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Entretien avec Alain Bertho, par Mathieu Gaulene (nonfiction.fr 24 juin 2010)

Alors que les journaux télévisés diffusent à intervalles réguliers des images d’émeutes – en France en 2005, à Villiers-le-Bel en 2007, mais aussi en Grèce ou en Thaïlande début 2010 – les commentateurs peinent souvent à mettre des mots dessus et à expliquer ce phénomène. Alain Bertho, professeur d’anthropologie à l’Université de Paris 8-Saint Denis, après avoir étudié les banlieues et la crise de la politique, s’intéresse désormais aux émeutes comme phénomène mondial ancré dans le contemporain. "L’émeute, écrit-il, n’énonce pas une insuffisance du champ politique qui devrait s’ouvrir pour intégrer de nouvelles revendications, de nouveaux enjeux et de nouveaux acteurs. Nous sommes en présence de quelque chose de plus profond qui dit l’épuisement de l’espace public moderne et des formes d’action collective qui s’y sont déployées, qui vient affronter la nature même du champ politique moderne et son langage".   L’entretien qu’il a accordé à nonfiction.fr est l’occasion de revenir sur cette notion d’émeute, à travers son dernier livre, Le temps des émeutes et son site Web "anthropologie du présent".

 

Nonfiction.fr- Pourquoi décrivez-vous les émeutes contemporaines comme un phénomène nouveau qui n’aurait plus rien à voir avec les révoltes précédentes, des jacqueries populaires des siècles précédents aux émeutes de 68 ?

Alain Bertho : La première chose, c’est que le phénomène dans sa globalité semble invisible. Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire, il y a des séquences dans l’histoire, environ tous les demi-siècles à peu près, où il y a plus que d’habitude des affrontements entre les gens et le pouvoir. On a eu la fin du XVIIIe siècle, le milieu du XIXe siècle – avec 1848 – puis après la Première Guerre mondiale et dans les années 60. Mais ces évènements font sens historiquement : on les a reconnus et même pour leurs contemporains, cette concentration de mobilisations et d’affrontements était quelque chose qui était vécu comme tel. Et là, non. Or nous avons vraisemblablement, en termes quantitatifs, plus d’affrontements aujourd’hui qu’il y en avait à cette époque-là, en nombre et également en extension géographique. Donc la première interrogation, c’est qu’on est bien dans une séquence qui ressemble au séquences précédentes, qui marquent l’histoire de la période contemporaine sauf que, elle ne prend pas sens collectivement, elle n’a pas une identification politique, au sens moderne du terme, comme les précédentes. Nous sommes devant un phénomène d’affrontements de personnes, d’individus qui prennent chacun leurs responsabilités – qui est rude dans cette affaire puisqu’ils prennent des risques avec eux-mêmes, avec leurs corps – en dehors d’un espoir collectif, en dehors d’une démarche révolutionnaire, insurrectionnelle. On a quelque chose de nouveau et le nouveau est dans la subjectivité de ceux qui s’y engagent.

Par ailleurs, il y a une certaine obscurité, notamment dans le rapport au pouvoir, parce que, que ce soit à la fin du XVIIIe, au milieu du XIXe, après la Première Guerre mondiale, autour de la Révolution d’Octobre, on avait quand même des mouvements qui avaient en commun, en partage, l’idée qu’en prenant le pouvoir et en changeant le pouvoir, on allait pouvoir changer les choses. C’est plus tout à fait vrai dans les années 60 où on est déjà à la fin de ce cycle. Là, nous avons à faire à des gens sur tous les continents – alors bien sûr il y a des gens qui continuent à penser comme autrefois – mais quand même le cœur de cette affaire, ce sont des gens qui ne sont pas là pour prendre le pouvoir mais qui sont là pour dire au pouvoir "à un moment donné, ça va ! Là, c’est la limite à ne plus franchir". Ca peut paraître très lointain par rapport à la violence de l’évènement, mais il y a quelque chose comme un rappel éthique dans ces explosions et ces mouvements de colère. Voilà la limite infranchissable : nous n’irons pas vous chercher mais ne venez pas nous chercher ; et, en tout cas, même quand ça a des effets qu’on aurait appelé autrefois révolutionnaires, qui bouleversent le pouvoir en place, les gens qui étaient dans la rue n’ont jamais été dans une démarche de prise du Palais d’Hiver, et ce n’est pas eux qui ensuite prennent le pouvoir. Prenons des évènements récents. Les évènements de Madagascar de l’année dernière ont fait que le gouvernement a changé. Mais les Malgaches sont restés en dehors de cette affaire, ils sont restés dans la rue. Les émeutes de Bichkek qui ont fait le changement de pouvoir au Kirghizstan : les gens sont restés dehors, d’ailleurs les émeutes ont continué après. Les gens qui sont en train de risquer leur vie dans les rues de Bangkok aujourd’hui ne veulent pas le pouvoir, ils veulent des élections. Nous ne sommes plus dans une logique de la politique moderne, qui est qu'en prenant le pouvoir nous allons changer les choses, là on est dans une distance, dans une extériorité, ce qui ne veut pas dire qu’on est insensible ou indifférent mais on est dans l’extériorité.

Nonfiction.fr- Est-ce à dire que ce sont des mouvements apolitiques ?

Alain Bertho : Ca dépend ce que l’on appelle apolitique. Si on dit qu’apolitique, c’est ne pas se préoccuper du pouvoir, bien sûr ils se préoccupent du pouvoir. Mais ce n’est pas la politique telle qu’on l’a connue au XIXe et au XXe siècles. Je pense qu’on a connu une figure de la politique qui aujourd’hui est terminée. Mettons-nous d’accord sur ce point. Moi ce que j’appelle politique, la politique, c’est un dispositif en partage, de rapport à l’Etat qui a à la fois une dimension populaire et une dimension intellectuelle, c’est-à-dire qui puisse mobiliser les foules et les intelligences. Nous avons connu au XIXe et au XXe siècles une certaine figure de la politique. Nous avons connu ce qu’on a appelé, ce qu’on appelle encore aujourd’hui, la politique, qui est cette façon de mobiliser, qui est au fond un intermédiaire entre la société et l’Etat – c’est toute la thématique de la représentation – et qui, à partir des multiples conflits, des multiples besoins disant cette souffrance de la société porte une prescription sur l’Etat. Et l’outil de cette politique moderne, c’est le parti, l’organisation politique par excellence, qui se donne comme objectif de changer l’Etat et de prendre l’Etat au nom de la société. Ce dispositif-là, peut-être que les partis pensent qu’ils sont encore dedans, eux. Mais ils ne sont plus l’intermédiaire de rien. Ils sont complètement à l’intérieur de l’Etat et les gens sont dehors. Ce dispositif-là, pour les gens, ne fonctionnent plus. Les jeunes qu’on a pu interroger, et qui étaient dans les émeutes en France de 2005, quand on leur demandait "Est-ce que c’est politique ?", ils répondaient : "Non, pas du tout. On voulait juste dire ce qu’on voulait à l’Etat". Non… mais c’était quand même l’Etat ! Donc, il faut s’entendre sur le mot politique. En tout cas, il y a une figure de la politique moderne, qui s’achève vers la fin du XXe siècle, qui s’est épuisée entre le mouvement de 68 et aujourd’hui, et maintenant on est dans autre chose. On n’est pas dans l’indifférence, mais on n’est plus du tout dans la politique moderne.

Nonfiction.fr- Est-ce que le phénomène des émeutes en tant que rejet de la politique moderne peut être rapproché de l’abstention, dont on sait que le taux avoisine chez les jeunes, les 80 % aux élections européennes et régionales de 2009 et 2010 ?

Alain Bertho : Complètement, complètement. Quand je dis les gens sont dehors, c’est que les gens ont été mis dehors quelque part. Partout dans le monde, les Etats qui sont toujours sur une base nationale, aujourd’hui, ont un double rôle. Ils gèrent ce qui se passe sur leur base nationale, bien sûr – ils ont les instruments pour ça, les finances, les lois, les administrations, les forces de police – mais aussi, ils gèrent les conditions de la mondialisation. Ils sont à la fois très ancrés localement et pris dans des contraintes, des exigences qui les dépassent complètement. Et du coup, le rapport de ces Etats à leurs peuples, à la nation, a complètement changé. Aujourd’hui ils ne peuvent plus appuyer leur légitimité, comme ils l’ont fait avec la naissance de l’Etat-nation moderne au milieu du XIXe siècle, sur le fait qu’ils soient les représentants et les porteurs de l’intérêt commun de la nation. Le gouvernement grec ne rend pas des comptes prioritairement aux Grecs aujourd’hui. Il rend des comptes prioritairement aux agences de notations, à l’Europe, etc. Ca met les Etats dans une situation extrêmement compliquée, et ça les oblige à gérer le rapport à la nation de façon extérieure, ce qu’on appelle la gouvernance en fait, qui n’est pas le gouvernement mais une forme de pouvoir qui met les gens à distance et qui mélange à la fois la bureaucratie, l’autoritarisme, le mépris… Les gens sont en dehors, et en tout cas, la notion de représentativité n’a plus lieu d’être. Plus on l’a représente de façon symbolique et imagée, plus on est dans un monde virtuel et moins la représentation, au sens où on l’entendait autrefois, est fonctionnelle. Il y a un constat partagé de ce point de vue là, par des gens qui ont compris qu’ils sont dehors et qui se mettent dehors. De façon parfois active – dans l’abstention il y a la grève, c’est une forme de grève civique au fond – ou alors, il y a tout simplement l’idée que c’est plus là que ça se passe, on n’a même plus de ressentiment. Alors ce qui est intéressant, c’est que quand les gens sont en dehors comme ça, comme le dit un de mes collègues, les Etats quels qu’ils soient ne peuvent pas supporter très longtemps qu’ils sont dehors, ils ont besoin tout de même de s’appuyer à un rapport aux gens. Donc ils vont les chercher, en faisant des campagnes, en disant "c’est pas bien de pas voter" ; ou alors ils vont "les chercher", au sens où on cherche quelqu’un comme dans cette expression "Tu me cherches ?!", avec les provocations policières, la façon dont on s’adresse à la jeunesse, notamment d’une façon disciplinaire, méprisante, agressive, etc. C’est une façon d’aller chercher les gens qui sinon se mettent en retrait. Ca, c’est la situation. L’émeute, au fond, est le surgissement de cet extérieur dans le champ de l’Etat, au moment où ça devient insupportable, au moment où l’Etat a fait quelque chose qui n’est plus éthiquement supportable, physiquement supportable. Mais, c’est la manifestation de cette extériorité, c’est une fenêtre qui s’ouvre sur le monde extérieur à l’Etat.

Nonfiction.fr- Derrière ce mot d’ "émeute", vous rassemblez un certain nombre d’évènements différents : émeutes en Grèce de 2008, émeutes des banlieues en 2005, émeutes de la faim, etc. Quel est le fil rouge reliant tout ces événements en apparence différents ?

Alain Bertho : Je pars de l’idée qu’il y a des formes d’émeutes contemporaines plus pures que d’autres, des évènements qui concentrent des caractéristiques de cette modernité de façon plus forte : les émeutes françaises par exemple, en 2005, en 2007 à Villiers-le-Bel, etc. Parmi les choses observables, il y a notamment l’absence d’interlocution avec l’Etat. L’absence de mots qui a beaucoup frappé les observateurs en 2005. Une émeute ne se fait pas avec des banderoles, ne se fait pas avec des mots d’ordre, ne se fait pas avec des programmes de négociations. On n’est pas dans l’interlocution, on n’est pas dans le discursif, on est dans autre chose. Ca ne veut pas dire qu’il n’y a rien à dire, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de langage sauf que le langage, c’est l’acte. Nous sommes dans un moment d’affrontement où l’affrontement est ce que l’on a à dire. Cet affrontement a des formes, un répertoire. D’abord, il a des circonstances, il y a quelque chose qui déclenche l’affrontement et il y a donc un répertoire qui est le mode opératoire. Ce mode opératoire est très différent des mouvements précédents. Si vous prenez par exemple les batailles de rues au XIXe et XXe siècle, il y a des éléments de mode opératoire commun qui commence à la fin du XVIIIe et qu’on continue à voir en 1968 rue Gay-Lussac : les barricades, le combat de rue avec les drapeaux. Tout ça, avec les émeutes françaises de 2005, on ne l’a plus du tout. On a quelque chose de mobile, on n’a pas d’attaques des lieux de pouvoirs. On a beaucoup d’images, de l’acte qui produit de l’image qu’on va répercuter ensuite par la vidéo sur Youtube ou Dailymotion. Quelque part, l’acte émeutier est aussi déterminé par ce qu’on va en faire au-delà de l’acte : la prégnance du feu par exemple, du feu dans la nuit. Ou la méfiance de l’image, c’est-à-dire la prégnance de la cagoule. On les appelle les encapuchados les émeutiers en Amérique latine. Or, ce mode opératoire que j’appelle le répertoire, on le trouve aujourd’hui, peu ou prou, partout dans le monde. Des fois aussi concentré et sous une forme aussi pure qu’en France, des fois au cœur de mouvements qui mobilisent d’autres subjectivités, d’autres formes, etc.

Il n’empêche que le mode opératoire de l’émeute est aujourd’hui culturellement dominant. On le voit apparaître de façon symbolique dans les mouvements sociaux classiques. Par exemple, dans les plans sociaux que ce soit en France, en Espagne, en Chine, en Corée, etc. D’un seul coup, on voit apparaître, ne serait-ce que de façon symbolique, le feu au milieu de la route. Ou la menace de s’en prendre aux biens matériels, de faire sauter l’usine, de saccager la sous-préfecture. Ou on bascule dans le combat de rue à l’intérieur de l’usine, comme en Espagne, en Chine, en Corée. Donc y compris les formes traditionnelles de bataille sociale sont aujourd’hui prises par ce mode opératoire, par ce langage de l’émeute. Bien sûr, il y a aussi la Grèce où on a eu en 2008 quelque chose d’assez proche que ce qu’il s’est passé en France, avec la mort du jeune Andréas Grigoropoulos et les trois semaines d’émeutes qui ont suivi. C’était à la fois très proche puisque la situation était la même, une partie du mode opératoire était le même, sauf que ce n’était pas en banlieue, c’était en centre-ville. Ce n’était pas les cités, c’était les universités. Mais, tout de même, c’était très proche. Mais là, depuis deux mois, on voit bien qu’on a en Grèce des formes de protestation très classiques contre les mesures gouvernementales, comme on en a connues au XXe siècle, et qui sont prises dans une logique de l’affrontement. Ce n’est plus des débordements à la fin de la manifestation. Le 5 mai, la volonté d’affrontement était massive, attendons de voir ce qui va se passer demain   . Ce n’est pas sûr qu’il se passe quelque chose, on peut sauter une case, mais à mon avis on est bien parti. D’autant que ce sont des affrontements contre les mesures d’austérité, contre la finance qui gouverne les Etats. C’est quelque chose dont on n’a pas parlé mais qu’on a déjà vu en Bulgarie, en Lituanie, en Islande, il y a déjà un an et demi.

En somme, il n’y a pas une forme émeutière qui prend la place du reste, il n’y a pas l’émeute et le reste. Il y a une forme de l’émeute qui commence à devenir une subjectivité et le mode opératoire de l’émeute est en train de devenir hégémonique dans les formes de conflictualité. Ce qu’il y a au fond dans ce rapport à l’Etat, cette extériorité finit par gagner de proche en proche tout les domaines de la conflictualité.

Nonfiction.fr- Avec le déferlement d’images d’émeutes que permet aujourd’hui Internet, n’y a-t-il pas un risque de surestimer le caractère nouveau et massif des émeutes ?

Alain Bertho : C’est possible qu’il y ait un effet de ce style. C’est possible aussi que cette possibilité de produire plus d’images produise aussi plus d’émeutes (rires). Il reste que les émeutes les plus importantes, celles qui de toute façon passent la rampe des médias traditionnels et de l’agrémentation par l’agenda officiel, et bien même celles-là sont plus nombreuses qu’avant.

Nonfiction.fr- Est-ce qu’on peut le quantifier ?

Alain Bertho : Et bien, vous pouvez le regarder sur les dix dernières années. Les gros problèmes qui ont bouleversé les pays depuis 2000, il y en a tout de même plus, à niveau identique que dans les années 1990. On peut en faire une courbe, il y a des pointes, que je signale, qui sont les plus connues. Il y a eu par exemple des augmentations au début des années 1990 en France, avec des émeutes causées par la mort de jeunes, déjà, des villes qui avaient connu une politique de la ville, à Vénissieux par exemple.  

Nonfiction.fr- Vous écrivez dans votre livre, "les fils ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères". Est-ce qu’il y a une rupture intergénérationnelle dans ce temps des émeutes ?

Alain Bertho : C’est une phrase de l’historien Marc Bloch que j’aime bien en effet. Il y a deux choses. D’une part, on vit un véritable bouleversement, on est à un moment du passage d’une époque à une autre, d’une épistémè à une autre. Un bouleversement équivalent à celui de la fin du XVIIIe siècle. Dans cette période là, c’est sûr que les plus jeunes sont plus facilement de plain-pied avec leur époque. Par ailleurs, plus on est âgé et plus on a été impliqué intellectuellement dans la période qui s’achève, soit par la politique, soit par la recherche, et moins on comprend. C’est difficile à admettre, parce que ça remet en cause le sens de sa vie, la façon dont on a vu les choses. C’est vrai pour toutes les générations. Chaque génération de parents est toujours un peu pris à contre-pied par le nouveau qui émerge avec la génération suivante. Mais là, le décalage est quand même énorme. Alors il se redouble d’autre chose : dans ce bouleversement d’époque, il y a un bouleversement technologique que la jeune génération maitrise parfaitement, et dans les écoles ce sont les élèves qui enseignent aux professeurs dans ce domaine. Il y a une nouvelle subjectivité et intellectualité de ce nouveau temps, les jeunes y sont en plein dedans tandis que pour les adultes, c’est plus aléatoire. Vous savez, cette expression « de mon temps » ? Elle est terrible. Terrible parce lorsque l’on dit "de mon temps", ça veut dire qu’on est là physiquement mais que le temps dont on est contemporain n’est plus là.

La deuxième chose, c’est que les sociétés en place, les pouvoirs, l’espace de l’Etat, c’est-à-dire ce qui organise la société – dans l’Etat, je mets aussi les agences de notations, des choses qui ne sont pas publiques du tout – l’espace de l’Etat a un grand problème avec la jeunesse. Dans cette difficulté à gouverner parce que les peuples leur échappent, cette difficulté est encore plus grande avec la jeunesse. Et la tension, la répression, la stigmatisation sont plus grandes. Globalement, les pouvoirs en place aujourd’hui ont tous un problème avec la jeunesse parce qu’elle leur échappe et parce qu’elle porte en elle une exigence à laquelle ils sont incapables de répondre, qui est l’exigence d’avenir et de projet. Dans les éléments subjectifs de la période dans laquelle nous vivons, il y a le fait que tous les espoirs dans un avenir radieux du XXe siècle se sont écroulés, c’est l’échec de la mythologie révolutionnaire d’une part, et le fait que d’autre part on sache peu à peu, de jour en jour un peu plus que du point de vue de la planète si l’on continue comme ça, le compte à rebours est commencé. Donc, on a un rapport avec le futur qui est un peu compliqué. Ceux qui portent cette exigence d’un rapport avec le futur sont un peu dérangeants. On a avec eux que le discours de la discipline, du respect de l’autorité, de la loi, etc. Connaissez-vous le groupe Milk, Coffee and Sugar ? Il y a un texte formidable d’une de leur chanson qui s’appelle "Alien" et il y a une phrase qui dit : "Laissez-moi être un problème pour ceux qui veulent me soumettre / Je n’accepterai jamais les règles qu’ils ont fabriquées / Je n’accepte que les rêves que mon cœur veut abriter". Il y a une agressivité du monde contemporain institué vis-à-vis de la jeunesse qui est sans commune mesure avec ce qu’on a connu avant. Aujourd’hui, il n’y a pas un pays dans le monde qui n’ait pas à moment donné dans l’année des universités qui soient en ébullition.  

Nonfiction.fr- Cela a pourtant existé avant, si l’on pense à mai-juin 68 par exemple. Qu’est-ce qui fait la différence aujourd’hui ?

Alain Bertho : Oui, bien sûr mais en 68 l’idée c’était "tout est possible". Il y avait aussi une exigence de futur, mais c’était une exigence optimiste. Tout s’ouvrait, tout était possible, parce que c’était une génération extrêmement nombreuse qui a bénéficié de la croissance économique de l’après-guerre, du mouvement d’ascension sociale généralisée dans les pays industriels… On a été les enfants gâtés de l’histoire du XXe siècle. Et puis, à vouloir révolutionner le pouvoir, c’est une génération qui a surtout pris le pouvoir et qui n’a pas du tout envie de le lâcher. Regardez Cohn-Bendit…

Nonfiction.fr- Vous écrivez en conclusion de votre ouvrage que ce "bouillonnement de vie" ne pourra ni être arrêté par la répression, ni être récupéré politiquement. Pourquoi ?

Alain Bertho : La répression pourra peut-être stopper ces émeutes mais cela voudra dire que la civilisation est sur son déclin. Ce que je crains par contre, c’est plutôt une dérive militaire. On a déjà dans les modes opératoires, sur des incidents pourtant mineurs en France ou ailleurs, une dérive militaire du côté des émeutiers, de ceux qui ne veulent pas se soumettre. Sinon, il ne peut pas y avoir d’instrumentalisation d’une cause, d’un but qui soit à la fois d’un autre lieu et d’un autre temps. D’un autre temps, parce qu’on ne s’inscrit pas, comme cela a été le cas pour ma génération et celle de mes parents dans une stratégie où l’avenir sera radieux et où il suffirait d’établir le calendrier qui doit mener à cet avenir qui est pavé de luttes, de grèves et de sacrifices. Il y a une culture du rapport au temps collectif qui est très fortement ancrée dans toutes les organisations politiques, qui préparent les échéances pour le futur mais sont en rupture avec les contemporains et notamment la jeunesse. Ni d’un autre lieu également car la volonté de changer quelque chose, c’est ici, maintenant et c’est ensemble, dans la coopération.

Quand je dis en retrait, là j’ai une doctorante qui travaille sur des réseaux de coopération et d’entraide parmi les salariés précaires du XIXe arrondissement. Leur mode de vie collectif n’a pas besoin de partis, pas besoin de syndicats, pas besoin d’organisation formelle qui sont la matière de la vie des gens qui leur permettent de vivre, de s’organiser et ce complètement en dehors de l’espace institutionnel. Là, c’est pousser au bout l’autogestion de la vie, mais je pense qu’il y a de ça, et qu’une stratégie qui serait une stratégie de transformation de la société contemporaine, elle rentre dans cette expérience et dans cette dynamique et non pas dans la mobilisation pour avoir le pouvoir et changer les choses – ou dans une mobilisation pour détruire le pouvoir et changer les choses qui a au fond le même rapport au pouvoir. Donc, il faut que ça soit ancré dans le vécu, que ça soit ici et maintenant, tout de suite.

Dernier élément par rapport aux organisations politiques, il semble que le rapport à la délibération et à la représentation soit différent. J’ai été frappé, en 2006 par le mouvement contre le CPE. J’habite ici et mon fils avait l’âge de bloquer le lycée à Saint-Denis. Il avait décidé que c’était lui qui allait se lever tout les matins pour aller bloquer les grilles, etc. Et ça c’est terminé par des affrontements devant le lycée. Mais, j’ai été frappé et j’ai découvert le contemporain en observant mon fils que je croyais connaître. Il n’y a eu aucune assemblée générale, aucun moment de délibération. Une fois que le lycée était bloqué, il n’y avait pas de meetings, pas de prise de parole. Et pourtant, l’action collective avait eu lieu, c’est-à-dire que la décision de faire avait été prise autrement. Elle ne s’est pas prise comme on le fait habituellement, c’est-à-dire avec un ordre du jour, une discussion, des votes, des représentants élus qui vont porter les décisions. Il y avait quelque chose de l’ordre du déjà décidé. Il y a pour une part, à mon avis, des éléments d’organisation classique qui sont devenus inutiles : organisation au sens de la production d’une intellectualité commune, le Parti à la Lénine en gros qui construit une conscience. La conscience ici est déjà là. Par contre, il y avait une organisation pratique, sur des points immédiats. Mais ça, séparer l’organisation comme production de la conscience et l’organisation purement matérielle des choses, c’est quelque chose que ni un syndicat, ni un parti traditionnel ne sait faire. La question de la conscience, elle ne se pose plus du tout dans les mêmes termes aujourd’hui. Il y a une capacité collective de penser le monde aujourd’hui qui est bien plus forte qu’avant. Les modes d’organisation traditionnels sont devenus un peu lourds.

Nonfiction.fr- Pourtant au même moment dans les universités, il y avait des assemblées générales…

Alain Bertho : Le mouvement purement étudiant avait des formes d’organisation en partie traditionnelles. Le mouvement lycéen, un peu moins, et surtout il était complètement mélangé avec cette jeunesse populaire qui avait fait les émeutes quelques mois avant. Il n’y a pas eu d’affrontements entre jeunes devant le lycée de mon fils, et pourtant il y avait des élèves du lycée général et des élèves du lycée professionnel. Et il y avait parmi les élèves du lycée professionnel visiblement des gens qui savaient pertinemment comment faire brûler une voiture, qui étaient compétents, avec une rapidité d’exécution qui laisse à penser que ce n’était pas les premières dans l’année. Vous avez pu remarquer, à l’époque, que quand le mouvement étudiant traditionnel menait des défilés traditionnels dans les villes, ça ne se passait pas très bien avec l’autre jeunesse. Quand on était sur un mode opératoire et sur des terrains avec une conflictualité nouvelle, ça se passait bien ; quand on était dans les grandes villes, à faire de la représentation manifestante, ça se passait beaucoup moins bien. Lorsque le mouvement vers la fin s’est mis essentiellement à faire, de façon quasi-insurrectionnelle, des blocages d’autoroutes, des blocages de gares, il n’y a plus eu de problèmes avec les casseurs. Là, on était sur un terrain commun. Il est très intéressant à étudier ce mouvement de 2006 parce que justement il y a cette contradiction qui est présente. Par exemple, le début des manifestations était organisé de manière traditionnelle, avec des drapeaux, des banderoles, des slogans mais plus ça avancait, plus c’était derrière un flot, de plus en plus indéterminé, de densité très variable, de gens sans slogans ni banderoles, comme s’il y avait une désagrégation de la forme traditionnelle. Sur les grandes manifestations, c’était assez frappant.

Nonfiction.fr- Parlons de votre site, "anthropologie du présent" qui référence jour par jour toutes les émeutes dans le monde en agrégeant images, vidéos et textes. Pourquoi l’avoir créé ?

Alain Bertho : Je l’ai créé de manière accidentelle. J’avais envie d’avoir un site, comme tout universitaire, où il y aurait mon CV, mes articles, une visibilité. J’étais dans cette idée-là et puis il y a eu les émeutes de la gare du nord en 2007 et je voulais faire travailler mes étudiants sur ce sujet. J’avais trouvé les vidéos sur Dailymotion qui semblaient bien montrer ce que je pensais déjà depuis les émeutes de 2005/2006, que pour comprendre ce type d’évènement, il fallait regarder l’évènement en lui-même. N’ayant pas été à la gare du nord à ce moment-là, j’avais un ersatz.

Pour les faire travailler dessus, je me suis dis qu’il fallait les rassembler à un moment donné et j’ai donc créé ce site pour rassembler les vidéos. Et puis, je me suis dis qu’en faisant ça, je ne faisais pas que les observer, avoir un instrument pédagogique pour mes étudiants mais que je participais quelque part à l’évènement. C’était une façon de participer dans la mesure où les vidéos postées sur Youtube ou Dailymotion par les émeutiers eux-mêmes font partie de l’évènement. Il y a une dimension Internet dans l’émeute qui est grandissante. Comme je voulais avoir une démarche d’enquête ethnographique sur des évènements aléatoires où il est difficile d’être là, j’ai rassemblé ces images mais je me suis dis que je ne pouvais me contenter de les garder pour moi. Il fallait que je rentre dans le circuit de façon visible et repérable par tout le monde. Je ne vais pas récupérer des images ou des informations sur les émeutes pour, à l’abri du regard, derrière les murs de l’académie, faire une sauce que j’allais livrer ensuite uniquement à mes collègues. C’était un peu difficile vu le caractère de l’évènement. Du coup, je mets en ligne tout ce que je ramasse. Ma façon de l’interpréter, ma façon de le titrer, ma façon de choisir les informations, de commenter, de faire des cartes, je le fais aux yeux de tous et sur un terrain où je sais que les acteurs des émeutes sont. Ils vont voir ce que je fais, ils réagiront. C’est un instrument de connaissance en tant que tel.

Par exemple en consultant la fréquentation des pages, je sais quel est l’effet de mobilisation subjective autour d’un évènement. Les émeutes d’Oran en 2008 font monter de façon exponentielle les connexions sur mon site et notamment sur cette page-là. Il y a un effet d’intérêt, un intérêt relatif car il y a certains évènements qui font beaucoup plus d’audience que d’autres. Quand on sait, en plus, d’où les gens se connectent, on voit le halo autour de l’évènement, en l’occurrence, c’était des connexions essentiellement en Algérie. Quand il y a une émeute dans le centre de Tours à la suite d’un évènement Facebook, là j’ai la même montée en flèche sauf que la carte des connexions est très intéressante parce que c’est le monde entier. Alors que l’évènement en lui-même est beaucoup plus petit : trois jours de couvre-feu à Oran contre une soirée un peu chaude dans le centre de Tours. Mais là, ça devient un évènement mondial, donc c’est intéressant de voir qu’est-ce qui est évènement mondial ou pas, qu’est-ce qui est cantonné nationalement.

Il y a un troisième intérêt, c’est que ça me permet d’anticiper. Quand d’un seul coup, je vois qu’une page qui a des fois un an ou deux connaît un regain d’intérêt, ça veut dire qu’il y a des gens qui ont cherché sur Google, qui sont arrivés sur cette page mais ils sont déçus parce que ça ne parle pas d’aujourd’hui. Donc, ça me signale qu’il se passe quelque chose à cet endroit et il me faut une petite heure au maximum pour aller chercher et trouver. Quatrième intérêt : les retours. Il y a des commentaires, pas beaucoup, mais il y en a. Parfois, il y a même des informations, des gens qui me disent "là, vous vous êtes trompé ; tel vidéo n’est pas bien datée, n’est pas bien localisée". Je mets en ligne tout ce que je trouve. Je fais des recherches en français, en anglais, en espagnol, en portugais, en allemand, en italien. Pour la Chine, je fais le pari que je trouve les informations à travers ces langues, en général c’est l’anglais, et ensuite, grâce à Google traduction, je fais des recherches sur des pages en chinois. Je fais la même chose pour l’arabe. Après, j’essaye toujours de mettre les informations sur le site, et si je trouve, en langue originale. C’est multilingue et les commentaires sont aussi dans toutes les langues, en espagnol, en arabe, etc. Dernier point : les informations que l’on me communique. C’est assez rare, mais ça arrive. C’est arrivé notamment avec un évènement qui a duré un peu plus longtemps, à Sidi Ifni dans le sud marocain. J’ai été là repéré – de toute façon, je suis référencé sur des réseaux mondiaux – et là, on m’a envoyé des textes, des photos, des rectificatifs, des communiqués de presse. Redeyef dans le sud tunisien, c’était pareil. Mais ça c’était un peu plus organisé, c’était des mouvements syndicaux. J’ai également des informations par Facebook et par Twitter. Sur l’Iran, en juin 2009, on avait des informations par des contacts dans l’heure. L’émeute de Woippy, dans l’est de la France, a été l’expérience la plus intéressante. Un jeune est mort suite à une course poursuite avec la police et vers 21 heures, ça a commencé à tourner mal, avec des feux de voitures, etc. Les premières images étaient sur Twitter à 21h30, j’en étais informé de façon anonyme et à 21h50, les images étaient sur mon site.
Voilà l’intérêt du site : ne pas être en extériorité par rapport aux évènements, pouvoir, par bribes, être contemporain de ce qui se passe et en interlocution avec les acteurs. 

Nonfiction.fr- Pourquoi avez-vous choisi comme objet d’étude les émeutes ?

Alain Bertho : Cela fait plus de trente ans que je m’intéresse aux banlieues et à la crise de la politique. Je suis fasciné depuis trente ans par la déconstruction systématique de toute la culture et l’organisation politique qui ont fait ma jeunesse. J’ai quelques années de militantisme derrière moi   . J’ai fait ma thèse sur la crise de la politique dans un quartier de Saint-Denis. Donc, je baigne là-dedans ! C’est les évènements de 2005, puis de 2006 qui ont fait le déclic, parce que je vis ici. On a passé beaucoup de temps dehors, pour essayer de voir, et on n’a pas vu grand-chose.

Là, on touchait à des évènements qui, d’une part, n’étaient pas seulement dans le processus de décomposition mais qu’on était réellement face à l’émergence de quelque chose de nouveau, du point de vue de la subjectivité, du rapport à l’Etat. Et d’autre part, il fallait tout de même que je fasse un gros effort intellectuel pour me donner les instruments pour comprendre. On ne pouvait pas se contenter, et on la tous fait, d’expliquer l’émeute par ce qu’on savait déjà. C’est ce que font les sociologues en général. On est devant un évènement qu’on ne comprend pas. On commence d’abord par se rassurer en mobilisant tout ce qu’on savait déjà, pour dire voilà, c’est le résultat de ça. Oui, mais là ça ne suffit pas. Parce que si c’est quelque chose de radicalement nouveau, ça n’est pas que la conséquence de ce qui s’est passé avant. Il y a des ruptures subjectives, des sauts qualitatifs dans l’histoire et il faut d’abord les identifier. Identifions d’abord le nouveau, on expliquera après. C’était difficile à identifier et ça m’a vraiment passionné. Et puis, cette invisibilité… Ca n’est jamais pris en compte autrement que par le petit bout de la lorgnette, que par une entrée qui va rassurer. On va dire, "les émeutes en France, c’est les banlieues, c’est l’immigration ; les émeutes en Grèce, c’est la crise ; les émeutes en Chine, c’est le pouvoir communiste qui les provoque ou l’industrialisation". Sauf qu'on a des phénomènes qui se ressemblent considérablement, avec des images et des modes opératoires qui se ressemblent. Donc il y a des différences et des singularités locales qui ne dispersent pas pour autant le phénomène. Cela n’empêche pas qu’il y ait une unité objective.

Nonfiction.fr- Est-ce que cette unité ne serait pas rendu possible par la diffusion d’images d’émeutes sur internet ?

Alain Bertho : Je ne sais pas, je suis très prudent sur cela. On aimerait bien, au fond, qu’il y ait une sorte de monde parallèle où les gens s’interconnectent. Mais je pense que ce qui fait l’identité visuelle, ça transite par les médias officiels. Ca produit une image, qu’on va retrouver dans les actualités et qu’on va réadapter localement. Mais je ne crois pas à un partage par internet. Je peux me tromper mais je ne suis pas sûr que les émeutes en Chine soient regardées par les émeutiers vénézuéliens. Pourtant, ça se ressemble…

Il y a une vieille histoire d’un anthropologue indianiste que me racontait un collègue récemment. Il me disait qu’au XIXe siècle, on a fait pour les touristes en Amazonie des cartes postales avec des peintures indiennes qui en fait étaient des reconstructions totales, jamais les Indiens s’étaient peints comme ça. Cinquante ans plus tard, les Indiens se peignaient comme ça et c’était devenu des peintures traditionnelles. Cela ne veut pas dire que c’était artificiel, mais qu’ils s’étaient réappropriés ces peintures, qu’ils en avaient fait une tradition. Donc c’est possible que les images influencent… Par contre, la question de la résonance dans la subjectivité de l’évènement, là je pense qu’il n’y a pas besoin de transmission. La résonance s’explique par une forme commune des pouvoirs. Les gens sont traités de la même façon. Quelque part, au milieu de la diversité des situations nationales, dans la manière dont les Etats traitent les gens, il y a des éléments communs partout aujourd’hui. Les gens réagissent pareil, partout. Et ils n’ont pas besoin de se parler, pas besoin de délibération. On vit dans une époque identique.

On a fait cette année avec des collègues brésiliens une expérience assez intéressante, justement sur la question des jeunes et de l’Etat. On a fait une enquête sur les jeunes et la loi, avec des jeunes. Un groupe en France, à Grigny, un dans la banlieue de Porto Alegre ; avec des chercheurs français à Porto Alegre et un chercheur brésilien à Grigny. Le projet d’ailleurs, c’est que le groupe de Grigny aille rencontrer le groupe de Porto Alegre avant la fin de l’année 2010. Pourquoi on a fait ça ? Et bien, il s’agit justement de tester cette hypothèse. On est dans deux situations historiques, économiques complètement différentes ; pourtant sur la question des jeunes, la police, la loi, dans certains quartiers urbains, on atteint des éléments de subjectivité qui s’énoncent de la même façon. Et ils ne se sont jamais parlé. Là, on atteint la trame du contemporain, ce que j’appelle la nouvelle période. On a quelque chose d’insécable, qui nous dit beaucoup de choses, au-delà des différences, sur le fait que dans la mondialisation, les Etats nationaux se comportent à peu près de la même façon avec les gens.

Nonfiction.fr- Est-ce à dire que la transmission s’explique par le fait que les Etats contrôlent et répriment de la même manière leur population ?

Alain Bertho : Oui, bien sûr. De ce point de vue par contre, la communication passe bien, parce que les échanges d’expérience entre les forces répressives au niveau mondial n’ont jamais été à ce niveau-là. Des échanges de matériels aussi, de savoirs avec des séminaires. Il n’y a pas de continents aujourd’hui qui n’ait pas ses forces antiémeutes – la Chine n’en avait pas, mais elle a créé cette année un corps spécial de 600 000 personnes… Il y a une militarisation des forces anti-émeutes et une "policiarisation" des forces militaires.

La différence entre la police et la guerre est en train de se réduire partout. On parle d’ailleurs de "guerre de police". Giorgio Agamben dit qu’on est rentré dans l’ère contemporaine avec la première guerre du Golfe, parce qu’on est rentré pour la première fois dans la guerre de police. Le matériel et les stratégies de terrain de police sont empruntés à l’armée. Il y a des stratégies de contre-guérilla urbaine, d’intervention de type colonial dans les villes, etc. Cependant, la police et l’armée n’interviennent pas dans le même contexte subjectif. La guerre traditionnelle est un affrontement dans lequel l’agresseur est le futur interlocuteur. Dans la guerre, on prépare toujours la paix, c’est cette histoire de loi de la guerre. Bien sûr, ce sera la paix des vainqueurs mais qui ne se fera pas sans le vaincu. La police, ce n’est pas pareil. Dans la police, on détruit l’adversaire, on le met en prison. Il n’y a pas de négociation, pas d’interlocuteur. La finalité de la police, c’est d’arrêter, pas de faire la paix. Donc on voit – trop souvent – d’un côté les effets négatifs de la militarisation de la police, mais on ne voit pas les effets extrêmement négatifs aussi, de la "policiarisation" de l’action guerrière. On a aujourd’hui des interventions guerrières qui n’ont plus comme finalité la paix. Elles n’ont pour finalité que la destruction, physique ou symbolique, de l’adversaire. Le laboratoire de cette interchangeabilité à la fois matériel et dans sa finalité, c’est le conflit israélo-palestinien. Mais aussi l’Irak ou l’Afghanistan, parce qu’on ne fait plus la guerre à l’armée, on fait la guerre aux gens. Dans les guerres contemporaines, les endroits où l’on risque le moins d’être tué, c’est sans doute dans l’armée. On a une forme de rapprochement, de fusion des deux formes d’exercice de la violence légitime de l’Etat qui ont pourtant des finalités complètement séparées

Propos recueillis par Mathieu Gaulène.

L’émeute est une fenêtre qui s’ouvre sur le monde extérieur à l’Etat
Tag(s) : #critique de l'Etat, #émeute, #textes web
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