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P1 / LE SYSTEME INTERNATIONAL

CH1 / LA PAIX DE CENT ANS (p21)

La civilisation du XIXe siècle s’est effondrée. (p21)

Comme si les forces du changement avaient été contenues pendant un siècle, un torrent d’événements s’abat sur l’humanité. Une transformation sociétale d’ampleur planétaire aboutit à des guerres d’un type sans précédent, au cours desquelles une vingtaine d’Etats se brisent avec fracas. […] Mais ce fait d’une violence démoniaque ne fait que cacher un courant de changement rapide et silencieux qui engloutit souvent le passé sans même qu’une ride vienne en troubler la surface ! (p22)

Une fois que le mouvement de déséquilibre a pris de l’élan, seule la force peut y remédier. (p28)

La haute finance, institution sui generis propre au dernier tiers du XIXe siècle et au premier tiers du XXe, fonctionna, au cours de cette période, comme le lien principal entre l’organisation politique et l’organisation économique mondiales. (p29)

La puissance avait le pas sur le profit. (p32)

Cependant, le principal danger qui guettait les capitalistes européens n’était pas l’échec technique ou financier, mais la guerre – non pas une guerre entre petits pays (on pouvait aisément l’isoler), ni une guerre menée contre un petit pays par une Grande Puissance (accident fréquent et souvent bien commode), mais une guerre générale entre les Grandes Puissances elles-mêmes. (p35)

Le commerce était maintenant lié à la paix. Dans le passé, l’organisation du commerce avait été militaire et guerrière. C’était un auxiliaire du pirate, du corsaire, de la caravane armée, du chasseur et du trappeur, des marchands porteurs de l’épée, de la bourgeoise urbaine en armes, des aventuriers et des explorateurs, des planteurs et des conquistadores, des chasseurs d’hommes et des trafiquants d’esclaves, et des armées coloniales des compagnies à chartes. Tout cela est désormais oublié. Le commerce dépendait dorénavant d’un système monétaire international qui ne pouvait fonctionner lors d’une guerre générale. Il exigeait la paix et les Grandes Puissances s’éfforçaient de la maintenir. (p36)

En réalité, le commerce et la finance furent responsables de nombreuses guerres coloniales, mais on leur doit aussi d’avoir évité un conflit général. (p36)

Touchant le statut des sujets ennemis, le remboursement des créances détenues par les citoyens ennemis, les biens ennemis, ou le droit pour les bateaux ennemis de quitter les ports, le XIXe siècle connut un tournant décisif en faveur de mesures propres à sauvegarder le système économique en temps de guerre. Seul le XXe siècle renversa cette tendance. (p37)

CH2 / ANNEES VINGT CONSERVATRICES, ANNEES TRENTE REVOLUTIONNAIRES (p42)

La Première Guerre mondiale et les révolutions qui la suivirent appartenaient encore au XIXe siècle. Le conflit de 1914-1918 ne fit que précipiter en l’aggravant démesurément une crise qu’il n’avait pas provoquée. […]. En réalité, les obstacles à la paix et à la prospérité que connut l’après-guerre avaient les mêmes origines que la Grande Guerre elle-même. (p43)

[…] l’Europe était maintenant dépourvue de tout système politique, quel qu’il fût. Un pur et simple statu quo comme celui-ci ne peut durer qu’autant que dure l’épuisement physique des parties ; rien d’étonnant à ce qu’un retour au système du XIXe siècle apparût comme la seule issue. (p44)

Suivant les critères de ce siècle-là [le XIXe], la première décennie de l’après-guerre apparaissait comme une ère révolutionnaire : vue à la lumière de notre propre expérience récente, elle fut précisément le contraire. Le dessein de cette décennie fut profondément conservateur, et exprima la conviction quasi universelle que seul le rétablissement du système d’avant 1914, « cette fois, sur des fondations solides », pourrait ramener la paix et la prospérité. Au vrai, ce fut l’échec de cet effort de retour au passé que naquit la transformation des années trente. […] c’est seulement avec les années trente que des éléments entièrement nouveaux vinrent s’incorporer au dessin de l’histoire européenne. (p45)

En dépit de leur scénario, les soulèvements et contre-soulèvements de 1917-1920 en Europe centrale et orientale furent simplement des détours pour reconstruire des régimes qui avaient succombé sur les champs de bataille. […]. La tendance de l’époque était simplement d’établir (ou de rétablir) le système communément associé avec les idéaux des révolutions anglaises, américaines et française. (p45)

Une séquence presque ininterrompue de crises monétaires relia les Balkans indigents aux riches Etats-Unis par l’intermédiaire du système international de crédit, ruban élastique qui transmettait les tensions provoquées par les monnaies imparfaitement restaurées, d’abord de l’Europe orientale à l’Europe occidentale, puis de l’Europe occidentale aux Etats-Unis. Finalement, les Etats-Unis eux-mêmes furent pris dans les effets de la stabilisation prématurée des monnaies européennes. L’effondrement final avait commencé. (p46)

En vérité, le caractère essentiel de l’étalon-or pour le fonctionnement du système économique international de l’époque était l’unique dogme qui fût commun aux hommes de toutes les nations et de toutes les classes, de toutes les appartenances religieuses et de toutes les philosophies sociales. Quand l’humanité s’arma de tout son courage pour rebâtir son existence en ruine, ce fut la réalité invisible à laquelle put se raccrocher la volonté de vivre. Cet effort, qui échoua, fut le plus complet que le monde ait jamais connu. (p48)

Les efforts frénétiques pour protéger la valeur extérieure de la monnaie en tant qu’instrument de commerce avec l’étranger poussèrent les peuples, contre leur volonté, dans une économie autarcique. Tout l’arsenal des mesures restrictives – qui s’écartaient radicalement des principes de l’économie traditionnelle – fut en réalité le résultat d’une volonté conservatrice de revenir au libre-échange. (p50)

Les mêmes institutions qui étaient destinées à brider la vie et le commerce pour maintenir un système monétaire stable étaient maintenant utilisées pour adapter la vie de l’industrie à l’absence permanente d’un tel système [suite à l’effondrement de l’étalon-or en 1933]. (p51)

Dans une grande partie du monde, la crise s’accompagna bel et bien de la destruction totale des institutions nationales de la société du XIXe siècle ; et ces institutions firent partout l’objet d’une transformation et d’un remodelage dont elles sortirent presque méconnaissables. (p51)

Cela nous amène à notre thèse, qui reste encore à prouver : à savoir, que les origines du cataclysme résident dans l’entreprise utopique par laquelle le libéralisme économique a voulu créer un système de marché autorégulateur. Pareille thèse semble investir ce système de pouvoirs presque mythiques ; elle suppose, ni plus ni moins, que l’équilibre des puissances, l’étalon-or, et l’Etat libéral, ces principes fondamentaux de la civilisation du XIXe siècle, tenaient tous leur forme, en dernière analyse, d’une unique matrice commune, le marché autorégulateur. (p53-54)

La société de marché était née en Angleterre ; pourtant, ce fut sur le Continent que ses faiblesses engendrèrent les complications les plus tragiques. […]. La révolution industrielle fut un événement anglais. L’économie de marché, le libre-échange et l’étalon-or furent des inventions anglaises. Dans les années vingt, ces institutions s’effondrent partout – en Allemagne, en Italie ou en Autriche, les choses furent simplement plus politiques et plus dramatiques. (p54-55)

P2 / GRANDEUR ET DECADENCE DE L’ECONOMIE DE MARCHE

S1 / « SATANIC MILL » OU LA FABRIQUE DU DIABLE

CH3 / « HABITATION CONTRE AMELIORATION » (p59)

Au cœur de la Révolution industrielle du XVIIIe siècle, on constate une amélioration presque miraculeuse des instruments de production, accompagnée d’une dislocation catastrophique de la vie du peuple. (p59)

Nulle part la philosophie libérale n’a connu d’échec plus éclatant que dans son incompréhension du problème du changement. On croyait à la spontanéité. (p59)

Si le libéralisme économique ne sut pas lire l’Histoire de la Révolution industrielle, ce fut parce qu’il s’obstina à juger les événements sociaux du point de vue économique. (p60)

C’est à juste titre que l’on a dit des enclosures qu’elles étaient une révolution des riches contre les pauvres. (p61)

La croyance dans le progrès spontané nous rend nécessairement aveugle au rôle de l’Etat (government) dans la vie économique. Ce rôle consiste souvent à modifier le rythme du changement, en l’accélérant ou en le ralentissant, selon les cas. Si nous croyons ce rythme inaltérable – ou pire, si nous estimons sacrilège d’y toucher –, alors il ne reste naturellement plus de place pour l’intervention. (p64)

[…] l’économie de marché est une structure institutionnelle qui, comme nous l’oublions tous trop facilement, n’a pas existé à d’autres époques que la nôtre – et, même à notre époque, elle n’a pas existé partout. (p65)

Des écrivains de toutes opinions et partis […] ont immanquablement parlé des conditions sociales sous la Révolution industrielle comme d’un véritable abîme de dégradation humaine. […]. [… l’exploitation] était incapable de rendre compte du fait que les salaires étaient plus élevés dans les taudis industriels que dans toutes les autres régions et qu’ils continuèrent dans l’ensemble à augmenter pendant un siècle encore. […]. Nous pensons qu’une avalanche de dislocations sociales, surpassant de loin celles de la période des enclosures, s’abattit sur l’Angleterre ; que cette catastrophe accompagnait un vaste mouvement d’amélioration économique ; qu’un mécanisme institutionnel entièrement neuf commençait à agir sur la société occidentale ; que ses dangers, quand ils apparurent, touchèrent à ce qu’il y avait de plus vital, et que l’on en a jamais vraiment triomphé ; et que l’histoire de la civilisation du XIXe siècle fut faite en grande partie de tentatives pour protéger la société contre les ravages de ce mécanisme. (p67)

[…] le nouveau credo [de la Révolution industrielle] était entièrement matérialiste et impliquait que, moyennant une quantité illimitée de biens matériels, tous les problèmes humains pouvaient être résolus. (p68)

Mais comment définir cette Révolution elle-même ? Quelle était sa caractéristique fondamentale ? Était-ce l’essor des petites villes industrielles (factory towns), l’apparition des taudis, les longues heures de travail des enfants, les bas salaires des certaines catégories d’ouvriers, l’augmentation du taux de croissance démographique, la concentration des industries ?  Nous avançons l’idée que tout cela était simplement le résultat d’un unique changement fondamental, la création d’une économie de marché, et que l’on ne peut pleinement saisir la nature de cette institution si l’on ne conçoit pas bien quel est l’effet de la machine sur une société commerciale. (p68)

En fait, la production mécanique, dans une société commerciale, suppose tout bonnement la transformation de la substance naturelle et humaine de la société en marchandises. La conclusion, bien que singulière, est inévitable, car la fin recherchée ne saurait être atteinte à moins ; il est évident que la dislocation provoquée par un pareil dispositif doit briser les relations humaines et menacer d’anéantir l’habitat naturel de l’homme. (p70)

CH4 / SOCIETES ET SYSTEMES ECONOMIQUES (p71)

Quoique l’institution du marché ait été tout à fait courante depuis la fin de l’Âge de pierre, son rôle n’avait jamais été que secondaire dans la vie économique. (71)

De cette phrase [d’Adam Smith, la « propension [de l’homme] à échanger bien contre bien, bien contre service, chose contre autre chose »] devait plus tard sortir le concept d’ « homme économique ». On peut dire, rétrospectivement, qu’aucune interprétation erronée du passé ne s’est révélée aussi annonciatrice de l’avenir. (p72)

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Herbert Spencer, qui n’avait qu’une connaissance superficielle de l’économie, pouvait identifier le principe de la division du travail avec le troc et l’échange, et, cinquante ans plus tard, Ludwig von Mises et Walter Lippmann pouvaient reprendre cette même contre-vérité. Dès cette époque, la discussion était devenue inutile. Une foule d’auteurs – en économie politique, en histoire sociale, en philosophie politique, en sociologie générale – avaient suivi l’exemple de Smith et fait de son paradigme du sauvage adonné au troc un axiome de leurs sciences respectives. En fait, les idées d’Adam Smith sur la psychologie économique du premier homme étaient aussi fausses que celles de Rousseau sur la psychologie politique du sauvage. (p72)

Depuis l’introduction de la charrue – qui est essentiellement une grosse houe tirée par des animaux –, et jusqu’au début de l’époque moderne, les méthodes de l’agriculture sont restées substantiellement les mêmes dans la plus grande partie de l’Europe occidentale et centrale. En fait, dans ces régions, les progrès de la civilisation ont été surtout politiques, intellectuels et spirituels […]. Et même plus tard, le changement se répandit plus aisément dans les canaux de la politique, de la littérature et du savoir que dans ceux de l’industrie. (p74)

L’homme agit, de manière, non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. […]. […] le système économique sera géré en fonction de mobiles non économiques. (p75)

C’est en effet sur ce seul point négatif que s’accordent les ethnographes modernes : l’absence du mobile du gain ; celle du principe du principe du travail rémunéré ; celle du principe du moindre effort ; et celle, en particulier, de toute institution séparée et distincte qui soit fondée sur des mobiles économiques. (p76)

Le sauvage individualiste cueillant et chassant pour son propre compte ou celui de sa famille n’a jamais existé. La pratique qui consiste à pourvoir aux besoins de son propre foyer ne devient en réalité un trait de la vie économique qu’à un niveau d’agriculture plus avancé ; et même alors, elle n’a rien de commun ni avec le mobile du gain ni avec l’institution des marchés. Son modèle est celui du groupe clos. Quelles que soient les entités très différentes – famille, village ou manoir – qui forment l’unité autarcique, le principe est invariablement le même, à savoir, celui de produire et d’emmagasiner pour la satisfaction des membres du groupe. Ce principe a des applications aussi larges que le sont celles de la réciprocité ou de la redistribution. (p83-84)

En dénonçant le principe de la production en vue du gain « comme non naturelle à l’homme », comme sans bornes et sans limites, Aristote mettait en fait le doigt sur le point crucial : le divorce entre un mobile économique séparé et les relations sociales auxquelles ces limitations étaient inhérentes. On peut affirmer, en gros, que tous les systèmes économiques qui nous sont connus jusqu’à la fin de la féodalité en Europe occidentale étaient organisés selon les principes soit de la réciprocité ou de la redistribution, soit de l’administration domestique, soit d’une combinaison des trois. Ces principes furent institutionnalisés à l’aide d’une organisation sociale qui utilisait, entre autres, les modèles de la symétrie, de la centralité et de l’autarcie. (p85-86)

A partir du XVIe siècle, les marchés furent à la fois nombreux et importants. Dans le système mercantile, ils devinrent en fait une des préoccupations principales de l’Etat ; aucun signe, pourtant, n’annonçait encore la mainmise des marchés sur la société humaine. Au contraire. La réglementation et l’enrégimentation étaient plus strictes que jamais ; on n’avait même pas l’idée d’un marché autorégulateur. [On va assister au] passage soudain, au cours du XIXe siècle, à un type complètement nouveau d’économie […]. (p86)

CH5 / L’EVOLUTION DU MODELE DU MARCHE (p87)

[…] la maîtrise du système économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation tout entière de la société : elle signifie tout bonnement que la société est gérée en tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique. (p88)

Le passage des marchés isolés à une économie de marché et celui des marchés régulés au marché autorégulateur, sont en vérité d’importance capitale. Le XIXe siècle – saluant ce fait comme le sommet de la civilisation ou le déplorant comme une excroissance cancéreuse – imaginait naïvement que cette évolution était le résultat naturel de l’extension des marchés. On ne s’aperçut pas que la transformation des marchés en un système autorégulateur doté d’une puissance effrayante ne résultait pas de quelque tendance à proliférer inhérente aux marchés, mais qu’elle était plutôt l’effet de stimulants extrêmement artificiels que l’on avait administrés au corps social afin de répondre à une situation créée par le phénomène non moins artificiel de la machine. (p88-89)

Les marchés sont des institutions qui fonctionnent principalement à l’extérieur, et non pas à l’intérieur, d’une économie. Ce sont les lieux de rencontre du commerce au long cours. (p89)

Le commerce extérieur est une affaire de transport ; ce qui est déterminant, c’est l’absence de certains biens dans une région donnée : l’échange des lainages anglais contre le vin portugais en fut un exemple. Le commerce local se limite à ceux des biens de la région qui ne supportent pas le transport, car ils sont trop lourds, volumineux ou périssables. […]. Au contraire du commerce extérieur comme du commerce local, le commerce intérieur est, pour sa part, essentiellement concurrentiel : les échanges complémentaires mis à part, il comporte un beaucoup plus grand nombre d’échanges dans lesquels des biens semblables et d’origine diverses sont offerts en concurrence les uns avec les autres. (p92)

En règle générale, c’est un fait pur et simple que les trocs et les échanges individuels ne conduisent pas à la création de marchés dans les sociétés où prévalent d’autres principes de comportement économique. (p93)

Si obscurs que soient les débuts des marchés locaux, on peut au moins affirmer que, dès le début, cette institution a été entourée d’un certain nombre de garanties destinées à protéger l’organisation économique dominante de la société contre l’ingérence des pratiques du marché. La paix du marché était assurée au prix de rituels et de cérémonies qui en restreignaient le champ tout en garantissant sa capacité de fonctionner dans les étroites limites qui lui étaient assignées. Le résultat le plus important des marchés – la naissance des villes et de la civilisation urbaine – fut, en fait, la conséquence d’une évolution paradoxale. Car, les villes, rejetons des marchés, furent non seulement leurs protectrices, mais aussi l’instrument qui les empêchaient de s’étendre aux campagnes et d’empiéter ainsi sur l’organisation économique dominante de la société. (p94)

En fait, le commerce intérieur a été créé en Europe occidentale par l’intervention de l’Etat. (p96)

La ville était une organisation des bourgeois. Eux seuls avaient le droit de citoyenneté, et le système reposait sur la distinction entre bourgeois et non-bourgeois. Naturellement, ni les paysans des campagnes ni les marchands des autres villes n’étaient bourgeois. Mais, alors que l’influence militaire et politique de la ville permettait de tenir en lisière les paysans des environs, cette autorité ne pouvait s’exercer à l’encontre du marchand étranger. Les bourgeois se trouvaient donc dans une position toute différente selon qu’il s’agissait du commerce local ou du commerce au long cours. Pour les fournitures alimentaires, la réglementation impliquait l’application de méthodes telles que la publicité obligatoire des transactions et l’exclusion des intermédiaires […]. Mais cette réglementation n’avait d’efficacité que pour le commerce assuré entre la ville et ses environs immédiats. […]. [Le commerce au long cours] échappait à la réglementation locale, et tout ce que l’on pouvait faire, c’était de l’exclure autant que possible du marché local. L’interdiction totale du commerce de détail faite aux marchands étrangers était conçue pour atteindre ce but. (p97)

En maintenant le principe d’un commerce local non concurrentiel et d’un commerce au long cours également non concurrentiel et assuré de ville à ville, les bourgeois empêchaient par tous les moyens à leur disposition l’absorption des campagnes dans l’espace du commerce ainsi que l’instauration de la liberté du commerce (indiscriminate trade) entre les villes du pays. Ce fut cette évolution qui contraignit l’Etat territorial à se porter au premier plan comme instrument de la « nationalisation » du marché et comme créateur du marché intérieur. Aux XVe et XVIe siècle, l’action délibérée de l’Etat imposa le système mercantile au protectionnisme acharné des villes et des principautés. Le mercantilisme détruisit le particularisme périmé du commerce local et intermunicipal en faisant sauter les barrières qui séparaient ces deux types de commerce non concurrentiels et en laissant ainsi le champ libre à un marché national qui ignorait de plus en plus la distinction entre la ville et la campagne aussi bien qu’entre les diverses villes et provinces. (p98-99)

Chaque fois que l’Etat prenait des mesures pour débarrasser le marché des restrictions particularistes, des octrois et des interdictions, il mettait en péril le système organisé de production et de distribution, désormais menacé par la concurrence non réglementée et par l’irruption du marchand interlope qui « raflait » (scooped) le marché sans offrir toutefois aucune garantie de permanence. (p100)

CH6 / LE MARCHE AUTOREGULATEUR ET LES MARCHANDISES FICTIVES : TRAVAIL, TERRE ET MONNAIE (p102)

En fait, réglementations et marchés grandissaient ensemble. Le marché autorégulateur était inconnu : l’apparition de l’idée d’autorégulation représenta en vérité un renversement complet de la tendance qui était alors celle du développement. (p102)

Le mercantilisme, malgré toute sa tendance à la commercialisation, ne s’attaqua jamais aux garanties qui protégeaient ces deux éléments fondamentaux de la production qu’étaient le travail et la terre et les empêchaient de devenir des articles de commerce. (p104)

Un marché autorégulateur n’exige rien de moins que la division institutionnelle de la société en une sphère économique et une sphère politique. (p105)

La société du XIXe siècle, dans laquelle l’activité économique était isolée et attribuée à un mobile économique distinct, fut en vérité une nouveauté singulière. (p106)

Les marchandises sont ici empiriquement définies comme des objets produits pour la vente sur le marché ; et les marchés sont eux aussi empiriquement définis comme des contacts effectifs entre acheteurs et vendeurs. (p107)

Mais il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit avoir été produit pour la vente est carrément faux. (p107)

C’est néanmoins à l’aide de cette fiction que s’organisent dans la réalité les marchés du travail, de la terre, et de la monnaie [note KP : l’affirmation par Marx du caractère fétichiste de la valeur de la marchandise se réfère à la valeur d’échange des marchandises réelles et n’a rien de commun avec les marchandises fictives mentionnées dans le présent texte] ; Ceux-ci sont réellement achetés et vendus sur le marché ; leur demande et leur offre sont des grandeurs réelles ; et toute mesure, toute politique qui empêcherait la formation de ces marchés mettrait ipso facto en danger l’autorégulation du système. La fiction de la marchandise fournit par conséquent un principe d’organisation vitale, qui concerne l’ensemble de la société […]. (p107-108)

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la production industrielle, en Europe occidentale, fut un simple appendice du commerce. (p110)

Ce ne fut pas l’arrivée de la machine en tant que telle, mais l’invention de machines et d’installations complexes et par conséquent spécialisées qui transforma complètement la relation du marchand avec la production. […]. La production industrielle cessa d’être un élément secondaire du commerce, que le marchand avait organisé comme une entreprise d’achat et de vente ; elle impliquait désormais un investissement à long terme, avec les risques que la chose comporte. Ces risques n’étaient supportables que si la continuité de la production était raisonnablement assurée. (p110)

[…] labor est le terme technique qui désigne les êtres humains du moment qu’ils ne sont pas employeurs, mais employés. […] le développement su système du marché devait s’accompagner d’un changement dans l’organisation de la société elle-même. La société était devenue sur toute la ligne d’un appendice du système économique. (p111)

Une foi aveugle dans le progrès spontané s’était emparée des esprits, et les plus éclairés parmi eux hâtèrent avec le fanatisme des sectaires un changement social sans limités et sans règles. Les effets que celui-ci eut sur la vie des gens dépassèrent en horreur toute description. Au frai, la société aurait été anéantie, n’eussent été les contre-mouvements protecteurs qui amortirent l’action de ce mécanisme autodestructeur. Ainsi ; l’histoire sociale du XIXe siècle fut le résultat d’un double mouvement : l’extension du système du marché en ce qui concerne les marchandises authentiques s’accompagna de sa réduction quant aux marchandises fictives. (p112)

CH7 / SPEENHAMLAND 1795 (p113)

La société du XVIIIe siècle résista inconsciemment à tout ce qui cherchait à faire d’elle un simple appendice au marché. […]. Durant la période la plus active de la Révolution industrielle, de 1795 à 1834, la loi de Speenhamland permit d’empêcher la création d’un marché du travail en Angleterre. (p113)

Les avantages économiques d’un marché libre du travail ne pouvaient compenser la destruction sociale qu’il avait provoquée. Il fallait introduire une réglementation d’un type nouveau qui protégeait à son tour le travail, mais, cette fois, contre le fonctionnement du mécanisme même du marché. (p113)

Les juges (justices) du Berkshire, réunis le 6 mai 1795, […], décidèrent qu’il fallait accorder des compléments de salaire (subsidies in aid of wages) conformément à un barème indexé sur le prix du pain, si bien qu’un revenu minimum devait être assuré aux pauvres indépendamment de leurs gains ; (p114)

Si tout le monde vit dans le Reform Bill (loi de réforme de la loi électorale) de 1832 et le Poor Amendment Bill (amendement à la loi sur les pauvres) de 1834 le point de départ du capitalisme moderne, ce fut parce qu’ils mirent fin au règne du propriétaire terrien charitable et à son système d’allocation. (p117)

Une gigantesque nouvelle vague d’enclosures mobilisait la terre et donnait naissance à un prolétariat rural, auquel la « mauvaise administration de la loi sur les pauvres » interdisait de gagner sa vie par son travail. (p117)

Si les travailleurs avaient eu la liberté de s’associer pour faire avancer leurs intérêts, le système des allocations aurait évidemment pu avoir un effet contraire sur la norme des salaires […]. (p118)

On pourrait en vérité soutenir que l’intervention paternaliste de Speenhamland appelait les lois contre les coalitions, nouvelle intervention, sans laquelle Speenhamland aurait pu avoir pour effet d’augmenter les salaires au lieu de les faire baisser, comme ce fut le cas. (p118)

Si la Révolution française était redevable à la pensée de Voltaire et de Diderot, de Quesnay et de Rousseau, le débat autour de la loi sur les pauvres forma les esprits de Bentham et Burke, Godwin et Maltus, Ricardo et Marx, Robert Owen et John Stuart Mill, Darwin et Spencer – qui partagèrent avec la Révolution de 1789 la parenté spirituelle de la civilisation du XIXe siècle. […] Un monde fut découvert dont on n’avait pas même suspecté l’existence, celui des lois qui gouvernent une société complexe. Bien que la société, dans ce sens nouveau et distinct, fût d’abord apparue dans le domaine économique, il s’agissait de la totalité. (p121)

Le paupérisme, l’économie politique et la découverte de la société étaient étroitement liés entre eux. Le paupérisme attirait l’attention sur ce fait incompréhensible que la pauvreté semblait aller de pair avec l’abondance. (p123)

En attendant, ce fut en fonction du problème de la pauvreté que l’on se mit à explorer le sens de la vie dans une société complexe. L’entrée de l’économie politique dans le domaine de l’universel eut lieu selon deux perspectives opposées : celle du progrès et de la perfectibilité, et celle du déterminisme et de la damnation. De même sa traduction dans la pratique se fit dans deux directions opposées : selon le principe de l’harmonie et de l’autorégulation, et suivant celui de la concurrence et du conflit. Ces contradictions contenaient en germe le libéralisme économique et le concept de classe. Aussi incontestable qu’un événement naturel, un nouvel ensemble d’idées pénétra notre conscience. (p123)

CH8 / ANTECEDENTS ET CONSEQUENCES (p124)

Le Statut des artisans était complété par les lois sur les pauvres, terme très propre à égarer des oreilles modernes, pour lesquelles poor (pauvre) et pauper (indigent) se ressemblent beaucoup. En réalité, les gentilhommes d’Angleterre estimaient pauvres toutes les personnes qui ne possédaient pas de revenus suffisants pour vivre dans l’oisiveté. « Pauvre » était donc pratiquement synonyme de « peuple » (« common people »), et celui-ci comprenait toutes les classes, sauf celle des propriétaires terriens (il n’y avait guère de marchands prospères qui manquât d’acheter des terres). (p125)

La loi de Speenhamland coïncida […] dans le temps avec la disparition de la loi du domicile. La contradiction était patente : la loi du domicile était abrogée parce que la Révolution industrielle exigeait un réservoir national d’ouvriers s’offrant à travailler en échange d’un salaire, tandis que Speenhamland érigeait en principe qu’aucun homme ne devait redouter la faim et que la paroisse l’entretiendrait, lui et sa famille, quelle que fût la faiblesse de ses gains. (p127)

Jusqu’en 1785, le public anglais n’eut conscience d’aucun changement majeur dans la vie économique – si ce n’est l’accroissement irrégulier du commerce et l’augmentation du paupérisme. D’où viennent les pauvres ? C’est la question pausée par un flot de brochures qui se fit de plus en plus abondant au fur et à mesure que le siècle avançait. (p129)

Mais l’impression prévaut dans l’ensemble que le paupérisme était tenu pour un phénomène sui generis, pour une maladie sociale due à toutes sortes de causes, dont la plupart ne s’étaient mises à opérer que par l’incapacité où s’était trouvé la loi sur les pauvres d’appliquer le remède approprié. (p130)

Mais alors que l’élévation du niveau général de l’emploi était lente, la montée du chômage et du sous-emploi tendait à être rapide. […]. La chose eut une conséquence importante : il était aisé de ne pas s’apercevoir qu’il y avait une relation entre le chômage et l’augmentation du commerce global. […]. Aux yeux des contemporains, il ne paraissait pas y avoir de lien entre ces manufactures, essentiellement urbaines, et la forte augmentation du nombre de pauvres dans les campagnes. (p130-131)

La guerre menée contre les cottages, l’absorption de leurs jardins et de leurs terrains attenants, et la confiscation du droit d’usage des communaux, privèrent l’industrie à domicile de ses deux principaux soutiens : les gains familiaux et l’arrière-plan agricole. (p131)

Le flux et le reflux de l’emploi industriel, alternant avec des spasmes de chômage, bouleverserait plus que jamais les communautés rurales. Il fallait construire une digue protégeant le village de la crue due à la montée des salaires. On devait trouver des méthodes pour défendre le cadre rural contre la dislocation sociale, renforcer l’autorité traditionnelle, empêcher le drainage de la main d’œuvre rurale, et augmenter les salaires agricoles sans trop écraser l’agriculteur. La loi de Speenhamland fut l’instrument approprié. (p134)

[…] la paroisse était une unité trop petite pour administrer la loi sur les pauvres, car on ne pouvait traiter convenablement cette question tant que l’on ne faisait pas la distinction entre, d’une part, les chômeurs valides, et, d’autre part, les personnes âgées, les infirmes et les enfants. (p134-135)

Tant qu’un homme avait un statut à quoi se raccrocher, un modèle fixé par ses parents ou par ses camarades, il pouvait se battre pour le conserver et retrouver son âme. Mais, dans le cas du laborer, cela ne pouvait se faire que d’une seule façon : en se constituant membre d’une nouvelle classe. A moins d’être capable de gagner sa vie par son propre travail, il n’était pas un ouvrier, mais un indigent. Le réduire artificiellement à cet état, ce fut la suprême abomination de Speenhamland. Cet acte d’humanitarisme ambigu empêcha les laborers de se former en classe économique […]. (p140)

Miss Martineau [1833] soulignait « l’erreur vulgaire de l’aristocratie, qui imagine qu’une seule classe existe dans la société au-dessous de la classe fortunée avec laquelle ses affaires la contraignent à frayer ». (p142)

L’abolition de Speenhamland fut le vrai acte de naissance de la classe ouvrière moderne, que ses intérêts immédiats destinaient à devenir la protectrice de la société contre les dangers intrinsèque d’une civilisation de la machine. Mais, quoi que leur réservât l’avenir, ce fut ensemble que classe ouvrière et économie de marché apparurent dans l’histoire. (p142)

L’unité traditionnelle d’une société chrétienne faisait place chez les gens cossus au refus de reconnaître leur responsabilité dans la situation où se trouvaient leurs semblables. Les « Deux Nations » prenaient forme. A l’ahurissement des esprits réfléchis, une richesse inouïe se trouvait être inséparable d’une pauvreté inouïe. Les savants proclamaient à l’unisson que l’on avait découvert une science qui ne laissait pas le moindre doute sur les lois qui gouvernaient le monde des hommes. Ce fut sous l’autorité de ces lois que la compassion fut ôtée des cœurs et qu’une détermination stoïque à renoncer à la solidarité humaine au nom du plus grand bonheur du plus grand nombre acquit la dignité d’une religion séculière. (p144)

CH9 / PAUPERISME ET UTOPIE (p145)

Jusqu’à l’époque de Speenhamland, il avait été impossible de trouver une réponse à la question de savoir d’où venait les pauvres. Il y a pourtant un accord général chez les penseurs du XVIIIe siècle ; paupérisme et progrès sont inséparables. (p145)

Les quakers, qui ont été les pionniers dans l’exploration des possibilités modernes d’existence, ont reconnu les premiers que le chômage involontaire devait résulter de quelque défaut dans l’organisation du travail. (p147)

Après la Glorieuse révolution (1688), la philosophie quaker a produit en John Bellers un véritable devin du cours que devait prendre les idées sociales dans un avenir lointain. […]. [Son projet de Colleges of Industry] ne repose pas sur les principes d’une Bourse du travail, mais sur ceux, tout différents, de l’échange de travail. La première est associée à l’idée habituelle de trouver un employeur pour le chômeur ; le second n’implique rien de moins que ceci : les travailleurs n’ont pas besoin d’employeurs aussi longtemps qu’ils peuvent échanger directement leurs produits. […]. Ce projet a été au cœur de toute la pensée socialiste ultérieure concernant la pauvreté, qu’elle ait pris la forme des Villages of Union d’Owen, des Phalanstères de Fourrier, des Banques d’Echange de Proudhon, des Ateliers nationaux de Louis Blanc, des Nationale Werkstätten de Lassalle, ou encore des plans quinquennaux de Staline [sic]. (p148)

Ni la richesse nouvelle ni la pauvreté nouvelle ne sont encore tout à fait compréhensibles. Ce qui montre que la question est encore dans son état de chrysalide, c’est la convergence étonnante entre les projets qui reflètent des esprits aussi différents que celui de Bellers le quaker, celui d’Owen l’athée et celui de Bentham l’utilitariste. (p153)

CH10 / L’ECONOMIE POLITIQUE ET LA DECOUVERTE DE LA SOCIETE (p155)

Il a fallu que le sens de la pauvreté fût bien compris pour que le XIXe siècle entre en scène. La ligne de partage des eaux se place quelque part vers 1780. […]. Le changement d’atmosphère, entre Adam Smith et Townsend [a dissertation on the poor laws, 1786], est vraiment frappant. Avec le premier se clôt une époque qui s’était ouverte avec les inventeurs de l’Etat, Thomas More et Machiavel, Luther et Calvin ; le second appartient à ce XIXe siècle au cours duquel Ricardo et Hegel ont découvert, à partir de points de vue opposés, l’existence d’une société qui n’est pas soumise aux lois de l’Etat, mais qui, au contraire, soumet l’Etat à ses propres lois. […]. [Pour Adam Smith, …] c’est seulement à l’intérieur d’une structure politique donnée qu’il juge possible de formuler la question de la richesse, par laquelle il entend, pour sa part, le bien-être matériel du « grand corps du peuple ». Rien, dans son œuvre, ne donne à penser que les intérêts économiques des capitalistes imposent la loi à la société ; ni qu’ils sont les porte-parole ici-bas de la divine providence qui gouverne le monde économique comme une entité distincte. Pour lui, la sphère économique n’est pas encore soumise à des lois propres qui nous donnent un critère du bien et du mal. (p155-156)

[pour Smith] L’économie politique doit être une science de l’homme ; elle doit d’occuper de ce qui est naturel à l’homme, non à la nature. (p157)

En abordant la communauté des hommes par le côté animal, Townsend court-circuite la question, supposée inévitable, des fondations du gouvernement ; ce faisant, il introduit un nouveau concept légal dans les affaires humaines, celui des lois de la Nature. Le parti pris géométrique de Hobbes, aussi bien que le désir fervent qu’avaient Hume et Hartley, Quesnay et Helvétius, de trouver des lois newtoniennes de la société, avait été purement métaphorique : ils brûlaient de découvrir une loi aussi universelle dans la société que celle de la gravitation dans la Nature, mais ils l’imaginaient comme une loi humaine, par exemple une force mentale comme la peur pour Hobbes, l’association dans la psychologie de Harley, l’intérêt personnel chez Quesnay, ou la recherche de l’utilité chez Helvétius. (p158)

La nature biologique de l’homme apparaissait comme la fondation donnée d’une société qui n’est pas d’ordre politique. Il arriva ainsi que les économistes abandonnèrent bientôt les fondements humanistes d’Adam Smith et adoptèrent ceux de Townsend. La loi de population de Malthus et la loi des rendements décroissants telle que Ricardo la présente font de la fécondité de l’homme et de la fertilité du sol les éléments constitutifs du nouveau domaine dont l’existence a été découverte. La société économique est née, distincte de l’Etat politique. Les circonstances dans lesquelles on a reconnu l’existence de cet agrégat d’êtres humains qu’est une société complexe ont une grande importance pour l’histoire des idées du XIXe siècle. Puisque la société qui se formait n’était pas autre chose que le système de marché, la société des hommes courait désormais le danger d’être déplacé sur des fondations profondément étrangères au monde moral auquel le monde politique avait jusque-là appartenu. Le problème, apparemment insoluble, du paupérisme forçait Malthus et Ricardo à endosser la chute de Townsend dans le naturalisme. (p160)

Pourquoi faire des pauvres une charge publique et de leur entretien une tâche paroissiale si, en fin de compte, la paroisse se décharge de son obligation en affermant ceux qui sont valides aux entrepreneurs capitalistes, tellement pressés d’en remplir leurs usines qu’ils sont prêts à dépenser de l’argent pour obtenir leurs services ? (p161)

La pauvreté est la Nature qui survit dans la société, sa sanction physique est la faim. [à propos de J. Bentham]. (p162)

[…] du point de vue utilitariste, la tâche du gouvernement est d’accroître le besoin pour rendre efficace la sanction physique de la faim. (p163)

Mais une fois le sort des indigents laissé à la compassion des nantis, qui peut douter que « la seule difficulté » soit de limiter l’impétuosité de la bienveillance de ces derniers ? [à propos de Townsend]. (p163)

Le laisser-faire ne signifiait pour Bentham qu’un autre dispositif de la mécanique sociale. La principale courroie de transmission de la Révolution industrielle n’était pas l’invention technique, mais l’invention sociale. La science de la nature n’a apporté de contribution décisive à l’art de l’ingénieur qu’un bon siècle plus tard, longtemps après la fin de la Révolution industrielle. (p164)

Il était donc à la fois juste et convenable de ne pas attribuer aux sciences de la nature, mais aux sciences sociales, la paternité intellectuelle de la révolution mécanique qui soumettait la nature à l’homme. (p165)

Cette période se termine à peu près avec la mort de Bentham [1832] ; en effet, les faiseurs de projets industriels des années 1840 sont simplement des promoteurs d’opérations bien déterminées, ils ne sont plus les découvreurs supposés de nouvelles applications des principes universels de la mutualité, de la confiance, des risques et autres éléments de l’esprit d’entreprise humain. […]. Le déluge des systèmes industriels et bancaires qui, de Paterson et de John Law aux Pereire, a inondé les bourses de projets de sectaires religieux, sociaux et académiques n’est plus qu’un mince ruisseau. (p166)

[en Angleterre] le mouvement démocratique, inauguré par le sermon du docteur Price dit de la « Vieille Juiverie » (« Old Jewry », 1789) et qui atteignit son sommet littéraire dans Les Droits de l’homme de Paine (1791), se limitait au domaine politique ; le mécontentement des pauvres laborieux n’y rencontrait pas d’écho ; quant à la question de la loi sur les pauvres, c’est à peine si l’on y faisait allusion dans les pamphlets qui demandaient à grands cris le suffrage universel et des parlements annuels. (p168)

Ce qui amena les économistes orthodoxes à chercher ses fondements dans le naturalisme, c’est la misère de la grande masse des producteurs qui est inexplicable autrement et qui, comme nous le savons aujourd’hui, n’aurait jamais pu être déduite des lois du marché anciens. (p169)

[…] les fondements de la théorie économique ont été posés pendant la période de Speenhamland, qui a donné l’apparence d’une économie de marché à ce qui était en réalité le capitalisme sans marché du travail. (p171)

A mesure que l’on appréhendait progressivement les lois qui gouvernent une économie de marché, ces lois étaient mises sous l’autorité de la Nature elle-même. La loi des rendements décroissants était une loi de la physiologie végétale. La loi malthusienne de la population reflétait le rapport entre la fécondité de l’homme et celle du sol. Dans les deux cas, les forces en jeu étaient les forces de la Nature […]. (p172)

La véritable signification du problème torturant de la pauvreté se révèle maintenant : la société économique est soumise à des lois qui ne sont pas des lois humaines. La faille qui sépare Adam Smith de Townsend s’est élargie au point de devenir un abîme ; ici apparaît une dichotomie qui marque la naissance de la conscience du XIXe siècle. A partir de ce moment, le naturalisme hante la science de l’homme, et la réintégration de la société dans le monde des hommes devient l’objectif visé avec persistance par l’évolution de la pensée sociale. L’économie marxienne – dans cette ligne de raisonnement – a été une tentative, ratée pour l’essentiel, pour atteindre cet objectif, si elle a échoué, c’est que Marx adhérait trop étroitement à Ricardo et aux traditions de l’économie libérale. (p172-173)

Dans un théorème erroné, mais d’une immense portée, [Ricardo] investit le travail de la capacité unique de constituer la valeur, réduisant ainsi toutes les transactions concevables dans une société économique au principe de l’échange égal dans une société d’hommes libres. (p173)

[…] le mouvement vers un marché concurrentiel a acquis l’élan irrésistible d’un processus de la Nature. En effet, on croit désormais que le marché autorégulateur découle des lois inexorables de la Nature et qu’il est d’une nécessité inéluctable que le marché soit libéré, qu’il soit débarrassé de toute entrave. (p174)

Ni le mécanisme politique de l’Etat, ni l’appareillage technique de la machine ne cache [à Robert Owen] le phénomène : la société. Il rejette la manière animaliste de l’aborder, en réfutant ses limitations malthusiennes et ricardiennes. Mais le pivot de la pensée d’Owen est qu’il se détourne du christianisme, qu’il accuse d’ « individualisation », c’est-à-dire de placer la responsabilité du caractère dans l’individu lui-même, et de nier ainsi la réalité de la société et son influence toute-puissante dans la formation du caractère. […]. C’est pour avoir découvert la société qu’Owen dépasse et va se situer par-delà le christianisme. Il saisit cette vérité : parce que la société est réelle, l’homme doit, en fin de compte, se soumettre à elle. (p175)

La révolution industrielle est en train de cause un bouleversement social de proportions stupéfiantes, et le problème de la pauvreté ne représente que l’aspect économique de cet événement. Owen a raison d’affirmer que sans une intervention ni une orientation législative, des maux graves et permanents se produiront. A cette époque, il ne peut prévoir que cette autodéfense de la société, qu’il appelle de ses vœux, se montrera incompatible avec le fonctionnement même du système économique. (p177)

P2 / L’AUTOPROTECTION DE LA SOCIETE

CH11 / L’HOMME, LA NATURE ET L’ORGANISATION DE LA PRODUCTION (p179)

Pendant un siècle, la dynamique de la société moderne a été gouverné par un double mouvement : le marché s’est continuellement étendu, mais ce mouvement a rencontré un contre-mouvement contrôlant cette expansion dans des directions déterminées. (p179)

Le point crucial est que les marchandises utilisées comme monnaie ne sont pas différentes des autres marchandises ; et, par conséquent, que toutes les idées qui attachent à la monnaie n’importe quelle caractéristique autre que celle d’une marchandise pouvant être utilisée comme moyen d’échange sont intrinsèquement fausses. Cela a aussi pour conséquence que si l’or est utilisé comme monnaie, les billets de banque, s’il en existe, doivent représenter de l’or. […]. De fait, aucune autre méthode n’est concevable pour éviter au système monétaire une « ingérence » de l’Etat tout en sauvegardant l’autorégulation du marché. (p181)

En gros, c’est à l’aristocratie terrienne et à la paysannerie que revint la tâche de sauvegarder les qualités martiales de la nation qui continuaient à dépendre largement des hommes et du sol, tandis que les travailleurs devenaient, dans une plus ou moins grande mesure, les représentants des intérêts humains communs qui se trouvaient désormais sans feu ni lieu. (p183)

CH12 / NAISSANCE DU CREDO LIBERAL (p184)

Ce n’est qu’à partir des années 1820 [que le libéralisme économique] soutien les trois dogmes classiques : le travail doit trouver son prix sur le marché ; la création de monnaie doit être soumise à un mécanisme d’autorégulation ; les denrées doivent être libre de circuler de pays en pays sans obstacle ni préférence ; en bref, le marché du travail, l’étalon-or et le libre-échange. (p184)

Les origines libre-échangistes de l’industrie cotonnière sont un mythe. Tout ce que veut celle-ci, c’est de ne pas être réglementée dans la sphère de la production ; elle estime encore que la liberté dans la sphère des échanges est dangereuse. […]. L’industrie cotonnière n’avait jamais été soumise au Statut des artisans et, par conséquent, n’était gênée ni par les fixations de salaires annuelles ni par les règles d’apprentissage. (p185)

Le paupérisme restait du ressort des squires et de la campagne ; et même ceux qui critiquaient sévèrement le système de Speenhamland, comme Burke, Bentham et Malthus, se considéraient moins comme des représentants du progrès industriel que comme des hommes qui proposaient de sains principes d’administration rurale. (p186)

Mais on ne comprend pas totalement les sources utopiques du dogme du laissez-faire tant qu’on les prend une par une. Les trois principes : un marché du travail concurrentiel, l’étalon-or automatique et le libre-échange international, forment un tout. […]. C’est tout ou rien. (p188)

Le laissez-faire n’avait rien de naturel ; les marchés libres n’auraient jamais pu voir le jour si on avait simplement laissé les choses à elles-mêmes. De même que les manufactures de coton, la principale industrie du libre-échange, avaient été créées avec l’aide de tarifs protectionnistes, de primes à l’exportation et d’aide indirecte aux salaires, le laissez-faire lui-même a été imposé par l’Etat. Entre 1830 et 1850, on ne voit pas seulement une explosion de lois abrogeant des règlements restrictifs mais aussi un énorme accroissement des fonctions administratives de l’Etat, qui est maintenant doté d’une bureaucratie centrale capable de remplir les tâches fixées par les tenants du libéralisme. (p189)

[…] même ceux qui souhaitaient le plus ardemment libérer l’Etat de toute tâche inutile, et dont la philosophie tout entière exigeait la restriction des activités de l’Etat, n’ont pu qu’investir ce même Etat des pouvoirs, organes et instruments nouveaux nécessaires à l’établissement du laissez-faire. Ce paradoxe est dépassé par un autre. Tandis que l’économie du laissez-faire était produite par l’action délibérée de l’Etat, les restrictions ultérieures ont débuté spontanément. Le laissez-faire était planifié, la planification ne l’a pas été. (p191)

[Le libéral Dicey] a été surpris de trouver qu’on ne peut pas relever de traces de l’existence de cette tendance [anti-laissez-faire], sauf dans les actes législatifs eux-mêmes. Plus exactement, on ne peut pas trouver le moindre témoignage d’une « tendance collectiviste » dans l’opinion publique antérieure aux lois qui paraissent représenter cette tendance. (p191)

Alors que, pour nous, le concept d’un marché autorégulateur est utopique et que sa progression a été arrêtée par l’autodéfense réaliste de la société, à leur avis [Spencer et Summer, Mises et Lippmann], tout protectionnisme est une erreur causée par l’impatience, la cupidité et le manque de prévoyance, erreur sans laquelle le marché aurait résolu toutes ses difficultés. (p192)

La racine de tout le mal, affirment avec insistance les libéraux, se trouve précisément dans cette ingérence dans la liberté de l’emploi, du marché et de la monnaie pratiquée par les différentes écoles du protectionnisme social, national et monopoliste depuis le troisième quart du XIXe siècle ; n’était l’alliance impie des syndicats et des partis ouvriers avec les manufacturiers monopolistes et les intérêts agrariens, qui dans leur cupidité à courte vue ont joint leurs forces pour faire échouer la liberté en économie, le monde jouirait aujourd’hui des fruits d’un système presque automatique de création de bien-être matériel. […]. C’est ainsi qu’un grand progrès intellectuel et moral a échoué à cause des faiblesses intellectuelles et morales de la masse du peuple ; que les réalisations de l’esprit des Lumières ont été réduites à néant par les forces de l’égoïsme. (p195)

Le témoignage des faits contredit la thèse libérale de manière décisive. La conspiration antilibérale est une invention pure. La grande variété des formes prises par le contre-mouvement « collectiviste » n’est pas due à quelque préférence pour le socialisme ou le nationalisme de la part d’intérêts concertés, mais exclusivement au registre plus large des intérêts sociaux vitaux atteints par le mécanisme de marché en expansion. (p196)

La plupart de ceux qui ont fait voter ces mesures [« collectivistes »] étaient des partisans convaincus du laissez-faire et ne voulaient certainement pas que l’accord qu’ils donnaient à l’installation d’une brigade de pompiers à Londres impliquât une protestation contre les principes du libéralisme économique. Au contraire, ceux qui proposaient ces actes législatifs étaient en règle générale des adversaires intransigeants du socialisme, ou de toute autre forme de collectivisme. (p198)

Sans que l’opinion ait guère changé, en 1897, on fait tout à coup de l’employeur l’assureur de ses ouvriers contre tout dommage survenu pendant leur travail : une « législation entièrement collectiviste », comme le remarque justement Dicey. Rien ne pourrait mieux prouver que ce n’est pas un changement, soit du type d’intérêts en cause, soit de la tendance de l’opinion à ce sujet, qui a provoqué la supplantation d’un principe libéral par un principe antilibéral, mais exclusivement l’évolution des conditions dans lesquelles le problème était posé et les solutions cherchées. (p198)

C’est ainsi que sous les mots d’ordre les plus variés, avec des mobiles très différents, une multitude de partis et de couches sociales ont mis en œuvre presqu’exactement les mêmes mesures dans toute une série de pays en ce qui concerne un grand nombre de sujets compliqués. A première vue, il n’y a rien de plus absurde que d’inférer qu’ils ont été animés secrètement par les mêmes présupposés idéologiques ou les mêmes intérêts étroits de groupe, comme le voudrait la légende d’une conspiration antilibérale. Au contraire, tout tend à étayer l’hypothèse que des raisons objectives de nature incontestable ont forcé la main des législateurs. (p199)

Théoriquement, le laissez-faire ou liberté de contrat implique la liberté pour les travailleurs de refuser de travailler, soit individuellement, soit solidairement, s’ils en décident ainsi ; il implique aussi la liberté pour les hommes d’affaires de se concerter sur les prix de vente sans s’occuper des désirs des consommateurs. Mais en pratique, cette liberté entre en conflit avec l’institution d’un marché autorégulé et, dans ce genre de conflit, le marché autorégulé a invariablement la priorité. Autrement dit, si les besoins d’un marché autorégulateur se révèlent incompatibles avec ce qu’exige le laissez-faire, le tenant de l’économie libérale se tourne contre le laissez-faire et préfère – comme le ferait tout antilibéral – les méthodes dites collectivistes de réglementation et de restriction. La loi des trade unions ainsi que la législation antitrust sont nées de cette attitude. (p200)

A proprement parler, le libéralisme économique est le principe directeur d’une société dans laquelle l’industrie est fondée sur l’institution d’un marché autorégulateur. […]. Car, aussi longtemps que ce système-là n’est pas en place, les tenants de l’économie libérale doivent réclamer – et ils n’hésiteront pas à le faire – que l’Etat intervienne pour l’établir et, une fois qu’il est établi, pour le maintenir. (p201)

Résumons. Le contre-mouvement opposé au libéralisme économique et au laissez-faire possédait tous les caractères indubitables d’une réaction spontanée. En d’innombrables points sans rapport entre eux, il s’est mis en place sans qu’on puisse remarquer de lien entre les intérêts directement en cause ou de conformité idéologique entre eux. (p201)

CH13 / NAISSANCE DU CREDI LIBERAL (SUITE) : intérêt de classe et changement social (p204)

La perspective des tenants du libéralisme économique a trouvé ainsi un soutien puissant dans une théorie étroite des classes. En adoptant le point de vue de l’antagonisme des classes, libéraux et marxistes ont soutenu des positions identiques. […]. En réalité, les intérêts de classe ne donnent qu’une explication limitée des mouvements à long terme dans la société. (p205)

Ainsi, indépendamment de la situation de la société prise dans son ensemble, on ne peut comprendre ni la naissance ni la mort des classes, ni leurs buts et dans quelle mesure elles les atteignent, ni leur coopération et leur antagonisme. Or, en règle générale, cette situation est créée par des causes externes […]. (p205)

[…] la cause ultime est fixée par des forces extérieures, et c’est seulement pour le mécanisme du changement que la société compte sur ses forces internes. Le « défi » s’adresse à la société dans son entier ; la « réponse » parvient par l’intermédiaire de groupes, de secteurs et de classes. (p206)

Bien que la société humaine soit naturellement conditionnée par des facteurs économiques, les mobiles des individus ne sont qu’exceptionnellement déterminés par la nécessité de satisfaire aux besoins matériels. (p207)

Une idée trop restrictive de l’intérêt doit en effet donner une vision déformée del’histoire sociale et politique, et aucune définition purement pécuniaire des intérêts ne peut laisser de place à ce besoin vital de protection sociale, dont la représentation revient généralement aux personnes qui ont la charge des intérêts généraux de la communauté – dans les conditions modernes, les gouvernants du moment. C’est précisément parce que ce n’étaient pas les intérêts économiques, mais les intérêts sociaux de différentes tranches de la population qui étaient menacés par le marché, que des personnes appartenant à diverses couches économiques joignaient inconsciemment leurs forces pour faire face au danger. (p209)

En réalité, bien sûr, une calamité sociale est avant tout un phénomène culturel et non pas un phénomène économique que l’on peut mesurer par des chiffres de revenus ou des statistiques démographiques. (p211)

Ce n’est pas l’exploitation économique, comme on le suppose souvent, mais la désintégration de l’environnement culturel de la victime qui est alors la cause de la dégradation. Le processus économique peut naturellement fournir le véhicule de la destruction et, invariablement, l’infériorité économique fera céder le plus faible, mais la cause immédiate de sa perte n’est pas pour autant économique ; elle se trouve dans la blessure mortelle infligée aux institutions dans lesquelles son existence s’incarne. (p212)

Rien n’obscurcit aussi efficacement notre vision de la société que le préjugé économiste. […]. Mais c’est justement cette insistance sur l’exploitation qui tend à dérober à notre vue la question encore plus importante de la déchéance culturelle. Si l’on définit l’exploitation, en terme strictement économique comme une inadéquation permanente des taux d’échange, on peut douter qu’il y ait eu à vrai dire exploitation. La catastrophe que subit la communauté indigène est une conséquence directe du démembrement rapide et violent des institutions fondamentales de la victime (le fait qu’il y ait ou non usage de la force dans le processus ne semble pas du tout pertinent). (p214-215)

En réalité, le taux de croissance naturel d’une population peut être un indice, soit de vitalité culturelle, soit de dégradation culturelle. Le sens originel du mot « prolétaire », qui rattache fécondité et mendicité, exprime cette ambivalence de manière frappante. (p217)

CH14 / LE MARCHE ET L’HOMME (p220)

Séparer le travail des autres activités de la vie et le soumettre aux lois du marché, c’est anéantir toutes les formes organiques de l’existence et les remplacer par un type d’organisation différent, atomisé et individuel. (p220)

[…] la première contribution de l’homme blanc au monde de l’homme noir a consisté pour l’essentiel à lui faire connaître le fléau de la faim. […]. Or, ce que la Blanc pratique aujourd’hui encore à l’occasion dans des contrées lointaines, à savoir la démolition des structures sociales pour en extraire l’élément travail, des Blancs l’ont fait au XVIIIe siècle à des populations blanches avec les mêmes objectifs. (p221)

[…] pourquoi [les économistes classiques] estimaient-ils que seule la sanction de la faim était capable de créer un marché du travail qui fonctionne et non l’appât de gains élevés ? […]. Car, plus les salaires sont élevés, plus faible est l’incitation à faire des efforts pour les indigènes qui, à la différence des Blancs, ne sont pas contraints par leurs critères culturels à gagner le plus d’argent possible. (p222)

La coercition de la loi et la servitude paroissiale comme en Angleterre, les rigueurs d’une police du travail absolutiste comme sur le Continent, le travail sous contrainte (indented labour), comme dans les Amériques des premiers temps, étaient les conditions préalables pour qu’existe le « travailleur volontaire ». Mais le dernier stade a été atteint avec l’application de la « sanction naturelle », la faim. Pour pouvoir la déclencher, il était nécessaire de liquider la société organique, qui refusait de laisser l’individu mourir de faim. (p222)

Du point de vue politique, la classe ouvrière britannique a été définie par la loi de réforme parlementaire de 1832 qui lui a refusé le droit de vote ; du point de vue économique par la loi de réforme de la loi sur les pauvres de 1834 qui l’a exclue du nombre des assistés et l’a distinguée des indigents. (p224)

A l’origine, le mouvement owénien n’était ni un mouvement politique ni un mouvement ouvrier. Il représentait les aspirations des gens du peuple, frappés par l’avènement de l’usine, qui voulaient découvrir une forme d’existence qui ferait de l’homme le maître de la machine. (p225)

La doctrine d’Owen était une religion de l’industrie dont le porteur était la classe ouvrière. La richesse de ses formes et de ses initiatives est restée inégalée. Elle a pratiquement formé le début du mouvement syndical moderne. Des sociétés coopératives ont été fondées, qui s’occupaient essentiellement de vendre au détail à leurs membres. Ce n’étaient naturellement pas des coopératives de consommation ordinaires, mais plutôt des magasins financés par des enthousiastes déterminés à consacrer les profits de l’entreprise à la réalisation de plans owéniens, de préférence à installer des villages de coopération. (p226)

De même que le saint-simonisme en France, l’owénisme en Angleterre a présenté tous les signes de l’inspiration spirituelle ; mais, alors que le saint-simonisme travaillait à une renaissance du christianisme, Owen a été, parmi les dirigeants modernes de la classe ouvrière, le premier adversaire du christianisme. (p228)

Il a fallu que la classe ouvrière accepte le principe d’une économie capitaliste et que les syndicats fassent du fonctionnement sans à-coups de l’industrie leur premier souci pour que la bourgeoisie concède le droit de vote à ceux des ouvriers qui avaient les meilleures situations ; c’est-à-dire longtemps après la retombée du mouvement chartiste, lorsqu’on fut certain que les ouvriers n’essaieraient pas d’utiliser leur droit de vote pour servir leurs propres idées. (p231)

En Europe, 1789 et 1830 avaient fait de la révolution une institution dans l’ordre des choses ; en 1848, la date du soulèvement parisien fut prédite à Berlin et à Londres avec une précision à laquelle on est plus accoutumé pour l’ouverture d’une foire que pour une insurrection sociale, et des révolutions subsidiaires éclatèrent bientôt à Berlin, à Vienne, à Budapest et dans certaines villes d’Italie. (p232)

[Les auteurs britanniques] ont fait ressortir le niveau de vie encore plus bas de nombreux artisans de l’industrie textile d’Europe centrale, dont les conditions de travail étaient souvent tout aussi mauvaises que celles de leurs camarades anglais. Pourtant, ce genre de comparaison masque le fait saillant, qui est précisément l’élévation du statut politique et social du travailleur du Continent, par contraste avec la chute de ce statut en Angleterre. (p235)

Sur le Continent, les syndicats ont été une création du parti politique de la classe ouvrière ; en Angleterre, le parti politique a été une création des syndicats. Tandis que sur le Continent, le syndicalisme devenait plus ou moins socialiste, en Angleterre le socialisme, même politique, demeurait essentiellement syndicaliste. C’est pourquoi le suffrage universel, qui en Angleterre, a eu tendance à renforcer l’unité nationale, a quelque fois eu l’effet inverse en Europe. (p236)

CH15 / LE MARCHE ET LA NATURE (p238)

La commercialisation du sol n’est qu’un autre nom pour la liquidation du féodalisme qui commença au XIVe siècle dans les centres urbains d’Occident aussi bien qu’en Angleterre et s’acheva quelque cinq cents ans plus tard au cours des révolutions européennes, quand les reliquats du servage furent abolis. (p239-240)

[…] la sécularisation des terres de l’Eglise a été l’un des fondements de l’Etat moderne jusqu’à l’époque du Risorgimento italien et, d’ailleurs, l’un des principaux moyens du transfert de terres entre les mains de personnes privées. (p240)

« Ni dans l’Antiquité ni dans le haut Moyen-Âge – il faut l’affirmer avec force – les biens de la vie quotidienne n’ont été normalement vendus ou achetés. » [K. Büchner, 1904] (p241)

Mais si les Etats organisés d’Europe étaient capables de se protéger contre les remous du libre-échange international, les peuples colonisés, inorganisés, ne le pouvaient pas. En se révoltant contre l’impérialisme, les peuples d’outre-mer visaient surtout à obtenir le statut politique qui les mettrait à l’abri des bouleversement sociaux causés par les politiques commerciales des Européens. (p243)

Les classes ouvrières furent gagnées au libre-échange dès qu’elles s’aperçurent qu’il faisait baisser le prix des denrées alimentaires. Les syndicats devinrent les bastions de l’anti-agrarianisme et le socialisme révolutionnaire stigmatisa la paysannerie mondiale comme une masse indistincte de réactionnaires. (p244)

[…] une institution ne survit jamais à sa fonction – quand elle semble le faire, c’est parce qu’elle remplit quelque autre fonction, ou plusieurs autres, qui ne comprennent pas nécessairement la fonction originelle. (p244)

Etant donné un système qui dépend entièrement des fonctions du marché pour sauvegarder ses besoins vitaux, on fera naturellement confiance aux forces extérieures au système de marché qui sont capables de protéger les intérêts communs mis en danger par ce système. (p245)

Les mêmes besoins de la société qui ont bénéficié à la démocratie dans le Nouveau Monde ont renforcé l’influence de l’aristocratie dans l’Ancien. (p246)

En bref, le libéralisme économique était marié à l’état libéral, tandis que les intérêts terriens ne l’étaient pas : telle est l’origine de leur signification politique permanente en Europe continentale, qui a produit le contre-courant de la politique prussienne sous Bismarck, qui a nourri la « revanche » cléricale et militariste en France, qui a renforcé l’influence de l’aristocratie féodale à la cour de l’empire des Habsbourg, qui a fait de l’Eglise et de l’Armée les gardiens de trônes en train de s’écrouler. (p247)

Pendant toutes les années vingt, la paysannerie a déterminé la politique économique dans un certain nombre d’Etats où, normalement, elle ne jouait qu’un rôle modeste. Elle se trouvait alors la seule classe disponible pour maintenir la loi et l’ordre au sens moderne, intensifié, de l’expression. (p249)

En réalité, en Allemagne comme en Italie, l’histoire de l’immédiat après-guerre a prouvé que le bolchévisme n’avait pas la moindre chance de succès. (p252)

On ne peut pas séparer nettement les dangers qui menacent l’homme de ceux qui menacent la nature. La réaction de la classe ouvrière et celle de la paysannerie ont l’une et l’autre conduit au protectionnisme, la première principalement sous la forme d’une législation sociale et de lois sur le travail en usine, la seconde sous la forme de droits de douane sur les produits agricoles et de lois sur les sols. Il y a pourtant une différence importante : dans les situations critiques, les fermiers et les paysans européens défendaient le système de marché que la politique de la classe ouvrière mettait en danger. Alors que la crise du système congénitalement instable fut provoquée par les deux ailes du mouvement protectionniste, les couches sociales liées à la terre étaient enclines à faire des compromis avec le système de marché, tandis que la classe ouvrière n’hésitait pas à rompre ses règles et à la défier carrément. (p253)

CH16 / LE MARCHE ET L’ORGANISATION DE LA PRODUCTION (p254)

Le monde des affaires capitalistes lui-même avait besoin d’être protégé contre le fonctionnement sans restriction du mécanisme du marché […]. En réalité, dans le cas de l’entreprise de production comme dans celui de l’homme et de la nature, le danger était réel et objectif. Le besoin de protection provenait de la manière dont l’offre de monnaie était organisée dans un système de marché. (p254)

L’utilisation de monnaie fiduciaire (token money) s’est développée assez tôt pour mettre le commerce à l’abri des déflations forcées qui accompagnaient l’utilisation d’espèces quand le volume des affaires gonflait. Aucune économie de marché n’était possible sans cette monnaie artificielle. (p255)

Sous la forme la plus simple, tel était le problème : la monnaie-marchandise était d’importance vitale pour l’existence du commerce extérieur ; la monnaie fiduciaire, pour l’existence du commerce intérieur. Jusqu’où étaient-elles conciliables ? (p256)

La confusion régnant dans la théorie monétaire était due pour une grande part à la séparation de l’économique et du politique, ce qui est un caractère dominant de la société de marché. (p258)

Or la séparation institutionnelle des sphères politique et économique n’a jamais été complète, et c’est précisément en matière de monnaie qu’elle a été nécessairement incomplète ; l’Etat, dont la Monnaie semblait simplement certifier le poids des pièces, était en fait le garant de la valeur de la monnaie fiduciaire qu’il acceptait en règlement des impôts et autres paiements. […, la monnaie] était simplement un symbole incorporant un droit quantifié à des choses qui pouvaient être achetées. Il est bien clair qu’une société dans laquelle la distribution dépendait de la possession de ce symbole du pouvoir d’achat était un édifice entièrement différent de l’économie de marché. […]. Aucune économie de marché séparée de la sphère politique n’est possible ; c’est pourtant sur une construction de ce genre que s’est fondée l’économie classique depuis Ricardo, et sans elle, ses concepts et ses hypothèses seraient incompréhensibles. (p259)

Le nationalisme libéral se transformait national, avec son penchant marqué pour le protectionnisme et l’impérialisme à l’extérieur, le conservatisme monopoliste à l’intérieur. Nulle part, la contradiction n’était aussi vive et cependant aussi peu consciente que dans le domaine monétaire. En effet, la croyance dogmatique dans l’étalon-or continuait à enrôler des hommes au dévouement sans réserve, tandis qu’au même moment on mettait en place des monnaies fiduciaires, basées sur la souveraineté des divers systèmes de Banques centrales. Sous l’égide des principes internationaux, on érigeait sans le savoir les bastions imprenables d’un nouveau nationalisme : les Banques centrales d’émission. En vérité, le nouveau nationalisme était le corollaire du nouvel internationalisme. (p261)

La monnaie fiduciaire nationale était la garantie certaine de cette sécurité relative, puisqu’elle permettait à la Banque centrale d’agir comme tampon entre l’économie intérieure et l’économie extérieure. (p262)

CH17 / L’AUTOREGULATION COMPROMISE (p164)

[jusqu’à la Grande Guerre,] On continuait à disposer librement de réserves de terres, de main d’œuvre et de monnaie ; il n’existait pas, par conséquent, de système de marché autorégulateur. (p265)

L’importance constitutive de la monnaie pour établir la nation comme unité économique et politique décisive de l’époque a échappé aussi totalement aux auteurs des Lumières libérales que l’existence de l’histoire à leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle. […]. En réalité, la nouvelle unité nationale et la nouvelle monnaie nationale étaient inséparables. C’est la monnaie qui a fourni leur mécanique aux systèmes nationaux et internationaux […]. Le système monétaire qui servait de base au crédit était devenu la ligne de vie à la fois de l’économie nationale et de l’économie internationale. (p267)

Aucun gouvernement, à l’exception, peut-être, des plus puissants, ne pouvait se permettre de désobéir aux tabous monétaires. Au plan international, la monnaie, c’était le pays ; et aucun pays ne pouvait exister quelque temps en dehors du système international. (p270)

CH18 / TENSION DE RUPTURE (p273)

Permettre que la puissance de l’Etat et les intérêts commerciaux se confondent, ce n’était pas une idée du XIXe siècle : au contraire, des hommes d’Etat du début de l’ère victorienne avaient posé l’indépendance du politique et de l’économique comme maxime de conduite internationale. (p278)

Sce ne sont pas les propagandistes égoïstes des tarifs douaniers ni les lois sociales compatissantes qui ont, de gaité de cœur, fait échouer le libre-échange et le système de l’étalon-or ; au contraire, c’est l’avènement de l’étalon-or lui-même qui a hâté le développement de ces institutions protectionniste ; elles étaient d’autant mieux accueillies que les changes fixes étaient plus onéreux. A partir de cette époque, les tarifs douaniers, les lois sur les fabriques et une politique coloniale active devinrent les conditions préalables à la stabilité de la monnaie extérieure […]. (p279)

Avec l’étalon-or, le plus ambitieux de tous les plans de marchés fût mis en exécution, qui impliquait que les marchés fussent absolument indépendants des autorités nationales. Le commerce mondial, c’était la vie sur la planète désormais organisée comme un marché autorégulateur comprenant le travail, la terre et la monnaie, avec l’étalon-or comme gardien de cet automate gargantuesque. (p283)

L’impérialisme économique était d’abord une lutte entre les Puissances pour avoir le privilège d’étendre leur commerce dans des marchés sans protection politique. (p283)

L’humanité était sous l’emprise, non pas de mobiles nouveaux, mais de mécanismes nouveaux. Bref, la tension a surgi de la zone du marché ; de là, elle s’est étendue à la sphère politique, couvrant ainsi l’ensemble de la société. (p285)

P3 / LA TRANSFORMATION EN MARCHE

CH19 / GOUVERNEMENT POPULAIRE ET ECONOMIE DE MARCHE (p289)

Townsend, Malthus et Ricardo érigèrent sur les fondations fragiles de la loi sur les pauvres l’édifice de l’économie classique, le plus formidable des instruments conceptuels de destruction qui ait jamais été utilisé contre un ordre périmé. Pourtant le système des allocations protégea pour une génération encore les frontières du village contre l’attraction des hauts salaires urbains. (p290)

Les anciens pauvres étaient maintenant répartis en indigents inaptes physiquement, dont la place était la workhouse, et travailleurs indépendants qui gagnaient leur vie en travaillant pour un salaire. On vit apparaître sur la scène sociale une catégorie totalement nouvelle de pauvres, les chômeurs. Alors que les indigents, pour le bien de l’humanité, devaient être secourus, les chômeurs, pour le bien de l’industrie, ne devaient pas l’être. (p290-291)

Plus durement le marché du travail malmenait les vies des travailleurs, et plus instamment ceux-ci réclamaient le droit de vote. L’exigence d’un gouvernement populaire fut la source de la tension. Dans ces conditions, le constitutionnalisme prit un sens entièrement nouveau. Jusqu’alors, les garanties constitutionnelles contre les ingérences illégales dans les droits de propriété n’étaient dirigées que contre des actes arbitraires d’en haut. La façon de voir de Locke ne dépassait pas les limites de la propriété foncière et commerciale et visait purement et simplement à interdire des actes arbitraires de la Couronne […]. Cent ans plus tard, ce n’était plus la propriété commerciale qu’il fallut protéger, mais la propriété industrielle, et cette fois-ci non pas contre la Couronne, mais contre le peuple. (p291-292)

Les chartistes s’étaient battus pour obtenir le droit d’arrêter la meule du marché qui broyait la vie du peuple. Mais on n’accorda de droits au peuple que quand l’affreuse adaptation se fut achevée. (p293)

Bentham fut le premier à reconnaître qu’inflation et déflation étaient des interventions dans le droit de propriété : la première un impôt sur les affaires, la seconde une ingérence dans les affaires. (p293)

En d’autres termes, on devait avoir soit une réduction des services sociaux, soit une baisse des taux de change. Puisque le parti travailliste était incapable de décider l’une ou l’autre – la réduction était contraire à la ligne politique des syndicats et l’abandon de l’or aurait été considéré comme sacrilège – le parti travailliste fut balayé et les partis traditionnels réduisirent les services sociaux et, en fin de compte, abandonnèrent l’or. (p295)

Dans tous les pays importants d’Europe, un mécanisme similaire était en action, avec des effets fort semblables. En 1923 en Autriche, en 1926 en Belgique et en France, en 1931 en Allemagne, les partis socialistes durent quitter le pouvoir pour qu’on pût « sauver la monnaie ». (p296)

Cependant, l’étalon-or n’était principalement une affaire de politique intérieure qu’aux Etats-Unis, à cause de leur indépendance à l’égard du commerce mondial et de leur position monétaire excessivement forte. Pour d’autres pays, abandonner l’or, c’était bel et bien cesser de participer à l’économie mondiale. La seule exception est peut-être la Grande-Bretagne. (p297)

[…] à moins que la confiance dans les monnaies ne fut rétablie, le mécanisme du marché ne pouvait pas fonctionner, auquel cas il était illusoire d’attendre des Etats qu’ils se retiennent de protéger la vie de leurs peuples par tous les moyens à leur disposition. Par la nature des choses, ces moyens étaient principalement les droits de douane et les lois sociales destinées à assurer nourriture et emploi, c’est-à-dire précisément le type d’intervention rendant impraticable un système autorégulateur. (p299)

L’obstination avec laquelle, pendant dix années critiques, les tenants du libéralisme économique avaient soutenu l’interventionnisme autoritaire au service de politiques déflationnistes eut pour conséquence pure et simple un affaiblissement décisif des forces démocratiques, qui sans cela, auraient pu détourner la catastrophe fasciste. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis, qui n’étaient pas les serviteurs, mais les maîtres de la monnaie, abandonnèrent l’or assez tôt pour échapper à ce péril. (p302)

Finalement, le moment allait venir où le système économique et le système politique seraient l’un et l’autre menacés de paralysie totale. La population prendrait peur, et le rôle dirigeant reviendrait par force à ceux qui offraient une issue facile, quel qu’en fut le prix ultime. Les temps étaient mûrs pour la solution fasciste. (p304)

CH20 / L’HISTOIRE DANS L’ENGRENAGE DU CHANGEMENT SOCIAL (p305)

Si jamais mouvement politique répondit aux besoins d’une situation objective, au lieu d’être la conséquence de causes fortuites, c’est bien le fascisme. (p305)

Le mouvement fit son apparition dans des pays comme la Bulgarie et dans des pays victorieux comme la Yougoslavie ; dans des pays à tempérament nordique comme la Finlande et la Norvège et dans des pays à tempérament méridional comme l’Italie et l’Espagne ; dans des pays de race aryenne comme l’Angleterre, l’Irlande ou la Belgique et de race non aryenne comme le Japon, la Hongrie ou la Palestine ; dans des pays de tradition catholique comme le Portugal et dans des pays protestants comme la Hollande ; dans des communautés de style militaire comme la Prusse et de style civil comme l’Autriche ; dans des anciennes cultures comme la France et de nouvelles comme les Etats-Unis et les pays d’Amérique latine. A vrai dire, il n’existait aucun type de terrain – de tradition religieuse, culturelle ou nationale – qui rendît un pays invulnérable au fascisme, une fois réunies les conditions de son apparition. (p306)

Il n’y eut dans aucun cas de véritable révolution contre l’autorité constituée ; la tactique fasciste était invariablement celle d’un simulacre de rébellion arrangée avec l’accord tacite des autorités, qui prétendaient avoir été débordées par la force. (p307)

Tout à coup, les formidables organisations syndicales et politiques de travailleurs et d’autres partisans dévoués de la liberté constitutionnelle se dispersaient et des groupes fascistes minuscules balayaient ce qui paraissait être jusqu’alors la force irrésistible des gouvernements, des partis, des syndicats démocratiques. (p307-308)

Le fascisme, comme le socialisme, était enraciné dans une société de marché qui refusait de fonctionner. […]. Il irradia dans presque tous les domaines de l’activité humaine, qu’ils fussent politique ou économique, culturel, philosophique, artistique ou religieux. Et, jusqu’à un certain point, il se fondit avec des tendances propres au lieu et à la sphère d’activité. […]. Dans l’Europe des années vingt, deux de ces tendances figuraient de manière prédominante et recouvraient la configuration moins nette, mais beaucoup plus large, du fascisme : la contre-révolution et le révisionnisme nationaliste. (p308)

[…] le fascisme était une tendance révolutionnaire dirigée tout autant contre le conservatisme que contre les forces révolutionnaires du socialisme qui lui faisaient concurrence. (p309)

Le désarmement permanent des pays vaincus blessait plus profondément que toutes les autres questions ; dans un monde dans lequel la seule organisation existante de droit international, d’ordre international et de paix internationale reposait sur l’équilibre des puissances, un certain nombre de pays avaient été réduits à l’impuissance sans avoir aucune idée du type de système qui remplacerait l’ancien. (p310)

Dans sa lutte pour le pouvoir politique, le fascisme est complètement libre de négliger ou d’utiliser des questions locales, à son gré. Son objectif transcende le cadre politique et économique : il est social. Il met une religion politique au service d’un processus de dégénérescence. […]. Si nous ne faisons pas une nette distinction entre leur pseudo-intolérance sur la route du pouvoir et leur véritable intolérance quand ils sont au pouvoir, nous n’avons pas grand espoir de comprendre la différence subtile, mais décisive, qui existe entre le simulacre de nationalisme de certains mouvements fasciste au cours de la révolution et le non-nationalisme spécifiquement impérialiste qu’ils ont embrassé après la révolution. (p310-311)

En réalité, le rôle joué par le fascisme a été déterminé par un seul facteur, l’état du système de marché. Au cours de la période 1917-1923, les gouvernements demandèrent à l’occasion l’aide des fascistes pour rétablir la loi et l’ordre : il n’en fallait pas plus pour faire fonctionner le système de marché. Le fascisme resta embryonnaire. Au cours de la période 1924-1929, quand le rétablissement du système de marché parut assuré, le fascisme s’effaça complètement en tant que force politique. Après 1930, l’économie de marché est entrée en crise, et en crise générale. En quelques années, le fascisme devint une puissance mondiale. (p312)

Il y avait une ressemblance entre les régimes naissants, le fascisme, le socialisme et le New Deal, mais elle tenait uniquement à leur commun abandon des principes du laissez-faire. (p314)

[…] ce que nous appelons la Révolution russe a consisté en réalité en deux révolutions séparées, dont la première a incarné les idéaux traditionnels de l’Europe occidentale, tandis que la seconde a fait partie du développement entièrement neuf des années trente. En vérité, la Révolution de 1917-1924 a été le dernier des soulèvements politiques européens à suivre le modèle de la république d’Angleterre et de la Révolution française ; la révolution qui a débuté avec la collectivisation des campagnes, vers 1930, a été le premier des grands changements sociaux qui ont transformé notre monde dans les années trente. (p318)

[…] ce qui est apparu comme l’autarcie russe n’était que la disparition de l’internationalisme capitaliste. (p319)

CH21 / LA LIBERTE DANS UNE SOCIETE COMPLEXE (p320)

La civilisation du XIXe siècle n’a pas été détruite par l’attaque extérieure ou intérieure de barbares ; sa vitalité n’a été sapée ni par les dévastations de la Première Guerre mondiale ni par la révolte d’un prolétariat socialiste ou d’une petite bourgeoisie fasciste. Son échec n’a pas été la conséquence de prétendues lois de l’économie telles que celle de la baisse du taux de profit ou celle de la sous-consommation ou de la surproduction. Sa désintégration a été le résultat d’un ensemble de causes tout différent : les mesures adoptées par la société pour ne pas être, à son tour, anéantie par l’action du marché autorégulateur. (p320)

La véritable critique que l’on peut faire à la société de marché n’est pas qu’elle était fondée sur l’économique – en un sens, toute société, quelle qu’elle soit, doit être fondée sur lui – mais que son économie était fondée sur l’intérêt personnel. (p320)

[…] le marché a été la conséquence d’une intervention consciente et souvent violente de l’Etat, qui a imposé l’organisation du marché à la société pour des fins non économiques. […]. La faiblesse congénitale de la société du XIXe siècle ne vient pas de ce qu’elle était industrielle, mais de ce qu’elle était une société de marché. (p321-322)

En réalité, seuls les pays qui possédaient un système monétaire dirigé par des Banques centrales étaient reconnus comme Etats souverains. (p325)

C’est à cause [des efforts des tenants du libéralisme économique] que le big business s’est installé dans plusieurs pays d’Europe ainsi que, d’ailleurs, diverses nuances de fascismes, comme en Autriche. La planification, la réglementation, le dirigisme qu’ils voulaient voir bannis comme des dangers pour la liberté, ont alors été utilisés par les ennemis jurés de celle-ci pour l’abolir totalement. Pourtant, l’obstruction faite par les libéraux à toute réforme comportant planification, réglementation et dirigisme a rendu pratiquement inévitable la victoire du fascisme. (p330)

Nous avons invoqué ce que nous croyons être les trois faits constitutifs de la conscience de l’homme occidental : la connaissance de la mort, la connaissance de la liberté, la connaissance de la société. […]. Les fascistes répondent à la connaissance de la réalité de la société en rejetant le postulat de la liberté. Le fascisme nie la découverte chrétienne de l’unicité de l’individu et de l’unité de l’humanité. […]. Robert Owen a été le premier à reconnaître que les Evangiles ignoraient la réalité de la société. […]. Owen reconnaissait que la liberté que nous avons acquise par les enseignements de Jésus était inapplicable dans une société complexe. (p333)

 

< texte en PDF >

Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard 1983 [1944]
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