Comment un mouvement social serait-il possible sans un élargissement sauvage du sens des choses et de l’existence, sans une rupture, un décloisonnement polysémique du sens courant ?
Le temps est fini où le monde pouvait se lire sur une échelle binaire (gauche/droite, progrès/réaction, parlementarisme/autoritarisme, prolétariat/bourgeoisie, travail/capital, local/global, etc.) : la crise présente de la civilisation peut aussi se lire aujourd’hui transversalement dans toutes les strates de la société, même si leurs intérêts ne se confondent évidemment pas nécessairement. Bien mieux, cette crise de civilisation est précisément marquée, caractérisée, par l’incapacité désormais acquise de ces (anciennes) oppositions à rendre compte du réel actuel, mais d’un réel qui a également été effectivement construit sur ces oppositions, sur leurs développements pratiques et conceptuels dans le temps.
Au lieu de chercher à classer les gens en amis et ennemis clairement identifiables en fonction de leur seule place dans la structure hiérarchique (même si celle-ci a aussi une incidence), il me semble plus sage et surtout plus efficace de chercher à voir en quoi chacun est (éventuellement) déchiré par ce conflit de civilisation, comment chacun vit dans le temps ces contradictions ressenties comme insolubles à des degrés divers, à quasiment tous les étages de la pyramide. [Cela n’empêche pas que l’on puisse malheureusement, parfois, avoir des envies d’étrangler, par simple charité et par pure faiblesse passagère, un certain nombre de pontifes qui vaticinent à longueurs d’antennes (au sens large) en se complaisant dans les singeries intellectuelles les plus grossières, si tant est que l’on puisse qualifier d’ « intellectuelle » ce qui ressemble plus à une négation de l’intelligence et du plus élémentaire sens de la nuance].
Entendons-nous bien : je ne cherche absolument pas à cautionner une vision œcuménique des enjeux sociétaux, mais à déplacer leur conflictualité, à sortir cette conflictualité des trop caricaturales questions d’intérêts matériels. La ligne de fracture serait selon moi : est-ce qu'un individu se reconnait une quelconque supériorité sur ses contemporains ? est-ce qu'un individu reconnait une quelconque supériorité à l'un ou l'autre de ses contemporains ? La réponse à ces questions ne dépend pas strictement de la place qu'on occupe dans la structure sociale. Il s'agit de construire une dialectique du commun et de la différence en-dehors de toute problématique de pouvoir, en dehors de toute sacralisation d'une différence particulière. Si la réponse est non, il n’y a plus, selon moi, de possibilité d’Etat ou de marché, le non étant le vrai nom de la démocratie directe.
Il y a un système d’injonction sociale à la cohérence de chacun : il faut être entier, carré, rigoureux, logique, non-contradictoire, bref prévisible… Et chacun s’efforce avec plus ou moins de succès à correspondre à ce schéma. Cela ne veut pas dire pour autant que cela a le moindre sens de revendiquer un illogisme de principe, de défendre un mode de vie totalement aléatoire : ce que je veux dire c’est que la crise de civilisation telle que nous la vivons rend cette cohérence fondamentalement, structurellement, impossible : l’appel à la cohérence de chacun devient donc dans ce monde une injonction paradoxale.
Chercher à résoudre la crise sociétale dans laquelle nous sommes plongés ne se fera donc pas essentiellement en exhortant chacun à rajouter une nouvelle couche de cohérence et d’intégrité pour masquer nos contradictions et hésitations personnelles, contradictions et hésitations qu’il faut cesser de voir comme des faiblesses maladives, car elles nous sont aussi positivement constitutives. Cela supposerait en effet que cette cohérence alternative existe déjà, alors que tout l’enjeu est de la mettre au jour et de la développer, de la construire, de la créer.
L’enjeu de la critique est donc toujours de mettre au jour des contradictions, mais non pas comme cela se faisait jusqu’ici pour invalider des thèses ou des théories (c’est contradictoire, donc la théorie est invalidée, etc.), mais pour pouvoir changer le sens du réel. Toute personne « normale » qui s’exprime développe un discours qui a une cohérence interne. Il peut bien sûr arriver que cette cohérence interne soit prise en défaut, mais il peut aussi arriver que le locuteur ne reconnaisse aucune erreur, quand bien même l’inter-locuteur y reconnait une contradiction plus ou moins flagrante. (J’écarte la possibilité, réelle mais ici sans intérêt, de la mauvaise foi). C’est donc que ce discours a socialement un double sens, une double signification, qu’il s’inscrit dans une double temporalité. Ce qui est ici significatif, ce n’est pas tant le discours en lui-même, mais le mécanisme historique qui crée la possibilité de la double interprétation : et pour moi il ne peut pas y avoir de révolution sociétale sans révolution du sens, il ne peut pas y avoir de révolution sans construction dynamique d’un sens, d’une intelligence sociétale qui n’existe pas encore, qui se construit en avançant, qui se construit en contestant le sens des choses autant que leur matérialité, que leur socialité. Le discours du pouvoir s’appuie toujours sur une réduction, un appauvrissement de l’intelligence du monde.
Défendre une issue révolutionnaire à la crise que nous vivons, ce n’est donc pas (essentiellement) opposer des intérêts, mais mettre en évidence que ces conflits d’intérêts sont avant tout l’écume d’une métamorphose du sens de la vie en société, d’une métamorphose qui transcende, irrigue, bouscule toutes les anciennes oppositions binaires classiques. Changer l’intelligence du monde ce n’est pas opposer dans une arène fermée deux visions du monde qui s’opposeraient point à point : c’est se confronter à des approches du monde toujours partielles et partiales, dont la cohérence est une recherche dynamique et non un donné, dont la cohérence est un objectif avant d’être un préalable.
L’actuelle profonde crise de la politique est une tarte à la crème médiatique, à ceci près que ce qui est interprété comme remède à cette crise (Macron, Trump, Brexit, populâtries, etc.) n’est absolument pas de l’ordre de la réponse à celle-ci, mais bien plus sûrement de l’approfondissement institutionnel de ses symptômes.
Les humains ont depuis toujours été littéralement pétris de contradictions, et le caractère sans doute le plus essentiel de l’humain est justement sa capacité d’y faire face en toute humilité : en contre-point, ce qui constitue tout pouvoir sur les humains repose sur sa plus ou moins grande capacité de négation de cette fragilité constitutive de l’humanité, dont le partage fonde la socialité. Ce que les humains partagent peut-être de plus essentiel, ce sont leurs doutes et leurs incertitudes, et la confiance en l’autre repose en grande partie sur le partage vécu de cette fragilité : en contre-point, il ne peut pas exister de pouvoir sur les humains sans mise en scène d’un jeu de certitudes, sans mise en force de l’instauration d’un domaine de l’in-discutable…
Qu’est-ce qui fonde la démocratie et l’égalité des humains, sinon l’in-existence de quelque vérité au-dessus de toute discussion que ce soit. Tout pouvoir séparé, quel qu’il soit, est toujours le garant et l’expression d’une telle vérité hors-sol, hors-histoire. Pour simplifier, la lutte politique classique consiste à vouloir définir un autre contour d’une telle vérité, alors que la crise politique que nous traversons repose, au final, sur l’émergence de la reconnaissance de l’impossibilité d’une telle définition absolue de cette vérité constitutive d’un pouvoir sur la société. L’effondrement en cours du politique est ainsi un moment vivant du processus de délégitimation globale de la société institutionnelle en place.
L’Etat n’est que l’institutionnalisation d’une vérité : combattre l’essence de l’Etat c’est combattre le principe de l’existence d’une vérité ultime et nécessaire pour structurer la vie en société. Combattre l’Etat, ce n’est pas élargir la base de cautionnement de la vérité qui le structure, c’est chercher à organiser la vie en société en se fondant sur la relativité de toute vérité possible, c’est-à-dire sur la reconnaissance de la fragilité universelle de chacun, de l’imperfection constitutive et universelle de l’humain. Il n’y a de démocratie possible que si personne ne peut avoir raison contre les autres, ce qui n’a strictement aucun rapport avec l’idéologie démocratique du principe majoritaire, où il s’agit seulement de déterminer qui a raison contre qui : l’essentiel est ici de préserver le cœur du système étatique, à savoir que toutes les vérités ne se valent pas, ce qui n’est qu’une autre façon d’admettre par principe que tous les hommes ne se valent pas non plus. La réciproque est tout aussi vraie. L’Etat est ainsi avant tout une structure chargée d’instituer le vrai sur la base d’une hypothétique inégalité foncière et organisée entre les humains : l’inégalité supposée entre les humains est le vrai fondement de l’Etat. Mais cette inégalité n’est bien sûr pas avouable, c’est pourquoi elle doit être cachée derrière un grand principe dont l’Etat sera le garant : n’importe quel absolu pourra faire l’affaire (Dieu, le Peuple, la Nation, le Chef, la Vérité, l’Histoire, la Science, le Prolétariat, le Marché, etc.).
Mais entendons-nous bien : l’inégalité qui est au fondement de l’Etat repose toujours sur une égalité formelle : celle résultant de la soumission, l’égalité abstraite dans la soumission, peu importe le nom dont on l’affuble (citoyen, croyant, travailleur, contribuable, consommateur, etc.). L’égalité prônée par la logique d’Etat est toujours fondé sur la négation pratique des différences.
L’égalité qu’il nous faut revendiquer pour être le contre-poids de la logique étatique est au contraire basée sur le fait que nous sommes tous égaux parce que nous sommes tous différents, et que, de ce fait, plus aucune différence ne doit pouvoir prévaloir sur les autres.
Si une égalité formelle est nécessaire à la structuration de l’Etat, il lui faut en contrepartie laisser ouvert un champ d’expression perverti à ce qui fonde l’égalité réelle entre les humains, un champ qui permette l’expression falsifiée des spécificités interindividuelles : cette expression doit impérativement être soumise à l’universalité abstraite dont l’Etat se veut le garant. Ce champ d’expression perverti est le monde de l’économie et du marché.
Exemples : dans le contexte d’une société religieuse monothéiste, c’est le rôle du péché d’établir une différenciation qualitative entre les croyants ; dans le contexte d’une société étatique moderne, c’est le rôle politique de l’économie d’assurer cette différentiation à travers la consommation.
A l’universalité abstraite qui fonde l’Etat, correspond son envers falsifié dans le monde de l’économie, la différenciation abstraite de la marchandise : Etat et économie sont depuis toujours des frères jumeaux, et même si ces jumeaux-là ont fini par se détester, cela n’enlève rien à leur consanguinité originelle. L’histoire du capitalisme peut très bien se lire comme l’histoire du développement de cette brouille et de son caractère insoluble tant que l’on veut sauvegarder leur opposition, tant que l’on veut les hiérarchiser, d’une manière ou d’une autre, tant que l’on recherche une formule magique pour définir la bonne coexistence. L’opposition de l’Etat et du marché est le résultat actuel de leur développement à partir d’une origine commune : le capitalisme, en tant que système global, est donc l’expression de leur effondrement commun. Parler de crise du capitalisme est donc en partie un contre-sens : le capitalisme est déjà (par définition) l’expression d’une crise historique de long terme, il est le nom de la maladie qui a vu, en tant que symptômes, s’autonomiser l’Etat et le marché. Si l’on peut malgré tout conserver ce concept de crise du capitalisme, ce pourrait être comme marqueur du processus d’inversion du capitalisme conçu positivement jusqu’à aujourd’hui, comme dépassement de l’ancien monde (féodal, religieux, etc.), en la prise de conscience actuelle qu’il n’a finalement été que l’expression négative de son lent effondrement.
S’il faut aujourd’hui sortir de l’économie, c’est nécessairement pour des raisons extra-économiques. S’il faut dépasser l’économie, ce n’est pas pour des raisons techniques (problèmes de dettes, de rentabilités, de taux de profits, de solvabilités, de valeur, d’auto-valorisation de la valeur, de misère ou de pauvreté, voire d’impasse écologique ou climatique, de mauvaise répartition des rôles respectifs de l’Etat et du marché, etc.), c’est impérativement pour des raisons humaines, pour des raisons qui touchent à la définition même de l’humain, pour des raisons qui touchent à la même négation de l’humain par le monde de l’Etat et de son double, le monde de l’économie.
Pour aborder le problème du nécessaire dépassement de l’Etat et du nécessaire dépassement de l’économie, il faut commencer par accepter leur complémentarité intrinsèque : non pas dans le sens où l’Etat et le capitalisme ce serait la même chose, que l’Etat serait simplement au service de l’économie, que l’économie pourrait se passer de l’Etat, ou que l’Etat pourrait ou devrait réguler le marché, etc.
Pour penser le dépassement de l’Etat et le dépassement de l’économie, il faut commencer par pouvoir penser historiquement et leur complémentarité, et leur contradiction, contradiction qui doit être conçue comme réelle (et pas seulement fictive comme dans une critique simpliste du libéralisme). : l’Etat n’est pas soluble dans le marché, ni l’inverse. L’Etat et le marché se sont développés ensembles, sur une même définition de l’humanité, et l’histoire de leur développement commun et de l’approfondissement de leur différenciation, est l’histoire de l’invalidation de leur définition de l’humain. Pour le dire autrement, la crise entre l’Etat et le marché a pour origine la perte, l’effondrement, du sens particulier de l’humain qui avait fondé, à un moment donné, leur légitimité historique commune.
L’opposition de l’Etat et du marché est le symptôme de la maladie : dénoncer l’Etat au nom du marché, ou le marché au nom de l’Etat, c’est tout faire pour ne pas voir la crise anthropologique à laquelle nous sommes confrontés. Chercher à analyser cette crise comme le résultat d’un processus négatif à l’œuvre qui nous éloignerai d’un point de référence positif du passé, d’une humanité qui serait de plus en plus maltraitée, niée, aliénée, exploitée, etc., ne mène pas loin, et n’est finalement qu’une inversion de la mythologie du progrès. Ces sentiments de maltraitance, d’aliénation, d’exploitation, etc., ne doivent pas pour autant être niés, relativisés, déconsidérés : seulement ils ne mesurent pas une perte par rapport à ce référentiel passé, ils représentent au contraire un éloignement dialectique du référentiel lui-même dans sa capacité à rendre compte des exigences d’humanité du présent.
La crise historique du capitalisme n’est donc pas une crise due à l’éloignement, à la négation sournoise de son référentiel anthropologique qu’il faudrait par conséquent réhabiliter, elle correspond au contraire à une défense pervertie d’un référentiel anthropologique qui a perdu sa pertinence, et qu’il faut dépasser et réinventer dialectiquement.
Louis – Colmar le 7 janvier 2020