L’intérêt de ce texte est d’essayer de lire la réalité comme le résultat de la confrontation entre des acteurs institutionnels établis mais qui perdent pied, et une globalisation qui leur échappe, globalisation qui s’exprime sous la double forme d’un intégrisme de marché et d’un intégrisme religieux. Autre intérêt : celui de chercher à lire ce processus à partir d'un contre-point non occidental.
Ce qui est cependant souligné avec force, c’est que les fondamentalismes politiques et/ou religieux tels qu’ils s’expriment aujourd’hui sont des réactions contemporaines (quoi que décalées) à une situation historique nouvelle : ce ne sont pas tant des processus tournés vers le passé, cherchant à revenir à un état antérieur (en quelque sorte indépendamment de la situation présente), mais des processus opérant une lecture des contradictions historiques du contemporain avec des grilles de lecture puisant dans un passé mythifié.
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CH11 – Conclusion (p331-340)
« Tout passera. Les souffrances, les tourments, le sang, la faim et la peste. Le glaive disparaîtra, et seules les étoiles demeureront, quand il n’y aura plus trace sur la terre de nos corps et de nos efforts. Il n’est personne au monde qui ne sache cela. Alors pourquoi ne voulons-nous pas tourner nos regards vers elles ? Pourquoi ? »
Mikhaïl Boulgakov, La Garde Blanche
Faut-il conclure de tout ce qui précède qu’une fois la modernité enterrée, l’avenir ne fournit comme perspective que les figures complémentaires de nouvelles tyrannies naguère cantonnées dans le champ de la fiction ? Faut-il conclure qu’il oscille entre les deux prédictions également terrifiantes d’Huxley et d’Orwell, entre le meilleur des mondes pour l’un où le bonheur mécanique est promis à certains dans le cadre d’une humanité totalement asservie, et pour l’autre la surveillance de tout acte et la punition de toute pensée par un Big Brother désormais pourvu de plusieurs visages, à l’instar du Janus que nous évoquions dans les premières pages de ce livre ? Il offrirait en effet d’un côté l’apparence débonnaire de la démocratie marchande dans laquelle aucun vrai choix n’est plus permis. De l’autre, il aurait l’aspect un peu moins avenant mais tout de même présentable de régimes dont le paradigme totalitaire, assis sur la restauration de normes affublées de l’onction divine, serait atténué par le respect des formes d’une démocratie tout aussi dégradée puisqu’elle n’offrirait aucune garantie de liberté.
L’après-modernité se présente-t-elle sous la forme exclusive de ces deux tentations totalitaires incarnées l’une par l’ordre marchand auquel toutes les activités humaines sont sommées de se soumettre, l’autre par des régressions religieuses ayant pour objectif de revenir sur le moment profane de l’histoire récente qui a aussi été, malgré la monstruosité de certains de ses enfantements, un opérateur de liberté ? Le désordre d’un monde qui forge sans relâche les outils de sa perte et dont l’incohérence révèle le désarroi le prépare-t-il à vivre sous l’un et l’autre de ces règnes qui ne sont rivaux qu’en apparence ? De quelque côté qu’on les considère, aucune des deux mondialisations aujourd’hui à l’œuvre, l’économique et la religieuse, ne porte de projet libérateur. Ce n’est pas leur objet. Elles travaillent au contraire sans se faire concurrence à présenter sous un jour acceptable des servitudes d’un genre nouveau dont le chantier s’est ouvert à la faveur du retournement mondial des années 1980.
La civilisation technique qui s’épanouit aujourd’hui a la capacité de tout produire, sauf du sens et des principes. Elle n’a plus de fondations que matérielles et se trouve donc incapable de proposer aux humains autre chose qu’une accumulation infinie de biens. L’entreprise étant impossible, du fait de la croissance démographique et du caractère limité des ressources terrestres, elle ne peut perdurer que par le mensonge et la contrainte. L’imposture consiste à faire croire que tout un chacun, pour peu qu’il se plie aux lois d’un marché élargi aux dimensions de la planète, peut accéder un jour au nirvana de la consommation. La répression s’exerce quand certains n’y croient plus et réclament une gestion plus prudente et un plus juste partage de la richesse disponible, ou lorsque les exclus d’une distribution léonine de la production mondiale se lèvent pour la contester. N’ayant pour horizon qu’un présent indéfiniment réitéré et défendue par des dispositifs et des appareils de contrainte de plus en plus sophistiqués, la civilisation de la complexité matérielle est en même temps celle de la panne de la pensée. Dans la pire des hypothèses, la pensée elle-même céderait la place au travail de machines de plus en plus puissantes et autonomes, dont les connexions infinies remplaceraient utilement nos cerveaux trop humains pour être prévisibles. Le pire, toutefois, n’est pas forcément sûr et le post-humain n’est pas inéluctable.
Pour l’heure, cette civilisation qui s’installe partout comme chez elle a trouvé des secours précieux dans les versions contemporaines de l’hégémonie de Dieu parmi les hommes. Contrairement à ce qu’on en dit souvent, le recours au religieux qui a prospéré sur les décombres des utopies terrestres n’est pas une réaction au scandale d’un monde commandé par la seule logique de l’avoir, même s’il prospère sur ses frustrations. Ni les gourous des multiples déclinaisons de l’évangélisme, ni les tenants d’un nouvel ordre islamiste qui aurait vocation à gouverner l’ensemble des musulmans, ni – a fortiori – les cohortes djihadistes pressées d’imposer par la guerre le cauchemar qu’elles présentent comme la loi divine ne proposent à ceux qui les suivent la perspective d’une société égalitaire ou, au moins, attentive à l’humain. Les prophètes des pauvres n’ont plus leur place dans un monde où l’argent ne s’oppose pas au salut mais y contribue. On l’a dit, ce n’est pas le moderne que combattent les entrepreneurs religieux d’aujourd’hui – ils en utilisent au contraire toutes les ressources –, mais ce qui reste de la modernité.
Les deux fondamentalismes qui ont prospéré sur le terreau de la postmodernité disent tous deux, et c’est l’essentiel, que le destin des hommes est d’obéir à des lois indiscutables, l’une révélée par Dieu, l’autre par un dogme économique lui aussi érigé en théologie. Certes, ils s’affrontent parfois, ou paraissent le faire, car chacun a besoin de se trouver des ennemis. Mais les batailles qui se livrent sont dépourvues d’enjeux. D’un côté, on ferraille contre les extrémismes armés tout en quémandant les faveurs financières de leurs protecteurs et de leurs commanditaires. De l’autre, on se protège de l’exportation supposée de valeurs universelles susceptibles de menacer l’identité. L’Occident est pourtant aujourd’hui bien en peine de les transmettre, y ayant lui-même en partie renoncé. Dans ce domaine, ce n’est pas de lui que vient le danger. Le seul front qui lui importe est la sauvegarde de ce qu’il croit être son intérêt. Il dispose encore de moyens colossaux pour ce faire, sans toujours savoir pour quels buts réels les employer.
Si l’on a tenté de montrer dans quelles impasses le monde s’est fourvoyé en faisant de la sacralisation d’identités figées le contrepoids de l’uniformisation marchande, faut-il en conclure pour autant que l’universel a sombré ? Il serait plus exact de dire qu’il n’est plus défendu dans les mêmes lieux, ni par les mêmes acteurs. De même que le passé médiéval a vu s’effectuer une translation des savoirs de l’Orient à l’Europe, à l’aide desquels cette dernière sut forger par la suite le sens et les outils de sa modernité, c’est aujourd’hui hors du périmètre occidental qu’on s’empare aussi de ses énoncés. Une région, le monde arabe, nous a servi à faire l’histoire des aventures et des difficultés de son enracinement. Entrée par effraction dans les fourgons de la conquête, servant d’un côté d’instrument d’oppression et ouvrant de l’autre des voies pour l’émancipation, cette modernité y a connu des cheminements pour le moins contrastés. De nos jours, les bouleversements en cours attestent que les sociétés sont perméables aux promesses qu’elle porte tout en craignant d’y perdre une identité qu’elles ont pourtant de plus en plus de peine à définir, à moins qu’on ne la leur vende clés en main.
Quelques faits nouveaux changent cependant la donne. Ce n’est plus, d’une part, la tradition qui définit l’identité. La première a été mise en pièces par les évolutions sociales et les coups de boutoir d’une mondialisation largement acceptée, et ne subsiste plus que dans des enclos reculés ou sous des formes résiduelles. Elle est désormais le nom que l’on donne à la nostalgie du passé, ou c’est en invoquant ses fantômes que l’on entend valider des formes d’oppression résolument contemporaines. Ne trouvant plus d’ancrage dans une réalité constamment modifiée, l’identité qui a pour ambition de la remplacer a été d’autre part transformée en espace carcéral par les tenants de toutes les réactions et de tous les replis. Contrairement à la culture sans cesse réinventée par les productions humaines, à la fois lieu de l’origine, de la pluralité et de la création, l’assignation identitaire est seulement prescriptive. Ceux qui s’en instituent les gardiens disent à leurs auditoires ce qu’ils sont supposés être. Faute d’un des combattants, il n’y a plus – ou presque plus – d’affrontement de nature politique entre tradition et modernité au sud de la Méditerranée. Il est remplacé par un autre binôme au travers duquel on peut comprendre ses convulsions actuelles, celui qui oppose des identités reconstruites par la postmodernité à des aspirations trouvant leur argumentaire dans des lectures nouvelles de l’universel. Car, dans des secteurs de plus en plus larges des populations, les injonctions ne marchent plus et, si la loi du groupe n’a pas baissé la garde, on veut aussi choisir son présent et son devenir.
D’autant que l’Occident n’est plus ce qu’il était. Dépossédé de sa centralité, ayant abandonné les certitudes qui l’accompagnaient et qui étaient en quelque sorte sa marque de fabrique, il a fait le lit de ces nouveaux relativismes dont la vision du monde s’est affranchie des universaux. Il n’en est plus, du coup, l’unique propriétaire. Ses amarres détachées, l’universel peut désormais migrer vers d’autres latitudes. Dans tous les suds – la vaste zone que l’on appelle arabe en étant une métonymie –, des fractions plus ou moins larges des sociétés s’emparent de ses principes et ne veulent plus être spoliées de la liberté qu’il promet. Preuve que l’Occident n’est plus l’acteur unique, ni même principal, les débats d’aujourd’hui autour de l’universalité n’opposent plus le Nord au Sud, ils sont internes aux sociétés de ce dernier, et c’est là plus qu’ailleurs que l’on trouve des penseurs désireux d’en reconstruire les bases et d’en renouveler l’argumentaire. Ceux et celles qui s’en réclament – car les femmes figurent aujourd’hui, pour les raisons que l’on a vues, au premier rang de leurs défenseurs – revendiquent, ce faisant, le retour du genre humain comme acteur de l’histoire.
Car l’histoire est têtue. Commencé là, bloqué ailleurs, connaissant des reculs et des temps d’arrêt, le long travail d’individuation du sujet, socle de sa liberté, n’en continue pas moins de creuser son sillon. En un temps où la quête éperdue de l’avoir dresse l’individualiste aliéné qu’elle fabrique contre l’individu capable de rechercher librement le bien commun, et où des masses de plus en plus nombreuses, perdues dans une compétition qui les condamne, sont prêtes à suivre tous les marchands de certitudes, une telle affirmation peut paraître optimiste. Elle découle d’un constat. Brouillonnes, traversées par des contradictions semblant insurmontables, instrumentalisées de toutes parts, susceptibles comme leurs aînées de faire le lit des pires violences, les contestations et les révolutions de ces débuts du XXIe siècle, les paroles et les désirs qu’elles ont libérés disent à qui veut bien les écouter qu’elles se réclament en partie d’universaux dont les pensées du différentialisme ont voulu les exclure. Là où elles ont eu lieu, ces secousses ont rendu visibles des aspirations que l’on retrouve d’un bout à l’autre de la planète. Leurs acteurs ont ainsi fait retour vers une commune humanité dont l’obsession du spécifique les avait chassés.
Dans cet interrègne de l’histoire où tout se joue mais où tout n’est pas joué, on peut donner deux significations antinomiques à ces mouvements. Ils sont peut-être d’ultimes résistances au triomphe programmé des idéologies de la servitude, mais ils peuvent aussi dire le contraire. Au terme d’un tiers de siècle de brutale réaction ayant tiré parti des échecs de la modernité, une nouvelle phase s’ouvrirait-elle qui verrait une inversion des rôles ? Si tel est le cas, ce ne seraient plus alors les apôtres d’un nouvel universalisme qui seraient en résistance, mais les défenseurs du partage du monde entre entrepreneurs identitaires et industriels de la prédation. La violence des affrontements autour du maintien de statu quo mondiaux et régionaux de plus en plus aléatoires donnerait alors la mesure de l’énormité de l’enjeu.
Quoi qu’il en soit de son issue, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur et le caractère inédit de la bataille qui se joue au sud du monde pour s’approprier un universalisme laissé ailleurs en déshérence. Ses troupes sont plus nombreuses que ne l’évaluent non sans mépris leurs détracteurs. Ces universalistes s’expriment dans la cacophonie souvent, ils n’échappent pas aux paradoxes que vivent leurs sociétés et sont pour la plupart traversés par les mêmes contradictions. Parfois en proie au doute sur leurs capacités à les faire avancer, ils peinent à donner forme à ce qu’ils nomment liberté. Mais ils tentent, avec des fortunes diverses, de mettre les principes qu’ils se sont appropriés au diapason d’une « mondialité » qui prendrait acte des nouveaux syncrétismes opérant dans le cadre de la globalisation, tout en en récusant l’antihumanisme. Tordant le cou aux discours déterministes, leur présence et leurs actions annoncent peut-être la fin du cycle de la glaciation conservatrice. Ou, plutôt, le début du dégel. Car le présent résiste encore, et peut résister longtemps, à l’émergence incertaine, fragile et réversible d’un nouvel humanisme capable d’en finir avec le non-sens du monde tel qu’il va. (p331-340)