son objet d’étude que de s’y immerger entièrement. […]. Chaque humain porte en soi ces deux modes de compréhension. (A p158ab)
La différence tient à celui de ces deux modes de compréhension qui acquiert une légitimité institutionnelle, qui est érigé à l’échelle du collectif comme idéal de compréhension. Les institutions occidentales et amazoniennes, via la science et le chamanisme, stabilisent et valorisent l’une ou l’autre de ces deux formes de compréhension. (A p158b)
[…] tu proposes une critique du naturalisme depuis l’intérieur du naturalisme. Tu ne prétends pas t’en extraire. Depuis l’intérieur du naturalisme, on constate l’illusion d’objectivité dont souffre l’Occident moderne. (A p159a)
Cette illusion objectiviste, nous sommes quelques-uns à avoir essayé de la surmonter, par des voies différentes, mais en adoptant une approche commune que l’on a parfois baptisé le « tournant ontologique ». Avec Bruno Latour, Eduardo Viveiros de Castro, Roy Wagner et quelques autres, nous partageons l’idée que le monde n’existe pas comme un objet déjà constitué prêt à être saisi sous des points de vue différents qui en constitueraient autant de versions. Ce que l’on appelle le « monde » est un ensemble d’éléments qui semble former système : des êtres, des phénomènes, des relations, des états, des processus… (P p159a)
Mon rôle d’anthropologue n’est pas de décréter ce qui existe ou non de façon légitime dans le monde en général, de dresser un inventaire du mobilier ontologique de l’humanité toute entière ; il est de tenter de comprendre les conditions dans lesquelles tel ou tel élément de ce monde en général advient à l’existence pour un collectif et en vient à former partie de son mobilier ontologique, donc de son monde propre, que cet élément, que cet élément soit Dieu, la couche d’ozone, la grande chaîne de l’être ou un esprit du gibier. On peut concevoir ces détecteurs de traits saillants comme des « filtres de mondiation », des moyens de faire monde à partir des outils de connaissance dont on dispose, et qu’un regard objectivant comme le mien sera en mesure de décrire en montrant qu’ils correspondent à un certain type d’inférence – naturaliste ou animiste, par exemple. Cette façon de procéder permet de circonvenir certains des biais du naturalisme sans toutefois parvenir à s’en extraire complètement, puisqu’il est illusoire de penser que ceux qui sont nés dans son giron pourraient aisément échapper au type de mondiation qu’il propose. Par contraste, la conception ordinaire de la connaissance – entretenue par la plupart de nos contemporains, à commencer par les chercheurs – s’inscrit franchement dans le naturalisme en ce qu’elle présume qu’un monde plein et entier est là en attente de connaissance, et que c’est la mission sacrée de la Science que d’en dévoiler peu à peu les ressorts. Tandis que toutes les autres formes de dévoilement ne seraient que des points de vue locaux sur ce monde unique – ou des superstitions si l’on manque de charité –, que les sciences sociales, particulièrement l’anthropologie, auraient pour mission de décrire et d’expliquer. (P p159b)
Avoir bien conscience de cette part de construction du monde, du fait que des êtres qui composent diversement leur monde habitent réellement des mondes différents, est sans doute une dimension essentielle du projet politique auquel nous sommes attachés. Dans un monde hétérogène où cohabitent de multiples formes d’organisation sociale, des jeux de valeurs contrastés et de multiples façons de se rapporter aux non-humains, le mode de connaissance par subjectivation est un outil déterminant. (A p160a)
Si l’idéal de connaissance occidentale est une machine à fabriquer des objets, la subjectivation, comme son nom l’indique, nous entoure de sujets. (A p160b)
Une perspective écologique qui demeure prise dans un jeu économique globalement inchangé – l’opérateur objectivant par excellence – ne peut tenter de répondre à la crise écologique qu’en augmentant la valeur d’objet de certaines ressources naturelles et en essayant d’extraire quelques espaces du système d’exploitation, qui seraient valorisés autrement. Au-delà de tous les doutes que l’on peut soulever quant à sa faisabilité, au-delà même des divisions radicales qu’elle trace dans le paysage et les usages, une telle écologie se nourrit d’affects tristes, comme la peur des effets de la crise écologique et la colère contre ceux qui l’alimentent – y compris donc soi-même. (A p160b)
Une écologie qui aspire à subjectiver les non-humains est nourrie par des affects nettement plus joyeux. Elle réenchante le monde, sans verser dans le mysticisme, en densifiant et intensifiant les formes de relations que nous engageons avec les êtres qui nous entourent. Il n’est plus question d’« environnement », mais d’une extension de la sphère de la socialité, avec toute la richesse cognitive et affective que cela autorise. (A p161a)
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