Notes sur l’improbable écomarxisme
Nombre d’auteurs marxistes ou néomarxistes contemporains admettent « l’immense retard théorique » du marxisme dans l’appréhension de la question naturelle. Ils le déplorent d’autant plus que le paradigme marxien leur paraît parfaitement en mesure d’intégrer la dimension socio-écologique dans la critique ordinaire du mode de production capitaliste. En marxistes conséquents, ils s’interrogent sur les raisons historiques de ce « rendez-vous manqué » avec l’écologie politique. Certains poussent l’analyse jusqu’à revenir aux écrits fondateurs de Marx et Engels. J. B. Foster a ainsi défendu la thèse d’un « Marx écologiste »… Cette thèse ne résiste pas à l’épreuve d’un examen critique du mode de traitement de la nature chez Marx. Rétrospectivement, Marx et la plupart de ses épigones apparaissent comme des théoriciens demeurés fidèles au projet baconien et cartésien inscrit dans l’imaginaire de la modernité ; prisonniers d’une vision progressiste de l’histoire, ils n’ont pu, en fait de critique radicale du capitalisme, que « le reproduire comme modèle ».
>>>> Source : Et vous n'avez encore rien vu, critique de la science et du scientisme ordinaire
L’écologie politique est-elle soluble
dans le marxisme ?
« Marx écolo ? », s’interrogeait la revue ÉcoRev’ en couverture de son numéro de décembre 2006 [1]. Selon John Bellamy Foster, la question ne se pose pas : Marx serait, à ses yeux, le premier théoricien sérieux de la soutenabilité écologique [2]. D’autres exégètes sont plus circonspects, mais, dans l’ensemble, les auteurs qui s’intéressent aujourd’hui à la place de la question naturelle dans les écrits de Marx et Engels s’accordent pour reconnaître l’« immense retard théorique et politique » des marxistes en la matière [3]. Jacques Bidet évoque « l’impression première d’un rendez-vous manqué » entre « la problématique marxienne de la production » et l’approche écologique [4].
Pourtant, en définissant la structure économique de toute société comme « la totalité des relations que ces agents [du procès de production] entretiennent avec la nature et entre eux-mêmes et dans lesquels ils produisent cette totalité », Marx avait d’emblée posé les fondements d’une critique du capitalisme combinant la question sociale et la question écologique [5]. Mais il est vrai qu’il avait par ailleurs rejeté la suggestion de Sergueï Podolinsky qui l’invitait à intégrer la dimension éco-énergétique dans sa théorie de la plus-value [6] ; qu’il pouvait tout aussi bien dénoncer l’exploitation des hommes et de la terre par le capitalisme et reconnaître à ce dernier le mérite d’avoir balayé tous les obstacles que la tradition oppose au traitement de la nature comme « pur objet [d’utilité] pour l’homme ». Confronté à ce type de positions équivoques, on comprend pourquoi un auteur comme Daniel Bensaïd invite à « prendre au sérieux les contradictions de Marx » [7].
Si la plupart des marxistes et néomarxistes contemporains admettent leur retard théorique, ils sont néanmoins convaincus d’être mieux qualifiés, pour analyser la question naturelle, que ceux qui ont exploré le champ de la critique écologique bien avant eux. Ils reprochent aux écologistes d’avoir « atténué, sinon gommé l’importance des rapports entre la logique du profit et le “productivisme” », ignoré « le rôle central de la propriété privée dans la crise écologique », et ainsi, par manque de radicalité, prêté le flanc à « la récupération [de leur combat] par le système » [8]. En résumé, leur crime majeur est d’avoir méprisé « le marxisme et sa critique du fétichisme de la marchandise » [9].
Ces jugements sans appel ne renvoient à aucun auteur ni courant clairement identifié et ignorent superbement tous ces théoriciens (André Gorz, Cornelius Castoriadis, Ivan Illich, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Murray Bookchin, Lewis Mumford…) et ces mouvements écologiques radicaux qui n’ont pas jugé opportun d’invoquer les mânes de Marx et de ses épigones pour dénoncer le caractère foncièrement écocidaire et mortifère du productivisme, du consumérisme, de l’accumulation du capital, du fétichisme de la marchandise, de l’hybris technico-scientifique, en bref de la civilisation capitaliste.
Ceux qui se posent aujourd’hui en parangons du marxisme écologique omettent également de parler des marxistes orthodoxes qui, en France, dans les années 1970-1980, ont entrepris de subsumer la question environnementale dans ce qui était alors appelé le « diamat », l’avatar mécaniste du matérialisme dialectique : Luce Langevin, Guy Biolat et surtout Vincent Labeyrie [10]. Tout comme ils ne mentionnent pas les réflexions originales d’un marxisant atypique : Serge Moscovici [11]. En marxistes conséquents, ils s’efforcent de comprendre les raisons pour lesquelles la question écologique est demeurée durant la majeure partie du XXe siècle « le point aveugle » du marxisme [12]. Leurs arguments méritent d’être examinés, mais, auparavant, on est en droit de retourner l’interrogation et de se demander pourquoi cette problématique si longtemps négligée retient aujourd’hui toute leur attention.
la « seconde contradiction interne » du capitalisme
Parmi les divers motifs de cet intérêt tardif, on doit en premier lieu citer l’acuité et l’ampleur des problèmes écologiques auxquels l’humanité se trouve confrontée ; il en est suffisamment question dans l’actualité pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en dresser ici l’inventaire. Il y a trois ou quatre décennies, ils avaient été aussi bien identifiés et n’avaient pas pour autant suscité la même curiosité de la part des marxistes d’alors. La position de ces derniers a changé essentiellement en raison d’un événement majeur survenu entre-temps : moins l’effondrement de l’Empire soviétique que la défaite du mouvement ouvrier. Les échecs répétés des diverses luttes menées depuis la fin des années 1970 sur le front social portent à croire que le « talon de fer » a fini par écraser « l’ours » [13]. Dans un contexte de désolation sociale, on comprend que ceux qui ne parviennent pas à s’accommoder du capitalisme réellement existant cherchent à réactualiser le projet marxien en plaçant leur espoir d’un « dépassement » du système dans l’écologie [14]. C’est ainsi que des auteurs marxistes ont défendu la thèse selon laquelle une seconde contradiction minerait le capitalisme de l’intérieur. Cette contradiction aurait pour cause fondamentale « l’appropriation et l’utilisation autodestructrices de la puissance de travail, de l’espace, de la nature ou de l’environnement extérieurs », et se manifesterait sous diverses formes : « crise […] de la santé, de l’éducation, de la famille, crise urbaine et crise écologique », une crise par laquelle le capital « se détruit lui-même » [15].
Dans la logique dialectique marxiste, la contradiction interne offre l’appréciable avantage de conduire fatalement au dépassement. Aujourd’hui, tout se passe comme si, la première et « principale » contradiction interne n’ayant pas comblé les vœux des marxistes, ces derniers attendaient le salut de la seconde. À juste titre, Chesnais et Serfati font observer que les « dévastations de la nature » ne sapent pas « les conditions écologiques de la reproduction » du capitalisme, mais lui ouvrent au contraire des « champs d’accumulation nouveaux » [16]. En cela, le capital reste fidèle à lui-même ; à l’instar de Rosa Luxembourg, on peut soutenir qu’il se développe en détruisant non seulement les modes de production « précapitalistes », mais également les processus naturels [17]. En remplaçant ces derniers par ses propres procès de production, il assure sans doute momentanément sa pérennité, mais certainement pas la sauvegarde de la Terre et des êtres vivants qui la peuplent. Il n’y a là aucune contradiction interne, simplement la promesse d’une catastrophe écologique planétaire.
Au-delà de la question naturelle, le recours incantatoire à la notion de contradiction appelle un commentaire sur le fond. Quand la dialectique se déploie dans le monde des idées, la contradiction évolue dans son élément : on peut en effet aisément admettre que, dans le champ du logos, toute affirmation est niable, et imaginer que sa contradiction sera elle-même un jour dépassée. Ainsi, le matérialisme historique de Marx peut très bien être considéré comme dépassant dialectiquement l’opposition de l’idéalisme actif de Hegel et du matérialisme contemplatif de Feuerbach. Mais, en toute logique, comme l’écrit Albert Camus, « il ne peut y avoir de dialectique que de la pensée » ; il est donc impossible de « concilier la dialectique et le matérialisme » [18].
Ainsi, il est contraire au bon sens de soutenir que le capital contredit (du verbe contre-dire) le travail, la valeur d’échange, la valeur d’usage, le travail abstrait, le travail concret, les forces productives, les rapports de production, la socialisation de la production, la propriété privée des moyens de production, etc. Si, entre ces divers éléments, il existe incontestablement des tensions, des conflits, des rapports de forces, des antagonismes, il ne saurait y avoir de contradictions puisque les objets désignés par ces différents concepts se situent hors du domaine du logos. De même, si la production capitaliste pollue, pille, appauvrit, dégrade, ravage, dévaste, massacre la nature, elle ne la contredit pas. Il faudrait pour cela qu’elle fût traitée comme un sujet avec lequel un dialogue serait concevable…
La confusion du « matérialisme dialectique » a pour origine « la découverte [par Hegel] du mouvement dialectique comme loi universelle » jouant aussi bien dans le monde de la nature que dans celui des idées. Hannah Arendt commente : « Hegel crut qu’il avait démontré une identité ontologique de la matière et de l’idée » [19]. On sait que, pour Marx, la dialectique hégélienne « marche sur la tête » et qu’il suffit de la remettre sur ses pieds pour qu’elle soit « dépouillée de sa forme mystique » et retrouve toute sa pertinence et sa nature « essentiellement critique et révolutionnaire » [20]. En réalité, ce prétendu retournement ne saurait rompre avec la conception hégélienne et signifier ainsi le passage de l’idéalisme au matérialisme puisque l’identité ontologique de la matière et de l’idée s’en trouve confirmée. Pour Marx, il s’agissait d’installer dans le monde réel – le monde en soi – les contradictions qui, auparavant, étaient supposées évoluer dans le « ciel des idées ». En attribuant aux contradictions un caractère avant tout matériel et ontologique, il rendait l’histoire de la nature et celle des hommes nécessaires et, partant, prévisibles. Les idées peuvent néanmoins devenir matérielles dès l’instant où des hommes se les approprient pour agir collectivement. Mais ces hommes, aussi éclairés soient-ils par la théorie, savent pertinemment que leur combat ne consiste pas à contredire les forces de répression que leurs adversaires leur opposent : comme l’écrivait Marx, « la force matérielle doit être renversée par la force matérielle » [21].
Abandonner l’idée de contradiction ontologique, c’est-à-dire inscrite dans le monde en soi, signifie retourner à la dure réalité du monde vécu et renoncer à croire que le développement des sociétés est « assimilable à la marche de la nature » et que les changements historiques surviennent « avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » [22]. Une fois rejetée la perspective téléologique, l’avenir reprend sa place dans « le domaine des affaires humaines », celui dans lequel les hommes sont susceptibles d’accomplir des « miracles » en établissant « une réalité bien à eux » pour peu qu’ils agissent collectivement [23].
Lorsque les auteurs contemporains examinent les causes du long silence des marxistes sur la question écologique, rares sont ceux qui évoquent l’affaiblissement du mouvement ouvrier. La plupart soulignent la focalisation sur la question sociale, la première « contradiction interne ». André Bihr constate pour le déplorer que le mouvement ouvrier « s’est montré solidaire de la “logique” productiviste » du capitalisme, et de manière très prononcée durant la période fordiste [24].
Aux yeux de Chesnais et Serfati, le productivisme constitue le facteur principal, mais ils le présentent de telle manière que Marx et Engels s’en trouvent blanchis, tandis que les marxistes orthodoxes, qui ont, de près ou de loin, accompagné et soutenu l’« expérience désastreuse du “socialisme réel” », sont chargés du poids de cette faute majeure. Ceux-là ont, pendant des décennies, effectué une « lecture unilatéralement “productiviste” du travail de Marx et d’Engels » [25]. L’explication réside dans le postulat selon lequel l’abolition de la domination et de l’exploitation de l’homme par l’homme serait subordonnée à la plénitude de puissance de l’homme sur la nature : pour atteindre cet objectif, il fallait impérativement développer de manière illimitée les forces productives et, sans état d’âme écologique, tirer parti de toutes les ressources de la science et de la technologie.
Selon Foster, le gouvernement soviétique aurait adopté une politique résolument anti-écologique après la mort de Lénine. Sous Staline, la nature est sacrifiée aux objectifs du plan, et les « conservationnistes » sont dénoncés comme penseurs bourgeois. En conséquence, les théoriciens marxistes de l’Est comme de l’Ouest oublièrent les écrits écologiques de Marx durant près d’un demi-siècle, jusqu’à l’ « exhumation » de ses travaux sur le métabolisme du sol dans les années 1980-1990. Chez Foster, cette propension à personnaliser un régime politique, comme s’il ne reposait sur aucune base sociale, apparaît d’autant plus surprenante qu’il est à la fois marxiste et sociologue. Quoi qu’il en pense, ce n’est certainement pas parce que Lénine se serait préoccupé de préserver des espaces naturels qu’il faudrait l’exonérer du verdict de l’histoire : « Le véritable créateur du totalitarisme est Lénine », rappelle Castoriadis [26].
Au-delà de ce problème de personne, le rôle joué par l’expérience du « socialisme réel » dans « la lecture unilatéralement productiviste » de Marx et Engels soulève une question majeure : quelle est la véritable nature du système qui dominait dans les « pays de l’Est » avant l’effondrement de l’Empire soviétique ? La plupart des auteurs marxistes qui s’efforcent aujourd’hui d’effectuer la synthèse de l’approche marxiste traditionnelle et de la problématique écologique ne manquent pas de l’examiner. Elle est d’autant plus cruciale pour eux que ces régimes se présentaient comme socialistes et invoquaient l’autorité de Marx pour asseoir leur légitimité… et justifier leur productivisme écologiquement dévastateur.
Même si le « socialisme réel » est aujourd’hui réellement inexistant, la réalité de cette expérience historique qui a couvert pratiquement tout le « court XXe siècle » ne cesse de provoquer des débats contradictoires animés, eu égard à l’importance de l’enjeu ; et les marxistes ne manquent pas d’y prendre part pour des raisons évidentes : la crédibilité et la réceptivité de leur critique du capitalisme passent par l’arraisonnement de ce passé dérangeant pour leur paradigme.
Il n’est pas superflu de rappeler l’existence de ces marxistes orthodoxes qui, dans les années 1970-1980, ne doutaient pas du caractère authentiquement socialiste des pays de l’Est et jugeaient exemplaire leur gestion de l’environnement : Guy Biolat, Luce Langevin et Vincent Labeyrie notamment. Ils admettaient que, à l’Ouest comme à l’Est, les mêmes usines produisaient les mêmes déchets, mais, à l’Est, le mode « socialiste » d’organisation de l’économie et de la société avait le privilège de pouvoir miraculeusement sauvegarder la santé des hommes et de la nature. La réalité écologique était toute autre : désastreuse [27]. Des trois auteurs cités, Vincent Labeyrie mérite une mention particulière, en raison à la fois de son statut d’écologue et de la relative originalité de sa réflexion.
Dans ses fondements théoriques, l’analyse de Vincent Labeyrie est on ne peut plus orthodoxe. Elle procède de la conception marxienne du procès de production en tant que procès combinant simultanément un procès de travail et un procès de production de rapports de production. Le premier, en tant que système de rapports techniques, est un procès d’appropriation matérielle de la nature par les hommes ; le second constitue par définition un système de rapports sociaux. Ainsi, dans sa dualité, le concept de procès de production condense les deux éléments composant tout mode de production : respectivement, les forces productives et les rapports sociaux de production. La problématique socio-écologique se trouve, par là même, ramenée à la bien connue « dialectique » des forces productives et des rapports de production – pour les marxistes orthodoxes, au canonique « Avant-propos » de 1859 [28]. Labeyrie donne un prolongement socio-écologique à cette dialectique en s’appuyant sur les travaux de Radovan Richta [29].
Si l’on associe les réflexions de Marx consignées dans des brouillons entre 1861 et 1865 et la thèse défendue par Richta en 1974, on peut repérer trois grandes périodes dans l’histoire du capitalisme industriel, trois phases qui, du point de vue de Labeyrie, se distinguent autant par la position de la science vis-à-vis des forces productives que par les caractéristiques technologiques de l’appareil de production :
- la subordination formelle du travail au capital: phase d’accumulation essentiellement extensive marquée par une relative inertie du progrès technique et par le rôle négligeable de la science dans le développement quantitatif des forces productives ;
- la subordination réelle du travail au capital: la reconnaissance de la science en tant que force productive directe s’accompagne de l’émergence d’une classe intermédiaire d’ingénieurs. Cependant, l’intégration de la science dans le procès de production s’effectue de l’extérieur et le travail simple, morcelé, demeure la base essentielle de la production ; c’est l’époque du machinisme ;
- la « révolution scientifique et technique» provoquée par les nouvelles technologies de l’information et de la commande : « la priorité de la science sur la technique et celle de la technique sur la production directe deviennent la loi de développement des forces productives », écrit Richta [30]. Le développement de la production mais aussi le mouvement de la production dépendent alors directement du progrès des connaissances scientifiques. À ce stade, la « correspondance » entre forces productives et rapports de production n’est plus respectée : les capitalistes entravent le développement des forces productives. Une semblable « contradiction » appelle son « dépassement dialectique », en l’espèce, une révolution sociale capable de rétablir la « correspondance ». Pour Richta et Labeyrie, seul le « socialisme » est en mesure de supprimer les obstacles que les capitalistes opposent au libre et plein déploiement des forces productives.
Toute l’argumentation de Labeyrie a pour objectif de montrer que la crise écologique est le résultat inéluctable du développement de la révolution scientifique et technique dans des structures de production demeurées capitalistes. Les arguments qu’il avance ne manquent pas de pertinence, mais ne convainquent pas pour autant. Il dénonce sans doute la logique du profit, mais il se garde bien d’incriminer le productivisme et le consumérisme. Cela l’aurait conduit à mettre directement en cause la responsabilité de la science et de la technologie dans le déclenchement de la crise écologique ; or, il entend préserver leur neutralité parce qu’elles occupent une place centrale et jouent un rôle majeur dans sa conception du socialisme.
Il a pourtant été clairement établi par des auteurs marxistes ou marxisants, hétérodoxes il est vrai, que le passage de la subordination formelle à la subordination réelle du travail au capital constitue une des principales causes originelles de la crise écologique, parce qu’il rompt, selon la formule d’André Gorz, « la norme du suffisant », c’est-à-dire cette possibilité qu’avaient les travailleurs directs, qualifiés, d’arbitrer « entre l’étendue des besoins ou des désirs qu’ils souhaitent satisfaire et l’importance de l’effort qu’ils jugent acceptable de déployer » [31]. En prenant le contrôle intégral des procès de production grâce à l’utilisation de la science comme force productive directe (subordination réelle), les capitalistes ont brisé le compromis entre effort et besoins ; la production et la consommation se sont trouvées disjointes. Taylorisme et fordisme aidant, la rupture de la norme du suffisant et la soumission de la logique des besoins au besoin de l’accumulation du capital ont généré deux processus explosifs solidaires dont la nature n’a pu que pâtir : l’hybris de la production et de la consommation. La crise écologique provoquée par le capitalisme industriel n’a donc pas attendu le stade de la révolution scientifique et technique pour se manifester.
Dans la vision de Labeyrie, la résolution des contradictions du mode de production capitaliste devait déboucher sur ce que Gramsci appelait un « bloc historique » idéal caractérisé en l’espèce par l’unité dialectique : a) de l’infrastructure : la révolution scientifique et technique pour les forces productives, et la révolution socialiste pour les rapports de production ; et b) des superstructures : la démocratie pour la superstructure politique, et la révolution écologique associée au matérialisme dialectique, pour la superstructure idéologique.
Chez Labeyrie, la référence concrète en matière de socialisme se trouvait à l’Est, même s’il reconnaissait quelques imperfections dans sa réalisation. Avec un tel modèle, il n’y avait pas lieu d’espérer de sa part ne serait-ce qu’une allusion à l’abolition du salariat et à l’autogouvernement des travailleurs librement associés. Il était plutôt question d’étatiser l’appareil de production, de planifier l’économie et sans doute de soumettre la production à la logique des besoins. Si l’on ajoute à ces éléments le primat accordé à la science, à la « technoscience », dans les forces productives comme dans la vie sociale, on obtient une représentation parfaite du type de formation sociale répondant aux aspirations des « intellectuels socialistes » [32]. En tout, déclarait Richta, « il faut s’en remettre à la boussole de la science » : toutes les activités humaines, l’organisation sociale, le travail, le gouvernement, la culture, la protection de la nature, l’hygiène mentale, le régime alimentaire, etc., devaient être régis selon « un système de normes scientifiques élaborées par différentes disciplines » [33].
Et la nature également devait, dans son intégralité, passer sous les fourches Caudines de la raison technico-scientifique et de l’utilitarisme. Ce programme avait pour but de réaliser le projet inscrit dans l’imaginaire de la modernité depuis Francis Bacon et René Descartes : la domination rationnelle de la nature – et, dans le même mouvement, celle des hommes. L’histoire a finalement réfuté empiriquement une théorie qui était déjà, en elle-même, insoutenable tant sur le plan de l’analyse (la référence à la dialectique des forces productives et des rapports de production, l’absence de toute critique de la science et de la technologie, la conception du socialisme et du capitalisme…) qu’au niveau du projet de société qu’elle portait en elle : une sorte d’avatar scientiste du totalitarisme.
au « socialisme réellement existant »
Si, tout au long du XXe siècle, la grande majorité des marxistes n’a jamais douté du caractère authentiquement socialiste des régimes en vigueur à l’Est du rideau de fer, une petite minorité composée de penseurs non négligeables a très tôt dénoncé ce « mensonge déconcertant » et soutenu, arguments à l’appui, qu’ils étaient foncièrement capitalistes. Ce point de vue sera examiné plus loin. À propos de ces auteurs, on peut faire observer que leur lucidité politique ne les rendait pas plus clairvoyants en matière écologique ni moins dogmatiques sur le plan théorique que les marxistes orthodoxes. Ainsi, ni Karl Korsch ni Anton Pannekoek ne remettent en question la dialectique des forces productives et des rapports de production, la thèse selon laquelle le capitalisme a une mission historique civilisatrice à remplir, l’idée que ce dernier entrave le développement des forces productives, la conviction que le prolétariat révolutionnaire lèvera ces obstacles, reprendra à son compte le flambeau du progrès abandonné par la bourgeoisie et libérera ainsi en même temps les forces productives et la production. Même chez ces critiques intransigeants du léninisme et du stalinisme, la lecture de Marx et Engels est « unilatéralement productiviste », et la conception des rapports entre les hommes et la nature demeure celle d’une guerre que le prolétariat finira par gagner : en « déchaînant » les forces productives (Pannekoek), en les développant « d’une façon gigantesquement accrue » (Korsch), le prolétariat posera les fondements d’une société d’hommes libres sur les vestiges d’une nature terrassée [34].
Plus près de nous, des marxistes non moins critiques envers les ex-pays dits « socialistes » n’ont pas poussé leur conscience écologique jusqu’à soumettre à un examen radical les fondements de la pensée de Marx. Michael Löwy, par exemple, estime impératif de rompre avec le productivisme, « l’idéologie du progrès linéaire et le paradigme technologique et économique de la civilisation industrielle moderne ». Mais s’il déplore chez Marx et Engels leur « conception a-critique des forces productives capitalistes », il exclut toute remise en question de « la nécessité du progrès scientifique et technique et de l’élévation de la productivité du travail » [35]. Le fait que Löwy prenne soin de rappeler ce qui lui paraît une évidence indiscutable prouve qu’il ne parvient pas à s’émanciper de l’imaginaire capitaliste, sans doute parce que cet imaginaire est inhérent au marxisme. Il soutient que, sans « la critique marxiste de l’économie politique », aucune « perspective écologique radicale » n’est possible [36]. Il y a plutôt lieu de penser que, en raison de son économisme, le marxisme s’interdit toute critique écologique radicale du capitalisme [37].
En dehors des auteurs pour qui la reconnaissance dans le régime soviétique d’une forme authentique de socialisme relève de la pure et simple mystification, les autres représentants de la mouvance « écomarxiste » entérinent avec plus ou moins de réserves l’image que les thuriféraires de ce régime, et la plupart de ses détracteurs, lui attribuaient. Ainsi, Ted Benton oppose le « socialisme d’État » au capitalisme occidental [38], et s’appuie sur l’échec global du premier pour faire ressortir les faiblesses de la théorie de Marx. Sans dénier les mérites de cette dernière, il estime que sa critique du capitalisme est insuffisamment radicale et mérite d’être amendée par l’analyse écologique.
En revanche, des marxistes plus « traditionnels » comme Chesnais, Serfati et Bidet semblent éprouver des difficultés à se déterminer clairement comme s’ils faisaient face à une « double contrainte ». Ils écrivent socialisme réel entre guillemets afin de marquer une relative distance avec une forme de société qu’il convient aujourd’hui de stigmatiser sans ménagement, mais qui ne leur paraît pas totalement étrangère à leur conception du socialisme, sans doute parce qu’ils partagent avec les fondateurs du régime soviétique la même pieuse référence à la pensée de Marx : Chesnais et Serfati parlent de « régimes d’économie collectiviste », Bidet, de « sociétés non marchandes » planifiées [39]. Les premiers, on l’a vu, imputent le désastre écologique dans ces pays à « une lecture unilatéralement productiviste ». Bidet, pour sa part, s’étonne que deux « logiques sociales fort distinctes » aient pu produire, sur le plan écologique, des résultats analogues [40]. Afin de rendre compte d’une convergence qui lui paraît singulière, il incrimine les « formes sociales » responsables, respectivement le marché à l’Ouest, le plan à l’Est.
On a le sentiment que, lorsqu’il s’agit d’analyser ces formations sociales même rétrospectivement, ces auteurs perdent leurs repères marxistes : en d’autres termes, ils semblent inhibés au point de ne pouvoir utiliser les éléments fondamentaux de l’analyse marxienne dans le but de déterminer la véritable nature du régime soviétique. Il est assez singulier, par exemple, qu’ils ne raisonnent pas ou fort peu en termes de classes sociales. Pourtant, des marxistes ont entrepris ce travail très tôt : appliquer les armes de la critique marxienne à l’étude de pays qui se définissaient eux-mêmes comme marxistes. Aux noms déjà cités, il convient d’ajouter ceux de Charles Bettelheim et de Jacques Sapir, sans parler des animateurs de la revue Socialisme ou Barbarie [41]. Les uns ont établi le caractère fondamentalement capitaliste de ces régimes ; les autres ont fait ressortir les traits propres à cette forme bureaucratique de capitalisme. Dans cette perspective, c’est l’essence capitaliste combinée à ces particularismes qui expliquent les modalités spécifiques qu’a revêtues la dévastation de la nature dans les pays de l’Est.
Matérialisme oblige, Marx dissociait, au sein de toute société, la base économique, ou infrastructure, des superstructures juridico-politiques et idéologiques, et attribuait à la première le rôle déterminant dans le mouvement de l’histoire. C’est en vertu de ce postulat qu’il distinguait des stades successifs dans l’évolution des sociétés, chaque stade se caractérisant par la domination d’un mode de production spécifique. Chacun de ces modes de production est sans doute supposé correspondre à un niveau de « développement des forces productives » particulier ; néanmoins, ce sont les rapports de production qui, aux yeux de Marx, jouent le « rôle discriminant », c’est-à-dire permettent d’identifier un mode de production et de le différencier des autres. Dans le cas du mode de production capitaliste, le type de rapports de production qui le singularise, celui que le capital fait surgir lorsqu’il est mis en valeur dans la sphère de la production, est le salariat. Que ce rapport oppose deux classes sociales dont l’une possède et contrôle les moyens de production dont l’autre est dépourvue ne justifie pas la définition habituelle du capitalisme renvoyant exclusivement à un régime juridique de propriété, en l’espèce la propriété privée des moyens de production.
Il n’est pas du tout incongru que le droit donne une forme juridique à ce rapport de production, mais la forme en question ne rend pas fidèlement compte de l’essence de ce dernier ; et si historiquement le capitalisme industriel est apparu et s’est développé à partir de la propriété privée, il n’en est pas moins parfaitement légitime, dans ce cadre théorique, d’imaginer un autre habillage juridique pour ce même mode de production et son rapport social. C’est l’hypothèse qu’a émise Engels dans l’Anti-Dühring quarante ans avant que le pouvoir bolchevique n’étatise l’appareil de production en Russie :
« L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. » [42]
Les « faux socialistes » (Engels) comme les penseurs bourgeois ne veulent pas admettre que le passage de l’appareil productif du secteur privé au secteur étatique ne détruit pas le capital : privé ou étatique, le capital continue d’imposer sa loi aux travailleurs salariés. Et ceux qui ont soutenu ou soutiennent encore que, en Union soviétique, l’étatisation a inauguré le règne du socialisme souscrivent aussi, explicitement ou implicitement, au vieux syllogisme lénino-stalinien : a) l’État soviétique est un État ouvrier ; b) L’État soviétique est propriétaire des moyens de production ; donc c) les ouvriers sont propriétaires de leurs outils ; scholie : s’ils s’avisaient de faire grève, ils iraient à l’encontre de leurs propres intérêts. Le vice de raisonnement se situe bien évidemment au niveau de la prémisse majeure : l’État soviétique n’avait rien d’ouvrier et tout de bureaucratique ; et étatisation ne signifie pas collectivisation [43].
Sur le plan strictement économique, l’étude réalisée par Jacques Sapir tend à accréditer la thèse d’un alignement de l’économie « soviétique » sur les formes d’organisation des économies capitalistes en temps de guerre : planification, garantie des débouchés offerte par l’État, économie d’endettement, « contrôle administratif très fort en termes de fixation d’objectifs »… Pour souligner l’origine martiale de ce mode d’organisation, Sapir le désigne comme « économie mobilisée » [44]. À ses yeux, l’essence capitaliste de l’économie mobilisée ne fait aucun doute ; il en veut pour preuve l’existence d’un marché du travail (séparation entre travailleurs salariés et moyens de production) et de relations marchandes (séparation entre producteurs et utilisateurs). Cependant, à la différence des économies capitalistes occidentales, l’économie mobilisée n’est pas commerciale parce que « la validation d’une production ne s’effectue plus à travers la vente des biens concernés : chaque produit est acheté à prix fixe par un organisme central » [45].
Les conditions dans lesquelles ce régime s’est mis en place et a procédé à l’étatisation de l’appareil productif expliquent la forme inédite prise par les rapports de production capitalistes en Union soviétique. Ici, point de classe capitaliste calquée sur le modèle occidental. Son homologue russe s’est constituée « dans la période qui suit octobre », « autour du noyau de la direction bolchevique » et sur la base de la propriété étatique des moyens de production [46]. Selon Charles Bettelheim, il s’agit moins d’une bourgeoisie d’État que d’une bourgeoisie de parti qui « vit de l’extraction de la plus-value » [47]. L’étatisation réglait le problème de la propriété mais laissait cependant en suspens celui de l’administration des entreprises placées sous le contrôle du parti-État. Ainsi qu’en a témoigné Anton Ciliga, le nouveau régime dut se préoccuper de former les cadres appelés à assurer les fonctions d’administrateurs et de gestionnaires [48], si bien qu’en définitive, comme en Occident, au sein de la classe capitaliste russe cohabitaient de manière conflictuelle les deux composantes « passive » et « active » déjà identifiées par Marx : respectivement, les « représentants du capital comme propriété » (les « dirigeants économiques et politiques centraux ») et les « représentants du capital en fonction » (les cadres). La seconde « révolution capitaliste », dite « révolution stalinienne », a amplifié le mouvement au prix d’« une expansion sans précédent du capital, de l’appareil policier et du travail concentrationnaire » [49]. Ainsi s’est constitué le « bloc historique » du système soviétique autour du triptyque : capitalisme d’État, dictature du Parti et idéologie marxiste. Contrairement à ce que soutient Bidet, avec le capitalisme occidental et le « socialisme réel », nous avons donc affaire non pas à deux « logiques sociales fort distinctes », mais bien au contraire à une même logique sociale qui s’exprime de deux manières différentes. Quant à l’opposition marché/plan, elle renvoie à deux modes de régulation possibles du capitalisme, deux modes qui ne s’excluent pas nécessairement.
On pourrait s’en tenir à cette essence capitaliste commune pour expliquer ce que Bidet semble considérer comme une étrangeté : « deux logiques sociales fort distinctes fondées l’une sur le plan l’autre sur le marché ont produit des résultats analogues » sur le plan écologique. Mais une explication de ce genre serait par trop sommaire. En tant que produits du fonctionnement d’un système capitaliste bien déterminé, les ravages de la nature apparaissent comme la manifestation non seulement de sa nature capitaliste, mais aussi de sa forme d’expression singulière. Ainsi, pour rendre compte de la crise écologique en URSS, le dissident Leonid Pliouchtch identifiait un certain nombre de « facteurs spécifiquement soviétiques » :
« L’absurdité du système, l’hypercentralisation, les (in)cohérences bureaucratiques, la militarisation de l’économie, la désinformation systématique… et l’inexistence d’un mouvement écologique. » [50]
Dans une étude plus rigoureuse, le « gorbatchévien » Mikhaïl Lemechev a recensé d’autres causes : l’archaïsme des technologies industrielles ; la mobilisation des forces productives pour produire des moyens de production plutôt que des biens de consommation ; l’étouffement des mouvements d’opinion ; l’absence d’autonomie et de contrôle des ouvriers sur la production ; l’indifférence de la bureaucratie aux buts de toute production ; l’autoritarisme et l’arbitraire du pouvoir d’État ; la subordination complète de l’économie à la bureaucratie ; la disparition des cultures traditionnelles due à une politique systématique de déculturation [51]… À ces éléments s’ajoutaient les traits singuliers de l’économie mobilisée mis en évidence par Sapir.
Le fait que le produit fabriqué par une entreprise soit « acheté à prix fixe par un organisme central » permet à l’entrepreneur de ne pas se préoccuper de l’écoulement de la production. Son problème majeur est d’obtenir les moyens de production indispensables, si bien que, au lieu de se concurrencer dans la conquête de débouchés, les gestionnaires entrent en compétition sur le marché des biens de production et sur le marché du travail. Par ailleurs, puisque le prix est fixé, pour maximiser le profit à rendements constants, il suffit de maximiser le volume de la production. Aussi, chaque entrepreneur est incité à demander la plus grande quantité possible de moyens de production et de travailleurs afin de produire la plus grande quantité possible de biens : autrement dit, il doit réaliser des performances à court terme sans se préoccuper des répercussions à long terme de ses décisions. Il en résulte un productivisme forcené auquel on peut légitimement imputer une part non négligeable de responsabilité dans le pillage et le ravage des milieux naturels [52].
Tous ces arguments sont recevables, cependant on ne peut considérer le « productivisme » et le saccage de la nature comme les simples conséquences à la fois de la structure de l’économie mobilisée et du caractère totalitaire de son régime politique. Le productivisme et la guerre contre la nature font aussi partie intégrante de l’idéologie dominante et des mythes fondateurs de l’Union soviétique, au même titre que le culte des cheminées comme symboles du progrès, la vénération de la science, le projet de « rattraper » les pays occidentaux, l’exaltation des prouesses technologiques, le stakhanovisme… Le marxisme, « idéologie effective de la bureaucratie », érigé en idéologie dominante, ne rompt aucunement avec l’imaginaire de la modernité qui a cours en Occident depuis plusieurs siècles, et plus particulièrement avec le projet de domination rationnelle de la nature [53].
René Descartes voulait que les hommes, grâce à la science et la technique combinées, deviennent « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Francis Bacon assimilait la nature à une « femme publique » que les hommes doivent « mater, […] et enchaîner selon [leurs] désirs » [54]. Il écrivait dans La Nouvelle Atlantide (1623) :
« Notre fondation a pour fin de connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Empire Humain en vue de réaliser toutes les choses possibles. »
Le programme d’Isaac Newton était tout aussi prosaïque : « Il faut faire rendre gorge à la nature » [55]. Comparativement, les intentions affichées par les idéologues soviétiques sont simplement plus caricaturales…
Avec une telle vision de la nature et des rapports socio-écologiques, il n’y a pas lieu de s’étonner si les dommages causés aux milieux naturels ne suscitaient alors aucune émotion chez les hauts dignitaires du régime et ses apologistes. Toute la philosophie du pouvoir soviétique en la matière était résumée dans ce mot d’un éditorialiste des Izvestia : « On ne condamne pas des vainqueurs. » [56] Les « vainqueurs » en question ignoraient très vraisemblablement la mise en garde d’Engels contre cette attitude de « conquérant » : « Ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles… » [57]. Après l’explosion du réacteur de Tchernobyl, un Ukrainien constatait amèrement : « Nous nous sommes considérés comme les tsars de la nature » [58].
Retour à la question naturelle chez Marx
L’ignorance de l’avertissement d’Engels réveille le désaccord qui oppose aujourd’hui les « écomarxistes » sur la part de responsabilité de Marx et Engels dans la « lecture unilatéralement productiviste » de leurs écrits. Aux yeux d’un béotien, une semblable controverse peut paraître d’un intérêt limité, tout juste digne de susciter la curiosité intellectuelle de quelques universitaires en mal de questionnement. Pour des marxistes et des néomarxistes, en revanche, l’affaire est d’importance. Cela tient en partie au fait que certains d’entre eux ont investi Marx et son œuvre d’une sorte d’infaillibilité, sinon de sacralité.
Au-delà, c’est surtout la légitimité de la critique écologique marxiste du capitalisme contemporain qui est en jeu : quand on se mêle tardivement d’un champ de la critique sociale, et que, invoquant l’autorité de Marx, on affirme détenir des vérités inédites, il faut donner des gages de sérieux, prouver que l’on est habilité à intervenir ès qualités dans le débat théorique en cours, que l’on n’usurpe pas un magistère. Le retour aux textes fondateurs est donc destiné à établir la présence, au moins en germe, de la problématique écologique chez Marx et Engels. Ou son absence. À la limite, et sans trop caricaturer, il s’agit de savoir si le marxisme peut absorber l’approche écologique (Labeyrie, Chesnais, Bidet, Foster, Harribey…) ou si, au contraire, cette dernière finira par l’assimiler (O’Connor, Benton…).
On pourrait abandonner les marxistes à leurs querelles de famille s’il n’était question d’un auteur d’envergure et d’un problème majeur. Dans le cas présent, la polémique mérite d’autant plus d’attention qu’en s’interrogeant sur la question de la nature dans l’œuvre de Marx, ces auteurs soulèvent nécessairement, d’une manière ou d’une autre, celle de l’émancipation.
Pour étayer sa thèse d’un Marx écologiste, Foster avance un argument qui n’est pas dénué de pertinence : il fait observer que Marx, Engels, mais aussi d’autres penseurs socialistes comme Proudhon et Morris, « ont eu l’avantage de vivre à une époque où la transition du féodalisme au capitalisme était en cours », si bien qu’ils ont pu prendre conscience des dommages causés par le capitalisme naissant aux milieux naturels. En conséquence, leur jugement aurait été plus radical que ne l’est aujourd’hui celui de la plupart des écologistes et des socialistes. Le fait de vivre dans un système fermement ancré dans notre histoire depuis deux siècles peut effectivement biaiser le regard que l’on porte sur lui, borner l’horizon temporel au point d’inhiber toute critique du capitalisme en ses fondements. Ce dernier a fini par acquérir une sorte de naturalité confortée par la conviction largement partagée de nos jours qu’il n’y a désormais plus d’alternative.
L’argument de Foster est également recevable dans la mesure où la « révolution industrielle », en tant que bouleversement social total, s’est déroulée de manière relativement soudaine si on la compare aux autres grandes révolutions qui ont profondément transformé les conditions de vie de nos ancêtres : révolution mésolithique et révolution néolithique [59]. La brutalité des changements provoqués par la naissance et le développement du capitalisme industriel a pu en effet suffisamment troubler les consciences pour susciter, au-delà de la stupéfaction, l’interrogation d’observateurs avisés. Cependant, sur le plan des relations socio-écologiques, il n’est pas sûr que Marx et Engels aient été alors les plus perspicaces.
Dans leurs premiers écrits, Engels a bien évoqué la pollution urbaine dont étaient victimes les ouvriers, et Marx celle des rivières, mais sans approfondir la question. Dans les vingt dernières années de sa vie, Marx n’a cessé de se montrer attentif à tous les signes de rupture dans le métabolisme commandant la fertilité du sol, il s’est également intéressé au problème que pose la substitution des cultures fourragères aux cultures vivrières, mais il n’a pas étendu sa problématique socio-écologique aux activités industrielles. Réfractaire à l’idée de limites imposées par la nature à l’activité des hommes, sans doute à la fois par anti-malthusianisme et par principe, il n’a pas eu la clairvoyance d’Augustin Cournot, un des rares auteurs du XIXe siècle à avoir pris conscience du changement radical opéré par le capitalisme industriel dans les relations socio-écologiques [60].
De même qu’il est passé à côté du problème des ressources naturelles non renouvelables, donc épuisables, Marx n’a pas saisi l’opportunité que lui offrait Podolinsky d’ouvrir son analyse du capitalisme à la dimension énergétique, essentiellement parce que, sur le plan méthodologique, cette dernière était irréductible à sa théorie de la valeur travail. De manière significative, au même moment, et pour des raisons également épistémologiques, Léon Walras opposait une fin de non-recevoir au biologiste écossais Patrick Geddes qui l’avait invité à tenir compte de la dimension écologique des activités économiques. En définitive, les linéaments de l’économie écologique ont été dessinés par des savants isolés (Podolinsky, Geddes, Ostwald…) conscients de la spécificité des problèmes posés par le passage de « la mise en valeur d’un domaine » (Cournot) à l’exploitation de mines [61].
Alors que John Stuart Mill déclarait n’éprouver aucun « grand plaisir à considérer un monde où il ne resterait rien de livré à l’activité spontanée de la nature » [62], Marx et Engels acceptaient volontiers que les hommes aient entrepris de conquérir la nature, de la soumettre entièrement à leurs désirs. Une telle disposition d’esprit les rendait indifférents aux atteintes à la nature sauvage qui émouvaient alors les romantiques. Chez eux, aucun regret, aucune nostalgie, aucun scrupule : ils ont beau rappeler cette trivialité redécouverte par Spinoza, l’appartenance et la dépendance de l’homme vis-à-vis de la nature première, ils n’en approuvent pas moins le programme baconien et cartésien dont le capitalisme industriel s’est fait implicitement le maître d’œuvre.
On ne dira jamais assez que Marx fut sans doute le plus grand et le plus talentueux apologiste du capitalisme. Les pages du Manifeste où Engels et lui soulignent avec enthousiasme le « rôle éminemment révolutionnaire » joué par la bourgeoise dans l’histoire en font foi. De même dans les Grundrisse, il reconnaît au capitalisme l’insigne mérite d’avoir parachevé le désenchantement du monde, d’avoir détruit tous les obstacles que la tradition, le « comportement borné des hommes », les religions païennes… opposaient à l’exploitation sans limites de la nature : telle est, écrit-il, « la grande influence civilisatrice du capital » [63]. En brisant « toutes les barrières qui entravent le développement des forces productives », en faisant de la production une fin en soi, le capital offre aux hommes la possibilité de développer pleinement leurs capacités. Il libère Prométhée et donne ainsi libre cours à la démesure, mais ni pleinement ni définitivement car il exacerbe par là même ses « contradictions internes » jusqu’au point de rupture ; un mode de production « supérieur » devra survenir pour renverser le dernier obstacle : le capital lui-même.
L’adoption sans réserve du projet d’« expansion illimitée de la “maîtrise rationnelle” de la nature » [64] inscrit dans l’imaginaire de la modernité adultère fortement les prétentions à la radicalité de Marx et Engels. La remarque vaut également pour la critique marxienne de l’économie politique. Bien qu’il ait entrepris de déconstruire les catégories économiques « bourgeoises » pour en faire des concepts délivrés de leur pesanteur idéologique, Marx n’est pas parvenu à s’émanciper du cadre axiomatique de l’économie politique bourgeoise, pas plus que de l’idéologie bourgeoise. Il a voulu faire « une critique radicale de l’économie politique, commente Baudrillard, mais dans la forme de l’économie politique », ce qui est logiquement impossible [65] : il aurait dû pour cela sortir de ce champ théorique. Faute de quoi, sa critique a fini par « reproduire les racines du système de l’économie politique ». La place de la question naturelle dans son œuvre en témoigne.
dans l’œuvre de Marx
L’intérêt que Marx porte très tôt à la question naturelle découle de son présupposé matérialiste relatif au « primat de la nature extérieure », une nature qui, paradoxalement, existe indépendamment de l’homme mais à laquelle l’homme appartient, et qu’il lui faut bien s’approprier d’une manière ou d’une autre pour vivre. Marx ne reniera jamais ce postulat, mais, pour autant, il n’effectuera aucun travail théorique approfondi pour construire le concept de nature… si bien qu’un examen de l’évolution de la notion de nature dans son œuvre fait ressortir cinq modes d’apparition successifs :
- dans les Manuscrits de 1844, la nature est présentée comme le produit de « l’activité vitale consciente », en d’autres termes comme une construction élaborée par l’homme générique à partir du chaos du monde matériel, la nature première non anthropisée ;
- dans L’idéologie allemande (1845-1846), c’est le travail seul qui façonne la nature en fonction des besoins humains ; la conscience occupe une position secondaire, subordonnée à la production des moyens matériels d’existence ;
- dans Misère de la philosophie (1847), et dans des écrits plus tardifs, Marx critique l’utilisation idéologique de l’idée de nature par les économistes « bourgeois » ;
- dans les écrits économiques, la nature apparaît peu nommément sinon en tant que force productive ;
- enfin, dans certains textes de la période dite de « maturité » et dans les deux livres majeurs d’Engels (l’Anti-Dühring et Dialectique de la nature), la nature est dotée d’une histoire autonome.
En soi, il n’est pas surprenant qu’une réflexion poursuivie inlassablement durant une quarantaine d’années évolue de manière significative. La question est de savoir si cette évolution s’est effectuée dans la continuité ou a été marquée par une rupture, ou par plusieurs changements radicaux. L’interrogation rejoint le vieux débat qui oppose les tenants de l’unité de la pensée de Marx (Kolakowski, Henry) à ces auteurs qui, pour diverses raisons, défendent la thèse de l’existence de deux Marx (Althusser, Castoriadis, Sahlins). L’étude de l’évolution de l’idée de nature chez Marx donne l’occasion de dépasser ce dilemme et de mettre en évidence le fait que, s’il y a dualité, les deux Marx se retrouvent dans le même imaginaire de la modernité.
Tout au long de sa vie intellectuelle, Marx se montre relativement constant sur un point : la dénonciation de l’utilisation idéologique que les économistes bourgeois font de l’idée de nature. Son raisonnement est clairement exposé dans la « septième et dernière observation » qu’il adresse à Proudhon dans Misère de la philosophie ; les économistes soutiennent que les institutions bourgeoises sont naturelles à seule fin d’établir la pérennité du système capitaliste : « Ainsi, il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. » L’argumentation de Marx repose sur la vieille antonymie qui oppose la nature, immuable, et l’histoire, nécessairement changeante. D’une certaine manière, tous ses travaux théoriques ultérieurs auront pour objectif de démontrer « scientifiquement » que le mode de production capitaliste ne constitue qu’une étape transitoire dans l’évolution des sociétés : les lois qui le régissent sont historiques et non naturelles. L’histoire ne s’arrête donc pas à son avènement.
Le discours des idéologues bourgeois est construit comme un syllogisme enchaînant des aphorismes sur le mode apodictique :
- prémisse majeure : ce qui est naturel est éternel ; corollaire : ce qui est artificiel est transitoire, donc historique ;
- prémisse mineure : les institutions féodales étaient artificielles, les bourgeoises sont naturelles ;
- conclusion : en précipitant l’ordre social dans la nature, l’instauration de la société bourgeoise marque la fin de l’histoire.
L’essentiel de la critique de Marx porte alors sur la prémisse mineure sans qu’il soit possible d’en inférer son opinion sur la prémisse majeure. En 1873, lorsqu’il évoque à nouveau cet artifice syllogistique, Marx note que Ricardo « formule naïvement [l’antagonisme de classes dans la société capitaliste] comme la loi naturelle, immuable, de la société humaine ». L’adverbe « naïvement » fait référence à l’idée d’immutabilité de la nature désormais dépassée : entre-temps, Marx a lu Darwin et a pris ainsi connaissance du « grand bouleversement de l’épistémè occidentale : la découverte d’une historicité propre à la nature » [66]. Darwin complétait, dans le domaine biologique, la recherche menée par le géologue Lyell pour le monde non vivant.
Marx a été tenté d’invoquer cette historicité autonome de la nature pour apporter une caution scientifique à sa propre théorie de l’histoire des sociétés humaines. À Engels, il déclare avoir trouvé dans le livre de Darwin, « le fondement historico-naturel de notre conception » ; à Ferdinand Lassalle, « la base de la lutte historique des classes » [67]. Il établit ainsi une sorte d’isomorphie entre l’histoire de la nature et l’histoire des sociétés humaines, en laquelle il voit la confirmation et la validation de ses propres travaux théoriques. Après s’être décerné ce label de scientificité, Marx pouvait s’autoriser de l’histoire autonome de la nature pour naturaliser l’histoire des sociétés humaines. En définitive, il utilise le même procédé idéologique que les économistes bourgeois, mais au lieu d’arguer de l’immutabilité de la nature pour affirmer le caractère éternel de la société bourgeoise, il s’appuie sur l’historicité de cette même nature pour prédire la fin inéluctable du capitalisme.
moment naturel vs moment culturel
L’idée d’une nature immuable, à laquelle Marx se réfère dans sa période dite de maturité, est un héritage de la tradition helléno-judéo-chrétienne ; et la thèse selon laquelle la nature aurait sa propre histoire est le résultat de découvertes scientifiques. Dans ces deux représentations, il s’agit de la même nature, la nature première qui existe indépendamment des hommes, la nature en soi dont les savants modernes cherchent à percer les mystères, la nature non anthropisée. Or, dans ses écrits dits de jeunesse, pour diverses raisons, Marx se désintéresse de cette nature-là.
Dans les Manuscrits de 1844, il affirme que cette nature, « prise abstraitement, isolée, dans la séparation de l’homme, n’est rien pour lui » : elle est « le néant, un néant qui se vérifie comme néant, elle n’a pas de sens, ou elle n’a le sens que de son extériorité qui doit être supprimée » [68]. « L’homme est une partie de la nature », mais « l’homme réel, en chair et en os, campé sur la terre solide et bien ronde, l’homme qui aspire et expire toutes les forces de la nature », s’approprie collectivement ce « monde extérieur sensible » et le transforme en une nature seconde. L’animal s’approprie également dans le monde extérieur sensible « les objets de ses besoins », mais l’activité vitale de l’homme se distingue de celle de l’animal en ce qu’elle est « l’objet de sa volonté et de sa conscience », elle est « activité vitale consciente ». « L’animal ne produit que lui-même, ajoute Marx, tandis que l’homme reproduit toute la nature » : « la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité ». En définitive, l’homme produit le monde auquel il appartient ou appartient au monde qu’il produit ; il est un être de nature qui crée la nature. La nature seconde humanisée apparaît en conséquence comme la production sociale et historique de l’homme social et historique. Ce procès de production est l’acte par lequel l’homme, à la fois, sort de l’animalité pour se conformer à sa condition d’être naturel humain, générique, et entre dans l’histoire : ainsi l’homme produit simultanément la nature et l’histoire de sorte que l’histoire des hommes et celle de la nature se confondent.
Le rôle apparemment décisif joué par la conscience dans cette production de la nature autorise Marshall Sahlins à parler d’un « moment culturel » dominant dans les Manuscrits de 1844. Mais dans ces mêmes pages, Marx esquisse l’idée d’« auto-constitution de l’espèce par le travail ». La référence conjointe à la conscience et au travail pour définir l’essence de l’homme générique rend ambiguë la notion de nature seconde, humanisée : doit-on la comprendre comme une représentation active de la nature première, ou comme une pure et simple création matérielle à partir de l’appropriation de cette dernière ? La logique symbolique (culturelle) peut très bien s’accommoder d’une transformation matérielle de la nature première pour peu que cette transformation soit comprise comme le prolongement pratique d’une représentation active de celle-ci. En revanche, envisager la production matérielle de la nature seconde sur un plan purement pratique revient à rejeter l’idée d’une interposition du symbolique entre l’homme et le monde matériel, ou, tout au moins, à subordonner cette intervention à la « logique pragmatique du travail » [69]. Une semblable soumission de la logique culturelle à la « raison utilitaire » caractérise, selon Sahlins, le « moment naturel » de la pensée de Marx.
Si le doute est permis en ce qui concerne les Manuscrits de 1844, en revanche, avec L’idéologie allemande, l’ambiguïté disparaît. Entre-temps, Marx a rompu avec le matérialisme anhistorique contemplatif de Feuerbach, et, pour ne pas retomber dans l’idéalisme hégélien, a abandonné l’activité vitale consciente comme caractéristique de l’homme générique et substitué à l’Esprit hégélien, le travail en tant qu’acte par lequel l’homme « s’auto-engendre » et produit la nature, la société, l’histoire. Comme dans les Manuscrits de 1844, l’histoire de la nature conserve son essence humaine, mais, au-delà de cette convergence formelle, il y a une rupture radicale dans la conception de la place et du rôle de la conscience, et, par voie de conséquence, dans celle de la nature seconde : « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience », écrit Marx, et la nature seconde apparaît désormais bel et bien comme une création matérielle de l’homme, le résultat de la transformation pratique de la nature première par le travail humain [70].
Comme la conscience a été reléguée au rang de simple épiphénomène, les changements dans la vie des hommes ne peuvent être impulsés que par l’évolution des conditions matérielles d’existence. L’histoire des sociétés se ramène à la seule histoire de la production matérielle, et cette même histoire s’accompagne d’une emprise croissante des hommes sur une nature originelle vierge. Ainsi l’histoire de la nature se fond-elle dans celle des hommes dans une perspective à présent strictement matérialiste. Le moment naturel prend le pas sur le moment culturel : Marx pose le « système philosophique » à partir duquel il va entreprendre la critique de l’économie politique et l’analyse théorique du mode de production capitaliste.
Dans les écrits dits de « maturité », la nature anthropisée apparaît rarement en tant que telle : elle cède la place au procès de travail conçu comme procès d’appropriation pratique de la nature par les hommes, doté d’une double dimension, naturelle et historique. La nature à laquelle se réfère Marx désigne dorénavant la nature des savants, le réel en soi, cet univers caché que l’homme ne peut dominer qu’en obéissant à ses lois immanentes et éternelles pour peu qu’il soit parvenu à leur connaissance scientifique. Commander à la nature, pour utiliser la formule de Bacon que Marx et Engels reprennent à leur compte, cela signifie la subordonner aux besoins de l’homme, la transformer en force productive. Ce procès d’appropriation de la nature implique une collaboration entre divers agents, une organisation sociale, en bref des rapports sociaux déterminés. En conséquence, le procès social de production combine simultanément deux procès : le procès de travail et le procès de production et reproduction des rapports de production.
Dans la dualité du procès social de production, Marx distingue donc deux composantes de nature différente – l’une sociale, l’autre naturelle – auxquelles correspondent les deux sources de la richesse matérielle : respectivement, le travail et la nature [71]. Il conçoit le procès de travail comme un rapport à la fois naturel et historique dans la mesure où, en agissant sur la « nature extérieure » et en la modifiant, l’homme dans le même temps « modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent » ; il crée ainsi les conditions d’un développement de ses facultés intellectuelles et des forces productives si bien que les modalités de l’appropriation pratique de la nature évoluent au cours du temps :
« Ce qui distingue une époque économique d’une autre, c’est moins ce que l’on fabrique, que la manière de fabriquer, les moyens de travail par lesquels on fabrique. Les moyens de travail mesurent le degré du développement du travailleur, et indiquent les rapports sociaux dans lesquels il travaille. » [72]
Si Marx affirme la nature duale du procès social de production, quand il s’agit d’analyser le capitalisme sur le plan strictement économique, il délaisse la composante naturelle pour s’en tenir aux seuls éléments qui font la singularité sociohistorique de ce mode de production : la valeur, la valeur d’échange, le travail abstrait, le surtravail, la survaleur, le capital, etc. [73]. Et s’il présente la nature et le travail combinés comme les deux sources des valeurs d’usage, c’est uniquement dans le travail qu’il voit le fondement de la valeur. Sur ce point, il suit scrupuleusement David Ricardo qu’il a toujours considéré comme un parangon de rigueur scientifique en économie politique. Ricardo ne faisait que se conformer au mode de valorisation propre au capitalisme ; or, pour le capital, la nature est gratuite. Ce que Marx ne manque pas de rappeler :
« La force productive […] ne communique de la valeur – parce qu’elle n’a de valeur – que pour autant qu’elle est elle-même produite, qu’elle est elle-même un quantum déterminé de temps de travail objectivé. » [74]
A contrario, elle ne communique pas de valeur lorsqu’elle est fournie gracieusement par la nature :
« Les éléments naturels jouant un rôle actif dans la production sans rien coûter […] n’y entrent pas comme composantes du capital, mais comme force naturelle offerte gratuitement au capital… » [75]
C’est après avoir rappelé ce principe que Marx fait référence aux travaux de Liebig et pose en termes économiques le problème de la baisse de la fertilité des terres. Cette baisse exige, pour être compensée, l’entrée d’un « nouvel élément additionnel dans le capital » : « Une dépense relativement plus grande de capital est donc nécessaire pour obtenir le même produit. » [76] Assez paradoxalement, il voit dans cette situation la possibilité de calculer la valeur de la force naturelle : il suffit de convertir en quantum de travail le coût additionnel supporté par l’agriculteur pour corriger la diminution du service gratuit rendu par la terre ou, plus justement, la décroissance de la productivité du sol provoquée par la rupture du métabolisme entre l’homme et la nature. La méthode d’évaluation utilisée par Marx a ceci de remarquable qu’elle est formellement identique à celle à laquelle recourent de nos jours les économistes néoclassiques quand ils veulent estimer, en termes marchands, les services rendus gratuitement par la nature : dans les deux démarches, le service gratuit est calculable à partir du moment où il n’est plus fourni et où il faut en conséquence substituer au procès de nature, par nature spontané, un procès de travail artificiel ; la prétendue valeur de la force naturelle n’est jamais que le coût de ce procès de substitution, le coût d’une prothèse. Marx, comme les économistes néoclassiques, se contente de paraphraser le mode de valorisation propre au capitalisme sans pousser son analyse jusqu’à examiner radicalement les tenants et les aboutissants de la « gratuité » de la nature. Il y avait pourtant l’occasion de mettre en évidence ce que Erich Fromm appelle les « pulsions nécrophiles » du capitalisme, à savoir sa tendance à substituer du travail mort au travail vivant et, dans le cas présent, les procès artificiels de la technologie humaine aux procès de nature [77].
Marx reproduit comme modèle
le système qu’il critique
Les limites de la critique marxienne du capitalisme tiennent à l’effet conjugué de divers facteurs parmi lesquels figurent le désir de scientificité et ce que Jean-Pierre Lefebvre appelle « l’effet de nature » produit par le capital [78]. Après avoir fait son « examen de conscience philosophique » et atteint ainsi « la bonne intelligence » de lui-même, Marx a projeté de faire de la science une force révolutionnaire capable d’accompagner le mouvement d’émancipation du prolétariat comme elle a favorisé l’ascension du capitalisme. Il a lui-même veillé à adopter une démarche rigoureusement scientifique à l’imitation des chercheurs en sciences de la nature. Il y a lieu de penser que cette adhésion à « la valeur suprême de la science » (Habermas) explique l’abandon de l’idée d’une historicité humaine de la nature au profit d’une conception de la nature plus conforme à celle des savants.
Quant à l’effet de nature, Marx l’aurait éprouvé en 1857-1858 dans un « moment de […] fascination devant le capital » qui l’aurait incité à user de métaphores biologiques, mais aussi, note Lefebvre, à oublier le point de vue de classe [79]. Cependant, si effet de nature il y eut, il n’a pu jouer que dans le cadre d’une théorie de l’histoire qui prédisposait Marx à voir dans chaque formation sociale un stade bien déterminé d’un processus évolutif à la fois progressif et téléologique [80]. Dans cette perspective historiciste au sens de Popper, le réel « rationnel » capitaliste représente une étape doublement nécessaire : parce qu’elle est inscrite dans le cours naturel de l’histoire, et parce qu’elle constitue la phase de transition vers un stade social présumé supérieur – la promesse d’un état de développement des forces productives qui, grâce à la maîtrise absolue de la nature, créera les conditions matérielles d’une société d’hommes authentiquement libres et égaux [81].
Cette fin donnerait tout son sens à l’histoire des sociétés humaines : la réalisation du « règne de la liberté », « à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures » [82]. Très logiquement, c’est à l’aune des moyens dont les hommes se dotent pour s’émanciper, dans la mesure du possible, de l’empire de la nécessité que Marx entreprend une lecture rétrospective de l’histoire. Mais, en adoptant cette démarche, il reproduit sous une forme nouvelle le procédé idéologique qu’il dénonce chez les économistes bourgeois : à savoir, projeter sur le passé une vision bourgeoise de la société et des hommes. Marx a cru pouvoir substituer aux catégories bourgeoises des concepts économiques transhistoriques tels que production, travail, surtravail, nécessité, besoins, rareté, rapports de production, forces productives, etc., afin d’établir que l’histoire des sociétés humaines obéit à une raison dialectique immanente : à l’universalisme des économistes bourgeois fondé sur la nature (immuable), il oppose un universalisme fondé sur la dialectique des forces productives et des rapports de production. Malgré le changement apparent de registre, le regard théorique procède toujours d’un universalisme ethnocentriste d’essence bourgeoise. Marx n’a pas soupçonné que ses concepts sont tout aussi culturellement, historiquement et idéologiquement connotés et qu’ils n’ont rigoureusement aucun sens dans les formations sociales passées ou non occidentales. Comme l’écrit Jean Baudrillard :
« Tous les concepts par lesquels la théorie marxiste a voulu briser l’universalité abstraite de la pensée bourgeoise […], elle est à son tour en train de les universaliser selon un impérialisme “critique” aussi féroce que l’autre. » [83]
La nature constitue une pièce maîtresse de ce dispositif théorique et de la philosophie marxienne de l’histoire. La vision marxienne de la nature apparaît en définitive consubstantielle à la culture occidentale en général, et à l’idéologie bourgeoise en particulier. Marx ne conçoit pas que la nature, comme l’économie, n’existe pas pour le « primitif », que ce dernier ne perçoit pas le monde extérieur sensible que nous désignons du terme « nature », comme un monde matériel étranger, hostile, contre lequel il doit se battre pour vivre, un monde qu’il doit vaincre. Dans son esprit, l’histoire de l’humanité n’est jamais que l’histoire de la guerre perpétuelle menée par les hommes contre la nature [84].
Son erreur est d’avoir raisonné comme si la représentation et le traitement bourgeois de la nature étaient ontologiquement fondés parce que la science semblait les homologuer. Elle s’explique par son ralliement à la conception du monde et de la nature développée par la science « normale », qui montre à quel point il était imprégné des valeurs de son siècle. Marx croyait à la neutralité de la science et de la technique alors même que, il ne l’ignorait pas, le capital les avait « enrôlées » à son service ; dans sa vision de l’avenir, elles sont présumées jouer un rôle décisif dans l’émergence d’une société « supérieure » appelée à dépasser le capitalisme. Son scientisme l’empêchait de voir ce que cette science « normale », par sa conception du monde, ses méthodes d’investigation, sa démarche expérimentale, son matérialisme, son pragmatisme… a de foncièrement « bourgeois ». Horkheimer écrivait en 1930 :
« Il est absolument impossible de comprendre [la science de la société bourgeoise] si l’on ne tient pas compte de la domination de cette société sur la nature. » [85]
En définitive, pour avoir voulu mener un combat scientifique sur le terrain de l’économie politique, le terrain même de ses ennemis désignés, Marx s’est pris au piège de la théorisation froide et a fini par reproduire le capitalisme comme modèle [86], au lieu de dénoncer fermement ses crimes écologiques et humains sans lui faire de concession au nom d’une arbitraire nécessité historique. Paradoxalement, il a consacré ce qu’il croyait critiquer à la racine, vraisemblablement par désir de scientificité, mais aussi parce qu’il demeurait convaincu que le capitalisme est un mal historique nécessaire, investi, malgré lui, d’une mission « civilisatrice ». En reconnaissant au capitalisme l’immense mérite d’avoir rendu la nature exploitable sans limites, il n’a pas simplement conforté le productivisme capitaliste, il a aussi pleinement souscrit au projet baconien et cartésien puisque c’est dans le cadre de l’imaginaire de la modernité qu’il conçoit le passage au communisme. Si, aujourd’hui, le retour aux œuvres de Marx doit être une source d’enseignements, c’est bien pour nous éviter de répéter ses erreurs.
Michel Barrillon
Maître de conférences en sciences économiques
à l’université d’Aix-Marseille (AMU).
Il est notamment l’auteur de
Attac, encore un effort pour réguler la mondialisation !? (Climats, 2001)
et D’un mensonge « déconcertant » à l’autre.
Rappels élémentaires pour les bonnes âmes qui voudraient s’accommoder du capitalisme (Agone, 1999).
Ce texte est la version condensée d’une communication
présentée à Bordeaux à l’occasion des Rencontres « Espaces Marx » de décembre 2011.
Il a été publié dans la revue Écologie & politique n°47, 2013/2.
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Marx et les marxistes n’ont fait qu’analyser la domination, l’exploitation et l’aliénation capitaliste de différentes manières, alors que ce qui importe, c’est aussi et surtout de penser l’émancipation sociale, les conditions qui permettent la réalisation de la liberté et de l’autonomie.
Ned Ludd, Pensées posthumes, 1848.
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Notes:
[1] Dossier “Marx écolo ?”, EcoRev’ n°25, hiver 2006.
[2] J. B. Foster, Marx écologiste, Éditions Amsterdam, Paris, 2011. Foster dirige la Monthly Review depuis 2000.
[3] F. Chesnais et C. Serfati, “Les conditions physiques de la reproduction sociale”, in J.-M. Harribey et M. Löwy (dir.), Capital contre nature, PUF, Paris, 2003, p. 75. Voir également A. Münster, Pour un socialisme vert, Lignes, Paris, 2012, p. 77-78.
[4] J. Bidet, “Y a-t-il une écologie marxiste ?”, Actuel Marx n°12, 1992, p. 96.
[5] K. Marx, Le Capital, Livre III, in Œuvres. Économie, t. 2, Gallimard, Paris, 1968, p. 1486.
[6] S. Podolinsky, “Le socialisme et l’unité des forces physiques”, Écologie et Politique n°15, automne 1995, p. 87-94. Voir dans ce même numéro la présentation de Franck-Dominique Vivien, p. 77-86.
[7] D. Bensaïd, Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe-XXe siècles), Fayard, Paris, 1995, p. 364.
[8] F. Chesnais et C. Serfati, op. cit., p. 75. Même position chez I. Loureiro, “Le marxisme écologique de Herbert Marcuse : il faut changer le sens du progrès”, in J.-M. Harribey et M. Löwy, op. cit., p. 155.
[9] M. Löwy, “Progrès destructif : Marx, Engels et l’écologie”, in J.-M. Harribey et M. Löwy, op. cit., p. 21-22. Voir également T. Benton, “Marxisme et limites naturelles : critique et reconstruction écologiques”, Actuel Marx n°12, 1992, p. 59.
[10] G. Biolat, Marxisme et environnement, Éditions sociales, Paris, 1973 ; L. Langevin, “Écologie et politique”, La Pensée n°172, décembre 1973, p. 45-75. Et parmi les multiples articles publiés par Vincent Labeyrie sur la question : “De la place de la révolution écologique dans la révolution scientifique et technique”, La Pensée n°188, août 1976, p. 3-51.
[11] S. Moscovici, “Le marxisme et la question naturelle”, L’Homme et la société n°13, juillet-août-septembre 1969, p. 59-109.
[12] À signaler toutefois les articles du marxiste italien Amadeo Bordiga (en rupture avec l’Union soviétique) écrits au début des années 1950 et réunis dans Espèce humaine et croûte terrestre, Payot, Paris, 1978.
[13] Expressions utilisées par Jack London pour désigner respectivement les capitalistes et le prolétariat révolutionnaire, dans Le talon de fer, Phébus, Paris, 2003, p. 99, 148.
[14] Ainsi, Maximilien Rubel appelait de ses vœux l’alliance d’ « un puissant mouvement des femmes, orienté vers le bien commun de l’humanité, et d’un mouvement écologiste international pour la sauvegarde physique de la planète » (in M. Abensour et L. Janover, Maximilien Rubel, pour redécouvrir Marx, Sens & Tonka, Paris, 2008, p. 137).
[15] J. O’Connor, “La seconde contradiction du capitalisme : causes et conséquences”, Actuel Marx n°12, 1992, p. 34, 36, 39 (cet article figure également dans J.-M. Harribey et M. Löwy, op. cit.). La thèse de la seconde contradiction interne a été reprise par J. Bidet, op. cit., p. 104 ; exposée et critiquée par J. B. Foster, op. cit., p. 93 et suiv. ; présentée également par Jean-Marie Harribey dans un article confus : “Marxisme écologique ou écologie politique marxienne”, in Dictionnaire marxiste contemporain, PUF, Paris, 2001, p. 187-188.
[16] F. Chesnais et C. Serfati, op. cit., p. 72, 86-87, 96 et suiv. Voir également Denis Duclos qui soutient que « l’éco-capitalisme sera florissant », dans “La nature : principale contradiction culturelle du capitalisme ?”, Actuel Marx n°12, 1992, p. 41.
[17] R. Luxembourg, Introduction à l’économie politique, Smolny, Toulouse, 2000, p. 379-386.
[18] A. Camus, L’homme révolté, Gallimard, Paris, 1951, p. 238. Sur cette question, voir également le témoignage de l’écrivain argentin E. Sabato, Œuvres romanesques, Seuil, Paris, 1996, p. 10 ; les réflexions d’Anton Pannekoek dans sa préface au livre de J. Dietzgen, L’essence du travail intellectuel humain, Champ Libre, Paris, 1973, p. 35 ; celles de C. Castoriadis, “Le marxisme : bilan provisoire”, in L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975, p. 75-76 ; et de L. Colletti, “Dialectique et marxisme”, in B. Chavance (dir.), Marx en perspective, Éditions de l’EHESS, Paris, 1985.
[19] H. Arendt, La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972, p. 54-55.
[20] K. Marx, “Postface”, Le Capital, Livre I, in Œuvres. Économie, t. 1, Gallimard, Paris, 1965, p. 558-559.
[21] K. Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, in Écrits de jeunesse. 1842-1844, Spartacus, Paris, 1977, p. 57. L’idée de matérialité des idées est aussi défendue par J. Dietzgen, op. cit.
[22] Formules utilisées par Marx dans Le Capital, Livre I, op. cit., p. 550 et p. 1239.
[23] H. Arendt, op. cit., p. 222.
[24] A. Bihr, “Écologie et mouvement ouvrier”, L’Homme et la société n°91-92, 1989, p. 64-66.
[25] F. Chesnais et C. Serfati, op. cit., p. 75 et 76.
[26] C. Castoriadis, “Marxisme-léninisme : la pulvérisation”, in La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Paris, Seuil, Paris, 1996, p. 45.
[27] Voir B. Komarov, Le rouge et le vert. La destruction de la nature en URSS, Seuil, Paris, 1981 ; M. Lemechev, Désastre écologique en URSS. Les ravages de la bureaucratie, Sang de la Terre, Paris, 1991.
[28] Il s’agit du fameux texte que Marx a placé en avant-propos à sa Contribution à la critique de l’économie politique (1859). Pour sa version diamat, voir la brochure de J. Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, Éditions sociales, Paris, 1950.
[29] R. Richta (dir.), La civilisation au carrefour, Seuil, Paris, 1974.
[30] Ibidem, p. 42.
[31] A. Gorz, “L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation”, Actuels Marx n°12, 1992, p. 22, mis en italique par l’auteur ; A. Bihr, op. cit.
[32] Voir M. Barrillon et J. Luzi, “Le marxisme scientifique comme instrument de domination capitaliste. (Misère du socialisme des intellectuels)”, communication présentée lors des Rencontres « Espaces Marx », Bordeaux, décembre 2010.
[33] R. Richta, op. cit., p. 322, 349.
[34] A. Pannekoek, op. cit., p. 13-14 ; K. Korsch, Karl Marx, Ivrea, Paris, 2002.
[35] M. Löwy, op. cit., p. 21.
[36] Ibidem, p. 11.
[37] On trouve une position semblable chez T. Benton, op. cit., p. 64.
[38] Ibidem, p. 88.
[39] F. Chesnais et C. Serfati, op. cit., p. 86 ; J. Bidet, “Y a-t-il une écologie marxiste ?”, op. cit., p. 107, et, du même auteur, “Marx productiviste ou écologiste ?”, EcoRev’ n°25, hiver, 2006, p. 69.
[40] J. Bidet, “Marx productiviste ou écologiste ?”, op. cit., p. 69. Selon Harribey (op. cit., p. 197), le marxisme aurait pour défaut majeur « un penchant vers une gestion centralisée de la société ».
[41] Pour avoir un aperçu de tous ces courants hétérodoxes du marxisme, voir C. Bourseiller, Histoire générale de l’ultra-gauche, Denoël, Paris, 2003.
[42] F. Engels, Anti-Dühring, Éditions sociales, Paris, 1971, p. 315.
[43] Lire les notes que Raymond Aron consacre aux arguments spécieux de Staline dans Le marxisme de Marx, Le Livre de poche, Paris, 2004, p. 817-818. Voir, par ailleurs, la communication de M. Barrillon et J. Luzi citée plus haut.
[44] J. Sapir, L’économie mobilisée. Essai sur les économies de type soviétique, La Découverte, Paris, 1990.
[45] Ibidem, p. 39 et 45.
[46] C. Bettelheim, “La pensée marxienne à l’épreuve de l’histoire”, Les Temps modernes, n° 472, novembre 1985, p. 632.
[47] Ibidem, p. 633.
[48] A. Ciliga, Au pays du mensonge déconcertant, UGE, Paris, 1977.
[49] C. Bettelheim, “La pertinence des concepts marxiens de classe et de lutte de classes pour analyser la société soviétique”, in B. Chavance, op. cit., p. 290.
[50] Leonid Pliouchtch, dans la postface au samizdat signé Boris Komarov, op. cit.
[51] M. Lemechev, op. cit.
[52] J. Sapir, op. cit., p. 35-51. Selon Sapir, la mobilisation encourage « un repli vers la sphère micro-économique », contrairement à l’idée généralement admise d’une économie soviétique hypercentralisée.
[53] Voir C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 15 et suiv., et p. 92 ; et, du même auteur, “Marxisme-léninisme : la pulvérisation”, op. cit.
[54] Francis Bacon, cité par F. Ost, La nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit, La Découverte, Paris, 1995, p. 35.
[55] Isaac Newton, cité par J.-P. Deléage et D. Hémery, “De l’éco-histoire à l’écologie-monde”, L’Homme et la société n°91-92, 1989, p. 23.
[56] Cité par l’écologue américain Barry Commoner dans L’encerclement. Problèmes de survie en milieu terrestre, Seuil, Paris, 1972, p. 277. En Pologne et dans l’ex-Tchécoslovaquie, les associations de consommateurs ne pouvaient pas porter plainte contre un producteur (Le Monde, 14 mars 1990).
[57] F. Engels, La dialectique de la nature, Éditions sociales, Paris, 1975, p. 180.
[58] Propos rapporté par D. Conil, “Pripiat, le rêve irradié”, L’Autre journal n°1, mai 1990.
[59] Voir les travaux de Jacques Cauvin et Alain Testart, ou les réflexions de David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, Lux, Montréal, 2006, p. 67 et suiv.
[60] F. Vatin, Économie politique et économie naturelle chez Antoine Augustin Cournot, PUF, Paris, 1998.
[61] Voir le travail pionnier de J. Martinez Alier et K. Schlupmann, Ecological Economics. Energy, Environment and Society, Basil Blackwell, Oxford, 1987.
[62] Mill, cité par K. Thomas, Dans le jardin de la nature. La mutation des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne (1500-1800), Gallimard, Paris, 1985, p. 349-350.
[63] K. Marx, Principes d’une critique de l’économie politique, in Œuvres. Économie, t. 2, op. cit., p. 260 et 327.
[64] C. Castoriadis, Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, Seuil, Paris, 1990, p. 17. Expression récurrente chez Castoriadis pour désigner la « signification imaginaire sociale » qu’incarne le capitalisme.
[65] Voir J. Baudrillard, Le miroir de la production, Casterman, Paris, 1973, p. 39, 72, 55.
[66] L’expression est de Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 379.
[67] Respectivement, lettres du 19 décembre 1860 et du 16 janvier 1861, dans K. Marx, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, p. 20-21.
[68] K. Marx, Manuscrits de 1844 (Économie politique et philosophie), Éditions sociales, Paris, 1972, p. 147, 148.
[69] M. Sahlins, Au cœur des sociétés humaines. Raison utilitaire et raison culturelle, Gallimard, Paris, 1980, p. 179.
[70] K. Marx, L’idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1976, p. 21.
[71] K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 571.
[72] Ibidem, p. 730-731.
[73] C’est ce type d’analyse que perpétuent aujourd’hui des auteurs tels qu’Anselm Jappe (Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques, Lignes, Paris, 2011) ou Robert Kurz (Vies et mort du capitalisme, Lignes, Paris, 2011).
[74] K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits Grundrisse, Éditions sociales, Paris, 2011, p. 670-671.
[75] K. Marx, Le Capital, Livre III, op. cit., p. 1357.
[76] Ibidem, p. 1358.
[77] E. Fromm, La passion de détruire. Anatomie de la destructivité humaine, Fayard, Paris, 1975, p. 351. Voir supra la proposition d’étendre la théorie de Rosa Luxembourg aux rapports entre le capitalisme et la nature.
[78] J.-P. Lefebvre, “Marx et la Nature”, La Pensée n°198, avril 1978.
[79] Pour les métaphores biologiques, voir le texte de I. I. Kaufman que Marx cite longuement dans la postface de 1873 au Livre I du Capital, op. cit., p. 556-558.
[80] Voir l’avant-propos à la Critique de l’économie politique (1859).
[81] Voir la fin du Livre III du Capital, op. cit., p. 1487-1488.
[82] Ibidem, p. 1487.
[83] J. Baudrillard, op. cit., p. 36.
[84] Dans le Livre III du Capital (op. cit., p. 1487), Marx écrit : « Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de société et sous tous les types de production. »
[85] M. Horkheimer, Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire, Payot, Paris, 2010, p. 16.
[86] J. Baudrillard, op. cit., p. 54 : « En sous-entendant l’axiome de l’économique, la critique marxiste déchiffre peut-être le fonctionnement du système de l’économie politique, mais elle travaille du même coup à le reproduire comme modèle. »