Le livre de Quinn Slobodian, Le capitalisme de l’apocalypse [*1], dénonce à travers moult exemples la transformation de l’économie néolibérale en économie libertarienne : nous avons bien changé de monde et de référentiel historique, mais pour l’appréhender dans toutes ses conséquences, il faut sortir d’une approche progressiste, linéaire et cumulative de la dynamique historique de ces derniers siècles. Ce qui se dessine c’est la rupture entre l’État classique et le capitalisme, non pas sous la forme de la prééminence de l’un sur l’autre, mais sous celle d’un antagonisme radical entre État et capitalisme : l’économie libertarienne est le rejeton de ce divorce que le XXe siècle s’est attaché à rejeter et à invisibiliser. Quinn Slobodian, ne parle pourtant que d’un capitalisme qui refuse la démocratie, quand le développement même des thèses libertariennes nous montre en creux l’étendue des redéfinitions exigées par la situation : les libertariens ont raison sur un seul point, et c’est ce qui explique leur emprise : l’épuisement historique de la forme Etat-nation, sauf que ce qu’ils prennent pour la solution n’en est que la maladie.
Lorsque qu’un système idéologique prend le dessus, je suggère de le comparer à une plante invasive qui vient occuper un milieu écologiquement naïf, qui n’était pas préparé à faire face à un nouvel intrus : ce nouvel intrus n’est ici pas tant la conséquence d’une importation que le résultat d’une mutation darwinienne, mutation qui ne peut pas être simplement combattue en éradiquant « à la main » chaque nouvel individu, mais surtout en faisant évoluer-transformer l’ensemble de la sphère écologique… L’idéologie libertarienne se rattache effectivement par une série de filiations au passé, mais le plus important me semble malgré tout la dimension iconoclaste dont elle reste porteuse, en particulier à l’égard d’une représentation multiséculaire du monde centrée sur l’État. La crise du monde contemporain est la conséquence d’une globalisation qui aura fini par entrer en contradiction avec l’univers westphalien, univers qui aura été le socle historique de la modernité : c’est bien sur cette contradiction que prospère l’idéologie libertarienne, univers avec lequel les forces de gauche sont incapable de rompre parce qu’elles veulent préserver, et cela se comprend d’une certaine manière, le fondement social-démocrate de ce que l’on a fini par appeler l’« État social », préoccupation que n’avaient pas les forces « socialistes » du XIXe siècle (qui n’avaient en face d’elles pour l’essentiel que l’espace étatique traditionnellement régalien de gestion directe du pouvoir).
Il n’empêche que c’est bien l’économie politique stato-centrée qui n’est plus véritablement en phase avec l’économie globalisée dont elle est pourtant à l’origine. L’approche classique consiste à comprendre le capitalisme comme une projection-expansion de forces stato-centrées, bref des économies nationales qui se projettent sur le monde pour le dominer et l’exploiter (produisant l’impérialisme classique, idéalement auto-suffisant, au moins dans sa première phase), quand le stade contemporain de la globalisation ne peut, lui, se comprendre que comme une dynamique qui aura rompu avec les approches inter-nationales : au sens propre du terme, l’inter-nationalisme prolétarien restait bien prisonnier des cadres nationaux hérités, même s’il prônait évidement l’égalité entre les classes ouvrières des différents États-nations, mais des États qui étaient pour l’essentiel pensés comme fondamentalement autonomes les uns à l’égard des autres : surtout, il n’y avait alors rien en-dehors de ces États, la situation mondiale se résumant à des rapportes de forces entre les États ou leurs émissaires. Si les gauches sont partout dans un état moribond, c’est qu’elles sont, aussi, ancrées dans des États eux-mêmes moribonds, qu’elles n’ont jamais été capable de se libérer des cadres nationaux… : la social-démocratie est consubstantiellement liée au développement de l’État dit social, à savoir le développement dans des cadres nationaux des fonctions assurantielles collectives : c’est donc l’affaiblissement-effondrement de l’État, dans sa structuration historique de long terme, qui est la cause de l’effondrement de la gauche. On aboutit de ce fait à une situation paradoxalement absurde : historiquement ce sont bien les forces de gauche qui prônaient à l’origine l’abolition de l’État, quand les forces de droite n’existaient qu’à travers lui ; et aujourd’hui ce sont les forces de gauche qui se veulent le dernier rempart de l’État, quand les forces les plus extrémistes de la droite sont pour sa liquidation-privatisation. Où l’on voit donc bien que l’ancienne équivalence entre État et capitalisme ne fonctionne plus.
La crise contemporaine de l’État peut également se lire comme la crise de l’État-nation, au sens où la modernité s’est construite sur l’émergence et la consolidation de leur articulation : c’est cette intime imbrication qui se disloque depuis des décennies, pour devenir aujourd’hui patente : ce qui explique pourquoi les questions identitaires se renforcent en même temps que la cohésion étatique s’affaiblit. Pour le dire autrement, la nation était un concept de gauche lorsqu’elle liait son sort à la socialisation de l’État, et à une certaine uniformisation sociale dans le cadre de son espace de référence (qui aura culminé dans l’« État providence »), mais lorsque cet État entre en contradiction avec la nation, lorsque la base socio-politique de l’État ne correspond plus à son espace géographique, cela produit du nationalisme populiste, comme s’est le cas en ce moment, quand l’affaiblissement de l’État renforce par réaction et par compensation une fiction identitaire (qui peut aller jusqu’à se vouloir anti-étatique – quand bien même les interventions étatiques n’ont jamais été aussi incontournables et indispensables aux ambitions néolibérales et libertariennes). Dire que l’État entre en contradiction avec la nation, c’est bien entendu faire le constat de l’inadéquation historique des deux : il y a crise de l’État, et crise de la nation, car leur articulation, fondatrice de la modernité, est en train de se briser.
Rappelons que la Révolution française a remplacé la figure tutélaire du Roi par une autre figure tutélaire, le Peuple, pour incarner la souveraineté de l’État, du même État : l’on voit immédiatement que se pose donc de façon cruciale la question de la re-présentation de ce Peuple, qui en tant que figure politique datée a nécessairement besoin d’une re-présentation-incarnation. L’histoire politique de la modernité est donc l’histoire des différentes modalités de re-présentation de ce Peuple, ce Peuple en tant que miroir inversé, mais malgré tout jumeau, d’un Roi : la Peuple, dans le cadre de l’État-nation, est avant tout un concept politique, qui ne doit, malheureusement, pas être confondu avec les membres réels, en chair et en esprit, qui composent la société historique concernée. Par définition, dans le cadre de l’État-nation ce Peuple ne peut exister que médiatement, dans un contexte institutionnel qui seul lui donne une incarnation : la démocratie représentative coule de source dans cette logique. Pour faire une analogie, je dirais, et cela dans le cadre de l’État-nation, qu’il y a le même rapport entre une carte et le territoire qu’entre le peuple et la société : on peut rêver d’une carte qui se superpose exactement au territoire, comme d’un peuple qui se superpose exactement à la société. Arrive toujours un moment où la carte n’est plus en adéquation avec le territoire, comme arrive un moment ou le Peuple n’est plus en adéquation avec la société, l’essentiel étant de ne pas assimiler et confondre les deux. Le rôle des institutions est d’arriver à articuler ces deux niveaux, mais arrive nécessairement un moment où cette articulation ne fonctionne plus, du moins fonctionne de plus en plus mal, et visiblement de plus en plus mal : nous en sommes là.
On pourrait décrire le moment libertarien dans lequel nous sommes entrés comme une tentative de jeter au feu, et la carte, et le Peuple, pour ne garder que le territoire et la société en quelque sorte à l’état brut. En contre-point on pourrait définir les populismes comme des tentatives de considérer comme seuls réels la carte et le Peuple, en jetant au feu la société et le territoire réels. On remarque que les populistes et les libertariens sont en mesure de faire alliance, nous en avons un exemple édifiant aux USA : c’est sans doute parce qu’ils partagent le même mépris de la réalité.
Selon les libertariens, le système politique démocratique devient un obstacle au développement des forces de production : ils oublient que cette contradiction peut également se résoudre par une transformation du cadre productif associé à une redéfinition-refondation de la démocratie, donc en transformant le contexte sociétal. Là où les libertariens ont raison, c’est que le système productif contemporain n’est pour l’essentiel, pas, plus, démocratisable, et c’est un des éléments qui explique la disparition en cours de la gauche politique, à savoir le postulat de la démocratisation possible du monde économique tel qu’il existe : c’est bien parce que le modèle de l’entreprise est fondamentalement, structurellement, non démocratique, que la fiction contemporaine libertarienne peut se développer sur le constat du caractère autoritariste de l’entreprise globalisée. Et c’est ce modèle de l’entreprise qui sert de fil conducteur à l’expansion des « zones économiques spéciales » (à mettre en relation avec certaines « opérations militaires spéciales »?), qui se caractérisent en premier lieu par une dérégulation et une limitation juridiques maximales, et personnalisables, des contraintes sociales et fiscales, au nom d’un fantasme expansionniste de la « libre entreprise ». Pourtant, si le capitalisme n’était que la mise en forme d’une concurrence entre les États, par des acteurs qui rêvent de s’en affranchir, cette utopie anti-étatique ne reste qu’une dramatique dystopie pour le commun des mortels : le capitalisme ne peut pas s’affranchir des États, il n’en est qu’une forme parasitaire. Dire que la dynamique libertarienne cherche à s’affranchir de la démocratie politique, c’est faire le constat que la sphère économique globalisée dans laquelle elle évolue ne recouvre plus la sphère politique incarnée par l’État historique, même si, pour tout un tas de raisons, elle en reste tributaire, ne serait-ce que parce que les États restent leurs principaux donneurs d’ordre et clients.
Le grand projet civilisationnel de la modernité ambitionnait une unification simultanément économique (le grand marché unique, libre et non faussé) et politique du monde (la démocratie politique dans le cadre de l’État-nation) : l’idéologie libertarienne acte son échec en revendiquant l’incompatibilité entre égalité et liberté, c’est-à-dire en renonçant au projet universaliste de la modernité, qui reposait entièrement sur la possibilité d’un lien considéré comme indissoluble entre égalité et liberté : le libertarianisme est fondamentalement un anti-universalisme, et c’est bien pour cela qu’il se veut anti-étatique (du moins sur le seul plan politique, l’État ayant historiquement été la forme instituée d’une certaine conception de l’universel). Les libertariens sont donc simultanément contre le marché et contre la régulation, ce qui fait qu’ils se revendiquent simultanément de partout et de nulle part (zones franches, paradis fiscaux, gated communities [quartiers résidentiels fermés]…). Ce qui les caractérise, c’est la recherche d’une dérégulation aussi complète que possible des conditions globales de leur puissance, associée à la recherche d’une souveraineté autonome dans et sur les espaces géographiques strictement nécessaires à leurs activités. Le libertarianisme est donc fondamentalement anti-libéral : il n’est en rien un stade supérieur du libéralisme classique ou même du néolibéralisme.
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L’idéologie libertarienne est anti-étatique, et c’est sur cette base qu’il convient de raisonner. La modernité s’est construite sur la contradiction-complémentarité entre monde politique et monde économique, ce dernier étant rattaché à ce qui a été défini comme une sphère « privée » : la spécificité de la gauche aura été de faire en sorte de ramener le monde de l’économie dans la sphère « publique ». Au bout de ce processus, on s’aperçoit non seulement que cette sphère économique n’aura jamais réussi à être significativement socialisée (d’où l’échec historique de la gauche), mais encore que c’est au bout du compte la sphère « publique » qui aura été privatisée, au sens où c’est le modèle de la gestion de l’entreprise qui sera devenu le modèle de la gestion de l’État. Mais pour saisir cette dynamique, il faut dissocier logique de l’État et logique du capitalisme : l’idéologie libertarienne ne prospère pas parce que la logique étatique contemporaine se serait totalement convertie à la logique capitaliste, mais parce que la logique étatique n’est plus en adéquation avec la dynamique globale du capitalisme. Il aussitôt faut souligner que ce modèle de gestion entrepreneurial ne concerne pas d’abord des entreprises « nationales », mais bien des entreprises « mondialisées ».
Ce que nous avons sous les yeux, c’est la phase terminale de la désormais impossible articulation, pourtant fondatrice de la modernité, entre autonomie d’une sphère politique « publique » et autonomie d’un sphère économique « privée ». Nous n’assistons donc pas à la victoire de la sphère « privée » sur la sphère « publique », mais à l’échec historique d’un paradigme sociétal qui pensait pouvoir les considérer comme indépendantes l’une de l’autre, cette indépendance se muant petit à petit en opposition insurmontable. Ce que nous avons sous les yeux, c’est le constat que la géographie de l’État ne recouvre plus la géographie de l’économie, ce qui se manifeste par l’émergence des tendances néo-impérialistes actuelles et sur les remises en question du cadre formel de l’État de droit. La différence avec les logiques impériales d’avant la Première Guerre mondiale, c’est que dynamique d’expansion économique et dynamique d’expansion étatique allaient alors dans le même sens, quand le néo-impérialisme actuel vise surtout à combler le gouffre qui s’est creusé entre sphère nationale et sphère globale.
L’idéologie libertarienne est un anti-humanisme, le trou noir dans lequel s’enfonce la modernité issue des Lumières, une négation de l’universalisme dont elle était porteuse : ce qui se profile avec cette idéologie mortifère ce sont des logiques de fragmentation autour du démantèlement de toute conception imaginable de « communs », y compris dans la version libérale la plus classique. Cette idéologie libertarienne est donc également aux antipodes du libéralisme classique, sa négation, et ce serait une erreur majeure que de définir cette idéologie comme la réalisation ultime du libéralisme historique : elle est ainsi devenue la signature de l’effondrement d’un monde, une forme cancéreuse de la modernité. Il est fondamental de comprendre que cette idéologie ne peut se déployer que parce que c’est la modernité, comme période historique, qui a atteint un terme, que ce sont les fondements de cette modernité qui se sont effondrés, qui se trouvent en porte-à-faux par rapport à une dynamique qui aura muté, et qui, en créant un vide institutionnel, laisse proliférer ces formes sociétales adventices. Les libertariens approfondissent et amplifient sans doute la crise de l’État, ils n’en sont pourtant pas fondamentalement à l’origine, en particulier parce que cette crise leur est bien antérieure : ce ne peut pas être un hasard si ce sont précisément les entreprises les plus mondialisées et déterritorialisées du numérique qui en sont devenus les principaux acteurs et représentants. Mais les autres agents de la globalisation ne sont pas loin non plus.
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La révolution copernicienne se caractérisait par le fait d’avoir été capable de ne plus faire de la Terre le centre de l’univers (en tout cas du système solaire). La révolution « écologique » aujourd’hui en cours consiste, bien qu’encore timidement, à ne plus faire de l’homme (et de l’humanité) le centre de la vie terrestre, postulat que la modernité avait poussé à ses dernières conséquences : si nous voyons les conséquences désormais mortifères d’un tel postulat, l’humanité n’a pourtant pas encore été capable d’assumer les conséquences radicales qu’un tel décentrement exige, en particulier parce que le cadre historique institué autour de l’État-nation en reste totalement tributaire (et l’on peut également comprendre la présente phase historique autour des divers populismes et de leurs appels à un « bon sens » atemporel, comme moteur des fondamentalismes, comme un refus braqué et rigidifié d’accepter de franchir ce pas du décentrement – à ne pas confondre avec un relativisme déshistoricisé et vidé de toute substance).
On peut ainsi concevoir les fondamentalismes politico-religieux qui gangrènent le présent comme des réactions outrées à cette révolution copernicienne de la place de l’humain dans un cosmos totalement redéfini, tant conceptuellement que pratiquement, depuis l’aube de la modernité : ce n’est pas un hasard si ces fondamentalismes ont en commun, justement, le refus catégorique du concept d’anthropocène, avec le refus tout aussi catégorique de ses conséquences pratiques. Il me semble tout à fait révélateur que ce qui caractérise ces fondamentalismes c’est la volonté affichée, revendiquée, théâtralisée de « sauter », en un caricatural salto arrière, par-dessus (au minimum) tout le XXe siècle, comme pour essayer d’effacer magiquement le processus de bifurcation intervenu au début du XXe siècle, qui nous aura mené collectivement, et planétairement, dans l’impasse. Il me semble important de comprendre ces fondamentalismes comme des réactions originales à un processus historique tout aussi original, quoique encore largement insaisissable, qui nous concerne tous : certes, ces réactions (au sens politique) originales s’expriment négativement en employant des codes et des références réactionnaires. La difficulté est de comprendre le processus souterrain qui motive ces réactions, pour ne pas tomber dans le chausse-trappe de ne dénoncer que l’écume la plus superficielle de ce mouvement. Ne dénoncer et combattre que ce côté réactionnaire, en tant que tel, ne mènera pas très loin, comme on le voit malheureusement avec le renforcement continu des mouvements qui le portent depuis la crise des années 1980 (tournant néolibéral à l’ouest, effondrement du stalinisme à l’est) : la « réaction réactionnaire » n’est en effet pas de premier, mais de second degré, et c’est ce dernier qu’il faut cerner et caractériser.
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Le problème auquel nous sommes confrontés, c’est que la dynamique capitaliste a fait éclater les cadres nationaux. C’est à partir de cet éclatement réalisé qu’il convient d’analyser les réactions des différentes forces politiques en présence : le problème c’est qu’elles sont unanimement incapable de comprendre un tel éclatement et qu’elles restent toutes prisonnières de l’ancien paradigme national, sauf d’une certaine manière les libertariens qui, en rejetant l’État pensent s’affranchir de ses limites, mais jettent cependant le bébé sociétal avec l’eau du bain étatique. Penser la société en-dehors du cadre étatique reste malheureusement pour l’instant de l’ordre de l’aporie, puisqu’il nous faut inventer une nouvelle assise territoriale dans un nouveau cadre planétaire.
Les théoriciens socialistes historiques pensaient que le capitalisme permettrait de créer et uniformiser les conditions matérielles d’existence autour du monde, ce qui permettrait de réaliser, à la suite d’une révolution, l’égalité politique et matérielle universelles : ils ne pouvaient pas voir que, tout à l’inverse, cette dynamique du capitalisme allait détruire les conditions mêmes de cette égalité en s’affranchissant des cadres nationaux qui lui avaient donné son sens premier. L’immense défi que nous avons est celui de penser un nouveau cadre sociétal en-dehors des cadres étatiques hérités : les libertariens constatent bien que la cadre étatique ne permet plus de penser l’universel, et c’est pourquoi ils rejettent les deux, de façon somme toute relativement cohérente (même si c’est juste pour sauver leurs billes), sauf que ce n’est que l’universalisme particulier associé à la forme État qui est remis en question, et pas du tout un indispensable changement de monde. Parler d’« universalisme particulier » peut sembler incongru et relever d’un oxymore, sauf qu’il s’agit de comprendre que l’universel est un concept historique, lié à une société donnée, et que son contenu doit être reconsidéré qualitativement dans le cadre d’un bouleversement révolutionnaire qui bouscule les cadres institués (même si l’égalité semble bien être une caractéristique de toutes les sociétés humaines, toutes déclinent ce concept d’égalité dans un cadre universel singulier – ce qui ne veut pas non plus signifier irréductibles l’une à l’autre : nous ne ferons donc pas l’économie de la dialectique…).
La problématique de l’histoire ne se pose que parce ce que la réalité, entendue comme articulation d’une base matérielle en transformation avec une nécessaire représentation du monde, simultanément rationnelle et subjective, elle-même en transformation, n’est jamais accessible directement : cette articulation est toujours problématique, est toujours en constante construction, toujours instable sur le temps long. Contrairement à ce que concevait l’idéologie du progrès, l’adéquation entre le monde et sa représentation n’est pas un processus continu d’affinement, mais devrait plutôt être conçu comme une dynamique révolutionnaire d’adéquation momentanée et provisoire entre un monde et une représentation (alliant objectivation, rationalisation et subjectivation), suivi d’une phase entropique de développement d’une incohérence systémique entre ces dimensions (objective, rationnelle, subjective) : l’histoire du XXe siècle peut selon moi se lire comme un tel développement d’une incohérence systémique, dont nous vivons aujourd’hui un nouveau pallier.
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La politique économique trumpiste est proprement schizophrénique : en effet, les déficits des divers États sont pour l’essentiel dus aux flux internes des multinationales, puisque les échanges intra-multinationales représentent l’essentiel du commerce dit mondial. Cette politique revient donc à « punir » les États pour les agissements des acteurs économiques globalisés – dont une part significative a des intérêts directs situés aux USA. Cette politique trumpiste, et plus généralement libertarienne, cherche donc à gommer magiquement la phénoménale contradiction, entre les niveaux étatiques et le niveau de l’économie globalisée, en réduisant la problématique à de purs agissements étatiques de nature volontariste, alors que la situation résulte surtout de l’inadéquation des niveaux étatiques aux enjeux globalisés, incapables qu’ils sont d’avoir une prise efficace sur ce niveau global. Même si c’est une caricature, on pourrait dire en simplifiant énormément le trait (la situation réelle étant évidemment beaucoup plus complexe, subtile et nuancée), que ce sont les multinationales globalisées américaines qui créent le déficit américain, et ce sont les États dans lesquels ont été délocalisées les productions de ces acteurs américains qui sont rendues responsables des méfaits de la globalisation économique… Bref, il s’agirait encore de pouvoir poursuivre cette globalisation en rejetant la responsabilité de ses dysfonctionnement sur des sous-fifres (ce qui explique en partie le soutien manifeste de ces entreprises globalisées à la délirante stratégie communicationnelle trumpiste, en attendant que leurs bilans boursiers sonnent le rappel). Nous entrons dans une phase de « dérégulation autoritaire », ce concept étant ici un monumental oxymore, sur fond de brouillages entre sphères publiques et privées, sphères nationales et globales, alliés et ennemis.
Louis, Colmar le 11 avril 2025
[*1] Ce texte n’est pas une présentation du livre de Slobodian, mais une digression toute personnelle à partir de son contenu. Pour une introduction à la thèse de Slobodian, voir l’introduction de son livre : https://en-finir-avec-ce-monde.fr/2025/04/quinn-slobodian-le-capitalisme-de-l-apocalypse-seuil-2025.html
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