quatrième de couverture :
Le sentiment de « malaise dans la civilisation » n’est pas nouveau, mais il a retrouvé aujourd’hui en Europe une intensité sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. La saturation de l’espace public par des discours économiques et identitaires est le symptôme d’une crise dont les causes profondes sont institutionnelles. La Loi, la démocratie, l’État, et tous les cadres juridiques auxquels nous continuons de nous référer, sont bousculés par la résurgence du vieux rêve occidental d’une harmonie fondée sur le calcul. Réactivé d’abord par le taylorisme et la planification soviétique, ce projet scientiste prend aujourd’hui la forme d’une gouvernance par les nombres, qui se déploie sous l’égide de la « globalisation ». La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes inhérentes à son bon fonctionnement. Prospère sur ces bases un nouvel idéal normatif, qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes. Porté par la révolution numérique, ce nouvel imaginaire institutionnel est celui d’une société où la loi cède la place au programme et la réglementation à la régulation. Mais dès lors que leur sécurité n’est pas garantie par une loi s’appliquant également à tous, les hommes n’ont plus d’autre issue que de faire allégeance à plus fort qu’eux. Radicalisant l’aspiration à un pouvoir impersonnel, qui caractérisait déjà l’affirmation du règne de la loi, la gouvernance par les nombres donne ainsi paradoxalement le jour à un monde dominé par les liens d’allégeance.
Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard 2015
Participant de cette institution imaginaire de la société, l’ordre juridique ne peut donc être ni séparé des conditions matérielles d’existence où il s’inscrit, ni déduit de ces conditions. Il se présente en effet toujours comme l’une des réponses possibles aux défis que ces conditions posent à l’espèce humaine. (p10)
L’hypothèse dont procède ce livre est que la « crise de l’Etat-providence » est le révélateur d’une rupture institutionnelle beaucoup plus profonde, qui affecte cette manière proprement occidentale de concevoir le gouvernement des hommes. C’est pourquoi l’Etat, la loi ou la démocratie ne seront pas considérées ici comme des cadres de l’analyse juridique, mais comme des catégories qu’il faut réinterroger pour comprendre les mutations institutionnelles de grande ampleur à l’œuvre sous couvert de « globalisation ». (p11-12)
Le projet de globalisation est celui d’un Marché total, peuplé de particules contractantes n’ayant entre elles de relations que fondées sur le calcul d’intérêt. Ce calcul, sous l’égide duquel on contracte, tend ainsi à occuper la place jadis dévolue à la Loi comme référence normative.
Cette nouvelle utopie n’a pas plus de chance de prospérer que celles dont elle est l’héritière, qui avait prétendue trouver dans les lois de la biologie ou de l’histoire la Référence fondatrice du politique et ont rencontré au XXe siècle leur limite catastrophique avec la défaite du nazisme et l’effondrement du communisme réel. La pression que la globalisation exerce aujourd’hui sur toutes les civilisations suscite en retour de puissants mouvements de réidentifications religieuse, ethnique, régionaliste ou nationaliste, dont le trait commun est de chercher ailleurs que dans l’Etat ou dans la tradition les bases de solidarités nouvelles […]. (p15)
Le droit est l’équivalent séculier des systèmes de règles impératives qui, en d’autres temps ou cultures, ont procédé ou procèdent encore de croyances ou de rituels religieux. (p16)
La règle de droit, à la différence de la norme biologique ou économique, ne procède pas exclusivement de l’observation des faits. Elle ne donne pas à voir le monde tel qu’il est, mais tel qu’une société pense qu’il devrait être, et cette représentation est l’un des moyens de sa transformation. (p17-18)
Que l’on se réfère ainsi à Dieu ou au Marché pour faire face aux crises qui nous assaillent, on est toujours conduit à assujettir le droit et les institutions à des forces échappant à la délibération des hommes. Autrement dit, à abandonner ou à trahir l’idéal d’une cité régie par des lois qu’elle se donne librement à elle-même. (p22)
Le renversement du règne de la loi au profit de la gouvernance par les nombres s’inscrit dans l’histoire longue du rêve de l’harmonie par le calcul, dont le dernier avatar – la révolution numérique – domine l’imaginaire contemporain. Cet imaginaire cybernétique conduit à penser la normativité non plus en termes de législation mais en termes de programmation. (p23)
Face au dépérissement de l’Etat et aux formes nouvelles d’aliénation qu’il engendre, une structure juridique réapparaît, de facture typiquement féodale : celle des réseaux d’allégeance, au sein desquels chacun cherche la protection de plus fort que soi ou le soutien de moins fort que soi. (p24)
P1 Du règne de la Loi à la gouvernance par les nombres (p25)
CH1 En quête de la machine à gouverner (p27)
Réduire le gouvernement à l’exercice du pouvoir est typique de la pensée occidentale. On peut faire l’hypothèse que cette réduction procède de ce qu’Ernst Kantorowicz, dans son étude de la genèse médiévale des institutions modernes, appelle la désintégration de l’idéal de la royauté liturgique. Date de cette époque la dissociation des figures du pouvoir et de l’autorité, qui a fini par faire oublier que leur articulation était une condition d’un gouvernement durable. (p28)
L’un des traits les plus remarquables de la représentation collective, entendue dans ce sens à la fois juridique et théâtral, est qu’elle institue, qu’elle fait naître à la vie juridique la collectivité des gouvernés. C’est la raison pour laquelle le théâtre n’était pas dans la Grèce antique un divertissement réservé aux riches, mais une cérémonie civique qui participait à l’établissement de la démocratie et du règne de la loi. (p30)
Jusqu’aux années 1870, il n’y a pas eu en japonais de traduction consacrée du mot « gouvernement ». Comme le pape, le Tenno est infaillible. Sa toute-puissance ne repose donc pas sur ce que, après Max Weber, on appelle en Occident le monopole de l’usage légitime de la violence, mais sur l’influence mentale exercée sur ses sujets. Comme le pape, il ne gouverne pas par les armes, mais par les âmes. (p34)
A de rares exceptions près, cette dimension esthétique et poétique du gouvernement a été perdue de vue par ceux qui n’y voient qu’un instrument de domination des uns par les autres. Elle n’a pas en effet de place concevable dans l’imaginaire rationaliste et mécaniciste qui a dominé la philosophie politique des temps modernes à nos jours. Dès lors que l’on se représente les institutions sur le modèle de la machine, il est difficile de comprendre la place centrale de l’esthétique dans l’art de gouverner. (p35)
A la base de ce fameux Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile (sous-titre du Léviathan), se trouve donc, non pas une métaphore, mais une véritable anthropologie physique : celle de l’homme-machine. (p39)
Une fois ainsi établi un continuum entre l’homme, l’animal et la machine, Hobbes franchit le dernier pas qui le conduit à concevoir l’Etat comme un automate fabriqué par l’homme à sa propre image […].
Ce texte séminal de la pensée juridique européenne conjugue ainsi la religion, le droit, la science, la technique pour exprimer un imaginaire normatif qui est encore largement le nôtre : celui qui se représente le gouvernement des hommes sur le modèle de la machine. (p39-40)
A ce modèle physique de l’horloge, qui conduisit à voir dans l’homme lui-même une machine, s’est ajouté au XIXe siècle le modèle biologique de la sélection naturelle, qui a inspiré le darwinisme social et continue de sévir sous les espèces de l’ultralibéralisme et de la compétition de tous contre tous. A ces représentations, qui ne s’annulent pas mais se superposent, s’ajoute aujourd’hui celle de l’homme programmable porté par la cybernétique et la révolution numérique. Son modèle n’est plus l’horloge et son jeu de forces et d’engrenages, mais l’ordinateur et son traitement numérique des signaux. L’ordinateur obéit à des programmes plutôt qu’à des lois. (p41)
Le propre de la gouvernance est en effet de se reposer non pas sur la légitimité d’une loi qui doit être obéie, mais sur la capacité commune à tous les êtres humains d’adapter leur comportement aux modifications de leur environnement pour perdurer dans leur être. (p45)
Indexant les formes d’organisation du travail sur l’impératif de « création de valeur » pour les actionnaires, la Corporate governance a fait de la performance financière le moteur de l’action des dirigeants des entreprises et a ainsi substitué le calcul d’intérêt à la rationalité technique dans la conduite de ces dernières. (p45)
D’une manière générale, la gouvernance occupe une position centrale dans le champ sémantique qui congédie le vocabulaire de la démocratie politique au profit de celui de la gestion, ainsi que le donne à voir ce petit tableau : (p47-48)
GOUVERNEMENT |
GOUVERNANCE |
Peuple |
société civile |
La révolution numérique va ainsi de pair avec celle qui se donne à voir en matière juridique, où l’idéal d’une gouvernance par les nombres tend à supplanter celui du gouvernement par les lois. (p50)
CH2 Les aventures d’un idéal : le règne de la loi (p51)
Pour se libérer de tout lien de dépendance personnelle, les hommes doivent se soumettre au règne des même lois générales et abstraites. A l’orée des révolutions américaine et française, cet idéal du règne de la loi a trouve en Jean-Jacques Rousseau son défenseur le plus éloquent : « Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux Lois et c’est par la force des Lois qu’il n’obéit pas aux hommes. […] » (p51)
La machine à gouverner est le fruit d’un long travail de sédimentation et de réinterprétation de cet idéal grec du règne de la loi. Travail dont il faut se remettre en mémoire les principales étapes pour comprendre le point où nous en sommes aujourd’hui : celui où la loi ne règne plus, car elle est à son tour asservie au fonctionnement d’une machine à calculer. (p52)
Contrairement aux modernes, devenus incapables de penser le politique autrement qu’en termes de pouvoir, les Grecs l’ont d’abord conçu en termes d’ordre juste. Au VIe siècle avant JC, la pensée politique s’ordonne ainsi autour du concept de nomos et l’on oppose l’eunomie […] – l’idéal du bon ordre de la cité – à la dysnomie […] – le règne de l’injustice et de la démesure –, chacune étant incarnée par la déesse du même nom sous l’égide de laquelle vit la cité. L’égalité des citoyens en tant que citoyens s’est affirmée progressivement comme partie intégrante de l’ordre juste, donnant naissance au concept d’isonomie […]. Au siècle suivant se fit jour l’idée selon laquelle l’ordre d’une cité est fixé par qui la gouverne et la déesse Eunomia se fait progressivement concept. C’est alors qu’apparaît le vocabulaire « crastique » qui distingue les cités selon la forme du pouvoir (cratos) qui s’y exerce : monarchie, oligarchie, aristocratie, démocratie. Selon Christophe Meier, ce changement terminologique correspond à la découverte que l’ordre juste n’est pas quelque chose de donné à l’avance et sur lequel on n’a pas de prise, mais que les citoyens peuvent décider eux-mêmes dans quel type d’ordre ils entendent vivre. Nomos prend à partir de cette époque le sens de « loi », dans son acceptation moderne, c’est-à-dire d’une loi faite par et pour les citoyens.
La question qui se pose à cette loi proprement humaine est alors de savoir d’où elle tire sa force obligatoire, autrement dit à quelle autorité on peut la référer, quel est son garant. C’est un problème qui ne se pose évidemment pas quand la loi est imputée à une source divine. (p54)
La relativité des lois va ainsi de pair chez les humains avec l’universalité de l’Interdit. Si le droit a une fonction anthropologique, c’est en raison de cette universalité de l’interdit dans les sociétés humaines.
Le constat de la relativité des lois est en tout cas une brèche dans laquelle se sont engouffrés les sophistes pour opposer à ces lois artificielles les vraies lois : celles de la nature. (p56)
Comment les Grecs ont-ils essayé de surmonter la crise de légitimité de la loi démocratique ? […] De Socrate à Aristote, les réponses à cette question ont été diverses, mais on peut dire qu’elles ont eu en commun de faire appel à la raison humaine comme substitut de la raison divine. (p58)
La rétroprojection sur l’héritage grec d’une conception « pure » du droit, vidée de toute interrogation politique ou philosophique, est en réalité un legs du droit romain. (p61)
De Rome, ou plus exactement, nous vient tout d’abord le mot « loi », issu de lex. […] Le mot n’a pas de correspondants dans les autres langues indo-européennes et l’on peut raisonnablement penser que lex est issu de legere, qui signifiait originellement « cueillir », avant de prendre le sens de « lire » (lire, c’est récolter des yeux le sens porté par l’écrit). André Magdelain adopte cette étymologie qui a notamment le mérité d’éclairer ce qui distingue la lex du ius. Le sens premier du mot ius en latin est celui d’une formule faisant autorité. Le verbe de ius est iuro : « jurer », « prêter serment » ; ius dicere désigne la formule prescrivant ce à quoi l’on doit se conformer. Dans la Rome archaïque, la nature première du ius était d’être secret : il est une science réservée aux pontifes qui sont les gardiens du mos, c’est-à-dire de la coutume des ancêtres. La Cité romaine était originellement dotée de deux collèges de hiérarques (experts sacrés) : les six augures, chargés d’interpréter les signes que les dieux envoyaient aux hommes par oiseaux interposés ; et les cinq pontifes. […] Leur aptitude à discerner les jours fastes des jours néfastes est à l’origine de leur expertise juridique. A ces deux premiers collèges vint ensuite s’adjoindre celui de vingt féciaux (feciales). Mémoire vivante des traités passés avec les cités voisines, les féciaux occupaient pour le ius gentium (droit international) une fonction semblable à celle des pontifes pour le ius civilis. Si prestigieuses que soient leurs positions respectives, les pontifes, les augures et les féciaux étaient de simples consultants, dépourvus de potestas (pouvoir), qui ne donnaient leur réponse que si on les interrogeait. Les pontifes prescrivaient les rites, notamment les rites sacrificiels, qu’il convenait d’observer pour maintenir la paix avec les dieux et entre les hommes. Ces préceptes concernaient donc aussi bien le domaine du sacré (fas) que celui du droit (ius), domaines qui s’enchevêtraient. (p62-63)
Le droit romain ignorait la claire distinction que nous établissons entre règles de fond et règles de procédure. Le ius même encore l’un et l’autre : le droit se définit d’abord comme le droit d’agir dans un cas déterminé. Et le respect des formes correspondant à chaque cas procède d’un souci d’efficacité rituelle, même s’il prépare l’avènement d’une conception technique du droit, comme pure forme, capable de traiter n’importe quel contenu. (p64-65)
Le droit individuel s’identifie dans un tel système au droit d’agir au sens procédural du mot : en l’absence d’une formule correspondant au cas litigieux, il n’est pas de droit opposable. Pour employer un concept formulé par Louis Dumont, le droit romain est donc né d’un englobement de la lex par le ius, donnant naissance à un paradigme institutionnel promis à une extraordinaire carrière : celui d’un ordre juridique qui tout à la fois s’impose aux gouvernants et est un instrument de leur pouvoir. (p66)
[…] le droit moderne ne surgit pas à la Renaissance, mais en plein Moyen-Âge. Les travaux d’Ernst Kantorowicz, de Pierre Legendre et d’Harold J. Berman ont mis en évidence son origine médiévale et tout ce qu’il doit à la redécouverte du droit romain et à son hybridation avec le droit canonique Les XIIe-XIIIe siècles ont été le théâtre de ce que Berman a appelé la révolution grégorienne. […] L’Eglise d’Occident était le pont qui reliait la féodalité aux institutions impériales. Ainsi, elle put s’affirmer comme unité transnationale, jouissant de sa propre autonomie et personnalité juridique, émancipée de toute domination, qu’elle fut impériale, royale ou féodale.
Cette révolution grégorienne a fait naître une nouvelle conception de l’ordre juridique, marquée par la distinction du pouvoir temporel et de l’autorité spirituelle. (p67)
[les pouvoirs séculiers] reprirent à leur compte le modèle de gouvernement dont Grégoire VII avait posé les bases, celui d’un souverain juge et législateur, dont le pouvoir s’impose à tous et transcende la succession des générations.
Dans ce nouveau modèle de gouvernement, la loi n’est pas un simple instrument d’un pouvoir souverain, mais son élément constitutif. […] Le souverain ne peut donc violer la loi sans disqualifier par là-même sa souveraineté. (p68)
[…] la culture juridique de la common law est celle qui a le plus de traits communs avec la Rome antique. (p69)
La loi est donc d’abord la case law, ce que nous appelons la jurisprudence […]. Le souverain, qu’il s’agisse du monarque ou du peuple représenté par le Parlement, peut aussi faire la loi. Cette loi s’impose aux juges, mais ces derniers passent cette statute law au filtre de la common law, ou plutôt l’y incorporent et la digèrent, obligeant le législateur à se faire lui-même casuiste […]. D’où la difficulté des juristes de common law à reconnaître une forme juridique aux formulations ramassées sous forme de principes qui donnent au droit son ossature dans la tradition continentale. (p70-71)
Le concept de common law est largement indépendant d’un Etat déterminé, et se trouve du reste partégé par beaucoup d’entre eux. Il conserve une partie de la vocation universelle du ius civilis, ainsi que celle de la charge impériale, d’où est sortie notre notion de civilisation. Au contraire, la notion de Droit majuscule est liée à celle d’Etat : elle appelle un adjectif qui en précise l’emprise territoriale : droit allemand, belge, italien, etc. Rule of law se suffit à lui-même alors que son pendant d’origine germanique – Rechtsstaat – postule la figure de l’Etat. (p73)
Travailler en une seule langue conduit nécessairement à un alignement sur la culture juridique qu’elle véhicule. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne le droit européen, où l’adoption progressive de l’anglais comme seule langue de travail est allée de pair avec l’abandon du projet d’une entité politique territorialement définie. (p73)
CH3 Autres points de vue sur les lois (p81)
Chaque civilisation prête spontanément à ses catégories de pensée une universalité qu’elles n’ont pas. (p81)
Dans un ordre régi par le droit civil, la violation de la règle est sanctionnée par la nullité de l’acte ou bien, lorsque celle-ci est impraticable, par la réparation du dommage que cette violation a causé. […]. La responsabilité ne peut être définie en ces termes dans un ordre rituel, car celui-ci ne vise pas l’objet des actes, mais la façon d’accomplir ces actes eux-mêmes. Celui qui s’est mal conduit ne peut pas plus annuler sa mauvaise conduite que réparer un dommage, qui n’est pas appréciable monétairement. La sanction encourue est alors d’un autre ordre : c’est la honte, ce qu’en Orient on appelle la perte de la face. (p85)
L’Afrique noire avait d’une société bien ordonnée une conception si différente de l’idéal occidental d’un gouvernement par les lois que, aujourd’hui encore, rares sont ceux qui comprennent qu’elle aurait beaucoup à apporter à la pensée juridique dans le contexte de la mondialisation. Elle n’a pas attendu, par exemple, la colonisation pour avoir recours à des « assemblées de parole », à des procédures délibératives ouvertes permettant de s’accorder sur des normes communes, qui sont autant de formes de ce que nous nommons la loi en démocratie. Sans considération pour cette tradition, la consigne donnée aux Etats africains depuis trente ans a été d’importer le modèle démocratique européen, mais l’expérience de la colonisation avait été celle de la trahison de cet idéal. (p87)
[…] lorsque la loi elle-même, y compris la loi constitutionnelle, réduite au rôle d’outil de gouvernance ou de « produit législatif », perd toute espèce de stabilité, c’est alors l’idée même de loi qui se trouve menacée. Au lieu d’être un cadre stable qui confère un sens commun à l’activité des hommes, elle les entraîne dans une dérive de non-sens […]. (p89)
La conception de la loi mise en œuvre par cette [Ecole des lois – Chine VIe-IIIe siècle avant JC] plonge ses racines dans le taoïsme, selon lequel la seule loi est celle de la nature : le Tao. L’univers est perçu dans le taoïsme comme un système autorégulé par un jeu de force de création et de destruction, si bien que ni les rites ni les ordonnances royales n’ont de fondement moral. La doctrine légiste s’est ainsi constituée contre le confucianisme et son idéal d’un gouvernement par les hommes, fondé sur le ritualisme et la culture de la vertu. Mais c’est une hybridation de ce légalisme et du ritualisme des confucéens qui a présidé en Chine à l’enracinement des institutions impériales, dont on sait l’exceptionnelle longévité (du IIe siècle avant JC au début du XXe siècle). Cette symbiose est à l’œuvre dans de nombreux classiques chinois consacrés à l’art de gouverner, qui se sont efforcés de tempérer par le ritualisme la dimension proprement totalitaire du légisme. (p92)
La loi se présente ainsi chez les légistes comme une machine placée entre les mains du Souverain, qui lui permet de faire régner l’ordre en jouant sur les seuls moteurs de l’agir humain que sont la cupidité et la peur. Cela n’exige pas de sa part de faire preuve de ruse ou d’intelligence, ni d’exhiber son pouvoir, mais bien au contraire d’occulter celui-ci afin de mieux faire corps avec cette loi impersonnelle et abstraite. (p94)
Cette rapide incursion dans les écrits des légistes chinois donne plus généralement une première idée de ce qui rapproche et ce qui distingue la conception chinoise de la loi de celle qui a dominé la tradition occidentale. Les deux ont en commun les idéaux d’objectivité, d’égalité et de généralité. Mais la conception chinoise se distingue par trois traits essentiels : l’absence de droits individuels opposables (la lex ne se combine pas à un ius source de prérogatives pour les individus) ; l’englobement dans la sphère législative de ce qui relève en Occident de la théologie, de la morale ou de la technique ; et enfin l’indexation de la loi sur un critère d’efficacité et non de justice. (p98)
La doctrine légiste a été défendue par les marchands et des commerçants, excédés par l’arrogance et l’hypocrisie des nobles et par une situation politique anarchique incompatible avec la prospérité économique. Il n’est donc pas surprenant que leur conception de l’être humain ait beaucoup de points communs avec l’homo economicus occidental et la philosophie utilitariste. (p99)
Dany-Robert Dufour a récemment mis en évidence les racines religieuses de cette idée d’une conversion automatique des vices privés en bénéfices publics. Elle procède de la foi en la capacité de la divine Providence à racheter l’imperfection des hommes pour les conduire vers le Salut. (p99)
Pour les gouvernements occidentaux – et tout spécialement pour les Européens –, la globalisation signifie l’extension au monde entier d’un ordre spontané du Marché que les Etats ne doivent pas contrarier, mais bien au contraire relayer et mettre en œuvre, et dont les seules bornes sont la reconnaissance universelle des libertés économiques et des droits de l’Homme de première génération (civils et politiques). Pour le gouvernement chinois au contraire, un ordre fondé sur la seule poursuite des intérêts individuels est voué au chaos, ce dont on peut s’accommoder à l’étranger mais pas en Chine, où cette poursuite doit être mise au service de l’intérêt national par un Etat fort qui, tout à la fois, incite à l’enrichissement, surveille étroitement sa population et sanctionne sévèrement tout écart à l’ordre politique établi. (p101)
[…] le nouvel ordre du monde, né de l’effondrement du communisme réel, ne doit pas être interprété comme une victoire de l’Ouest sur l’Est, de l’Etat de droit sur le totalitarisme, etc., mais plutôt comme le lieu d’une hybridation du communisme et du libéralisme […]. (p101-102)
CH4 Le rêve de l’harmonie par le calcul (p103)
L’essor de la gouvernance par les nombres n’est pas un accident de l’histoire. La recherche des principes ultimes qui président à l’ordre du monde combine depuis longtemps la loi et le nombre au travers de la physique et des mathématiques, s’agissant de l’ordre de la nature ; et du droit et de l’économie, s’agissant de l’ordre social. La situation est comparable dans l’ordre religieux, où la soumission à la loi divine et la contemplation mystique de vérités absolues ont été reconnues comme deux voies différentes d’accès au divin. (p103)
[…] le Traité européen vise ainsi à réaliser une « concorde des canons discordants » [décret de Gratien], qui surmonte la diversité des droits nationaux et des impératifs de compétitivité pour aboutir à une « égalisation dans le progrès ». Mais […] cette concorde n’est pas conçue comme une œuvre juridique, mais comme un sous-produit du calcul économique que le rapprochement des législations a pour seule fonction d’accompagner et de faciliter. (p108)
L’établissement du règne de la loi ne procède pas d’un calcul rationnel, mais de l’expérience de l’injustice et des passions. […]. Les Douze Tables [de la loi romaine] résultent à la fois d’une délibération rationnelle et d’une révolte, d’un combat inspiré par le sentiment d’injustice. Et même de deux combats : d’abord celui des plébéiens, pour que Rome de dote d’une loi égale pour tous, sur le modèle grec ; puis celui de tous les citoyens romains pour que leurs dirigeants eux-mêmes se soumettent à cette loi. La scène primitive du droit romain est donc le lieu d’une prise de conscience de la vanité d’un ordre idéal fondé sur les nombres et de la nécessité d’un ordre fondé sur l’expérience, tout imparfait qu’il soit. (p113)
CH5 L’essor des usages normatifs de la quantification (p119)
L’histoire de la quantification des faits économiques et sociaux depuis le début des temps modernes a fait l’objet, au cours des trente dernières années, de travaux remarquables, qui ont retracé le perfectionnement par l’Etat moderne des instruments de mesure de sa population et de ses richesses. Le plus important de ces instruments est la statistique. Mot issu de l’allemand Staatistik, il s’agit explicitement d’une science de l’Etat (Staatswissenschaft), dont le contenu correspond en fait davantage à ce qu’on appelait en Angleterre l’« arithmétique politique ». La différence étant que la Staatistik visait à donner une image globale de l’Etat et ne recourait guère à la quantification, tandis que l’arithmétique politique anglaise était tout entière fondée sur des recensements chiffrés. (p120)
[les quatre caractéristiques de la comptabilité :]
(c1) La comptabilité est tout d’abord une obligation de rendre des comptes. […] Aujourd’hui cette obligation procède la loi, mais à l’époque médiévale, qui vit naître la comptabilité moderne, l’obligation de tenir des livres de comptes a d’abord résulté des règlements des corporations de marchands […]. (p121)
(c2) La comptabilité est ensuite un mode d’accréditation d’une vérité par l’image. La notion d’image fidèle […] provient […] de l’expression britannique « true and fair view ». L’image comptable a donc un statut qu’on pourrait dire iconique : de même que les icônes religieuses soudent une communauté de fidèles autour d’une vérité religieuse, l’image comptable soude une communauté de marchands autour d’une vérité légale. Ce qui permet aux marchands de se faire crédit d’un bout à l’autre de l’Europe, c’est une foi partagée en un Garant divin de la parole donnée. (p122)
C’est parce qu’elle constitue l’une des bases institutionnelles des marchés que l’image comptable doit être « fidèle », c’est-à-dire – pour revenir à l’original anglais – exprimer à la fois la vérité (true) et la justice (fair). La comptabilité se situe à un point d’articulation du Vrai et du Juste. (p123)
(c3) La comptabilité est aussi la première institution moderne à avoir conféré une vérité légale à des nombres.
(c4) Enfin, la comptabilité est la première technique à avoir fait de la monnaie un étalon de mesure universel. Le propre de la monnaie est de rendre commensurable des choses différentes. Cette fonction d’unité de mesure est distincte de celle de moyen de paiement, et rien n’impose de confondre ces deux fonctions de la monnaie comme nous le faisons aujourd’hui. (p124)
Traiter, comme on le fait depuis la dénonciation en 1971 des accords de Bretton Woods, la monnaie comme une marchandise comme les autres, ne peut se faire qu’en occultant sa fonction d’étalon de mesure. Sur un marché digne de ce nom, les poids et mesures qui servent de référence aux échanges ne peuvent être traités comme des choses dans le commerce. L’ignorance de la dimension institutionnelle de la monnaie sape inéluctablement les bases d’une économie de marché. (p124-125)
Pour enregistrer fidèlement ces opérations, les marchands ont donc ouvert des comptes spécifiques : des comptes « clients » et « fournisseurs » pour enregistrer les opérations de crédit et des comptes « ventes » et « achats » pour enregistrer les transferts de biens correspondants. (p125-126)
Selon le grand historien et sociologue allemand Werner Sombart – à qui l’on doit le mot « capitalisme » –, « le capitalisme et la comptabilité en partie double ne peuvent absolument pas être dissociés ; ils se comportent l’un vis-à-vis de l’autre comme la forme et le contenu ». L’invention de la partie double est allée de pair avec celle d’autres techniques juridiques destinées elles aussi à un grand essor, telles la lettre de change, l’escompte, l’endossement ou encore le trust. (p126)
[La comptabilité] est la première en effet à avoir donné à un système juridique la forme d’un tableau chiffré soumis à un rigoureux principe d’équilibre des droits et des obligations. L’invention d’un tel tableau n’est pas sans évoquer celle faite à la même époque des lois de la perspective conférant à l’image peinte une objectivité comparable.
Car il faut prendre la notion de tableau chiffré dans son sens premier : le tableau comptable, comme plus tard le tableau statistique, doit être d’abord considéré comme un portrait, donnant une image objective de la réalité qu’il dépeint. […]. Cependant l’instauration du tableau dans la peinture a été liée à ces deux autres types de projection de l’image du monde sur une surface plane que sont la carte et le miroir. (p127)
A la différence des vérités scientifiques, qui sont des approximations sans cesse révisables de l’état du monde, les vérités légales fixent une certaine représentation du monde et continuent de produire leurs effets normatifs tant qu’on continue d’y croire. (p129)
La première fonction des censeurs est en effet de permettre au souverain de connaître les ressources du pays : ressources humaines et ressources matérielles. Autrement dit, l’institution des censeurs s’inscrit dans le projet d’une économie politique qui […] conduit à envisager selon les mêmes catégories de pensée l’administration de l’Etat et celle d’une entreprise ou d’une famille. (p131)
Comme tous les scientifiques du XIXe siècle, Quételet fit l’économie de cette hypothèse divine [des régularités statistiques] et construisit sur la base de ces régularités l’image d’un « homme moyen », qui est à la statistique ce que l’« homme normalement prudent et diligent » est au droit civil : un étalon de normalité à partir duquel mesurer les écarts constatés dans les cas individuels. (p135)
La mesure statistique des risques physiques particuliers auxquels sont exposées certaines catégories de la population se trouve ainsi à l’origine de la naissance du droit social, qui est le premier à avoir été indexé sur des distinctions sociales révélées par la quantification. [cf. Louis René Villermé, première moitié du XIXe]. (p136)
Toute décision judiciaire repose sur des opérations préalables de qualification juridique. […]. Les qualifications d’ « accident du travail » ou de « faute inexcusable » ainsi opérées par le juge procèdent d’un débat contradictoire entre les parties au procès […]. Ce n’est qu’au terme de ce processus qu’une vérité légale sera fixée par la jurisprudence. Et encore cette vérité pourra-t-elle être remise en question par un revirement de la jurisprudence ou une intervention du législateur. (p139)
Si la notion de qualification statistique est moins immédiatement facile à saisir, c’est précisément parce que ce type de qualification s’opère dans l’ombre et n’est pas soumise à des règles procédurales comparables à celle de la qualification juridique. (p140)
Cependant, ce travail de qualification diffère sur deux points essentiels de celui du juge. Tout d’abord, étant censée relever d’une expertise technique, la qualification statistique n’est pas soumise au principe contradictoire. Il n’y a pas de procédure réglée permettant de la contester. En second lieu, cette qualification une fois opérée sert non pas à juger mais à dénombrer, c’est-à-dire à fixer les faits en cause dans des chiffres et non dans des lettres. Autrement dit, la statistique élabore des énoncés qui échappent à la réflexivité du langage et acquièrent par là même une puissance dogmatique particulière. (p141)
Au point de départ des méthodes modernes de quantification des faits sociaux se trouve une autre question centrale pour les juristes : quel choix rationnel opérer en cas d’incertitude ? Cette question fait l’objet de l’art du procès et s’il n’y avait qu’une chose à conserver dans les facultés de droit, ce devrait être l’enseignement de la procédure. L’objet de tout procès est en effet de faire en sorte qu’un conflit ne dégénère pas en pugilat. Le respect d’une procédure permet de convertir un conflit en litige, c’est-à-dire en échange réglé d’arguments, sous le regard d’un tiers appelé à trancher, par un jugement qui s’imposera à toutes les parties. (p142)
A la charnière des XVIIIe-XIXe siècles, les mathématiques du contrôle ont ainsi pris le pas sur les mathématiques de l’intelligibilité […] : « Fort des certitudes de sa science, écrit [René Thom], l’homme éclairé se mue peu à peu en ce que nous appellerions un technocrate ». (p148)
[…] au Royaume-Uni le Gambling Act de 1774 […] fir de l’intérêt légitime de l’assuré le critère de distinction entre une assurance licite et un pari frappé de nullité. […] Ce critère de l’intérêt légitime faisait notamment dépendre la qualification du contrat d’assurance du point de savoir s’il s’inscrivait dans le temps long de la prévoyance ou bien dans le temps court de la spéculation. (p150)
CH6 L’asservissement de la Loi au Nombre : du Gosplan au Marché total (p157)
Voir dans le calcul la clé de l’harmonie sociale est l’un des nombreux points communs du capitalisme et du communisme. Toutefois, contrairement à la planification soviétique, le libéralisme que l’in peut dire « classique » ou « à l’ancienne » n’envisageait pas le droit et l’Etat comme des instruments, mais au contraire comme une condition de l’harmonie par le calcul. Tandis que les régimes communistes ont tenté de bâtir l’harmonie sur un calcul économique, dont l’instrument normatif fut la planification, les pères du libéralisme pensaient l’ajustement spontané des calculs d’intérêts individuels avait pour condition préalable d’un régime de droit (rule of law) capable de garantir l’état et la liberté des personnes, de protéger la propriété et de faire respecter les contrats. (p157)
Le droit n’est pas dans cette perspective un instrument au service des calculs, mais une condition essentielle de leur existence. Autrement dit, on se trouve encore avec le libéralisme dans un univers à trois dimensions, où le plan des échanges trouve sa mesure et sa référence dans la verticale des Etats. La nécessité de cette troisième dimension concerne aussi bien le droit des contrats que le droit de propriété ou le droit des personnes. (p158)
Autrement dit, il n’est pas de contrat sans loi. Cela ne nous dit rien de la nature de cette loi, qui peut aussi bien procéder de la religion que de la coutume ou d’un code civil, mais qui, dans tous les cas, met en scène la figure d’un Garant de la parole donnée, qu’il s’agisse des dieux, de la communauté ou de l’Etat. Garant qui ne se situe pas sur le même plan que les individus qui contractent. (p158-159)
Une différence capitale distinguait donc le libéralisme économique classique et le communisme du point de vue juridique : tandis que le premier faisait reposer l’harmonie économique sur le règne de la loi, le second a métamorphosé le droit en outil de mise en œuvre d’une harmonie fondée sur le calcul économique. Les noces du capitalisme et du communisme intervenues en Europe et en Chine à la fin du XXe siècle ont précipité ce processus d’asservissement de le Loi au Nombre. A la différence du libéralisme classique, qui demeurait conscient du fait que la libre poursuite par chacun de son intérêt individuel ne pouvait engendrer la prospérité générale que dans le cadre d’un Droit qui bride la cupidité, l’ultralibéralisme prend pour des faits de nature les fictions juridiques qui fondent le marché. Prenant pour donné ce qui est construit, il étend le paradigme du marché à tous les secteurs de la vie humaine et considère le droit lui-même comme un produit en compétition sur un marché des normes. (p160)
Friedman se réjouit de ce que, porté par les forces du marché, la globalisation fasse advenir un monde plat, où tous les opérateurs ont des chances égales dans une compétition qui n’est plus entravée par aucune règle hétéronome. Cette utopie d’un monde plat, tout entier régi par les forces immanentes du marché, est caractéristique de l’ultralibéralisme, qui se situe de ce point de vue beaucoup plus prêt de l’utopie communiste que du « libéralisme » classique. (p162)
Cette volonté d’asseoir l’ordre économique de la société sur des bases scientifiques et non plus sur des joutes politiques est un autre trait commun au communisme et à l’ultralibéralisme. […]. Une fois légitimée par la science, la direction de l’économie peut en effet échapper à la volonté des peuples et être placée hors de portée électorale. (p166)
Le passage du libéralisme à l’ultralibéralisme a été précipité par l’implosion du communisme réel. Dans les pays occidentaux, cette implosion a fait disparaître la pression sociale qu’exerçait sur leurs dirigeants la rivalité avec les pays de l’Est. […]. Dans les anciens pays communistes, les populations vivaient déjà dans un système où, selon la formule de Tzetan Todorov, « la Constitution et les lois sont tenues en piètre estime par les agents de la Sécurité comme par les autres personnages puissants du régime […], pour qui la volonté individuelle peut toujours l’emporter sur la loi commune à tous […]. Ici tout est arrangeable, négociable, monnayable : l’exception a pris la place de la règle ». Le communisme réel avait ainsi culturellement préparé ses habitants à voir dans la loi non pas le cadre intangible de l’ajustement mutuel des intérêts individuels, mais l’un des objets de cet ajustement. (p169)
Lénine rêvait à haute voix des « temps très heureux » où le pouvoir des hommes politiques et des administrateurs céderait le pas à celui des ingénieurs et des agronomes, c’est-à-dire à un ordre fondé sur la science et la technique et non plus sur la loi […]. (p171)
Le propre de l’ultralibéralisme – ce qui le rapproche du marxisme et le distingue radicalement du libéralisme à l’ancienne – consiste à envisager la loi et le droit non plus comme les cadres stables de la vie en société, mais comme de purs instruments, comme des produits. […]. Une fois admit que le droit est un outil technique, il doit comme tout produit être soumis à une concurrence mondiale sur un marché des normes qui sélectionne les plus aptes à répondre aux besoins de l’économie. (p172)
Comme le communisme, l’ultralibéralisme asservit la loi à un calcul d’utilité. La différence théorique entre ces deux utopies est que la planification de type soviétique tablait sur un calcul d’utilité sociale centralisé pour gouverner les comportements des agents économiques, tandis que la programmation ultralibérale table sur les calculs d’utilité individuels de ces agents pour aboutir à la plus grande utilité sociale. (p173-174)
La gouvernance par les nombres va plus loin dans la destitution du règne de la loi. Comme la planification, elle substitue le calcul à la loi comme fondement de la légitimité de la norme. Cette norme opère de l’intérieur, à la manière de la norme biologique ou du logiciel d’un ordinateur, par le simple jeu du calcul d’utilité individuel. La notion de gouvernance désigne cette intériorisation de la norme et l’effacement de l’hétéronomie. A la différence du gouvernement qui opère en surplomb des gouvernés et subordonne la liberté individuelle au respect de certaines limites, la gouvernance part de cette liberté, qu’elle ne cherche pas à limiter mais à programmer. (p174-175)
Le renversement du règne de la loi et son asservissement à des calculs d’utilité individuelle n’a pas été le propre de la théorie économique. A la charnière du communisme et de l’ultralibéralisme, tout un pan de la critique sociologique et philosophique s’est employé depuis un demi-siècle à dénoncer le droit et l’Etat – et plus généralement toute forme d’hétéronomie – comme autant de ruses du pouvoir et d’atteintes à la souveraineté des individus. Cette dénonciation est l’un des traits caractéristiques de ce qu’on a appelé la pensée postmoderne. (p175)
Que le droit participe de la machine du pouvoir et soit un instrument de domination : qui le conteste ? […]. En revanche, réduire le droit à cette fonction, c’est très certainement une régression dans sa connaissance et le signe d’une incompréhension du rôle nodal qu’il a joué dans la domestication du pouvoir. Le droit est certainement une technique de pouvoir, mais c’est une technique qui lie et limite le pouvoir, et c’est toute la difficulté de le bien penser. (p177)
CH7 Calculer l’incalculable : la doctrine Law and Economics (p183)
Considérant les lois comme des produits législatifs en compétition sur un marché mondial des normes, l’ultralibéralisme les prive de leur fonction isonomique de Référence commune qui s’impose absolument à tous. Il se trouve dès lors confronté à une question qui s’était déjà posée dans les régimes communistes […] : une fois le droit converti en instrument au service du calcul, qu’est-ce qui désormais va tenir lieu de Référence commune […] ? (p183)
L’analyse juridique de la doctrine Law and Economics éclaire cette fonction dogmatique, qui ne diffère structurellement en rien de celle du socialisme scientifique : il s’agit dans les deux cas de faire du droit un instrument de réalisation de lois scientifiques sous-jacentes, qui occupent la place d’une Grundnorm, norme fondatrice à l’échelle de l’humanité. […]. D’où la facilité avec laquelle les classes dirigeantes – notamment dans les pays post-communistes – sont passées sans heurt d’une catégorie à l’autre. Un autre trait commun de la planification soviétique et de la programmation ultralibérale est de considérer que l’organisation de l’économie relevant de calculs rationnels, elle doit être soustraite aux aléas de la démocratie électorale. (p187)
L’économie s’est donc définie comme science totale, capable d’analyser en termes de marché tous les aspects de la vie humaine, qu’il s’agisse de la vie familiale (marché matrimonial), politique (marché électoral), intellectuel (marché des idées), ou religieuse (marché des religions). (p189)
Du point de vue juridique, l’extension de la théorie des jeux à toute situation d’incertitude dessine un univers entièrement contractuel, où les individus sont mus par les « deux manipules » chères aux légistes chinois, que sont la peur et la cupidité. (p192)
L’un des prolongements de la théorie des jeux qui intéresse directement le droit est ce qu’on appelle en français la théorie de l’agence (Agency Theory). Cette théorie a pour objet les situations dans lesquelles l’optimum censé résulter spontanément d’un lien contractuel est compromis par une dissymétrie d’information entre les contractants. […]. La théorie de l’agence entend démontrer que de tels problèmes peuvent être résolus eux aussi par la contractualisation, en intéressant financièrement l’agent aux résultats les plus profitables au principal. [cf. les stock-options]. (p193)
C’est ainsi, par exemple, que la théorie de l’agence a servi de base à la doctrine de la corporate governance, c’est-à-dire à la généralisation en droit commercial d’une certaine conception de l’entreprise, réduisant cette dernière à un objet de propriété des actionnaires. Cette conception n’a aucune base juridique sérieuse puisque les actionnaires ne sont jamais propriétaires que de leurs actions. Elle a cependant servi à combattre l’idée que l’entreprise serait un sujet économique, dont la liberté d’action devrait être préservée aussi bien vis-à-vis des actionnaires que des salariés, moyennant le droit reconnu aux uns et aux autres de surveiller ensemble la façon dont les dirigeants s’acquittent de cette tâche. La mise en œuvre de la théorie de l’agence a eu pour effet de plonger les entreprises dans le temps instantané des marchés financiers et de ruiner ainsi leur capacité d’entreprendre, laquelle exige de pouvoir se projeter dans le temps long d’une action collective.
L’application de la théorie de l’agence au contrat de travail a des effets aussi délétères, puisqu’elle renverse la perspective sur laquelle est fondée le droit du travail. Sa fonction ne sera plus de protéger les salariés du pouvoir de l’employeur, mais tout au contraire de protéger l’employeur du pouvoir des salariés. (p194)
Si, par exemple, une entreprise pollue une rivière, la question juridique à se poser ne serait pas celle de la réglementation de son activité, mais celle de la concurrence de son droit à produire et du droit des tiers à pêcher des poissons. Dès lors, la meilleure manière de régler le problème est de recourir à un arrangement privé entre le pollueur et les pêcheurs. A supposer que le gain de son activité polluante soit de 1000 pour l’entreprise et que la perte subie par les pêcheurs soit de 200, cet arrangement prendra la forme de la vente par ces derniers d’un droit à polluer, moyennant un prix compris entre ces deux montants. (p196-197)
Dans un univers juridique où le Droit se dissout en une poussière de droits individuels, les litiges relèvent d’un arbitre plutôt que d’un juge, arbitre lui-même animé par la recherche de la maximisation de ses gains sur le marché de l’arbitrage. (p199)
Le sujet de droit de la doctrine Law and Economics est une monade régie par le seul souci de soi, qui ne connaît d’autres lois que celles auxquelles elle consent dans ses rapports contractuels avec les autres monades. Une telle représentation participe pleinement de l’imaginaire cybernétique qui associe dans une même représentation du monde le rhizome, les réseaux neuronaux ou les réseaux informatiques. L’ordre juridique est conçu lui aussi comme un ordre réticulaire, sans verticalité et sans frontières définies. (p201)
S’agissant de la valeur de la parole donnée, elle pourra être mesurée à l’aune d’un bila coûts-avantages. C’est ce que préconise la théorie dite de l’efficient breach of contract, selon laquelle le calcul d’utilité doit conclure à autoriser un contractant à ne pas tenir sa parole, lorsqu’il s’avère pour lui plus avantageux d’indemniser son co-contractant plutôt que d’exécuter le contrat. (p201)
Quant à l’égale dignité des êtres humains, elle se présente comme l’incalculable par excellence. On connaît la célèbre définition qu’a donné Kant de la dignité : « Dans le règne des fins tout a un PRIX ou une DIGNITE. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité. » La dignité étant « supérieure à tout prix » échappe par définition au calcul économique. A ce premier inconvénient, elle en ajoute un second : en tant qu’impératif catégorique, elle constitue un devoir, et pas seulement un droit individuel. Elle loge l’hétéronomie au cœur de la subjectivité et est la traduction juridique du fait – relevé par Castoriadis – que « l’institution de l’individu social est imposition à la psyché d’une organisation qui lui est essentiellement hétérogène ». Mais cette hétéronomie est incompatible avec la « parfaite souveraineté de soi sur soi » à laquelle aspire le sujet postmoderne.
Face à cette double difficulté, il y a deux solutions : soit abolir le principe de dignité, soit le convertir en quelque chose de quantifiable afin de pouvoir le soumettre à un bilan coûts-avantages. On ne sera pas surpris que la première voie ait été empruntée par les juristes postmodernes et les seconds par les tenants de la doctrine Law and Economics. (p202-203)
Sur le Marché total, ce qui n’a pas de prix n’a pas d’existence. (p206)
Déjà avant cette crise [de 2008], la Cour de justice européenne avait fait sienne la doctrine de la mise en concurrence des législations européennes, en consacrant dès 1999 dans son arrêt Centros le droit pour une entreprise d’éluder les règles de l’Etat où elle exerce toutes es activités en s’immatriculant dans un autre Etat dont les règles sont moins contraignantes. Légalisant ainsi sur terre ferme le recours aux pavillons de complaisance, la Cour met en concurrence les législations des pays membres dans le sens le plus favorable aux investisseurs. Cette jurisprudence a été étendue au droit du travail par la Cour à partir de 2008, notamment dans ses fameux arrêts Laval et Viking, qui permettent à des entreprises ayant leur siège dans des pays à faible niveau de protection des salariés d’utiliser à plein cet avantage comparatif lorsqu’elles opèrent dans ceux qui n’ont pas encore obéi à la consigne de flexibilisation de leur marché du travail. (p212)
CH8 La dynamique juridique de la gouvernance par les nombres (p215)
Le management par objectifs est aujourd’hui le paradigme de l’organisation scientifique du travail. Aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Au lieu d’assujettir le travailleur au respect de règles qui définissent sa tâche par avance, on l’associe à la définition des objectifs assignés à cette tâche, objectifs en principe quantifiés, qui déclinent à son niveau les buts communs de l’organisation. (p218)
La fixation d’objectifs a toujours pour corollaire l’établissement de procédures d’évaluation des performances de salariés. Cette évaluation prend deux formes complémentaires : la forme quantifiée d’une mesure de ces performances et la forme discursive d’entretiens individuels au cours desquels le salarié et son supérieur analysent cette performance et, le cas échéant, révisent les objectifs à la lumière de cette évaluation. (p220)
L’expansion de la gouvernance par les nombres dans les entreprises résulte également de leur organisation en réseaux et de l’abandon du modèle intégré qui avait dominé l’ère industrielle. Facilitée par les technologies numériques, qui rendent le sous-traitant transparent aux yeux du donneur d’ordres, cette organisation permet à ce dernier de conserver son pouvoir de contrôle technique et économique, sans avoir à en assumer la responsabilité juridique. […]. […cette organisation en réseaux] répond surtout aux attentes des marchés financiers qui souhaitent pouvoir comparer et stimuler la rentabilité financière des différentes « unités de profit » composant une chaîne de production. (p222)
L’essor de la loi négociée, qui est aujourd’hui la règle en matière sociale, est une manifestation beaucoup plus massive de cette délégation aux partenaires sociaux du soin de définir les dispositifs juridiques de mise en œuvre d’objectifs fixés par la puissance publique. C’est en réalité […] la frontière public/privé qui s’estompe, la gouvernance enrôlant les syndicats et les entreprises dans l’exercice de ce qui relevait jusqu’à présent du pouvoir exclusif de l’Etat, tandis que ce dernier s’applique à lui-même les principes de la gouvernance d’entreprise. (p224)
Il n’est du reste pas surprenant qu’une politique économique fondée sur la théorie des jeux enfante une économie de casino. […]. Comme l’a bien montré André Orléan, le propre des marchés financiers est que la loi de l’offre et de la demande n’y fonctionne pas, car chaque opérateur est tantôt acheteur, tantôt vendeur, et qu’il spécule non sur la valeur de biens, mais sur celle que vont lui accorder les autres opérateurs. En sorte que « le prix sur les marchés financiers n’est plus l’expression d’une grandeur définie en amont des jeux marchands, mais d’une création sui generis de la communauté financière en quête de liquidités ». (p226)
Depuis son invention médiévale, la comptabilité en partie double avait été soumise au principe de prudence, en vertu duquel on ne devait compter à l’actif que le coût historique des biens dont elle est propriétaire, c’est-à-dire de leur valeur d’achat diminuée de l’amortissement. L’affermage en 2002 par l’Union européenne de l’élaboration des normes comptables à un organisme de droit privé, l’International Accounting Standards Committee (IASC), est allé de pair avec l’abolition de ce principe de prudence, auquel on a substitué celui de fair value, la « valeur juste » […], et qui n’est rien d’autre que la valeur estimée de liquidation du bien sur le marché à la date d’établissement des comptes. (p226-227)
Dans un système de type mafieux, la figure du garant ne disparaît pas, mais elle change de sens : elle n’est plus garante de l’impartialité de la mesure, mais de la pérennité de la prédation. (p227)
Au niveau international, la gouvernance par les nombres a une face publique et une face privée. Sa face publique se donne surtout à voir dans les conditions auxquelles les institutions internationales subordonnent l’aide qu’elles apportent aux Etats en difficultés financières. […]. [Ces programmes d’aides] sont devenus le bras armé du Fonds monétaire international (FMI) depuis que la suppression en 1971 de la convertibilité du dollar en or a conduit au flottement généralisé des devises. Ces dernières étant désormais traitées comme des produits, dont le prix est fixé par les marchés financiers, la mission de gardien de l’ordre monétaire international qui est celle du FMI est devenue sans objet. Depuis lors, la tâche principale de cette institution a consisté à imposer à tous les Etats le respect des trois commandements de l’orthodoxie ultralibérale : l’ouverture des frontières commerciales, la déréglementation des marchés du travail et la privatisation des services publics. L’obéissance à ces commandements est assurée par la conditionnalité des aides financières apportées par le FMI. Le versement des aides est échelonné et subordonné à la réalisation des objectifs fixés, évalués par des critères quantitatifs. (p236-237)
Le premier objectif non financier qui ait fait l’objet d’une quantification contraignante à l’échelle internationale est la réduction des gaz à effet de serre, programmé par le protocole de Kyoto. […]. La méthode retenue pour y parvenir est une bonne illustration de la théorie de property rights. Elle ne repose pas sur des règlements ou des taxes, mais sur l’institution d’un marché sur lequel s’échange des droits à polluer. (p238-239)
L’évaluation quantitative des performances des Etats a aussi une face privée : celle des évaluations chiffrées émises par les agences de notation sur leurs performances et leurs perspectives financières, ainsi que sur la confiance qui doit être accordée aux titres financiers qu’ils émettent. Au niveau international, ces agences font seulement l’objet d’un code de conduite sans force juridique contraingante : le Statement of Principles Regarding the Activities of Credit Rating Agencies […]. (p239)
P2 De la gouvernance par les nombres aux liens d’allégeance (p241)
CH9 Les impasses de la gouvernance par les nombres (p243)
La gouvernance par les nombres partage avec le gouvernement par les lois l’idéal d’une société dont les règles procèdent d’une source impersonnelle et non de la volonté des puissants. Elle s’en distingue par son ambition de liquider toute espèce d’hétéronomie, y compris celle de la loi. Là où la loi « règne souverainement », elle constitue une instance hétéronome qui s’impose à tous, et cette hétéronomie est la condition première de l’autonomie dont jouissent les hommes qui vivent sous son règne. Ce montage normatif est le même que celui de l’institution du langage. Pour pouvoir s’exprimer librement, chaque locuteur doit se soumettre à la loi de la langue dans laquelle il parle. (p243)
Référée à un nouvel objet fétiche – non plus l’horloge, mais l’ordinateur –, la gouvernance par les nombres vise à établir un ordre qui serait capable de s’autoréguler, rendant superflue toute référence à des lois qui le surplomberaient. (p244)
La dichotomie ainsi instituée – entre ceux qui qui sont chargés de penser et diriger et ceux qui sont chargés d’obéir sans penser – tend à disparaître avec la gouvernance par les nombres. Il y airait lieu de s’en réjouir si cette dernière ancrait davantage la pensée des dirigeants dans l’expérience de la réalité et permettait réciproquement aux dirigés, qui ont cette expérience, de faire savoir et de mettre en œuvre ce qu’ils pensent. Mais c’est tout le contraire que produit la gouvernance par les nombres. […] Loin de réconcilier objectivité et subjectivité dans la conduite des affaires humaines, elle altère l’une et l’autre en substituant la carte au territoire et la réaction à l’action. (p246)
Cette fusion des objectifs et des indicateurs est inévitable dès lors que l’évaluation est purement quantitative, car dans ce cas les nombres ont déjà été chargés d’une valeur qualitative qui s’impose à l’évaluateur et ils ne peuvent être remis en question. (p247)
Rabattre le jugement sur le calcul conduit à se couper progressivement de la complexité du réel, autrement dit à substituer la carte au territoire. (p250)
Cette déconnection des réalités procède également des opérations de qualification statistique sur lesquelles reposent les indicateurs macro-économiques. (p251)
Mettant en œuvre la fiction selon laquelle l’homme aurait sur son propre corps un droit de propriété, le code civil a permis que la « force de travail » puisse être louée par son propriétaire, comme il louerait un moulin ou un cheval de trait. Le taylorisme a transposé cette réification au management, en fondant l’« organisation scientifique » du travail sur la neutralisation des facultés mentales de l’ouvrier. Le contrat de travail a donné forme juridique à cette dissociation du sujet pensant – réduit à la figure du contractant – et d’un travail désubjectivié – réduit à une quantité de temps subordonné. Cette fiction a été rendue soutenable par le droit social, qui a conféré aux salariés le minimum de sécurité physique et économique nécessaire au maintien de leur capacité de travail sur le temps long de la vie humaine. Ainsi conçu, le contrat de travail a rendu possible l’institution d’un « marché du travail » et rendu caduques les deux figures juridiques qui avaient auparavant présidé à l’organisation de l’économie : [l’esclavage et le statut corporatif …].
Traitant l’être humain comme une machine intelligente, la gouvernance par les nombres bouscule ce montage juridique. Le travail ne s’y présente plus comme une chose, comme une source d’énergie dont on serait propriétaire et qu’on pourrait louer à autrui en se plaçant sous ses ordres. Mettant fin à la césure du sujet contractant et de l’objet « travail », cette gouvernance fait advenir un nouveau type de sujet – le sujet programmé – capable de s’objectiver lui-même. Le travailleur programmé est un « sujet objectif » tout entier mu par le calcul, capable de s’adapter en temps réel aux variations de son environnement pour atteindre les objectifs qui lui ont été assignés. Au plan juridique, la réalisation de cette nouvelle figure du travailleur ne peut qu’altérer la force obligatoire du contrat de travail. (p254-255)
Se dessine ainsi un nouveau type de lien de droit qui, à la différence du contrat, n’a pas pour objet une quantité de travail, mesurée en temps et en argent, mais la personne même du travailleur. Sa réactivité et sa flexibilité étant incompatibles avec la force obligatoire du contrat, il est inévitable de le priver d’une partie de ses attributs de contractant. (p256)
Avec la gouvernance par les nombres, les résultats du travail sont essentiellement mesurés par des indicateurs chiffrés, mais il faut que le sujet s’approprie cette évaluation pour rétroagir positivement à l’écart qu’elle dévoile entre sa performance et ses objectifs. (p257)
[avec l’entretien individuel d’évaluation] sont ainsi métamorphosées à des fins économiques les vieilles techniques religieuses et judiciaires de l’aveu. (p258)
Comme le montre l’expérience européenne de la Troïka, dès lors que l’on admet que gérer un pays et gérer une entreprise sont une seule et même chose, en cas de crise financière, il est non seulement concevable mais indispensable de le placer sous la tutelle d’administrateurs judiciaires et de procéder à la liquidation de ses actifs, à défaut de pouvoir licencier ses habitants. Consulter ces derniers sera alors jugé aussi « irresponsable » que de laisser un entrepreneur en faillite à la tête de ses affaires. (p260)
Contrairement à l’optimisme de ceux qui identifient démocratie et quantification, l’emprise de la gouvernance par les nombres s’accompagne d’une restriction du périmètre de la démocratie. (p263)
CH10 Le dépérissement de l’Etat (p273)
Le plus puissant facteur de transformation de l’ordre juridique dans un régime de gouvernance par les nombres réside dans l’assujettissement de la chose publique à l’utilité privée. Les calculs d’utilité individuelle étant la clé de voûte de cette gouvernance, , les seules règles hétéronomes dont elle admet la légitimité sont celles qui assurent la sécurité de ce calcul. C’est-à-dire des règles de droit privé. En revanche, toute intrusion de l’Etat dans la sphère de ce calcul au nom d’un prétendu intérêt général est a priori suspecte. Ce renversement de la hiérarchie du public et du privé est l’aboutissement d’un long processus, entamé avec le refoulement de la sacralité de la res publica au profit d’une conception purement technique de la normativité. (p273)
La distinction du privé et du public n’est pas une invention de la philosophie des Lumières mais un héritage du Code Justinien, le Corpus iuris civilis, matrice juridique commune des systèmes de Common Law et de Droit continental. (p273-274)
Si le corps du droit (corpus iuris) articule deux positions différentes, c’est parce que l’ajustement horizontal des intérêts particuliers dépend de la stabilité vertical (status) de la chose publique. Il faut que cette chose – la res publica – tienne debout pour que les rapports entre particuliers obéissent à un régime de droit (rule of law), et non à la loi du plus fort. C’est cet assujettissement du privé au public qui donne à la structure juridique son intelligibilité et sa solidité. (p274)
Les régimes totalitaires qui ont prospéré au XXe siècle ont été les premiers à prétendre émanciper ainsi le Droit et les institutions de toute référence métaphysique pour les ancrer dans les « vraies lois » découvertes par la biologie raciale ou le socialisme scientifique. (p276)
[…] il est parfaitement illusoire de chercher à asseoir un régime politique sur la science. Car c’est le droit qui donne à la libre recherche scientifique ses bases normatives et non l’inverse. (p277)
Le droit européen n’est pas fondé sur la distinction du public et du privé, mais bien plutôt sur celle de l’économique (objet exclusif du droit communautaire) et du social (compétence des Etats). […]. L’opposition ainsi établie entre des droits économiques (susceptibles d’être universels) et des droits sociaux (particuliers par nature) est purement idéologique. Il n’est pas en effet de lien de droit qui n’ait à la fois une dimension économique et une dimension sociale. (p281)
Alors qu’en droit commun un contrat de droit privé ne peut déroger à des dispositions d’ordre public, les choses sont compliquées en droit du travail, où l’on distingue deux sortes d’ordre public : l’ordre public absolu, qui n’admet aucune espèce de dérogation, et l’ordre public social, qui admet des dérogations conventionnelles dès lors qu’elles sont plus favorables aux salariés. […]. En conférant aux syndicats et aux organisations patronales le droit d’imposer aux employeurs des obligations non prévues par la loi ou par le règlement, le législateur avait déjà réintroduit sous des formes nouvelles des pratiques néocorporatistes, consistant à reconnaître une fonction règlementaire à des groupements intermédiaires. […]. Servant à compléter l’action de la République sociale, [ce pouvoir] ne remettait pas en cause la force obligatoire de ses lois. Il en va différemment depuis que les partenaires sociaux ont été autorisés à écarter des dispositions protectrices des salariés pour y substituer leur propre règlementation des relations de travail. [… progressivement mis en place depuis 1981] ce projet consiste à reconnaître à l’entreprise le droit de s’affranchir du règne de la loi – hormis un petit nombre de règle d’ordre absolu – et de s’ériger en ordre juridique autonome régi par des règles de droit privé. (p283)
Dès lors, le vieux principe d’autonomie de la volonté, que le droit international privé a fait naître à la vie juridique il y a un siècle et demi, peut être mobilisé pour fonder un marché international des normes sur lequel les droits nationaux paraissent être des produits en compétition, offerts à des chalands en quête du meilleur rapport qualité/prix.
Favorisé par l’effacement des frontières du commerce, cette pratique du law shopping permet à des personnes privées de choisir le cadre public le plus propice à la maximisation de leurs utilités individuelles. (p285)
Le consentement des ouvriers servait déjà au XIXe siècle à justifier des conditions de travail inhumaines. Le droit social tout entier s’est construit contre l’idée que le consentement des faibles suffisait à justifier la domination. […] on admet aujourd’hui plus facilement que le consentement individuel du salarié suffise à le priver d’une protection légale ou conventionnelle. (p287)
Une société privée d’hétéronomie est vouée à la guerre civile. On peut le regretter et rêver d’un monde exclusivement régi par l’amour ou par l’ajustement des calculs d’intérêts. Mais ni l’amour ni l’intérêt ne peuvent suffire à solidariser les hommes, à les faire tenir ensemble dans une même société. Et si l’on confond ce rêve avec la réalité, alors on fait nécessairement le lit de la violence. Ce rêve, ou plutôt cette promesse, d’un monde purgé de l’hétéronomie de la loi est d’origine chrétienne et ne se retrouve pas dans les deux autres religions du Livre. Il est caractéristique d’une philosophie de l’histoire, dont Karl Löwith a montré les racines théologiques, et qui a connu de nombreux avatars depuis les origines du christianisme. (p288)
Depuis le XIXe siècle, cette promesse d’un monde purgé de l’hétéronomie des lois a pris des formes séculières. Faute de croire à l’au-delà, certains ont annoncé l’avènement d’une ère d’abondance et de fraternité, dans laquelle la maîtrise des lois de la nature conduirait au dépérissement de l’Etat et du Droit. (p291)
CH11 La résurgence du gouvernement par les hommes (p295)
Faute d’une instance hétéronome à laquelle les référer, les rapports humains sont entièrement soumis à la logique binaire ami/ennemi, où Carl Schmitt voyait l’essence même du politique. Le dépérissement de l’Etat nous place aujourd’hui dans une situation de ce type. Or, une telle situation n’étant pas tenable à terme, d’autres façons d’instituer la société resurgissent parmi les décombres du règne de la loi. Dans le cas européen, c’est une forme particulière de gouvernement par les hommes qui réapparaît ainsi : celle des réseaux d’allégeance. (p295)
La résurgence de la logique binaire ami/ennemi est de fait un symptôme de crise institutionnelle. Ces crises sont aux constructions juridiques ce que les tremblements de terre sont aux habitations. Des moments de vérité quant à leur solidité. (p299)
Autant qu’économique, la crise que nous vivons est institutionnelle. (p300)
Pour établir un ordre juridique, il ne suffit pas de rétablir l’ordre, au sens policier ou militaire du terme. Etablir un ordre juridique – au sens fort de l’instauration d’un état durable – suppose d’instituer une société par-delà la succession des générations. Cette institution de la société a une dimension subjective […]. (p300)
Le déclin des organisations internationales au profit des coalitions et celui des normes internationales au profit des traités inégaux sont le symptôme d’une transformation plus générale des modes de gouvernements. De fait, il n’existe pas une variété infinie de types de structures juridiques, même si chacun de ces types peut être décliné de mille manières différentes. A grands traits, on peut distinguer, transposant ici une vieille distinction de la philosophie politique chinoise, le gouvernement par les lois et le gouvernement par les hommes. Dans un système de gouvernement par les lois, la soumission de tous à des lois générales et abstraites est la condition de la liberté reconnue à chacun. […]. Dans un système de gouvernement par les hommes, ces derniers sont inscrits dans des réseaux de liens de dépendance. (p306-307)
En sapant l’hétéronomie de la loi, la gouvernance par les nombres ne fait pas advenir le règne de la pure autonomie individuelle, mais donne le jour à ces réseaux d’allégeance, où le public et le privé se mêlent. Résultat évidemment ironique du point de vue des idéaux contemporains, puisque c’est la quête d’un pouvoir impersonnel qui conduit en fin de compte à la résurgence, sous des formes nouvelles, de l’allégeance comme mode central de gouvernement. (p308)
Le lien de base, qui constitue la trame du tissu social [de l’Occident médiéval], est la vassalité, c’est-à-dire un contrat d’un type très particulier qui combine un élément personnel et un élément réel. L’élément personnel réside dans l’inféodation d’une personne à une autre, et se réalise, selon la condition des intéressés, soit dans l’hommage, soit par le servage. L’élément réel réside dans la concession faite à l’inféodé d’un bien grevé de charges au bénéfice du concédant, qui prend la forme, selon la condition des intéressés, d’un fief ou d’une tenure servile. Cette structure peut servir de grille de lecture aux transformations du droit contemporain, où apparaissent de nouvelles techniques d’inféodation des personnes et de concession des choses. (p309)
Les techniques d’inféodation des personnes se présentent aujourd’hui sous le nom de ce qu’on appelle des réseaux. […]. Cette représentation [du monde comme réseau] se trouve aujourd’hui mise en œuvre par les techniques du management participatif, qui assujettissent l’action des hommes à la réalisation d’objectifs et non plus à l’observation de règles. La structure du réseau est une pièce centrale de la gouvernance par les nombres. (p310)
Derrière l’attirail de la gouvernance par les nombres, ce sont des rapports de vassalité qui ,se tissent ainsi entre l’Etat et la cascade d’organismes qui, tels les Agences régionales de santé ou les Communautés d’université et établissement, le séparent désormais de l’usager, et même des opérateurs de service public. (p313-314)
L’essor des techniques de concession des choses est l’autre symptôme de la résurgence du gouvernement par les hommes. Dans le système féodal, où la richesse était essentiellement foncière, on considérait les hommes comme de simples tenanciers des biens terrestres qui, en dernière instance, appartiennent à Dieu. […]. D’où la distinction médiévale du domaine utile, attribué au tenancier, et du domaine éminent, conservé par le seigneur qui lui a concédé en fief ou en tenure roturière ou servile. (p314-315)
Le démembrement de la propriété est une conséquence évidente de la consécration et de l’essor des droits de propriété intellectuelle. Celle-ci consiste à reconnaître à une personne un droit sur une chose qui peut être la propriété matérielle d’une autre. (p315)
Encore une fois, il ne s’agit nullement de prétendre que nous retournons au Moyen-Âge, mais seulement de comprendre que les concepts juridiques propres à la féodalité fournissent d’excellentes clés d’analyse des bouleversements institutionnels de grande ampleur qui sont à l’œuvre derrière la notion acritique de « globalisation ». […]. La résurgence d’une structure ne signifie donc pas une répétition du passé. Elle donne au contraire le jour à des constructions nouvelles qui recyclent les matériaux de celle dont elle vient pallier la ruine. (p322-323)
CH12 Un « régime de travail réellement humain » – 1. De la mobilisation totale à la crise du fordisme (p325)
La gouvernance par les nombres a d’abord répondu aux problèmes soulevés par le travail. La division du travail occupe dans l’organisation de la société toute entière une place nodale […]. Parler de société « esclavagiste », « agraire », « nomade », « féodale » ou « industrielle », c’est reconnaître à l’esclavage, à l’agriculture, à l’élevage, au servage ou au salariat une place centrale dans l’organisation de la société toute entière. Pour désigner le monde actuel, on parle volontiers de société « post-industrielle », ce qui est une manière de dire notre difficulté à identifier le régime de travail qui le caractérise. (p325)
Pour comprendre le statut salarial issu de ce qu’on a appelé le compromis fordiste, il faut commencer par revenir à l’événement fondateur de la société industrielle, c’est-à-dire la Première Guerre mondiale. Cette guerre a apporté à l’histoire du travail deux choses à première vue contradictoires, mais en réalité solidaires l’une de l’autre : la gestion industrielle du « matériel humain » ; et l’appel à fonder « un régime du travail réellement humain » [référence à la fondation de l’OIT]. (p326)
Se dessinent ainsi les deux limites au-delà desquelles un travail méconnaît la condition humaine : celle d’un déni de la pensée et celle d’un déni de la réalité. Le déni de la pensée advient lorsqu’on prétend aligner le travail de l’homme sur le modèle de la machine, aussi perfectionnée soit-elle. […]. Le déni de la réalité est moins souvent perçu. Il advient lorsqu’on coupe le travail de manipulation des symboles de toute expérience des réalités sous-jacentes à cette manipulation. Pour employer une métaphore aujourd’hui répandue, ce type de travail substitue la carte au territoire : il congédie les faits au profit de leur représentation imaginée. (p331)
Est donc inhumain le régime qui ravale le travailleur à l’état de la bête ou de la machine, en le considérant comme le pur instrument des pensées d’autrui. Mais est aussi inhumain le régime qui coupe le travailleur de toute expérience des réalités sur lesquelles il agit. Circonscrit par ces deux limites, le travail « réellement humain » possède une irréductible ambivalence : il est à la fois maîtrise du monde et soumission au monde, œuvre et peine. (p332)
Cette fascination générale pour l’organisation scientifique du travail procède, selon Simone Weil, de l’empire exercé sur les esprits par le modèle de la science classique, notamment de la physique classique qui, de Galilée jusqu’au XIXe siècle, a pensé pouvoir expliquer le fonctionnement du monde par un calcul de masse et d’énergie. (p333-334)
« Rien n’est plus étranger au bien, observe ainsi Simone Weil [Sur la science], que la science classique, elle qui prend le travail le plus élémentaire, le travail d’esclave, comme principe de sa reconstruction du monde ; le bien n’y est même pas évoqué par contraste, comme terme antagonique. » (p334)
[…] la question de la direction du travail a été entièrement située du côté de la technique. On a considéré qu’elle relevait d’un critère d’efficacité et non de justice et échappait par conséquent aussi bien à la démocratie politique qu’à la démocratie sociale. Ce reflux de la justice au profit de la technique est une constante de l’histoire juridique contemporaine. Une fois justifiée par la technique, la division du monde du travail entre ceux à qui on interdit de penser et ceux qui sont payés pour le faire, change de nature. Elle ne se présente plus comme une injustice fondamentale que le droit doit corriger, mais comme un mal nécessaire que le droit doit compenser. (p335)
Le droit du travail a ainsi servi à concilier les deux apports a priori inconciliables de la Grande Guerre : d’un côté, la réification du travail, métamorphosé en « force de travail » qu’on peut acheter et vendre comme on le ferait de l’énergie électrique et, d’un autre côté, l’insertion dans tout contrat de travail d’un statut salarial qui protège la personne du travailleur contre les effets physiques et économiques de cette réification. Ainsi conçu, le droit du travail a rendu soutenable la fiction du travail-marchandise et constitué, avec le droit de la sécurité sociale et les services publics, l’une des bases institutionnelles d’un marché du travail. (p336)
Cette remise en cause du compromis fordiste a répondu à deux séries de raisons, déjà largement évoquées. Des raisons technologiques tout d’abord. La révolution numérique et le changement d’imaginaire qui l’accompagne conduisent […à penser le travail sur le modèle de l’ordinateur]. Des raisons politiques ensuite. La chute du communisme et la libéralisation de la circulation des capitaux et des marchandises ont eu pour effet de mettre en concurrence à l’échelle du globe, non seulement les entreprises et les travailleurs, mais aussi les législations sociales et fiscales. (p337)
Quant à la révolution numérique et à la gouvernance par les nombres qui l’accompagne, elles ont modifié profondément l’organisation du travail. Il ne suffit plus d’obéir, il faut être compétitif et performant : tel est le nouvel horizon de la mobilisation totale. Une préfiguration de ce nouveau mode de gouvernement par les hommes se trouvait déjà à l’œuvre dans les régimes totalitaires : « […]. Dans l’Etat sans lois, obéir à la lettre n’est rien ; plus que sur l’ordre, le citoyen sain se règle sur la volonté supposée du chef [Murard et Zylberman] ». A la volonté supposée du chef, la gouvernance par les nombres substitue seulement l’objectivité supposée des chiffres. Les formes contemporaines de gestion de la ressource humaine ne requièrent plus du travailleur qu’il obéisse mécaniquement aux impulsions qu’il reçoit, à la manière d’un piston ou d’un engrenage, mais qu’il réagisse aux signaux qui lui parviennent de son environnement, en sorte de réaliser les objectifs fixés par le programme. (p338)
CH13 Un « régime de travail réellement humain » – 2. De l’échange quantifié à l’allégeance des personnes (p351)
La loi a consacré cette définition du temps de travail : « La durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et de conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles. » (p352)
Le contrat de travail – et avec lui le marché du travail – a précisément pour objet de ramener à des quantités commensurables (et donc échangeables) de temps et d’argent l’infinie diversité des activités humaines et le sens particulier que nous prêtons à chacune d’elle. C’est cette notion de travail abstrait qu’a caractérisé le Cour de cassation dans l’affaire de « l’Ile de la tentation », en considérant que la « prestation des participants à l’émission avait pour finalité la production d’un bien ayant une valeur économique ». Tant que la santé physique ou mentale des salariés n’est pas menacée, le juge n’a pas à se prononcer sur le contenu, le sens ou l’utilité des activités qui leur sont prescrites, car ce contenu, ce sens et cette utilité relèvent du pouvoir de direction que le contrat confère à l’employeur.
Le plus intéressant dans cette affaire [… c’est …] le déplacement de sens que la direction par objectifs et le management participatif impriment à la subordination. Les émissions de téléréalité constituent un exemple parfait de la direction par objectifs et de la fiction qu’elle met en œuvre : non plus la fiction du travail-marchandise, mais celle de la liberté programmée. Substituant la programmation au commandement, ces nouvelles formes d’organisation du travail restituent au travailleur une sphère d’autonomie dans la réalisation de leur prestation. En faisant de l’expérimentation psychologique sur les êtres humains un spectacle lucratif, la téléréalité place ses cobayes dans une situation de ce type : ils doivent se conformer non pas à des ordres, mais à ce que l’arrêt nomme très exactement les « règles du programme ». Ainsi programmés, ils n’agissent pas librement, mais expriment des « réactions attendues ». (p353-354)
Depuis une trentaine d’années se dessinent ainsi de « nouveaux visages de la subordination », qui brouillent la frontière entre travail subordonné et travail indépendant. (p354)
[sous ce nouveau régime de travail, les travailleurs] doivent être à tout moment mobilisables et le moment venu se mobiliser pour réaliser les objectifs qu’on leur assigne.
La disponibilité et la réactivité sont les deux faces – passives et actives – de cette mobilisation totale des personnes. Au plan juridique, elles se traduisent l’une et l’autre par une certaine indétermination des termes de l’échange contractuel. (p356)
Une manifestation à l’état pur de l’exigence de disponibilité en régime d’allégeance se trouve dans les contrats dits « zéro heure », qui ont connu ces dernières années un grand essor au Royaume-Uni. […] Ce nouveau type de contrat permet de situer l’horizon du régime d’allégeance : celui d’une totale disponibilité du travailleur, qui ,se traduit par une indétermination totale des prestations. « Zero hour contract » (ZHC) est un terme générique pour désigner des situations dans lesquelles un travailleur s’engage à se tenir à la disposition d’un employeur, qui demeure libre de fixer le nombre et le moment des heures de travail qui seront effectuées et payées ? (p356)
C’est dans ce contexte de direction par objectifs que la Cour de cassation a décidé que le refus d’un changement de ses conditions de travail décidé par l’employeur exposait le salarié à un licenciement pour faute grave, c’est-à-dire sans préavis ni indemnités. Cette nouvelle jurisprudence n’entraîne pas un affaiblissement, mais une mutation du lien de subordination. Le salarié auquel on restitue tous les attributs de sa qualité de contractant doit se mobiliser au service des objectifs définis par l’employeur. Et se mobiliser, c’est accepter par avance toute espèce de modification de ses conditions de travail, quelle que soit l’importance subjective qu’on leur prête. Le contrat de travail emporte ainsi une acceptation anticipée par le salarié des modifications des conditions de travail décidées par l’employeur. (p360-361)
Les nouvelles méthodes de management cherchent à mobiliser les capacités intellectuelles des travailleurs. Leur travail n’est plus décomposé en un ensemble d’opérations simples, qu’ils doivent accomplir dans le minimum de temps possible, mais se trouve piloté par des résultats à atteindre. Du point de vue du salarié cette évolution est ambivalente. Dans la mesure où elle lui restitue une certaine maîtrise sur l’accomplissement de sa tâche, elle peut être la source d’une certaine liberté dans le travail, à charge pour lui de rendre compte de l’usage qu’il fait de cette liberté. Lorsqu’en revanche la direction par objectif consiste à mettre à la charge du travailleur une obligation de résultat, sans lui donner pour autant les moyens de peser sur le sens de son travail, cette évolution peut être la source d’une aggravation de l’aliénation au travail. (p365)
La déstabilisation des cadres spatio-temporels d’exécution du travail et l’autonomie programmée inhérente à la direction par objectifs conduisent, non à une réduction, mais à un accroissement de l’engagement de la personne du salarié. (p367)
Les notions d’intensité et de stress au travail, de pénibilité et de risques psychosociaux, qui ont fleuri dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail, sont autant de témoins de cette emprise croissante qui ne s’exerce plus seulement de l’extérieur, sous la forme d’ordres à exécuter, mais de l’intérieur, par l’internalisation et l’incorporation de contraintes et de risques qui étaient dans le modèle fordiste du ressort exclusif de l’employeur. (p368)
Depuis le début des années 2000, on a ainsi assisté à la montée en puissance de droits attachés à la personne des salariés. […] ces droits ont surtout pour objet de promouvoir l’adaptabilité des travailleurs aux attentes du marché du travail et de compenser la moindre protection qui leur est accordée en termes d’emploi et de protection sociale. […]. Le contrat de travail n’oblige plus seulement [l’employeur] à payez une somme d’argent, mais aussi à veiller au maintien des capacités professionnelles des salariés. Non seulement leurs capacités physiques, mais aussi leurs capacités mentales et leur qualification professionnelle. (p370-371)
A grands traits, on peut distinguer, parmi ces obligations nouvelles de l’employeur, celles dont il doit s’acquitter personnellement et celles dont il peut se décharger moyennant finances sur un organisme extérieur à l’entreprise.
Le devoir de soutenir l’aptitude professionnelle des salariés relève de la première catégorie. […]. D’une façon générale, elle se traduit par un déplacement de la loi au lien contractuel, lien qui emporte pour le maître le devoir de veiller aux intérêts à long terme de ceux qui le servent. C’est un trait que nous retrouvons dans les relations entre entreprises dominantes et dominées dans les chaînes de sous-traitance. (p371)
L’autre catégorie de devoirs pesant sur l’employeur recouvre ceux dont il s’acquitte en contribuant au financement de garanties collectives, dont la mise en œuvre relève d’un tiers à la relation de travail. Ces garanties relèvent de ce qu’on appelle la prévoyance. Elles méritent qu’on s’y arrête davantage, car elles sont l’objet d’une lutte sourde entre deux conceptions possibles : l’une qui les conçoit en termes de droits patrimoniaux, adossés au marché de l’assurance ; l’autre qui ;les conçoit en termes de droits sociaux, adossés à des solidarités civiles. (p372)
Premier facteur de sécurisation des parcours professionnels, la sécurité sociale est aussi le principal outil d’externalisation des responsabilités sociales de l’employeur. […]. Ces droits étant nécessairement limités, la création de la sécurité sociale ne fit pas disparaître le besoin de ce qu’on a appelé à partir de cette date la protection sociale complémentaire. (p373)
A compter des années 1980, le tournant néolibéral et la pression du droit européen se conjuguèrent pour réintégrer l’assurance privée dans le champ de la protection sociale complémentaire et pour soumettre progressivement aux mêmes règles tous les opérateurs intervenants sur ce « marché » gigantesque et prometteur. (p374)
Situées à l’articulation du droit du travail, du droit de la sécurité sociale et du droit de l’assurance, les garanties sociales ont deux caractères communs. Le premier est l’externalisation de leur gestion financière auprès d’organismes spécialisés, qui perçoivent des cotisations des entreprises et versent des prestations aux salariés. […]. L’autre caractéristique commune à ces garanties est d’opérer une péréquation de la charge de leur financement entre leurs cotisants. […]. Dans une perspective de libre concurrence, la péréquation repose exclusivement sur des techniques actuarielles d’agrégation statistique des risques, c’est-à-dire sur un pur calcul de probabilités. Relevant de la gouvernance par les nombres, elle ignore les liens entre les personnes pour réduire ces dernières à des facteurs de risque. Dans une perspective de solidarité, la péréquation des risques a pour fonction, non seulement de doter chacun de certaines garanties, mais aussi de compenser les inégalités de fortune et d’exposition à ces risques. (p375-376)
Or – magie de la gouvernance par les nombres –, il suffit qu’un service soit privatisé pour que, de charge publique, il se métamorphose miraculeusement en facteur de croissance économique dans les comptes de la nation. (p377)
Fondés sur de tels régimes [de garanties collectives s’exerçant individuellement], les droits individuels destinés à protéger le salarié tout au long de sa vie professionnelle sont des droits sociaux. La conception imposée par le Conseil constitutionnel est au contraire celle de droits purement individuels qui ne procèdent plus d’un régime instituant une solidarité entre les membres d’une même profession, mais d’une créance sur un organisme financier ou un assureur. Autrement dit, il ne s’agit plus à proprement parler de droits sociaux, mais de droits patrimoniaux, fondés sur la capitalisation et non sur la solidarité. (p378-379)
CH14 La structure des liens d’allégeance (p385)
La structure du lien d’allégeance mise en lumière dans l’évolution de la relation individuelle de travail se retrouve à l’œuvre aussi bien dans les rapports entre entreprises dominantes et dominées qu’entre Etats impériaux et entreprises dominantes. (p385)
Tant que l’ordre juridique international fut constitué d’un pavage d’Etats souverains et maîtres de leurs frontières, l’action des entreprises s’inscrivait dans l’articulation du public et du privé. L’Etat prenait en charge ce que le Digeste appelle les « choses sacrées », c’est-à-dire tout ce qui relève de l’incalculable : le statut de personnes et la survie de la communauté politique. Les échanges entre particuliers pouvaient se déployer sous cette égide, selon une logique de pur calcul d’utilité. […]. A partir du moment où un entrepreneur obéit aux lois et s’acquitte de ses impôts, il n’y a pas de raison d’exiger de lui qu’il prenne en charge ce qu’il incombe au législateur de garantir : le temps long de la vie humaine dans ses dimensions sociale et environnementale. Cette situation demeure vraie pour la plupart des petites entreprises, mais elle ne l’est plus pour les entreprises transnationales, que l’effacement des frontières du commerce libère de la tutelle des Etats et autorise à choisir les lois qui lui sont le plus profitable à l’échelle de la planète. (p388-389)
Apparus depuis longtemps en droit interne, les rapports de dépendance entre les entreprises ont donné lieu à des dispositions légales ou prétoriennes, où se retrouve la même structure juridique de l’allégeance, avec ses trois composantes caractéristiques : la surveillance de la vassale par la suzeraine ; le soutien de la vassale par la suzeraine et enfin la responsabilité de la suzeraine pour les agissements de sa vassale. (p394)
Le régime du détachement international de salariés est une pièce centrale de la politique de mise en concurrence des législations sociales, promues avec constance par les autorités européennes depuis le projet de directive Bolkestein. […]. Renouant avec la pratique de la personnalité des lois, le droit européen organise ainsi la mise en concurrence sur un même territoire des salariés relevant de législations différentes. (p398)
Face aux multinationales, dont le pouvoir de marché (market power) ne s’exerce jamais que dans des secteurs donnés et sous l’égide des Etats où ils opèrent, le market power des Etats-Unis se présente comme un pouvoir souverain, auquel on ne peut résister sans risquer la mort économique. Aucune multinationale n’a, à ce jour, pris un tel risque et toutes se sont soumises aux desiderata du Parquet. Toutes ont donc fait acte d’allégeance aux autorités américaines et la structure juridique de ce lien d’allégeance est semblable à celle déjà identifiée dans les relations de travail entre donneurs d’ordres et sous-traitants ou fournisseurs. (p405)
CH Conclusions, comment en sortir ? (p407)
Depuis le début des Temps modernes, le vieil idéal grec d’une cité régie par les lois et non par les hommes a pris une forme nouvelle : celui d’un gouvernement conçu sur le modèle de la machine. Un même imaginaire a ainsi porté l’évolution des sciences et techniques et celle du droit et des institutions : celui d’un monde transparent à lui-même, dont la maîtrise, dont la maîtrise devait permettre à chacun de s‘affirmer comme un sujet souverain, émancipé aussi bien du pouvoir des hommes que des besoins matériels. La physique classique, la seconde révolution industrielle et l’Etat de droit ont contribué, chacun pour leur part, à donner à cet imaginaire son premier visage moderne : celui d’un monde régi par des lois générales et abstraites, lois qu’il faut observer si l’on veut agir efficacement. L’idéal d’un pouvoir impersonnel a pris un nouveau visage depuis la Seconde Guerre mondiale, le nombre remplaçant progressivement la loi comme fondement des obligations entre les hommes. Porté par la révolution numérique, l’imaginaire de la gouvernance par les nombres est celui d’une société sans hétéronomie, où la loi cède sa place au programme et la réglementation à la régulation. Ce mouvement avait été engagé par la planification soviétique qui, la première, a réduit la loi à une fonction instrumentale de mise en œuvre d’un calcul d’utilité. Il s’approfondit avec l’imaginaire cybernétique, qui impose une vision réticulaire du monde naturel et humain et tend à effacer la différence entre l’homme, l’animal et la machine, saisis comme autant de systèmes homéostatiques communiquant les uns avec les autres. A ce nouvel imaginaire correspond le passage du libéralisme économique – qui plaçait le calcul économique sous l’égide de la loi – à l’ultralibéralisme, qui place la loi sous l’égide du calcul économique. Le capitalisme a ainsi muté en un anarcho-capitalisme qui efface les frontières, soumet les Etats et démantèle les règles protectrices des trois marchandises fictives identifiées par Karl Polanyi : la nature, le travail et la monnaie. […]. Un tel démantèlement ne peut pourtant conduire qu’à l’effondrement du système, car la fiction consistant à traiter comme des marchandises la nature, le travail et la monnaie n’était tenable que dans des cadres juridiques nationaux, qui en cantonnaient les effets destructeurs. (p408-409)
[…] lorsque l’Etat n’assume plus son rôle de garant de l’identité et de la sécurité physique et économique des personnes, les hommes n’ont plus d’autre issue que de rechercher cette garantie ailleurs – dans des appartenances claniques, religieuses, ethniques ou mafieuses – et de faire allégeance à plus fort qu’eux. Ces réseaux d’allégeance se déploient aujourd’hui à tous les niveaux de l’activité humaine, sous des formes légales et illégales. (p410)
Le principe de solidarité est aujourd’hui le principal obstacle auquel se heurte la Marché pour s’imposer totalement face à l’ordre juridique. […]. Selon [Hayek, Le mirage de la justice sociale], la solidarité est un « instinct hérité de la société tribale », dont il faut se défaire pour qu’advienne à l’échelle du globe le règne de la catallaxie, c’est-à-dire « l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché ». (p414)
L’Etat social a constitué une première tentative d’un tel réencastrement de l’économie dans la société. En dépit de ses succès réels, il a souffert de deux faiblesses. La première – et la plus évidente – est de reposer sur des cadres juridiques nationaux. […]. La seconde faiblesse – moins souvent observée – est que l’Etat social, tout comme les régimes communistes, a évincé du champ de la justice sociale la question d’une juste organisation du travail. (p415)