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La remise en cause actuelle, par le mouvement des gilets jaunes (GJ), de la démocratie représentative est tout à fait symptomatique non pas d'une dérive fascisante du mouvement (même si certaines tentatives de récupération en ce sens existent), mais d'une remise en cause beaucoup plus fondamentale du caractère monolithique de tous les concepts qui permettaient de caractériser la société jusqu'à aujourd'hui (le capitalisme, la france, l'état, la nation, le peuple, l'histoire, le prolétariat, l'économie, la finance, la mondialisation, le libéralisme, voire un dieu – liste non exhaustive).

Le mouvement des GJ ne s'inscrit pas dans un choix partisan entre deux définitions du peuple, de la france, de l'économie, etc., et c'est pourquoi il se définit à raison comme a-politique. Sa particularité c'est d'en réinventer les définitions et les frontières, c'est de déplacer les lignes d'intelligibilité de tout le vocabulaire sociétal dans ses fondements mêmes, marquant chaque concept d'une ambiguïté irréductible et prometteuse. C'est pourquoi des symboles qui pourtant me hérissent, comme le drapeau tricolore ou bien la marseillaise, doivent aussi être compris et revisités au nom de cette ambiguïté historique qui traverse horizontalement toutes les anciennes certitudes établies. Si on se place sur ce terrain, ces symboles peuvent aussi être lus comme une tentative de renouer avec une trame historique : et la référence à la révolution française, comme moment imaginaire d'une redéfinition complète du fait social, dans le contexte d'un effondrement des référentiels politiques, est ici compréhensible.

Dans le même ordre d'idées, l'absence de référence au mouvement ouvrier, quand bien même il en reprend nombre de revendications ponctuelles (niveau de vie, protections sociales, etc.) n'est pas anodine : le flop complet de la tentative de convergence de la part des syndicats lors de la journée de grève générale du 5 février est révélateur. Il ne suffit pas en effet d'avoir superficiellement des revendications convergentes pour partager l'esprit d'un mouvement largement a-syndical. Lors des manifestations de ce 5 février le fossé était palpable entre les revendications touchant au niveau de vie de la part des syndicats, qui restaient des problèmes catégoriels de petits boutiquiers, et les formellement mêmes revendications de niveau de vie des GJ qui sont vécus comme des problèmes sociaux globaux.

Ce que marque le mouvement des GJ c'est l'irruption dans le champ social du fait que si le monde industriel globalisé est bien en mesure d'inonder avec de plus en plus d'efficacité la planète entière de ses marchandises, l'augmentation quantitative des marchandises produites se paie désormais au prix d'une diminution significative des hommes nécessaires à cette production. C'est pourquoi toute l'idéologie ouvriériste s'effondre, tant dans ses variantes politiques que syndicales. Sa survie dépendait en effet de la possibilité de pouvoir croire à un développement parallèle du monde ouvrier et de la production marchande, croyance aujourd'hui démentie dans les faits, même si nous n'avons aujourd'hui encore que peu d'outils conceptuels pour en saisir toute la portée.

Ce qu'il faut bien voir aussi, c'est que ce n'est pas seulement l'idéologie ouvriériste qui s'effondre, mais bien tout autant l'idéologie capitaliste elle-même, entièrement fondée sur le mythe d'une "vraie" rémunération du travail en lien direct avec l'effort fourni : pour s'enrichir "vraiment" il suffirait de "vraiment" travailler ! N'importe quel GJ sait aujourd'hui que c'est une arnaque, mais quel syndicaliste l'a seulement envisagé ?

L'effondrement du mur de Berlin en 1989 ne marque ainsi pas du tout la victoire du "capitalisme" sur le "communisme", comme cela a été chanté et célébré partout, mais bien le moment de leur effondrement commun, avec l'émergence d'un néo-capitalisme mondialisé et autonomisé. (Je n'ignore bien sûr pas que les pays de l'est relevaient simplement d'un capitalisme d'Etat. Il n'empêche, leur effondrement marque quand même la fin du rêve prolétarien par la disparition de la base matérielle à partir de laquelle il souhaitait reconstruire un autre monde. Ce projet de reconstruire un autre monde reste cependant plus que jamais d'actualité même s'il faut pour cela reconstruire un nouveau rêve). L'effondrement de l'opposition gauche droite dans les jeux de pouvoirs nationaux n'a pas d'autre origine, n'a pas d'autre origine qu'un découplage radical entre la marchandisation des rapports humains à l'échelle planétaire et l'amputation des moyens de vivre au niveau local. La disparition de l'antagonisme traditionnel gauche droite est la conséquence de la mise en évidence de l'inadaptation et de l'incapacité de l'organisation étatique à faire contre-poids à la globalisation irréversible de l'économie.

Ce qui se passe sous nos yeux c'est la constatation de l'échec de la politique néolibérale impulsée par Reagan et Thatcher, qui eux-mêmes prenaient acte de l'incapacité des politiques keynésiennes à contrôler désormais les premiers effets de la globalisation. Le néolibéralisme n'était en effet qu'une tentative pour sauvegarder un minimum de cohérence étatique en contrepartie du sacrifice de sa cohérence sociale. Le néolibéralisme n'était qu'une tentative de maîtrise du néocapitalisme qui venait de se mettre en place, à l'aide d'un corpus théorique qui ne fait finalement qu'acter la faillite de la pensée économique dans sa capacité à rendre compte de la réalité. Cette stratégie s'est finalement révélée perdante-perdante dans la grande crise de 2008. La capacité des Etats à accompagner la globalisation a été démentie dans les faits, ce qui se traduit aujourd'hui par les tentatives de replis sur des prés carrés nationaux (voir le phénomène Trump, les forces centripètes qui agitent l'union européenne et la défiance qu'elle inspire, le brexit, etc.). Ce qui est traduit médiatiquement par un développement des populismes n'est que la traduction idéologique d'un phénomène beaucoup plus profond. Le populisme n'est au fond qu'une tentative incantatoire pour reconstruire étatiquement l'unité nationale perdue, en faisant appel à la puissance imaginaire de l'Etat pour recentrer la nation à l'intérieur de ses frontières, en oubliant un peu vite que, justement, l'Etat, la nation et les frontières ont déjà été sacrifiés sur l'autel de la globalisation. Le populisme doit être compris dans le cadre de l'effondrement de l'opposition gauche droite, effondrement attribué à la corruption des élites, ce qui a pour "avantage" de permettre de croire que tout pourrait continuer "comme avant" si seulement on pouvait mettre en place des gens enfin "intègres". Attaquer les politiciens sur leur intégrité, c'est s'éviter de s'interroger sur le caractère inopérant des politiques qu'ils prétendent mener. Qu'il y ait de fait des politiciens corrompus ne doit surtout pas masquer le fait que le nœud du problème est l'inadaptation d'un ordre politique sclérosé et dépassé face au désordre dynamique de la globalisation. Le populisme d'aujourd'hui est une stratégie mentale pour éviter d'admettre la faillite réelle du cadre national, et donc pour éviter d'admettre du même coup la faillite de toutes les stratégies politiques qui ont ce cadre pour horizon. Et la dénonciation politicienne et médiatique du populisme obéit exactement au même objectif, ce qui explique certainement pourquoi elle tourne à vide, en grande partie car elle ne s'appuie pas sur des faits et des analyses mais essentiellement sur des incantations d'ordre moral.

Le macronisme a ceci de particulier qu'il pourrait être qualifié de populisme élitaire. Il prospère sur le même rejet de l'ordre politique traditionnel, sur le même rejet de l'opposition gauche droite, mais prétend s'appuyer sur les élites administratives issus des grands corps d'un côté, et l'autopromotion d'élites civiles qui se pensent comme apolitiques et seulement dépositaire d'une expertise pragmatique de la vie quotidienne de l'autre. La différence d'avec le populisme "d'en bas", c'est qu'il ne dénonce pas la corruption de l'ordre politique, mais son incompétence. Il partage cependant avec lui la même volonté de sauvegarder la pertinence du cadre national pour faire face à ce qui n'est pas encore compris comme un effondrement de la logique étatique face à l’effondrement de la logique de la globalisation. Logique étatique et logique de la globalisation n’existent pas l’un sans l’autre malgré leur opposition complémentaire, la faillite de l’un entrainant nécessairement celle de l’autre.

Si on essaye de sortir du court-termisme médiatique, le rejet actuel de la politique n'a pas pour origine la corruption des hommes et femmes politiques, ou bien leur incompétence, même si les deux existent, mais l'incapacité du monde politique dans sa globalité à comprendre les contradictions du monde actuel dans toutes leurs diversités, et que cela est aujourd'hui devenu visible. Encore faut-il préciser que visibilité ne vaut pas explication ni compréhension, tout comme invisibilité médiatique ne vaut pas inexistence. Le rejet de la logique et de la pratique politiques telles qu'elles se sont exprimées jusqu'à aujourd'hui doit trouver une explication rationnelle dans l'élaboration d'une nouvelle mise en perspective globale, ce que le recours à des condamnations de type populiste empêche de faire.

Ce qui est en cause c’est une incapacité de l'Etat d'aborder la crise qui le mine, et ce n’est pas fondamentalement une corruption de ses serviteurs qui empêcherait d'appliquer les "bonnes" solutions. Ce qui est en cause c'est sa perception fausse d'une réalité multiforme et nouvelle qui n'est plus appréhendable avec les fondamentaux historiques qui lui ont permis de se développer jusqu'à ce jour. Nous ne sommes pas confrontés à des discours mensongers qui empêcheraient de prendre la pleine mesure de la réalité, nous sommes confrontés à l'émergence d'une nouvelle réalité, d'une réalité qui a qualitativement muté, face à laquelle tous les discours précédents sonnent faux, parce qu'ils ne la comprennent pas, parce qu'ils ne la voient pas. La crise des GJ représente pour moi l'irruption de cette contradiction dans le champ social, irruption encore essentiellement muette, qui cherche encore ses mots, sa musique et sa poésie dans le brouhaha confusionniste de tous ceux qui cherchent avec des degrés de violence variables à faire rentrer ce mouvement dans les cases de moins en moins confortables de leurs vieux a priori. Je ne cherche quant à moi qu'à montrer qu'il y a une fleur mutante qui pousse sous nos pieds, sans avoir la moindre idée de ce à quoi elle pourra ressembler, ni jusqu'à quelles profondeurs plongeront ses racines pour en tirer sa substance.

Le fait que les GJ mettent aujourd’hui le RIC (référendum d’initiative citoyenne en toutes matières) au centre de leurs revendications montre bien, malgré toutes les confusions, ambiguïtés, illusions, limites qui peuvent le caractériser, que l’enjeu devient bien la réinvention pratique d’une nouvelle démocratie qui couvre tout le champ de la vie quotidienne, aujourd’hui en friche. La difficulté d’un sain rejet de l’opposition gauche droite est selon moi qu’elle doit, pour s’inscrire dans le réel, s’appuyer sur un identique rejet de l’opposition artificielle entre l’économie et le politique. Il nous faut inscrire la revendication démocratique dans le champ de la production matérielle de notre existence commune. Les soit-disantes règles de l’économie ne sont qu’un discours artificiel pour nous priver de notre légitimité à organiser démocratiquement notre existence solidaire. Pour que la condamnation du monde politique ait un sens, il faut condamner avec la même vigueur le monde de l’économie, pour exactement les mêmes raisons.

Louis – Colmar, le 27 février 2019

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Gilets jaunes : hypothèses sur les enjeux démocratiques
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