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En cette période de questionnement électoral sur l’Europe, sur fond de guerres et de migrations, un texte pour réfléchir à la question aujourd’hui épidermique des frontières.
Texte de 2018 trouvé sur implications-philosophiques.org

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Pour comprendre comment un mouvement social est indissociable d’un processus de subjectivation politique, nous proposons d’observer ce qu’il se passe au passage d’une frontière, à savoir un double processus concomitant de désidentification, à la fois subie et requise, et de singularisation, à la fois imposée et actée. L’expérience non seulement du passage des frontières mais aussi de la vie aux frontières développée par les exilés peut nous servir de guide. On se donne d’abord une définition de la frontière comme production de partages et non comme délimitation de territoires ; comme zone de rencontres et d’affrontements et non comme mur interdisant contacts et migrations. On examine ensuite ce que Michel Agier a nommé « l’homme-frontière » dans lequel nous reconnaissons la figure d’un être qui échappe au piège identitaire et se donne une dimension cosmopolitique, ce qui nous amène à considérer alors les frontières-mondes, c’est-à-dire la manière dont les frontières participent de la fabrique des mondes. Enfin, nous revenons sur l’exemple de l’Europe en évoquant l’analyse qu’Etienne Balibar a consacrée à l‘Europe comme pays des frontières.

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Un thème semble propice à recueillir et problématiser les liens complexes qui unissent les mouvements sociaux aux formes de subjectivation politique : celui de la frontière, ou plutôt des frontières, puisqu’au fond toute existence sociale et politique est vouée à passer de multiples frontières, géographiques et étatiques, mais aussi culturelles et économiques, matérielles ou non, imaginaires ou symboliques. Le concept de frontière aide à penser ensemble les processus de désidentification sociale et de subjectivation politique que l’on repère au travers des mouvements sociaux. Et il permet de le faire, non pas à partir de l’expérience que nous connaissons bien en qualité de citoyens autorisés à passer des frontières, mais à partir de l’expérience, devenue ordinaire bien que toujours problématique, difficile et douloureuse, des travailleurs immigrés clandestins ou sans-papier, ces non-citoyens condamnés pour vivre ou survivre à passer continûment et clandestinement des frontières afin d’échapper aux contrôles policiers des populations.

Il s’agirait ainsi de tenir ensemble deux aspects de la notion de frontière. D’une part, le passage d’une frontière implique un changement de statut selon que l’on est d’un côté ou de l’autre de celle-ci ; et ce changement engage à son tour des processus d’altération ou de reconfiguration de son identité selon que l’on est soumis à tel ou tel type d’autorité juridique et policière, mais aussi à tel ou tel jeu de normes sociales et culturelles. Changement de statut symbolique et transformation imaginaire de soi, donc, qu’il s’agit d’articuler l’un à l’autre. Mais, d’autre part, comme l’a montré Michel Agier dans son dernier livre[1], la frontière est plus qu’une limite, elle est un lieu, un espace d’expériences et un opérateur d’altérations où l’existence s’éprouve d’une manière significative dès lors qu’on se représente la vie depuis et à travers les frontières, dès lors qu’on la saisit comme exposée aux passages des frontières, parfois plus symboliques que géographiques.

Il convient alors d’entendre la frontière non comme une ligne de division mais comme un quasi-pays, un espace et un temps où s’éprouvent une manière de se penser comme étranger et, peut-être aussi, une manière de se destiner à un agir politique. Je ferai l’hypothèse que l’expérience de celui qui, à la frontière, éprouve son étrangèreté peut certainement nous aider à pointer une dimension aussi décisive que déniée du politique : le retournement d’une désidentification sociale et culturelle en  une subjectivation proprement politique.

1. La frontière

Partons de ce qui nous est le plus familier : la compréhension commune de ce qu’est une frontière. Celle-ci est, dans l’ordre géographique, une limite qui définit un territoire et le sépare d’un autre. Séparation certes, mais aussi point de passage : la frontière est une porte d’entrée et de sortie, et donc un seuil à l’articulation de deux espaces et/ou de deux temps. Ce seuil est inévitablement le lieu d’une transformation : à son passage — au voisinage de la frontière —, quelque chose se passe qui transforme celui ou celle qui passe. La frontière présente ainsi deux caractères : d’une part, la frontière limite et sépare mais aussi ouvre et lie ce qui est ainsi séparé ; d’autre part, elle est le lieu d’un double mouvement : mouvement local de transport et de passage d’un lieu à un autre ; et mouvement de transformation de l’être qui opère ce passage. On passe une frontière et, à la frontière qu’on passe, il se passe quelque chose pour celui qui la passe. Au seuil, dans le passage, quelque chose se passe qui affecte le passeur. Le présent du passage affecte le passé du passeur ; et engage pour lui un avenir, par définition indéterminé. Sur le seuil, au moment du passage, s’opèrent cette condensation des temps dans l’espace en même temps que cette dilation spatiale de la frontière qui accueille tant de temporalités encore confuses.

Toute abstraite qu’elle soit, cette compréhension de la frontière indique assez que ce qui se joue à la frontière, pour celui qui la passe, est d’un autre ordre que la fonction politique — en réalité policière — que lui confère l’institution frontalière commandée par l’État. Ce simple constat permet de relativiser cette fonction étatique et d’en exhiber les points aveugles. J’en relèverai trois : la production institutionnelle de l’étranger, l’effacement des seuils, la substitution des murs aux frontières.

  1. Relevons tout d’abord que les fonctions politiques que les États assignent aux frontières (délimiter les territoires, séparer les populations, définir les domaines de compétences souveraines, mais aussi tenir les étrangers à l’écart, contrôler les flux migratoires par le compte des entrées et des sorties) font comme si le partage des identités (entre le national et l’étranger) était clair et indiscutable, en sorte que les frontières viendraient comme a posteriori déterminer des territoires d’appartenances et d’allégeances, donc d’identification, déjà fixés par la géographie, l’histoire, la langue, l’ethnie ou la culture voire la religion. On suppose une donnée qu’on dit de fait — la division identitaire du partage entre « nous » et « eux » — comme justification de l’inscription territoriale des autorités et des compétences. Or, à l’inverse, ainsi que le remarque Étienne Balibar, le tracé des frontières ne sépare pas en réalité les nationaux des étrangers comme si ceux-ci préexistaient aux frontières : c’est au contraire l’institution frontalière elle-même qui fabrique les étrangers en sorte qu’il faut tracer des frontières pour produire le partage des identités et des altérités, des nationaux et des étrangers. L’institution frontalière fabrique l’étranger comme un type social et un fait anthropologique[2]. Loin que l’identité des nationaux et l’étrangèreté des étrangers requièrent le tracé d’une frontière pour sanctionner un partage communautaire avéré, c’est au contraire ce tracé et son statut policier, requis pour légitimer le domaine des compétences souveraines, qui détermine à la fois l’identité nationale et la condition d’étranger, et qui justifie en conséquence la protection accordée aux nationaux et le traitement réservé aux autres.
     
  2. Mais aussi perçoit-on par ailleurs que la définition géo-politique des frontières masque l’effet spécifique du traçage des frontières, à savoir l’effacement des confins, des marches, des zones indéterminées où se brouillent, se recouvrent, se compliquent les assignations identitaires. Effacement de ces lieux où se mélangent les genres, les appartenances et les allégeances, bref où se démultiplient de manière parfois sauvage ou chaotique les repères d’identification au point de rendre celles-ci impossibles ou dérisoires, insignifiantes. Car en ce lieu, où la frontière finit par trancher d’un trait dans l’épaisseur d’une zone indéfinie, se mêlent en de multiples échanges toutes sortes de peuples, se croisent toutes sortes d’aventures, s’inventent toutes sortes d’histoires aux ramifications indomptables. Les lignes de vie se confondent, les autorités empiètent les unes sur les autres, les noms se dédoublent avec les langues : ça circule, ça trafique, ça braconne, ça croît, bref ça grouille. Et là s’éprouvent des manières de vivre, d’exister, d’agir requises par les nécessités de la situation mais rebelles aux assignations identitaires, aux appartenances communautaires, aux allégeances autoritaires. Or les États modernes se sont au contraire édifiés sur la base d’une opération fondamentale visant à un partage clair et tranché : le tracé des frontières, qui écrit dans la terre — géo-graphie élémentaire — ce qui est supposé entériner l’histoire des peuples. Le nomos de la Terre, cette appropriation du monde dans la division des pays et la prise de possession des territoires, est une affaire de lignes tracées sur le sol qui définit les parties et les parts, distribue les compétences, et légitime les interdits et les exclusions[3]. Et qui construit ainsi artificiellement, selon une logique que la colonisation aura portée à son comble, la fiction des identités qu’on dit ethniques, confessionnelles ou nationales mises au service de la domination. Mais par là est aussi réduit, occulté, empêché, l’effet de seuil où s’opèrent des désidentifications porteuses de possibles subjectivations inédites que Michel Agier, par exemple, a tenté de comprendre.
     
  3. Si la nouvelle configuration du monde globalisé semble se laisser au mieux décrire par l’effacement des frontières, c’est en réalité en un sens tout à fait particulier. Que les frontières disparaissent ne signifie pas que les séparations s’évanouissent, que les pays s’ouvrent aux migrations. Au contraire, les frontières s’effacent au profit des murs parce que ce monde globalisé tend à multiplier les cloisonnements. Tel est le paradoxe auquel il nous faut prêter attention : la globalisation du monde signifie concrètement son cloisonnement. Certes, les marchandises circulent de plus en plus librement, les capitaux ne rencontrent plus aucune entrave ; mais les humains sont, eux, de plus en plus contrôlés et leur circulation empêchée. Catherine Witold de Wenden faisait récemment observer que la proposition de l’ONU d’une convention pour un « droit à la mobilité » (1990) n’avait à ce jour recueilli que la signature des États du Sud et que si les migrations internationales ont été multipliées par trois en 40 ans avec 240 millions de migrants annuels, les deux tiers de la population mondiale n’ont pas le droit de circuler quand la mobilité des autres ne s’accompagne d’aucune autorisation d’installation[4]. C’est en réalité le sens de la frontière qui est ici en question et qui se reconnaît par opposition aux murs qui tendent à s’y substituer.

Si la frontière délimite des territoires, c’est moins pour en limiter l’accès que pour différencier des régimes d’existence selon des conditions concrètes et indiquer les changements de statuts que leur passage implique. La frontière, pourrait-on dire, est un opérateur de transformations car la condition d’extranéité s’accompagne nécessairement de procédures d’identifications différentes ou plutôt d’une mise en question d’un régime d’assignation identitaire au profit de modes de subjectivations inédits et souvent fragiles. A l’inverse, les murs qui se construisent entre les États à la place des anciennes frontières visent à empêcher les circulations libres et donc aussi à contrôler les transformations identitaires. Les murs maintiennent, figent, circonscrivent les procédures d’identification. Un mur ne se contente pas d’incarcérer une population, il l’enferme dans un dispositif d’assignation identitaire comme en une prison communautaire. Substituer des murs à des frontières, c’est fermer les portes et soumettre les passages à de sévères procédures de contrôles en piégeant les êtres dans des identifications contraintes selon les règles d’une biopolitique globale[5]. Le mur est une machine de capture dont le sens est exactement inverse de celui de la frontière. Si les frontières divisent le monde en mondes et ainsi l’enrichissent d’une pluralité d’« être-au-monde » différents les uns des autres mais en communication les uns avec les autres, les murs cloisonnent et enferment les individus ou les populations pour les mettre au service d’un marché unifié du capitalisme globalisé. Si les frontières sont les marqueurs effectifs de mondialisations plurielles, les murs sont l’instrument d’une globalisation économique de la Terre qui délocalise les centres de productions et planétarise les transferts de capitaux en assignant en même temps à résidence les populations et en criminalisant les subjectivations non identitaires qui échappent aux processus d’assignation et d’incarcération. Si les frontières définissent des peuples, les murs séparent des populations. Et si les frontières, enfin, sont les lieux de désidentifications et de subjectivations conjointes, les murs accomplissent leur vocation dans les dispositifs de surveillance biométrique et de traçabilité identitaire que requiert une domination prétendument totale des individus[6] : ils enferment les individus dans des identités figées par lesquelles ils s’assurent de leur assujettissement.

A la généralisation des murs, indissociable de l’hégémonie économique néo-libérale dont procède la globalisation, j’opposerai donc la mondialisation des frontières, indissociable de la pluralité des expériences politiques de monde. Corrélativement, aux modes d’assignations identitaires et d’incarcérations géographiques, symboliques ou imaginaires, statutairement établis par les différents dispositifs de domination étatiques déployés au service du capital (ce qui est une manière de comprendre ce que Michel Agier nomme le « piège identitaire »), j’opposerai les formes de subjectivations non identitaires expérimentées au passage des frontières — ou éprouvées aux marches des contrées, aux confins des pays, aux seuils des portes, comme autant de passages de frontières. Enfin, à l’homme emmuré, j’opposerai l’homme-frontières[7].

2. L’homme-frontières

Notre monde est animé d’un mouvement paradoxal : la globalisation de l’économie, que supporte un flux de capitaux et de marchandises comme jamais le monde n’en avait connu, s’accompagne d’une fermeture sélective des frontières pour les personnes comme l’humanité n’en avait sans doute jamais connue. Ce mouvement présente deux aspects : d’une part, la promotion du droit de sortie sans droit d’entrée corrélatif, qui revient à produire des sans-papiers ; et d’autre part un renforcement des contrôles biopolitiques combiné à un affaiblissement des politiques sociales. Pendant que les États perdent leur capacité mais aussi leur vocation à assurer la protection sociale de leurs citoyens, ils consolident le contrôle des populations en limitant ou interdisant les passages de frontières. Le renforcement de la fonction policière des biopolitiques étatiques est inversement proportionnel à l’effondrement de la fonction providentielle (État-providence) des garanties sociales. Le sens du social s’est abîmé dans le contrôle policier de la société. Les « populations » sont le nouveau sujet politique des États policiers et le contrôle des populations la nouvelle et quasi-exclusive mission de l’État. Ce contrôle s’exerce bien évidemment aux frontières.

Or à considérer lesdites frontières du point de vue de celles et ceux qui les passent, il s’y joue tout autre chose que le contrôle des populations, chose que le pouvoir policier ignore, ou feint d’ignorer, puisqu’il y va de la définition de sa propre fonction : le contrôle les identités. On peut en effet penser que la frontière est le lieu et le nom d’une forme de subjectivation originale à la rencontre du même et de l’autre, ou à la rencontre d’un « national » et de l’étrangèreté des autres, qu’ils soient eux-mêmes nationaux ou non. Comme le montre Sophie-Anne Bisiaux[8], qui parvient au seuil se transforme en se découvrant l’étranger des autres et en se faisant étranger à lui-même ; et qui sait en ce seuil se tourner vers l’étranger non pas sur le mode du regard policier mais sur le mode de la réponse à l’appel qui lui est adressé, celui là en vient à se faire lui-même étranger à soi pour saisir ce qui de l’autre résiste à toute assimilation. Aussi la relation à l’étranger n’est-elle pas celle d’une identité confrontée à une autre (ce qui est le principe de la police dont la fonction est le contrôle des identités) mais celle d’une altération de sa propre identité requise pour entrer en phase avec l’étranger qui, de son côté, est disposé au voisinage des frontières à une altération semblable, à un semblable estrangement de soi. C’est à cette condition, celle d’une altération de son identité, qu’au seuil des frontières peut se déployer une démarche responsive à l’égard des étrangers. Aussi le seuil est-il cette zone indéfinie, non limitée, où s’opèrent une étrange transformation de soi et d’autrui, une étrange désidentification de soi et une non moins étrange subjectivation décalée, déplacée, décentrée, qu’on peut décrire comme une subjectivation non identitaire.

Cherchant à saisir ce qu’il appelle la condition cosmopolite et à déjouer ce piège identitaire, Michel Agier lie l’une à l’autre les notions de frontière et d’identité en indiquant que la condition cosmopolite naît dans la frontière, nom qu’il oppose à l’emmurement des identités nationales ou sociales et à l’« encampement » auxquels se trouvent condamné.e.s celles et ceux qui ont eu l’audace, souvent contraints par la misère et portés par le rêve d’en sortir, de s’essayer à passer des frontières. Il défend ainsi, me semble-t-il, deux thèses fortes et corrélées.

L’une consiste à considérer la frontière comme dotée d’une épaisseur — comme si elle était un quasi-pays où s’éprouvent des modalités contraignantes et difficiles d’existence —  et d’une temporalité spécifique. Lieu de conflits, de colonisations diverses, d’hybridations et de chaos, elle est un seuil, un entre-deux, où s’opèrent des dépaysements au sens littéral, des altérations désidentificatrices et où peuvent aussi prendre naissance des formes inédites ou inattendues de subjectivation. L’autre consiste précisément à accorder une attention subtile à ce qui se joue pour les personnes en ces lieux et temps de désidentifications. S’y éprouve une altération des identités assignées, non seulement nationales, mais aussi économiques, sociales, culturelles, qui présente deux aspects antagonistes : un versant négatif de dépouillement et de perte des repères sur lesquels l’existence s’était jusqu’à présent construite ; un versant positif où pointe, incertain et fragile, un nouveau « sujet » sous la forme d’une subjectivation non identitaire. Comme l’écrit M. Agier, en ce seuil « le monde devient un problème » pour « l’homme-frontière », vivante récusation des autochtonies. Ce monde problématique n’est plus celui des « chez-soi » identifiés et répertoriés, c’est celui des univers indéfinis de frontières brouillées et superposées. Aussi peut-on dire qu’en ce seuil s’invente exactement ce que les murs interdisent, une  altération de soi qui est aussi une expérience de l’autre : « Le mur est à la frontière ce que l’identité est à l’altérité[9]. »

Peut-on préciser ce mouvement qui de la désidentification à la subjectivation politique fait que l’homme-frontières est, plus qu’un autre, disposé à échapper au piège identitaire pour incarner une condition cosmopolite ? Alors que nous sommes enclins à concevoir les frontières d’abord et avant tout dans leur dimension spatiale, M. Agier nous invite à les penser aussi en terme temporel. Pour l’anthropologue, le rituel religieux du Candomblé à Salvador de Bahia ou le carnaval de Bahia qui voit s’affirmer dans l’espace public un « sujet nommé « Africains de Bahia », sujet politique portant un masque apparemment identitaire » sont autant de passages de frontières qui procèdent d’un dédoublement dionysiaque au voisinage d’un espace et d’un temps déterminés[10]. Généralisant les analyses de ces situations spatio-temporelles de déphasement et de dépaysement, de désidentifications et de subjectivations insurgentes, j’en retiens deux caractéristiques. D’une part, un monde cosmopolite s’éprouve dans des lieux-frontières sous des figures-types non identitaires (l’errant, le paria, le métèque, l’homme des labyrinthes, etc.). Mais surtout, d’autre part, s’éprouvent en ces expériences de frontières des formes inédites et contrefactuelles de citoyenneté. La grande leçon serait-elle ici l’extraordinaire civisme des dépossédés d’identités ? Car comme le souligne l’auteur, la dissociation de la politique et de l’affirmation identitaire favorise l’avènement d’un modèle de citoyenneté non identitaire. Point à mes yeux crucial, car il est patent que la référence quasi-obsessionnelle à l’identité est un des principaux obstacles épistémologiques à une pensée libre de ces formes de citoyenneté portées par ces acteurs inédits que sont les hommes-frontières.

Retravaillant la notion de sujet à partir de Foucault, Michel Agier propose de distinguer les figures de l’assujetti et du sujet soucieux de soi (auquel s’est intéressé le dernier Foucault), de celle des « sujets en situation » que composent les sujets par déplacements nés des expériences frontalières : déplacements physiques, bien sûr, mais aussi intellectuels ou religieux, et qui deviennent politiques dès lors que lesdits sujets entreprennent d’agir au titre de leur déplacement, ou encore en qualité de « personnes déplacées ». Des actions politiques à ce titre s’observent aux frontières quand l’institution frontalière vient contrarier une expérience de désidentification insupportable à l’ordre policier, mais aussi dans les camps de réfugiés, devenus ordinaires aux frontières de l’Europe, quand en ces hors lieux hors droit, des hommes et des femmes engagés dans des déplacements forcés ou consentis agissent et par leurs actions s’auto-instituent non en « sujets de droit », non en citoyens autorisés, mais en acteurs politiques faisant advenir par leurs actions, à la fois, d’autres sujets (eux-mêmes autrement que sujets de droits, hors des assignations identitaires) et d’autres modalités de l’expérience citoyenne. En ces luttes, l’agir collectif des emmurés ou des encampés donne naissance à des moments politiques et des lieux politiques, selon bien sûr une temporalité fracturée, dans un temps explosé, et selon une spatialité déterritorialisée, dans un espace délocalisé. Surgissent avec elles des subjectivations politiques, de nature quasi-insurrectionnelles, précaires et labiles, fragiles et éphémères, façonnant une « scène démocratique marginale et liminaire, occasionnelle et inattendue[11]. »

Qu’est-ce qui caractérise ces situations ? On peut retirer trois enseignements des analyses de Michel Agier. D’une part, on dira qu’on a affaire dans ces situations à des processus de subjectivation inédits : « les sujets existent en se détachant de leur condition sociale, d’une identité assignée (raciale, ethnique, humanitaire) et éventuellement d’un soi souffrant. » (201) D’autre part, s’expérimente en ces occasions une nouvelle idée de l’altérité et de la subjectivité, une manière autre d’être sujet ou, pour le dire à la façon de Levinas, une manière d’être autrement que sujet imposée par cette « altérité situationnelle et frontalière » (202) selon une subjectivation non identitaire. On notera enfin que ces espaces-temps frontaliers font exister parfois une communauté d’acteurs fragile et temporaire qui est une communauté politique au sens fort puisque née de l’agir-ensemble et non d’une identité supposée partagée. Si la condition que tente de saisir l’anthropologue est dite cosmopolite, on conviendra qu’au regard de ces trois caractéristiques, elle devrait à plus juste titre être dite « cosmopolitique », si l’on entend que cosmopolite désigne une composition d’identités culturelles et que cosmopolitique signifie une transversalité radicale des modes de subjectivation au cours de luttes transfrontalières. Un point de vue cosmopolitique aurait ainsi à penser non pas les frontières du monde mais les mondes frontaliers ou encore les frontières-mondes.

3. Les frontières-mondes

Dès 1999, Étienne Balibar évoquait l’« archaïsme fatal » qui frappe les travailleurs immigrés qui tentent d’entrer en Europe ou qui tentent d’y rester au prix d’un renoncement à leur identité et à leur titre de citoyen. A considérer les sans-papiers, écrivait-il, « c’est la possibilité même de conserver un sens aux principes d’émancipation collective, de souveraineté populaire et d’universalité de la sphère publique désignés par notre tradition comme « démocratiques » qui est mise en cause, alors que se déplacent profondément les frontières du politique [12]. » Je ne m’attarderai pas ici sur les motifs de cet archaïsme fatal à la démocratie, je relève juste qu’il tient à « la grande équation instituée par les États modernes entre citoyenneté et nationalité (qui donne justement son contenu à l’idée de « souveraineté du peuple ») [et qui] commence alors à fonctionner à rebours de sa signification démocratique : non pas pour faire de la nationalité la forme historique dans laquelle se construisent une liberté et une égalité collectives, mais pour en faire l’essence même de la citoyenneté, la communauté absolue que toutes les autres doivent refléter [13]. » La conséquence en est la stigmatisation de l’étranger en général et singulièrement du « mauvais étranger » qu’est l’immigré ; et plus singulièrement encore du très mauvais étranger qu’est l’immigré « colonial » ; et plus encore du très très mauvais étranger qu’est l’immigré « sans papiers » issu, en grande partie, des anciennes colonies européennes.

A considérer l’admirable invention politique de l’Union européenne, on aurait pu penser que l’émergence d’un espace public européen allait être propice à un dépassement de ces archaïsmes hérités du colonialisme, dépassement qui aurait pu être porté en particulier par l’avènement d’une « citoyenneté européenne ». Laquelle exigerait à terme, comme le dit Balibar, le franchissement d’un double seuil en articulant, d’un côté, les droits politiques aux droits sociaux ; en ouvrant, d’un autre, la citoyenneté à d’autres candidats que les seuls membres des États autorisés par leur nationalité. Bref, en mettant en œuvre une citoyenneté postnationale. Or, en réalité, s’est édifié au sein de l’Union un véritable apartheid européen entre les citoyens communautaires et les autres. Et cet apartheid est explosif : il est d’abord un foyer de violences institutionnelles et idéologiques ; il est un obstacle à la réalisation du volet social de l’Europe ; il installe une contradiction insoluble entre les critères d’inclusion et les procédures d’exclusion. Et rend ainsi nécessaire une redéfinition de la notion de citoyenneté à partir du constat que les luttes des sans-papiers en Europe sont « des moments privilégiés de développement de la citoyenneté active (de participation directe aux affaires publiques) » qui donnent corps, consistance à ce que Balibar a appelé un « droit de cité » (voir l’ouvrage qui porte ce titre). Je dirai pour ma part que ces luttes ne témoignent pas seulement du civisme des sans-papiers —  ces non-citoyens —, mais qu’elles sont comme la preuve effective de leur dignité à se voir reconnaître ce titre de citoyen. Logiquement, ces luttes sont la raison politique (et non l’occasion stratégique) de leur régularisation. Mais je préfère m’arrêter  à cette conséquence que relève Balibar : « La lutte des sans-papiers et de leurs défenseurs a fait progresser, si peu que ce soit, la question de la démocratisation des frontières et de la liberté de circulation des personnes que les États ont tendance à traiter comme objets passifs d’un pouvoir discrétionnaire[14]. »

Que signifie la démocratisation des frontières ? « La démocratisation des frontières, institutions essentielles à l’existence des États mais profondément antidémocratiques en elles-mêmes, écrit Balibar, ne peut provenir que du développement de la réciprocité dans l’organisation de leur franchissement et de leur protection. Elle est devenue aujourd’hui un critère déterminant de la distinction entre la police et la politique. »[15] Cette réciprocité invoquée ici n’a de sens qu’à considérer les immigrants et les sans-papiers actifs, non pas comme des délinquants contrevenant à la loi mais comme des acteurs civiques prouvant par leurs actions leur « droit de cité », lequel demande à être reconnu par les autorités. C’est pourquoi la démocratisation des frontières doit se comprendre comme un « mot d’ordre essentiel de résistance aux logiques de ségrégation et d’élimination, et en même temps une condition (parmi d’autres) de la construction d’une Europe démocratique[16]. »

Bien que vague, l’idée d’une démocratisation des frontières présuppose que « le système des frontières, « extérieures » et « intérieures », demeure radicalement antidémocratique aussi longtemps qu’il est purement discrétionnaire, qu’aucune possibilité n’existe pour les « usagers » des frontières, individuellement et collectivement, d’en négocier le mode d’administration, les règles de franchissement[17]. » D’où la requête de réciprocité dans laquelle s’affirme l’idée démocratique : il revient aux collectifs de sans-papiers autant qu’aux associations, partis et syndicats qui les soutiennent de faire reconnaître ces non-citoyens, en raison même du civisme de leurs actions, comme des interlocuteurs dans une négociation sur les frontières. S’affirme ici l’exigence d’une politisation de la frontière comme lieu et objet d’un litige sur les partages intérieur/extérieur, c’est-à-dire inclusion/exclusion et donc appartenance ou pas à la communauté politique, soit encore sur la reconnaissance ou pas du titre de citoyen. Alors que le tracé de la frontière a toujours été entendu comme une affaire étatique, relevant d’un pouvoir discrétionnaire, Balibar suggère de faire des règles de son franchissement une affaire politique, et non pas technique ou simplement administrative (comme en use l’État), où se joue la compréhension de la démocratie. Si l’expérience des frontières est une expérience politique, alors, inversement, on est invité à penser que la politique a à voir avec ce franchissement. La question démocratique peut ainsi se reformuler comme la question du franchissement des frontières et de tout ce qui se joue à ce franchissement en termes d’identité, de souveraineté, de nationalité et de citoyenneté. La frontière articule les attendus d’une politique démocratique à ceux d’une cosmopolitique transformant l’hospitalité à l’égard de l’étranger en une politique de co-citoyenneté ; et c’est elle qui permet faire émerger cet enjeu pour l’expérience historique de l’Europe.

J’ai rappelé en commençant que les frontières géo-politiques traduisent la relation que le pouvoir politique entretient avec le territoire sur lequel il exerce son autorité. Or cette relation pouvoir/espace ne divise pas seulement les territoires mais aussi les esprits en s’articulant à des univers culturels traditionnels ou revendiqués, en sorte que toute frontière politique (produit d’un pouvoir d’Etat) est en même temps une frontière culturelle (identification et distinction d’une communauté) et une frontière spirituelle (elle est réappropriée et reformulée sous formes de valeurs significatives pour l’existence individuelle et collective). Les frontières sont à la fois politiques, anthropologiques et axiologiques. On peut observer en Europe l’effet conjugué de ces trois dimensions de la frontière. Tandis que l’Europe procédait avec les accords de Schengen à l’externalisation supranationale des frontières aux limites des pays membres de la convention, elle autorisait les contrôles policiers hors des zones frontalières. Et tandis que s’éloignaient les frontières territoriales, se renforçaient de façon très inquiétante les frontières imaginaires sous la forme d’une surenchère des  discours identitaires, qu’ils soient nationaux ou régionaux, comme la Ligue du Nord en Italie. L’intériorisation subjective (renforcement des frontières intérieures, imaginaires) accompagne et contrecarre ainsi, en quelque sorte, l’externalisation des frontières géo-politiques (contrôle des populations immigrées confié aux Etats limitrophes, surveillance policière au sein des États-nations).

Cette « construction à double face », écrit Balibar, « a abouti à l’intériorisation subjective de l’idée de frontière, à la façon dont les individus se représentent leur place dans le monde, disons avec Hannah Arendt leur droit d’être au monde, en traçant par l’imagination des frontières étanches entre les groupes auxquels ils appartiennent, ou en s’appropriant subjectivement les frontières qu’on leur assigne d’en haut, de façon pacifique ou non. C’est-à-dire en développant le nationalisme culturel, ou spirituel (ce qu’on appelle quelquefois le ‘patriotisme’, la ‘religion civique’)[18]. »

La référence à Arendt nous met sur une piste qui permet de déconstruire le fantasme identitaire attaché à cette idée de frontière. Car est ainsi ouverte une alternative entre, d’une part, une manière de concevoir l’appropriation subjective des frontières culturellement, socialement et politiquement imposées, sous la forme d’un redoublement des frontières physiques, politiques et symboliques qui instituent et légitiment une discrimination décisive entre le national et l’étranger (donc un surcroît d’identité, de souveraineté, de nationalité et de gouvernementalité) ; et, d’autre part, une autre manière de concevoir la frontière dans laquelle le droit d’être au monde, d’être compris comme membre d’une des communautés étatiques du monde, donc comme citoyen, n’appelle nulle surenchère de l’identité et de la souveraineté nationales ni de la xénophobie attenante, ni non plus nulle fermeture des frontières, mais bien au contraire ouvre à des formes de co-citoyenneté métanationale.

4. L’Europe pays des frontières ?

On pourrait rêver que l’Europe, pays des frontières, soit une esquisse possible d’une telle politique an-identitaire et a-nationale, prise cependant, c’est inévitable, dans ses propres contradictions. Dire que l’Europe est le « pays des frontières », ce n’est plus désigner la grande frontière du Mur Est/Ouest qui la divisait en deux jusqu’en 1990, mais concevoir l’Europe comme une « zone frontière » aux multiples dimensions qui font d’elle une « frontière-monde .[19] » Comment l’Union européenne peut-elle être conçue non comme la frontière du monde, non comme la colonisatrice du monde par l’exportation du schème statonational des frontières territoriales sur lequel se sont historiquement édifiés les États européens — mais bien comme une frontière-monde ? Ou, dit autrement : comment la frontière peut-elle faire monde ?

Étienne Balibar recourt à l’image de « nappes superposées » pour décrire un monde feuilleté d’espaces politiques distincts mais surajoutés les uns aux autres : un espace euratlantique, un espace euro-méditerranéen, un espace eurasiatique[20]. La superposition des plans brouille, d’une part, l’ordre horizontal des frontières puisque selon les plans celles-ci ne se correspondent pas. Un des traits caractéristiques de l’Europe politique serait de troubler l’univocité des frontières et d’en faire travailler, y compris contradictoirement, les différents usages ou emplois. Elle invalide, d’autre part, la hiérarchisation centraliste des régions européennes au profit d’une hétérogénéité de plans par laquelle l’Europe ne cesse de différer d’elle-même au sens de la différance derridienne. Cette idée redéploie une compréhension inédite des frontières ou de l’institution frontalière aussi bien en son sein qu’en ses marges. On pourra dès lors repérer deux pôles opposés dans l’émergence de l’Europe. D’un côté, celui d’une « configuration violente d’exclusion » porté par la militarisation des frontières qui recrée la figure de l’étranger comme ennemi politique (transformation, pourrait-on dire, de la frontière en son contraire, le mur). D’un autre côté, celui d’une forme inédite de civilité où se profile une Europe pluriculturelle qui remet en question les idées de communauté et d’identité. L’intention de Balibar est manifestement de faire travailler un pôle contre l’autre : « ‘civiliser’ le concept d’identité culturelle, si difficile à détacher de l’idée d’une communauté de citoyens, et transformer notre représentation de l’autre ou de l’étranger comme ennemi potentiel en celle d’un interlocuteur conçu comme une ressource et une chance » et non comme un danger[21].

Vœu pieu, pourrait-on penser, si l’on considère l’actuelle montée en puissance, en Europe, des discours identitaires d’extrême droite ; mais aussi tâche politique fondamentale. Car la construction de l’Europe est historiquement liée à l’advenue d’un monde qui ne peut plus se tenir dans la séparation indiscutable de ce qui est intérieur et de ce qui est extérieur, y compris, précise Balibar, sur le plan juridique. Définir l’Europe comme un « pays des frontières », a Borderland, c’est désigner en elle une expérience politique confrontée au mélange des contraires, entre l’extérieur et l’intérieur, où les étrangers stigmatisés se révèlent nos semblables (concitoyens européens), où les anciens partages coloniaux (citoyens/sujets/ indigènes, etc…) se refont sur d’autres partages clandestins/immigrés, sans-papiers/réguliers, etc ; et où, donc, les deux dimensions constitutives de la citoyenneté (celle de la communauté d’appartenance, celle de l’universalité des droits selon l’égaliberté) se trouvent prise ensemble dans une contradiction performative[22]. On ne peut alors en tirer qu’une conclusion : celle d’une « citoyenneté transnationale » à constituer de part et d’autre des lignes frontières[23].

L’Europe serait-elle ou pourrait-elle être le lieu d’expérimentation de cette nouvelle citoyenneté et de ces nouvelles formes de subjectivation politique ? L’Europe peut-elle être comprise comme le lieu d’expérimentation des attentes inséparables et contradictoires portées l’une par la constitution d’une communauté européenne de citoyens (une véritable citoyenneté européenne) et l’orientation cosmopolitique d’une citoyenneté universelle adossée aux principes de l’égaliberté ? Et peut-elle être le terrain où les forces politiques incarnées aujourd’hui par ces militants cosmopolitiques ou transnationaux de fait que forment les « peuples » d’immigrés, de sans-papiers, etc… rencontreraient les citoyens ordinaires, autorisés, lesquels acquérraient peu à peu l’habitude de penser leur participation à la chose publique dans un cadre transnational ? Cette question reste évidemment en suspens. Mais à celle de savoir quelles sont les pratiques citoyennes propre à l’espace politique européen, Étienne Balibar n’apporte qu’un élément de réponse, qui plus est formulé négativement : « Ces pratiques, par définition, ne relèvent pas de la fermeture et de la surveillance renforcée des frontières, mais de leur démocratisation et de leur franchissement par le plus grand nombre d’acteurs sociaux[24]. » Réponse en négatif, parce qu’on sait bien que démocratisation et franchissement des frontières se heurtent à un double obstacle : d’une part, celui de classes politiques et économiques qui entendent, afin de préserver leur monopole stratégique, limiter le franchissement des frontières ; celui, d’autre part, de la masse passive des citoyens nationaux « qui ou bien ne croient pas à la possibilité de traverser réellement les frontières ou bien y voient toujours un procès d’aliénation, une perte de droits et de statut politique[25]. »

Peut-être est-ce cependant formuler là l’enjeu décisif d’une politique transnationale ou d’une cosmopolitique transfrontalière : transmuer les désidentifications produites par l’expérience des frontières en autant de subjectivations politiques non identitaires porteuses de promesses d’un monde commun. Car la communauté politique, ainsi que l’écrit Jacques Rancière, « est une communauté de mondes qui sont des intervalles de subjectivation : intervalles construits entre les identités, entre des lieux et des places. L’être ensemble politique est un être-entre : entre des identités, entre des mondes.[26] » Habiter entre et non pas dans, habiter des intervalles de temps et de lieux et non une terre patrie identifiée, habiter le monde entre ici et là mais aussi entre moi et soi, c’est habiter en nomade. Mais ce n’est pas pour autant faire du nomadisme une vocation ou un modèle ni, surtout, se figurer le nomade comme un être jeté sur les routes et abandonné à l’errance. La « raison nomade[27] » de ces déplacements et écarts, à soi-même comme au monde, définit une manière d’être et d’agir par laquelle le devenir sujet est en réalité un devenir singulier aux croisements des frontières traversées, tandis que la désidentification qui accompagne ce devenir est, elle, une mise à distance du propre et de la propriété. La subjectivation est singularisation de soi, la désidentification désappropriation de soi. Mieux qu’un autre, Jean Borreil a saisi ce double mouvement qui fait de l’être singulier « le vagabond de l’universel[28] », mais d’un universel concret, et mondain : « Existe-t-il, demande-t-il, un singulier qui n’ait aucune expérience, qui ne se soit jamais trouvé dans cet entre-deux où, l’expérience n’étant pas encore au bout de l’épreuve qu’elle fait traverser, il a pourtant déjà laissé derrière lui certaines des idées certaines qui « faisaient » jusque là sa vie ? C’est de cette marche inlassable vers l’exil, de cette nomadisation, que nous venons […] Impossibles sujets qui ne ressemblent jamais à nos photographies, nous ne savons pas quels sont nos traits[29]. »

 

 


Bibliographie

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Tassin Étienne, « Identité européenne et visée cosmopolitique : une contradiction performative », Divinatio, Studia culturologica series, vol. 37, 2013, p. 65-75.

 


Notes

[1] Agier Michel, La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 2013.

[2] Balibar Étienne, Europe, constitution, Frontières, Bègles, Editions du Passant, 2005, p. 133.

[3] Je renvoie pêle-mêle à Schmitt Carl, Le Nomos de la Terre, Paris, PUF, 2008 ; Deleuze Gilles et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980 ; et pour ce qui est des tracés, à Ingold Tim, Brève histoire des lignes, Bruxelles, Zones Sensibles, 2013.

[4] Rodier Claire, Catherine Withol de Wenden et Michel Agier, « Les nouveaux migrants à l’épreuve des frontières », conférence à l’Institut du monde arabe, Paris, le 13 février 2014.

[5] Le géographe Michel Foucher notait en 2007 que près de 8% des frontières étatiques allaient être remplacées par des murs, clôtures et barrières métalliques ou électroniques, soit un total de 18 000 kms de murs. Voir Foucher Michel, L’obsession des frontières, Paris, Perrin, 2007. Voir également Brown Wendy, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.

[6] « La sophistication extrême du mur est ou sera atteinte avec le point limite de l’individualisation sécuritaire où chaque indésirable transformé en nouvel « étranger » radical sera tout à la fois repéré et bloqué automatiquement par les barrières qui lui seront le mieux adaptées. Des dispositifs étendus de surveillance biométrique, qui installent le mur et le check-point (c’est-à-dire l’opération de filtrage) partout où c’est nécessaire… », Agier Michel, La condition cosmopolite, op.cit., p. 74.

[7] Il est vrai, comme l’indique Amalia Boyer, que ce sont en réalité les femmes plus encore que les hommes qui incarnent cette expérience des frontières et qu’à ce titre on devrait renoncer au terme générique d’homme-frontières pour proposer celui de femme-frontières.

[8] Bisiaux Sophie-Anne, « La cosmopolitique comme xénopolitique. Monde et politique : l’étranger au cœur de l’aporie », Mémoire de Master ENS/EHESS, Paris, juin 2014, 255 p. Voir son commentaire de Walendfels Bernhard, Etudes pour une phénoménologie de l’étranger : T1.Topographie de l’étranger, Paris, Van Dieren, 2009.

[9] Agier Michel, La condition cosmopolite, op. cit, p. 77.

[10] Ibid., p. 194.

[11] Ibid., p. 200

[12] Balibar Étienne, Monique Chemillier-Gendreau, Jacqueline Costa-Lascoux, Emmanuel Terray, Sans-papiers : l’archaisme fatal, Paris, La Découverte, 1999), repris dans Balibar Étienne, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La découverte, 2001, p. 69. Je souligne.

[13] Balibar Étienne, Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit., p. 76.

[14] Ibid., p. 91.

[15] Ibid.

[16] Balibar Étienne, L’Europe, l’Amérique et la guerre. Réflexions sur la médiation européenne, Paris, La Découverte, 2003, p. 170.

[17] Ibid.

[18] Balibar Étienne, La Crainte des masses, Paris, Galilée, 1997, p. 142.

[19] Balibar Étienne, Europe, constitution, frontières, op. cit., p. 95.

[20] Voir Balibar Étienne, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992.

[21] Balibar Étienne, Europe, constitution, frontières, op. cit., p. 129.

[22] Sur cette notion, je me permets de renvoyer à Tassin Étienne : « L’Europe cosmopolitique : l’épreuve du non européen », in Ferry Jean-Marc, L’Idée d’Europe. Prendre philosophiquement au sérieux le projet politique européen, Paris, PUPS, 2014, chap. 6 ; et à Tassin Étienne, « Identité européenne et visée cosmopolitique : une contradiction performative », Divinatio, Studia culturologica series, vol. 37, spring/summer 2013, Le discours sur l’Europe : philosophique, économique, politique, MSHS Sofia, Bulgarie, p. 65-75.

[23] Idem, p. 154. Je me permets de renvoyer par ailleurs à une autre analyse de la citoyenneté comme manière d’être « entre » les frontières : Murard Numa et Étienne Tassin, « La citoyenneté entre les frontières », L’homme et la société, 160-61 (Citoyenneté, engagements publics et espaces urbains), Paris, 2006-2/3, pp. 17-36.

[24] Idem, p. 161-162.

[25] Ibid.

[26] Rancière Jacques, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 186.

[27] Borreil Jean, La raison nomade (préface de Jacques Rancière), Paris, Payot, 1993.

[28] Dont un des noms, écrit-il, pourrait être aujourd’hui, après celui de prolétaire, celui de « travailleur immigré », op. cit., p. 96. « Le vagabond de l’universel » est le titre d’une conférence prononcée par J. Borreil à Budapest en 1991 à l’occasion du colloque Le Rêve européen : esthétique et politique.

[29] J. Borreil, cité par J. Rancière, préface à La raison nomade, op. cit., p. 9.

 

 

Etienne Tassin, L’expérience des frontières : désidentification et subjectivation
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