Pour une nouvelle cartographie de l’utopie.
La difficulté de la critique sociale est de définir le point d’où elle parle, de définir le point à partir duquel son regard est le plus englobant, le point qui offre au regard sa plus grande et plus large perspective. Ce point de vue est nécessairement culturel, est nécessairement une construction culturelle, donc collective et provisoire, qui seule permet à une société donnée de s’inscrire dans le temps, en donnant à ce temps sa couleur si particulière que lui appartiendra en propre.
L’histoire de l’humanité pourrait ainsi être comparée à une promenade en montagne, qui, au fur et à mesure que serpente le chemin, permet de changer la perspective, mais dans une montagne qui se transforme sans cesse en déplaçant les lignes de crêtes, les massifs et les vallées, obligeant le promeneur à redessiner ses cartes en permanence. Cette montagne se transforme doublement, par ses forces géologiques et climatiques propres comme par l’activité combinée de ses habitants. Une société est comme une carte géographique, permettant à un moment donné aux habitants du lieu de décrire la région dans laquelle ils vivent, avec leurs propres conventions typographiques et leur échelle spécifique qui nécessairement ne permet pas de tout représenter.
Mais même si les habitants du lieu se mettent d’accord sur la validité pratique de cette carte, il n’empêche que comme la montagne dans lequel ils vivent se transforme simultanément de l’intérieur et de l’extérieur, la carte non seulement recèle une part d’approximation dès l’origine, mais encore devient de moins en moins adaptée à la situation réelle au fur et à mesure que la montagne se transforme. Toute la question est alors de savoir quelles précisions apporter à la carte et qui décide de celles qu’il faut retenir. Les débats politiques entre les utilisateurs de la carte consisteront donc à se mettre d’accord sur les règles de mise à jour de cette carte, sa fréquence, et sur qui est autorisé ou non à le faire, suivant quelles procédures, avec quels moyens.
Chacun comprendra que pouvoir contrôler ce qui apparait ou non sur la carte sera source d’un pouvoir certain sur les utilisateurs de la carte, et cela d’autant plus que la réalité décrite par la carte sera jugée plus vraie et plus pertinente que le monde perçu par nos sens. Il faut reconnaître aussi que plus la montagne se transforme vite, plus l’existence de la carte devient importante pour pouvoir se repérer collectivement : il n’empêche que, au bout d’un moment, à force d’ajouts et de corrections de détails, la carte en question devient totalement illisible. La solution proposée par les maîtres de la carte, ou par ceux qui aspirent à les remplacer, est, régulièrement, de refaire la même carte, mais en plus propre, quitte à changer un peu l’échelle pour pouvoir y rajouter plus de détails. La question qui n’est jamais posée est celle de devoir refaire un relevé topographique complet : et pour cause, car le pouvoir des maîtres de la carte tient à la possession de la carte, pas à l’adéquation de la carte à la réalité.
Ce qu’il faut bien voir, c’est que cette carte était en gros juste au départ, mais qu’au fur et à mesure elle ne décrit plus une réalité qui s’est transformée, ce que les maîtres de la carte sont toujours les derniers à percevoir. A l’inverse, les utilisateurs de la carte ne voient pas non plus que la montagne s’est transformée : ils voient seulement que la carte ne correspond pas à la montagne qu’ils connaissent. Et comme ils n’ont pas de pouvoir sur la carte ils accusent logiquement mais fallacieusement les maîtres de la carte de leur mentir (qu’ils le fassent occasionnellement est une chose, que leur pouvoir tienne à ce mensonge en est une autre : au contraire, que la carte puisse réellement être perçue comme différente de la montagne, et ils ne sont plus rien).
L’important pour bien comprendre cette fable est de saisir la transformation de la montagne, sa double métamorphose. (La montagne dont je parle ici est une montagne fabuleuse capable de se transformer, de muter, de s’étendre et de se rétrécir, de s’élever et de se creuser par sa propre respiration anarchique, respiration sur laquelle ses habitants sont en mesure d’interagir symbiotiquement et collectivement sans jamais réellement savoir comment). L’histoire traditionnelle est toujours racontée comme si la montagne avait toujours été là, telle qu’elle est aujourd’hui, et qu’elle serait totalement inerte, un simple « environnement », quelque chose qui serait extérieur aux hommes qui y vivent, alors qu’elle est une partie indissociable et indiscernable de leur être ensemble. (Notons que les hommes modernes veulent bien admettre que la montagne s’est mise en place très lentement avant qu’ils n’arrivent eux-mêmes, mais cela ne change pas vraiment le problème).
Ce qu’il faut bien voir, c’est que la montagne et les hommes qui y vivent se transforment continuellement l’un l’autre, plus ou moins imperceptiblement : ils peuvent donc faire des cartes, des cartes qui correspondront à la montagne pour une durée plus ou moins longue, mais durée que personne ne maîtrise véritablement et surtout que personne ne peut maîtriser à long terme. Par définition, un objet figé comme une carte ne peut pas rendre compte en temps réel d’une réalité mouvante qui détruit ou déplace insidieusement et en permanence les repères géodésiques qui ont servi à un moment donné à construire les cartes. Les sociétés humaines ont besoin de stabilité relative et détestent le changement, à tout le moins le changement sur lequel elles n’ont pas de prise. On pourrait presque lire l’histoire de l’humanité comme l’histoire tragique et grandiose de l’art de stopper le temps, de l’art de figer le mouvement et la transformation anarchique des choses. Histoire tragique et grandiose car sans arrêt la vie, le mouvement et le temps viennent remettre à plat les fragiles et éphémères certitudes humaines et déchirer les cartes de leur vanité.
Toujours arrive dans l’histoire des sociétés un moment où la carte ne rend plus compte de la géographie vivante de la montagne, un moment où la carte devient illisible, un moment où deviennent nombreux ceux qui voient les erreurs, mais moment où encore personne n’a commencé le nouveau relevé. Le drame récurrent de ce moment bien particulier, c’est que les maîtres de l’ancienne carte sont aussi ceux qui refusent le plus énergiquement sa remise en cause.
La question est bien entendu : sommes-nous à un tel moment ?
Louis – Colmar le 11 mars 2019