Ce livre nous montre que le néolibéralisme, c’est déjà de l’histoire ancienne : la dystopie libertarienne comme on l’a encore peu vue décrite dans sa mise en oeuvre concrète. Remarquable.
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Si l’on jette un rapide coup d’œil à un planisphère, nous ne verrons qu’un patchwork d’États-nations, net et bien connu. Et si notre réalité était toute autre ? La mondialisation a bouleversé l’ordre du monde, entraînant un foisonnement de nouvelles entités : paradis fiscaux, ports francs, cités-États, enclaves fermées et zones économiques spéciales. Ces nouveaux espaces, libérés des formes ordinaires de réglementation, de taxation et d’obligations mutuelles, perforent la carte des pays. Là, les fanatiques de l’ultra-capitalisme échappent au pouvoir des gouvernements et au contrôle démocratique.
C’est ce monde, composé de trous, d’aspérités et de zones grises que Quinn Slobodian décrit, se lançant sur les traces des libertariens radicaux les plus notoires - de Milton Friedman à Peter Thiel et Elon Musk. Cette enquête magistrale nous mène du Hong Kong des années 1970 à l'Afrique du Sud à la fin de l'apartheid, du Sud des États-Unis à la ville de Londres, de Dubaï à la Somalie en guerre, et jusque dans le métavers, révélant de manière vertigineuse les progrès terrifiants du capitalisme sans la démocratie. [...]
<4e de couverture>
Introduction
L’éclatement de la carte du monde (p11-20)
Sans l’aide de votre téléphone, sauriez-vous dire combien le monde compte aujourd’hui de pays ? La réponse est environ deux cents. Imaginez-vous maintenant en 2050. Combien y aura-t-il alors de pays ? Plus de deux cents ? Moins ? Et s’il y en avait un millier ? Ou seulement vingt ? Et s’il n’y en avait que deux ? Ou un seul ? Quel type d’avenir les cartes correspondantes laissent-elles entrevoir ? Et si tout dépendait de la réponse à cette question ?
L’orateur qui soumet cette série de questions comme expérience de pensée en 2009 se nomme Peter Thiel [*1]. Alors âgé de quarante et un ans, cet investisseur en capital-risque, qui avait fait fortune en fondant PayPal et en achetant très tôt des parts dans Facebook, venait de subir de plein fouet la crise financière de l’année précédente. Il n’avait plus qu’une idée en tête : échapper à l’État démocratique taxateur. « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles », écrivait-il à la même époque. « La mission des libertariens est de trouver un moyen d’échapper à la politique sous toutes ses formes [*2]. » Plus il y aurait de pays, plus il y aurait d’endroits où placer son argent, et moins les États seraient susceptibles d’augmenter les impôts, de peur de faire fuir la poule aux œufs d’or. « Si nous voulons plus de liberté, déclarait-il, nous devons augmenter le nombre de pays[*3]. »
Thiel lançait cette idée d’un monde composé de milliers d’entités et de régimes politiques différents comme une utopie pour le futur. Pourtant, à bien des égards, l’avenir qu’il décrivait était déjà là.
La carte politique des nations se présente comme une mosaïque de couleurs, schématiquement composée de vastes blocs monochromes en Asie et en Amérique du Nord, et plus densément pixellisée en Europe et en Afrique. Telle est la vision du monde qui nous est familière, celle que l’on nous enseigne dès l’école primaire et à laquelle Thiel faisait référence : à chaque bout de terre son drapeau, son hymne, son costume national et sa tradition culinaire. Mise en scène de cette version du globe, le défilé des athlètes lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques vient tous les deux ans rappeler que, de toute façon, le monde est petit.
Ce serait cependant une erreur de limiter notre vision à ce puzzle de nations. En réalité, le monde contemporain est constellé de trous, plein d’aspérités et de zones grises, résultats de perforations et de déchirures. À l’intérieur des contenants que sont les nations se trouvent des espaces juridiques particuliers, des territoires anormaux et des institutions singulières. Cités-États, paradis fiscaux, enclaves, ports francs, technopoles, zones hors taxes ou pôles d’innovation, nous commençons à peine à comprendre à quel point ces zones qui constellent le monde des nations façonnent la politique contemporaine [*4].
Mais qu’entendons-nous au juste par le mot « zone » ? Dans sa plus simple définition, il s’agit d’une enclave au sein d’une nation qui échappe aux formes ordinaires de réglementation. Souvent, les dispositions fiscales sont suspendues à l’intérieur de ses frontières, ce qui permet aux investisseurs d’y dicter leurs propres règles. Les zones ont un statut de quasi-extraterritorialité, à la fois appartenant à l’État hôte et se distinguant de lui. Il en existe un grand nombre de variantes dans le monde – au moins quatre-vingt-deux, selon une estimation officielle [*5]. Parmi les plus connues, on peut citer les zones économiques spéciales, les zones franches d’exportation ou les zones de libre-échange. À une extrémité du spectre socio-économique, on trouve des nœuds des réseaux de production transfrontaliers [*6]. Ce sont des espaces industriels, souvent ceints de barbelés, où travaille une main-d’œuvre faiblement rémunérée. À l’autre extrémité se trouvent les paradis fiscaux, que les multinationales utilisent pour domicilier leurs bénéfices – ce que l’économiste Gabriel Zucman appelle « la richesse cachée des nations [*7] ». La fuite des bénéfices des entreprises vers ces territoires à fiscalité faible ou nulle représente un déficit de 70 milliards de dollars par an en recettes fiscales pour les seuls États-Unis, tandis que la part de la richesse mondiale abritée dans les paradis fiscaux offshore est estimée à 8 700 milliards de dollars [*8]. Certaines îles des Caraïbes comptent plus de sociétés enregistrées que de résidents [*9]. Lors de sa première campagne pour la présidence des États-Unis, Barack Obama avait évoqué le cas d’Ugland House, un bâtiment qui hébergeait 12 000 sociétés dans les îles Caïmans. « C’est soit le plus grand immeuble du monde, soit la plus grande escroquerie au fisc jamais observée », déclarait-il [*10]. Tout était pourtant légal dans ce qui n’était qu’un rouage du système financier mondial [*11].
Le monde compte aujourd’hui plus de 5 400 zones, et bien plus de régimes institutionnels que les mille pays du futur fantasmé par Peter Thiel. Au cours de la seule dernière décennie, ce sont plus d’un millier de ces zones qui ont été créées [*12]. Certaines ne sont pas plus grandes qu’une usine ou un entrepôt, simples points de commutation dans les circuits logistiques du marché mondial, espaces où des produits sont stockés, assemblés ou transformés, en échappant aux droits de douane [*13]. D’autres se présentent sous la forme de mégaprojets urbains – tels que New Songdo City (Songdo International Business District), en Corée du Sud, Neom, en Arabie saoudite, ou la ville de Fujisawa, au Japon – qui fonctionnent selon leurs propres règles, comme des cités-États privées [*14]. En 2021, des élus du Nevada portaient une proposition de loi qui devait permettre aux entreprises s’installant dans l’État de rédiger leurs propres lois – soit le retour, un siècle plus tard, de la ville-usine (company town), devenue « zone d’innovation [*15] ». Au Royaume-Uni, après le Brexit, le gouvernement conservateur a fait de la création d’une série de zones franches ou de ports francs la clé de voûte de son plan de « remise à niveau » des régions désindustrialisées du nord du pays. Son objectif chimérique est de concurrencer la zone franche Jebel Ali de Dubaï, fondée en 1985, où les entreprises bénéficient d’une exonération fiscale d’un demi-siècle et de l’accès à une main-d’œuvre étrangère, logée en dortoirs, payée une fraction des salaires britanniques [*16].
J’utilise la métaphore de la perforation pour décrire la façon dont le capitalisme agit, en perçant des trous dans le territoire de l’État-nation, en créant des zones d’exception avec des lois différentes et souvent sans contrôle démocratique. Le philosophe Grégoire Chamayou parle quant à lui de « politique du capricorne » pour décrire les initiatives de privatisation qui rongent depuis l’intérieur la structure de la société [*17]. Mais nous pourrions user d’une autre métaphore encore : la dentelle, qui se fabrique en nouant ensemble des fils séparés par des trous, et dans laquelle c’est l’absence, ou le vide, qui permet au motif d’émerger. Pour comprendre l’économie mondiale, il nous faut apprendre à voir les vides.
La majorité des zones se trouvent en Asie, en Amérique latine et en Afrique. La Chine compte à elle seule près de la moitié du total mondial. L’Europe et l’Amérique du Nord, ensemble, représentent moins de 10 % [*18]. Pourtant, comme nous le verrons, c’est dans les pays occidentaux que se trouvent certains de leurs plus ardents défenseurs, qui voient en elles la possibilité d’expérimenter ce que j’appelle les micro-ordres, c’est-à-dire de créer des arrangements politiques alternatifs à petite échelle. Ils voient dans la zone un instrument de choix pour réaliser l’utopie du libre marché. Leur création est un acte de sécession et de fragmentation, qui « libère » des territoires, à l’intérieur et au-delà des nations, avec des effets à la fois normatifs et démonstratifs sur les autres États. « Une zone localisée de liberté peut faire pourrir les fondations de l’État non libre qui l’entoure », écrit Stuart Butler de la Heritage Foundation en 1982 [*19]. De manière quelque peu grandiloquente, les chantres de la perforation aiment se présenter comme des guérilleros de droite, qui gagneraient peu à peu du terrain sur l’État-nation – en le démantelant, zone par zone. Leur théorie veut qu’une fois ouverte la possibilité de la fuite des capitaux vers de nouveaux territoires peu réglementés, et où les taxes sont faibles, les autres économies se voient contraintes de se conformer aux conditions qui prévalent dans ces zones. Partant d’un petit territoire, la zone finit par être le modèle d’un nouvel état final pour tous.
Ce livre raconte l’histoire de ce que j’appelle le capitalisme de fragmentation ou « capitalisme crack-up ». Il décrit à la fois un monde profondément marqué par les efforts, non coordonnés, d’acteurs privés en quête de profits et de sécurité économique, soutenus par des gouvernements servant leurs intérêts, et l’idéologie bien réfléchie qui le sous-tend. Dans un monde qui est à la fois de plus en plus interconnecté et fragmenté, les partisans de ce type de capitalisme sont à l’affût des signes de mutation du contrat social pour voir dans quelle mesure ils peuvent accélérer les dynamiques de rupture et de sécession et en tirer profit. Ce sont des adeptes de ce que Lionel Shriver appelle, dans son roman de 2016, Les Mandible, « ce tout nouveau genre que [constitue] l’économie de l’apocalypse [*20] ».
La zone n’est pas seulement un ailleurs dans le vaste monde. Elle est là, toute proche. Nous vivons dedans, ou elle s’invite dans nos vies. Cela ne veut pas dire que la plupart des gens auraient purement et simplement fait sécession, ou envisageraient de créer leur propre nouvel État. Ce dont on parle ici n’est pas une prise de pouvoir par le haut, mais la multiplication de petits actes de défection. Un partisan radical du libre marché appelle cela la sécession douce [*21]. On peut faire sécession en retirant ses enfants des écoles publiques, en convertissant son argent en or ou en cryptomonnaie, en s’installant dans des États où les impôts sont moins élevés, en obtenant un deuxième passeport, ou encore en s’expatriant dans un paradis fiscal [*22]. On peut faire sécession en décidant de vivre dans des gated communities (résidences fermées) régies par de petits gouvernements privés miniatures. Beaucoup l’ont fait : au début du nouveau millénaire, près de la moitié des nouveaux projets immobiliers dans le sud et l’ouest des États-Unis étaient des lotissements planifiés à accès restreint [*23]. De Lagos à Buenos Aires, les enclaves clôturées sont un phénomène mondial [*24]. En Inde, les gated communities ont commencé par la simple privatisation de voies publiques avec des barrières métalliques, avant que ne soient planifiées des « colonies » à accès limité, regroupées autour de zones économiques spéciales [*25].
Un investisseur en capital-risque qui a travaillé pour Peter Thiel a inventé le terme anglais d’underthrow pour qualifier ces formes de sécession douce, dans un ingénieux jeu de mots avec overthrow (« renversement » en anglais) [*26]. Pour lui, l’entreprise constitue le modèle idéal, qui devrait être transposé à la politique. En tant que clients, nous choisissons de consommer ou non. Si nous n’aimons pas le produit, nous allons faire nos achats ailleurs. Personne n’exige quoi que ce soit de nous et nous ne sommes soumis à aucune obligation envers quiconque. Selon la dichotomie classique établie il y a un demi-siècle par l’économiste Albert Hirschman, nous privilégions la défection à la prise de parole [*27].
Chaque acte de sécession douce – chaque entreprise qui transfère ses bénéfices vers une société-écran en Suisse ou dans les Caraïbes ; chaque conflit avec des agents fédéraux au sujet de droits de pâturage ; chaque agent de sécurité, contractuel ou mercenaire embauché pour patrouiller, procéder à des arrestations ou des descentes – est une nouvelle petite victoire pour la zone, un autre petit trou percé dans le commun. Ce sont ceux qui profitent le plus du recul de l’engagement citoyen qui incitent les gens à vivre dans des zones. Il y a un siècle, les barons voleurs bâtissaient de grandes bibliothèques. Aujourd’hui, ce sont des fusées pour aller dans l’espace que construisent leurs équivalents contemporains.
Ce livre est une histoire du passé récent et de notre présent tourmenté, où des milliardaires rêvent d’échapper à l’État, où l’idée du public et du commun fait office de repoussoir pour certains. C’est le récit de décennies d’efforts visant à perforer le tissu social, à faire défection et sécession du collectif.
Pour bien comprendre l’importance de cette tendance à la fragmentation, caractéristique du capitalisme contemporain, il convient de prendre un peu de recul et de rappeler les récits dominants de ces dernières décennies. La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, devait inaugurer une nouvelle ère de mondialisation. Dans son roman Les Mailles du réseau, Bruce Sterling imaginait une planète hyperconnectée, avec « un réseau qui recouvrait le monde, système nerveux global, pieuvre de données [*28] ». L’idée de connexion occupait une place centrale dans les productions visuelles de l’époque, friandes des traits au laser bleu reliant jusqu’aux endroits les plus reculés de la planète, dans un écheveau d’échanges et de mobilités. La tendance était à l’interconnexion, avec la création, à quelques années d’intervalle, de l’Organisation mondiale du commerce, de l’Union européenne et de l’Accord de libre-échange nord-américain. Une analyse plus profonde des évolutions géopolitiques de l’époque fait toutefois émerger un autre récit qui, outre la tendance à l’unité, se caractérise également par la fragmentation. En 1990, les deux Allemagne étaient réunies mais, l’année suivante, l’Union soviétique éclatait. Au moment où naissait l’Union européenne, la Yougoslavie se disloquait. La Somalie sombrait quant à elle dans une guerre civile qui allait la priver d’État central pendant plus d’une décennie.
Avec la fin de la Guerre froide, de nouvelles barrières remplaçaient les anciennes. Les marchandises et l’argent étaient libres de circuler, mais pas les personnes. Dans le monde entier, des murs se construisaient. Selon une estimation, ce sont plus de 10 000 kilomètres de frontières qui ont été concrétisées physiquement [*29]. En 1990, les États-Unis érigeaient au sud de San Diego la première section d’une barrière frontalière avec le Mexique. Au moment où il libéralisait le commerce en Amérique du Nord, le président Bill Clinton lançait l’opération Gatekeeper pour renforcer la frontière sud des États-Unis [*30]. Deux mois après la chute du mur de Berlin, la BBC diffusait un film intitulé The March, dans lequel on suit un Soudanais à la tête d’un groupe des personnes, déplacées par la guerre et la pauvreté, qui s’engagent dans une longue marche, à travers l’Afrique du Nord, en direction de l’Europe. Dans la scène finale, alors qu’un hélicoptère vole au-dessus d’eux, on les voit arriver dans une station balnéaire du sud de l’Espagne, puis monter des escaliers en direction d’un barrage de soldats en armes. Symbole de la promesse non tenue du cosmopolitisme, un adolescent africain portant une casquette des Miami Dolphins s’effondre sur la plage sous le feu des militaires. Dans le monde réel, rien que depuis 2014, ce sont plus de trente mille personnes qui ont péri en mer alors qu’elles tentaient de gagner l’Europe [*31]. Force à la fois centripète et centrifuge, la mondialisation relie les gens les uns aux autres, mais elle les divise aussi profondément.
Ce livre entend jeter un coup de projecteur sur les années 1990, période dont l’effervescence politique a été sous-estimée, creuset de l’imaginaire national et postnational. Le récit qui nous est fait de cette décennie, celui d’une intégration toujours plus importante avec la création d’unions économiques toujours plus vastes, doit être renversé pour montrer l’énergie qui a été consacrée aux efforts à visée sécessionniste et le zèle avec lequel ont été poursuivies les expériences de création de micro-ordres. Lorsque le politologue Francis Fukuyama avançait l’hypothèse de la « fin de l’Histoire » en 1989, il entendait par là la convergence du monde autour du modèle de la démocratie libérale, mais aussi le triomphe incontesté d’un mode particulier d’organisation de la planète, divisée en États-nations souverains, liés entre eux, au sein d’une économie mondiale unique régie par le droit international public [*32]. Mais l’évolution progressive du capitalisme mondial a changé la donne. La fin de l’empire et du communisme a vu naître une multitude de nouveaux États-nations souverains, au moment même où une autre forme politique prenait son essor. Depuis les années 1990, et de plus en plus jusqu’à aujourd’hui, une nouvelle entité, la zone, est venue s’ajouter à l’État-nation.
Les zones aident à penser le processus de fragmentation de la carte, qui accompagne la mondialisation, formant ce que des chercheurs ont appelé « l’économie d’archipels de l’offshore », avec des territoires qui se livrent une concurrence sans fin pour attirer des clients, des épargnants et des investisseurs nomades [*33]. Dans le sillage des recherches très en vue de Thomas Piketty et Emmanuel Saez, et des révélations stupéfiantes des Panama Papers et des Paradise Papers, nous commençons à en savoir plus sur un type particulier de zone, le paradis fiscal [*34]. Mais s’il est juste de voir en la zone un instrument qui sert aux « accapareurs de richesses », ce n’est pas suffisant [*35]. Nous devons réaliser que, pour les partisans radicaux du marché, elle n’est pas simplement le moyen de parvenir à une fin économique, mais une source d’inspiration pour la réorganisation politique de la société dans son ensemble.
La zone présente de nombreuses qualités aux yeux de la droite capitaliste. Son spectre et la menace de fuite des capitaux qu’il fait planer constituent des moyens de chantage à la réforme sur ce qu’il reste d’État social en Europe occidentale et en Amérique du Nord. La zone apparaît également comme la démonstration d’une autre idée qui fait son chemin dans l’imaginaire commun des droites contemporaines : celle que le capitalisme peut exister sans la démocratie. Lors de la réunification de l’Allemagne, le professeur de philosophie politique Raymond Plant faisait remarquer que, « à la lumière de l’effondrement du communisme en Europe de l’Est, certains pourraient penser que la relation entre capitalisme et démocratie est évidente. Pourtant, c’est loin d’être le cas, et certains de ceux qui ont été à l’avant-garde intellectuelle du débat sur les marchés libres remettent désormais en cause cette relation entre marchés et démocratie ». Il soulignait que « selon eux, la démocratie telle qu’elle s’est développée dans les sociétés occidentales pourrait constituer un obstacle à la croissance et à la bonne santé des marchés [*36] ». Pour certains, les survivances de la période coloniale comme Hong Kong, les bantoustans d’Afrique du Sud sous l’apartheid et les enclaves autoritaires de la péninsule Arabique apportaient la preuve que la liberté politique pouvait en fait constituer une entrave à la liberté économique.
L’idée d’un capitalisme sans démocratie est plus largement répandue qu’on ne pourrait le penser. Intellectuel de droite membre de longue date de la Heritage Foundation, Stephen Moore, conseiller économique du président Donald Trump, un temps pressenti pour intégrer le conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale des États-Unis en 2019, est très clair sur le sujet : « Le capitalisme est bien plus important que la démocratie. Je ne suis moi-même pas un fervent adepte de la démocratie [*37]. » Loin d’être une plaisanterie ou un lapsus, il s’agit là d’un positionnement bien réfléchi qui a tranquillement fait son chemin au cours des cinquante dernières années, façonnant nos lois, nos institutions et l’horizon de nos aspirations politiques.
L’éclatement de la carte du monde ne s’est pas produit spontanément. Il a eu ses promoteurs. Ce livre parle de ceux qui ont précédé et suivi Peter Thiel, de ceux qui ont vu venir la fragmentation et l’ont encouragée. Après la fin de la Guerre froide, leur proposition avait de quoi surprendre : peut-être le capitalisme avait-il secrètement perdu. Peut-être que les super-États sociaux-démocrates reprenaient le flambeau là où l’avaient laissé les États communistes, alors que les dépenses de l’État ne cessaient de croître. Peut-être que, pour une véritable victoire du capitalisme, il fallait aller plus loin. Et si la fin de l’Histoire n’était pas cette mosaïque composée d’environ deux cents États-nations, qui auraient adopté un système de démocratie libérale, mais un monde composé de dizaines de milliers d’entités aux systèmes politiques variés, en perpétuelle concurrence ? « Et si la plus grande tendance politique des deux derniers siècles, à savoir la centralisation du pouvoir de l’État, s’inversait au XXIe siècle [*38] ? », s’interroge un radical du marché libre. Et s’il fallait complètement refonder la société ?
À partir des années 1970, la zone a constitué une alternative de choix au désordre de la démocratie de masse ainsi qu’à l’expansion et aux pesanteurs d’États-nations hypertrophiés. Ce livre s’intéresse à des penseurs dont le mantra n’est pas le globalisme, mais le sécessionnisme. Il retrace le parcours d’un groupe de partisans radicaux du marché à travers le monde, dans leur recherche du véhicule idéal pour le capitalisme, sur une période d’un demi-siècle. Le voyage nous conduira de Hong Kong aux Docklands de Londres en passant par la cité-État de Singapour, l’Afrique du Sud de la fin de l’apartheid, le Sud néo-confédéré et l’ancienne frontière de l’Ouest aux États-Unis, dans les zones de guerre de la Corne de l’Afrique, à Dubaï et sur les plus petites îles du monde, pour se terminer dans le monde virtuel du métavers. Il tracera les contours de la nouvelle utopie des partisans de la sécession capitaliste, faite de forteresses souples et mobiles pour le capital, protégées des griffes d’une populace qui aspire à un présent et un avenir plus équitables.
Dans son roman Red Pill, paru en 2020, Hari Kunzru décrit un homme rédigeant un manifeste dans un état hallucinatoire à propos « d’un système qui aurait finalement toute latitude de se passer de politiques publiques et de les remplacer par l’art de la négociation : une boîte noire, impossible à contrôler et seulement accessible aux parties concernées. Il n’y aurait ni garde-fous ni contre-pouvoirs, aucun droit de recours contre les décisions prises par les négociateurs, aucun “droit” d’aucune sorte, rien que l’exercice du pouvoir à l’état brut [*39] ». C’est le système décrit dans les pages de ce livre : une forme radicale de capitalisme dans un monde sans démocratie.
Notes
[*1]. Peter Thiel, « Back to the future », intervention lors de la conférence du Seasteading Institute, 29 septembre 2009, San Francisco, CA, vidéo, 30 min 55 s, https://vimeo.com/7577391.
[*2]. Peter Thiel, « The education of a libertarian », Cato Unbound, 13 avril 2009.
[*3]. Peter Thiel, « Back to the future », art. cité.
[*4]. Après avoir écrit ce passage, je suis tombé sur une expérience de pensée similaire dans un livre financé par la Fondation Charles Koch. Voir Tom Bell, Your Next Government ? : From the Nation State to Stateless Nations, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 1 ; pour des travaux pionniers sur les zones, voir Aihwa Ong, Neoliberalism as Exception : Mutations in Citizenship and Sovereignty, Durham, NC, Duke University Press, 2006 ; Keller Easterling, Extrastatecraft : The Power of Infrastructure Space, New York, Verso, 2014 ; Ronen Palan, The Offshore World : Sovereign Markets, Virtual Places, and Nomad Millionaires, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2003 ; Nicholas Shaxson, Les Paradis fiscaux : enquête sur les ravages de la finance néolibérale, traduit de l’anglais par Emmanuel Fourmont, Bruxelles, André Versaille éditeur, 2012 ; et Patrick Neveling, « Free trade zones, export processing zones, special economic zones and global imperial formations 200 BCE to 2015 CE », in Immanuel Ness et Zak Cope (dir.), The Palgrave Encyclopedia of Imperialism and Anti-Imperialism, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015.
[*5]. François Bost, « Special economic zones : methodological issues and definition », Transnational Corporations 26, no 2 (2019), p. 142. Pour résoudre le problème, un chercheur se contente de faire référence à la Zone, avec une majuscule. Jonathan Bach, « Modernity and the urban imagination in economic zones », Theory, Culture & Society 28, no 5 (2011), p. 99-100.
[*6]. Aihwa Ong, « Graduated sovereignty in South-East Asia », Theory, Culture & Society 17, no 4 (2000), p. 68.
[*7]. Gabriel Zucman, La Richesse cachée des nations : enquête sur les paradis fiscaux, Paris, Seuil, 2013.
[*8]. Gabriel Zucman, « How corporations and the wealthy avoid taxes (and how to stop them) », New York Times, 10 novembre 2017, https://www.nytimes.com/interactive/2017/11/10/opinion/gabriel-zucman-paradise-papers-tax-evasion.html.
[*9]. Oliver Bullough, Moneyland : Why Thieves and Crooks Now Rule the World and How to Take It Back, Londres, Profile Books, 2018, p. 53, 79.
[*10]. « Obama targets Cayman “tax scam” », PolitiFact, 9 janvier 2008, https://www.politifact.com/article/2008/jan/09/obama-targets-cayman-islands-tax-scam/.
[*11]. Comme cela est souvent souligné, les États-Unis eux-mêmes sont l’un des plus grands paradis fiscaux du monde. Ana Swanson, « How the U.S. became one of the world’s biggest tax havens », Washington Post, 5 avril 2016, https://www.washingtonpost.com/news/wonk/wp/2016/04/05/how-the-u-s-became-one-of-the-worlds-biggest-tax-havens/.
[*12]. En 2019, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) a proposé de qualifier toutes les zones de zones économiques spéciales. Cela n’inclut pas les paradis fiscaux assimilables à des zones. CNUCED, Rapport sur l’investissement dans le monde : les zones économiques spéciales, Genève, Nations unies, 2019, p. iv.
[*13]. Les États-Unis comptent près de trois cents zones franches de ce type.
[*14]. Tim Looser, « 21st century city form in Asia : the private city » in Setha Low (dir.), The Routledge Handbook of Anthropology and the City, New York, Routledge, 2018.
[*15]. Kimberly Adams et Benjamin Payne, « Nevada considers bringing back the “company town” for the tech industry », Marketplace, 30 juin 2021, https://www.marketplace.org/shows/marketplace-tech/nevada-considers-bringing-back-the-company-town-for-the-tech-industry/.
[*16]. Quinn Slobodian, « Rishi Sunak’s free ports plan reinvents Thatcherism for the Johnson era », Guardian (édition Royaume-Uni), 1er mars 2020, Global Newsstream.
[*17]. Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable, Paris, La Fabrique, 2020, p. 255.
[*18]. François Bost, « Special economic zones », art. cité, p. 151.
[*19]. Stuart M. Butler, « The enterprise zone as a political animal », Cato Journal 2, no 2 (automne 1982), p. 374.
[*20]. Lionel Shriver, Les Mandible. Une famille, 2029-2047, Paris, Belfond, 2017, p. 71.
[*21]. Jeff Deist, « The prospects for soft secession in America », Mises Wire, 21 septembre 2021, https://mises.org/wire/prospects-soft-secession-america.
[*22]. Jeff Deist, « Secession begins at home », LewRockwell.com, 31 janvier 2015, https://www.lewrockwell.com/2015/01/jeff-deist/secession-begins-at-home/.
[*23]. Stephen Graham et Simon Marvin, Splintering Urbanism : Networked Infrastructures, Technological Mobilities and the Urban Condition, Londres, Routledge, 2001, p. 272.
[*24]. Ola Uduku, « Lagos : “Urban gating” as the default condition », in Samer Bagaeen et Ola Uduku (dir.), Gated Communities : Social Sustainability in Contemporary and Historical Gated Developments, Londres, Earthscan, 2010.
[*25]. Sanjay Srivastava, Entangled Urbanism : Slum, Gated Community, and Shopping Mall in Delhi and Gurgaon, New York, Oxford University Press, 2014.
[*26]. Michael P. Gibson, « The Nakamoto Consensus : how we end bad governance », Medium, 3 avril 2015, https://medium.com/@William_Blake/the-nakamoto-consensus-how-we-end-bad-governance-2d75b2fa1f65.
[*27]. Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole, trad. de l’anglais par Claude Besseyrias, Paris, Fayard, 1995. Précédemment paru sous le titre Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris, Éditions ouvrières, 1972.
[*28]. Bruce Sterling, Les Mailles du réseau, trad. de l’anglais par Jean Bonnefoy, Paris, Denoël, 2000, p. 30.
[*29]. Stéphane Rosière et Reece Jones, « Teichopolitics : re-considering globalisation through the role of walls and fences », Geopolitics 17, no 1 (2012), p. 218.
[*30]. Voir sur ces deux points la remarquable analyse de Wendy Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009, p. 46.
[*31]. Voir le projet Migrants disparus de l’Organisation internationale pour les migrations, https://missingmigrants.iom.int/fr/region/mediterranee.
[*32]. Francis Fukuyama, « The end of History? », National Interest, no 16 (été 1989), p. 3-18.
[*33]. Angus Cameron et Ronen Palan, The Imagined Economies of Globalization, Londres, Sage, 2003, p. 157 ; et Vanessa Ogle, « Archipelago capitalism : tax havens, offshore money, and the State, 1950s-1970s », American Historical Review 122, no 5 (décembre 2017).
[*34]. Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013 ; Gabriel Zucman, La Richesse cachée des nations, op. cit.
[*35]. Chuck Collins, The Wealth Hoarders : How Billionaires Pay Millions to Hide Trillions, Londres, Polity, 2021.
[*36]. Raymond Plant, « Restraint and responsibility », Times (Londres), 16 octobre 1990, The Times Digital Archive, Gale.
[*37]. Andrew Kaczynski et Paul LeBlanc, « Trump’s Fed pick Stephen Moore is a self-described “radical” who said he’s not a “big believer in democracy” », CNN.com, 13 avril 2019, https://www.cnn.com/2019/04/12/politics/stephen-moore-kfile/index.html.
[*38]. Jeff Deist, « The prospects for soft secession in America », art. cité.
[*39]. Hari Kunzru, Red Pill, traduit de l’anglais par Élisabeth Peellaert, Paris, Christian Bourgois, 2021, p. 290.
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