Je ne me suis jamais vraiment intéressé à l’Inde, d’une part parce que mon athéisme viscéral ne savait que faire de son capharnaüm de divinités, d’autre part parce que mon égalitarisme tout aussi viscéral rendait intuitivement impensable son système de castes. Aussi, le livre de LD, HH, m’interpelle-t-il au plus haut point : le système indien, par son étrangeté et ses particularités, est en fait un anti-miroir de notre propre système global : alors que notre système ne jure que par l’égalité tout en la niant, le système indien ne jure que par l’inégalité, et est réellement construit dessus, tout en permettant malgré tout une liberté de différenciation extrêmement paradoxale (à la condition impérative de respecter le système des castes…). Ce qui interpelle, c’est son extraordinaire capacité à gérer « inclusivement » les différences, là où notre monde s’en révèle incapable car construit sur une tout aussi extraordinaire logique d’exclusion. Le système indien, tel qu’il ressort de HH, m’est et continu de m’être viscéralement « étranger », il n’empêche que cette « étrangeté » interroge comparativement notre propre système occidental dans ses fondements mêmes.
L’intérêt de ce livre est de montrer dans le cas indien que cette société ne peut se comprendre sans dissocier la hiérarchie (conçue et définie comme originellement religieuse) du pouvoir : l’articulation de la hiérarchie et du pouvoir en Inde peut certes être abordée comme une particularité locale, il est également possible d’envisager la question sous un autre angle : ce pourrait aussi être la confusion de la hiérarchie et du pouvoir en Occident qui pourrait se révéler une particularité et une exception historique, confusion qui pourrait être une clé pour expliquer le fait que la modernité ne réussit décidément pas à se dépêtrer de la question religieuse…
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Louis Dumont, Homo Hierarchicus, le système des castes et ses implications, Gallimard 1966
Préface – (p7)
Mais la confrontation de la théorie à la réalité [indienne] na laissait pas de faire difficulté. […]. […] cet obstacle c’est notre méconnaissance de la hiérarchie. L’homme moderne est autant dire incapable de la reconnaître pleinement. Pour commencer il ne la voit point. (p9)
Introduction – (p13)
L’anthropologie fait la preuve, par la compréhension qu’elle offre peu à peu des sociétés et cultures les plus différentes, de l’unité de l’humanité. Ce faisant, elle éclaire évidemment en retour, en tout cas à quelque degré, notre propre sorte de société. (p14)
[…] si nous nous bornions à considérer le système des castes comme une forme extrême de « stratification sociale », nous pourrions certes enregistrer des observations intéressantes, mais tout enrichissement de nos conceptions fondamentales serait par définition exclu : le cercle que nous avons à parcourir, de nous aux castes et, en retour, des castes à nous, se refermerait immédiatement, car nous n’aurions jamais quitté la position initiale. Une autre façon de rester enfermés en nous-mêmes consisterait à supposer d’emblée que la place des idées, croyances et valeurs, en un mot de l’idéologie dans na vie sociale est secondaire et peut s’expliquer par, ou se réduire à, d’autres aspects de la société. (p15)
L’universel ne peut être atteint en l’espèce qu’à travers les caractéristiques qu’à travers les caractéristiques propres, et chaque fois différentes, de chaque type de société. A quoi bon aller en Inde, sinon pour contribuer à découvrir en quoi et comment la société ou la civilisation indienne, par sa particularité même, représente une forme de l’universel ? En définitive, c’est celui qui se penche avec humilité sur la particularité la plus menue qui garde ouverte la route de l’universel. (p16)
Nos deux idéaux cardinaux s’appellent égalité et liberté. Ils supposent comme principe unique et représentation valorisée l’idée de l’individu humain : l’humanité est constituée d’hommes, et chacun de ces hommes est conçu comme présentant, malgré sa particularité et en dehors d’elle, l’essence de l’humanité. […]. Cet individu est quasi sacré, absolu ; il n’y a rien au-dessus de ses exigences légitimes ; ses droits ne sont limités que par les droits identiques des autres individus. Une monade, en somme, et tout groupe humain est constitué de monades de la sorte sans que le problème de l’harmonie entre ces monades se pose le moins du monde pour le sens commun. […]. Ce genre de vue, s’il fait partie intégrante de l’idéologie courante de l’égalité et de la liberté, est évidemment très peu satisfaisant pour l’observateur de la société. […]. A l’individu se suffisant à lui-même, [la sociologie] oppose l’homme social ; elle considère chaque homme, non plus comme une incarnation particulière de l’humanité abstraite, mais comme un point d’émergence plus ou moins autonome d’une humanité collective particulière, d’une société. (p16-17)
[… les hommes concrets] agissent avec une idée en tête, fût-elle de se conformer à l’usage. L’homme agit en fonction de ce qu’il pense, et s’il a jusqu’à un certain point la faculté d’agencer ses pensées à sa guise, de construire des catégories nouvelles, il le fait à partir de catégories qui sont socialement données, comme leur liaison avec le langage suffirait à le rappeler. Ce qui nous éloigne de reconnaître tout uniment ces évidences, c’est une disposition psychologique idiosyncrasique : au moment où une vérité rebattue, mais jusque-là étrangère, devient pour moi vérité d’expérience, je m’imagine volontiers l’avoir inventée. Une idée commune se présente comme personnelle lorsqu’elle devient pleinement réelle. (p19)
[…] la perception de nous-même comme individu n’est pas innée mais apprise. En dernière analyse elle nous est prescrite, imposée par la société où nous vivons. […]. Par opposition à la société moderne, les sociétés traditionnelles, qui ignorent l’égalité et la liberté comme valeurs, qui ignorent en somme l’individu, ont au fond une idée collective de l’homme, et notre aperception (résiduelle) de l’homme social est le seul lien qui nous unisse à elles, le seul biais par où nous puissions les comprendre. (p21)
L’aperception sociologique s’opère contre la vue individualiste de l’homme. Conséquence immédiate : l’idée de l’individu fait problème pour la sociologie. […]. […] nombre d’imprécisions et de difficultés viennent de ce que l’on manque à distinguer dans l’« individu » : 1) L’agent empirique, présent dans toute société, qui est à ce titre la matière première principale de toute sociologie. 2) L’être de raison, le sujet normatif des institutions ; ceci nous est propre, comme en font foi les valeurs d’égalité et de liberté, c’est une représentation idéelle et idéale que nous avons. La comparaison sociologique exige que l’individu au sens plein du terme soit pris comme tel, et elle recommande qu’on utilise un autre mot pour désigner l’aspect empirique. (p22)
[…] tandis que chez Platon l’homme particulier est conçu comme une société – un ensemble – de tendances et de facultés, chez les modernes la société, la nation, est conçue comme un individu collectif, qui a sa « volonté » et ses « relations » comme l’individu élémentaire, – mais n’est pas comme lui soumis à des règles sociales. (p23)
« Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu [cet homme] reçoive en quelque sorte sa vie et son être » (II-VII, Rousseau, le contrat social, souligné par LD). La même aperception est présente sous une forme indirecte dans la conception de l’Etat de Hegel, conception que Marx refuse, revenant ainsi à l’individualisme pur et simple, non sans paradoxe de la part d’un socialiste. (p25)
En effet, si l’humanité tout entière est censée être présente en chaque homme, alors chaque homme doit être libre et tous les hommes sont égaux. C’est là que ces deux grands idéaux de l’âge moderne puisent leur rationalité. Aussitôt au contraire qu’une fin collective est reconnue comme s’imposant à plusieurs hommes leur liberté est limitée et leur égalité mise en question. (p26)
[…] la révolution va prétendre réaliser le droit naturel en droit positif. (p27)
L’Angleterre, c’est la liberté sans guère d’égalité. L’Amérique a hérité dans une grande mesure de la liberté et a développé l’égalité. La Révolution française s’est faite entièrement sous le signe de l’égalité. (p27)
[…] la conception de l’égalité des hommes entraîne celle de leur similitude. […]. Tant que l’égalité est seulement une exigence idéale exprimant le passage dans les valeurs de l’homme collectif à l’homme individuel, elle n’entraîne pas la négation des différences innées. Mais si l’égalité est conçue comme donnée dans la nature de l’homme et niée seulement par une mauvaise société, comme il n’y a plus en droit différentes conditions ou états, différentes sortes d’hommes, ils sont tous semblables, et même identiques, en même temps qu’égaux. (p30)
On fait parfois grief à Rousseau d’avoir ouvert la voie, par son dogme de la volonté générale, au jacobinisme et au totalitarisme. Rousseau a plutôt le mérite d’avoir vu la contradiction de l’individualisme érigé en religion : le totalitarisme est la Némésis de la démocratie abstraite. (note p30)
Dans l’univers où tous les hommes sont conçus non plus comme hiérarchisés en diverses espèces sociales ou culturelles, mais comme égaux et identiques dans leur essence, la différence de nature et de statut entre communautés est quelque fois réaffirmée d’une façon désastreuse : elle est alors conçue comme procédant des caractères somatiques, c’est le racisme. (p31)
[…] l’homme ne fait pas que penser, il agit. Il n’a pas seulement des idées, mais des valeurs. Adopter une valeur, c’est hiérarchiser, et un certain consensus sur les valeurs, une certaine hiérarchie des idées, des choses et des gens est indispensable à la vie sociale. Cela est tout à fait indépendant des inégalités naturelles ou de la répartition du pouvoir. Sans doute, dans la plupart des cas la hiérarchie s’identifiera en quelque façon au pouvoir, mais le cas indien nous apprendra qu’il n’y a là nulle nécessité. (p34)
[…] la combinaison de l’intellectualisme de Durkheim (pour reconnaître que l’action est dominée par la représentation) et du pragmatisme de Max Weber (pour se poser le problème non seulement de la représentation du monde mais de l’action dans ce monde représenté). […] la négation moderne de la hiérarchie est le principal obstacle qui s’oppose à la compréhension du système des castes. (p35)
CH1 – HISTOIRE DES IDEES (p36)
[définition initiale, inspirée de Bouglé] le système des caste divise l’ensemble de la société en un grand nombre de groupes héréditaires distingués et reliés par trois caractères : séparation en matière de mariage et de contact direct ou indirect (nourriture) ; division du travail, chacun de ces groupes ayant une profession traditionnelle ou théorique dont ses membres ne peuvent s’écarter que dans certaines limites ; hiérarchie enfin, qui ordonne les groupes en tant que relativement supérieurs ou inférieurs les uns aux autres. (p36)
[L’explication volontariste de l’existence des castes] devait nécessairement être très forte […] pour deux raisons. D’abord toutes les sociétés étaient censées, au XVIIIe siècle encore, avoir été instituées par d’anciens législateurs. Ensuite, l’aspect religieux est très prononcé dans le système des castes, et les prêtres, les Brahmanes, y ont une situation privilégiée. Or, pour l’anticléricalisme de la philosophie des lumières, la « superstition » est une invention des prêtres, à qui elle profite. (p39)
[…] contrairement à ce que les Hindous imaginent souvent, la caste n’a pas de place dans le Véda, qui contient toute la révélation pour les Hindous. (p41)
[relativement à la théorie raciale de la caste] Notons simplement que, quoi qu’il en soit des origines, dans la mesure où chaque caste constitue un isolat démographique plus ou moins parfait il est naturel que les caractères physiques moyens de ses membres diffèrent de ceux d’une autre caste. (p45)
[…] chaque système de caste concret correspondait vraisemblablement dans le passé au territoire d’une unité politique restreinte, le « petit royaume ». (p48)
[…] le système assure à chacun sa subsistance proportionnellement à son statut. (p49)
[le sociocentrisme se manifeste par] la réduction du religieux au non-religieux ; la tendance à prendre la partie pour le tout, soit la caste au lieu du système, soit un aspect (séparation ou division du travail) au lieu de l'ensemble des aspects ; enfin, et surtout à notre époque, la sous-estimation, la non-considération, la réduction de la hiérarchie ou l'incapacité de la comprendre. (p50)
CH2 – DU SYSTEME A LA STRUCTURE : LE PUR ET L’IMPUR (p51)
[…] chaque système de castes concret était plus ou moins limité à une aire géographique déterminée. Représentons-nous donc, pour simplifier, l’Inde comme composée d’un nombre indéfini de petites circonscriptions territoriales et d’autant de systèmes de castes concrets, à l’extérieur desquels le mariage était impossible. (p51)
La caste, unifiée de l’extérieur, est divisée de l’intérieur. Plus généralement, une caste particulière est un groupe complexe, si l’on veut un emboîtement de groupes de divers ordres ou niveaux, où des fonctions différentes (profession, endogamie, etc.) s’attachent à des niveaux différents. Finalement, bien davantage qu’un « groupe » au sens ordinaire, la caste est un état d’esprit, un état d’esprit qui se traduit par l’émergence, dans diverses situations, de groupes de différents ordres auxquels on donne généralement le nom de « castes ». (p52)
On peut parler de l’ensemble des castes concrètes qui se trouvent réunies sur un territoire déterminé comme d’un système géographiquement circonscrit de castes. […]. A ce niveau, le système des castes, c’est avant tout un système d’idées et de valeurs, un système formel, compréhensible, rationnel, un système au sens intellectuel du terme. (p53)
[…] les Indiens ont très fortement le sentiment que c’est l’idéologie qui les réunit par-dessus toutes les diversités régionales […]. (note p54)
Huit siècles peut-être avant Jésus-Christ, la tradition a distingué absolument entre statut hiérarchique et pouvoir, et c’est là le point cardinal que la recherche moderne n’a pas su dégager par ses propres moyens. (p56)
Le fait est que l’observation d’un ensemble local quelconque montre une vie sociale qui, si elle est orientée de façon décisive par l’idéologie, la déborde en même temps largement. (p56)
Observons en passant que le fait est universel : s’il reflétait complètement et seulement le donné, le système des idées et des valeurs cesserait d’être capable d’orienter l’action, il cesserait d’être lui-même. […]. C’est ici que se situe l’équivalent de ce que nous nommons rapports de force, phénomènes économiques et politiques, pouvoir, territoire, propriété, etc. Ces données que nous savons restituer grâce aux notions que nous en avons d’après notre propre idéologie, on pourrait les appeler les concomitances (comparatives) du système idéologique. […]. [Ces phénomènes] Il faut au contraire, à notre sens, les restituer à leur place, les rapporter à l’idéologie qu’ils accompagnent en fait, étant entendu que c’est seulement par rapport à la totalité ainsi reconstituée que l’idéologie prendra son sens sociologique vrai. (p57-58)
Pris globalement, notre objet nous apparaît un peu comme un iceberg : une partie seulement, la plus facile à décrire, émerge à la lumière de la conscience, elle est solidaire d’une autre, plus obscure, mais dont nous savons détecter la présence. Le phénomène observé a une composante idéologique et une autre que nous appelons résiduelle […]. Ce qui se passe sur le plan de l’observation O, une fois rapporté à un premier plan de référence, le plan de l’idéologie I, met en évidence une autre composante située dans la plan résiduel R : (o = i + r). De l’observation et de l’idéologie nous déduisons par « soustraction » la composante résiduelle empirique de chaque phénomène observé. (p58)
A partir de notre vue courante de la hiérarchie, nous nous figurons en premier lieu le système des castes, ou un ensemble de castes déterminé, comme un ordre linéaire allant de la plus haute à la plus basse – un ordre transitif et non cyclique : chaque caste est inférieure à celles qui la précèdent et supérieure à celles qui la suivent, et toutes sont comprises entre deux extrêmes. […]. […] les choses changent si l’on considère les principes qui servent à classer plus ou moins parfaitement les castes en un ordre. On trouve, sous-jacent à cet ordre, un système d’oppositions, une structure. (p59)
La difficulté que l’on rencontre dans la considération des systèmes en anthropologie est assez semblable à celle que notait naguère pour la physique Louis de Broglie : (en physique quantique) […] la réalité paraît en général intermédiaire entre le concept d’individualité autonome et celui de système totalement fondu. (p60)
Ou bien on conçoit un système comme formé d’objets qui ont chacun leur être propre et agissent les uns sur les autres en raison de cet être propre et d’une loi d’interaction déterminée […]. Ou bien au contraire, on peut faire abstraction des « éléments » en eux-mêmes, dont le système semble être composé, et ne les considérer que comme résultant du réseau de relations dont le système sera alors constitué. Un phonème n’a que les caractères qui l’opposent à d’autres phonèmes, il n’est pas quelque chose mais seulement l’autre des autres, grâce à quoi il signifie quelque chose. Nous parlerons de structure exclusivement dans ce cas, lorsque l’interdépendance des éléments d’un système est si étroite qu’ils disparaissent sans résidu lorsque l’on fait l’inventaire des relations entre eux : système de relations en somme, et non plus système d’éléments. (p60-61)
[…] nous emploierons les mots de segment et de segmentation seulement pour désigner la division ou subdivision d’un groupe en plusieurs groupes de même nature mais d’échelon plus petit. (Nous dirons, par exemple, qu’une caste se segmente en sous-castes, mais, le cas échéant, qu’elle se divise en clans […]). (p63+note)
Selon [Célestin Bouglé], le système des castes est constitué de groupes héréditaires […] qui sont à la fois distingués et reliés entre eux de trois façons : 1° par une gradation de statut ou hiérarchie, 2° par des règles détaillées visant à assurer leur séparation, 3° par une division du travail et l’interdépendance qui en résulte. […]. Les trois « principes » reposent sur une conception fondamentale, se ramènent à un seul et véritable principe, savoir l’opposition du pur et de l’impur. Cette opposition sous-tend la hiérarchie, qui est supériorité du pur sur l’impur, elle sous-tend la séparation parce qu’il faut tenir séparés le pur et l’impur, elle sous-tend la division du travail parce que les occupations pures et impures doivent de même être tenues séparées. L’ensemble est fondé sur la coexistence nécessaire et hiérarchisée des deux opposés. (p64-65)
Le fait est d’une extrême importance, car il nous transporte immédiatement dans un univers purement structural : c’est le tout qui commande les parties, et ce tout est conçu, fort rigoureusement, comme fondé sur une opposition. Il n’y a pas du reste d’autre façon de définir un tout en tant que distinct d’une simple collection, et si nous l’avons oublié pour une grande part, c’est que nous avons dans l’essentiel remplacé dans notre civilisation la référence au tout par la référence au simple, à l’indépendant, à ce qui se suffit à soi-même, c’est-à-dire à l’individu ou à la substance. (p65)
On cherche souvent des justifications hygiénistes aux idées sur l’impureté. En réalité, même si quelque chose de l’hygiène peut se trouver englobé dans la notion, on ne peut en rendre compte par là, car c’est une notion religieuse. […] l’on trouve la source immédiate de la notion dans l’impureté temporaire que l’Hindou de bonne caste contracte en relation avec la vie organique. (p70)
Dans la mesure où la notion d’impureté est présente, le bain est la cure la plus répandue. Dans l’Inde, les personnes affectées par ce genre d’événements [mort, naissance, etc.] sont impures pendant une durée prescrite, et les Indiens eux-mêmes identifient cette impureté à celle des Intouchables. (p70) < cf. ablutions, baptême, aspersion d’eau bénite, etc. ?>
Si nous comparons plus précisément ce qui se passe en cas de mort chez les Hindous et dans une tribu quelconque, nous voyons d’abord que chez les Hindous la notion d’impureté est dégagée, différente de la notion de danger qui correspond ailleurs au sacré en général et non pas seulement à l’impur. Ensuite nous apercevons une autre différence : ailleurs on se débarrasse du danger de la situation, pour une part, en ayant recours à la complémentarité, par définition instantanée et réciproque : j’enterre vos morts, vous enterrez les miens. (p71)
L’impureté familiale est la plus importante, c’est celle de la naissance et surtout de la mort. La naissance n’affecte durablement que la mère et le nouveau-né. La mort affecte collectivement les parents, et c’est affaire sociale et non matérielle, car l’impureté n’affecte pas essentiellement les gens chez qui quelqu’un meurt, mais les parents du mort où qu’ils soient ; (p73)
Outre de petits moyens (sang du petit doigt, mâcher un piment, toucher du fer) le rôle purificatoire principal revient, en plus de l’eau, aux cinq produits de la vache (urine, bouse, etc.). Ces procédés purificatoires sont employés aussi dans le cas de ce qu’on appellerait une souillure de caste : on se baigne après le marché ou le travail, un bain solennel réintègre dans la caste. De plus, on passe aisément de la purification à l’expiation […]. (p74)
[…] une religion du sacrifice comporte nécessairement des purifications. (note p74)
Il est clair que l’impureté de l’Intouchable est conceptuellement inséparable de la pureté du Brahmane. Elles ont dû s’établir ensemble, ou en tout cas se renforcer réciproquement, et il faut s’habituer à les penser ensemble. En particulier l’intouchabilité ne disparaîtra véritablement que le jour où la pureté des Brahmanes sera elle-même radicalement dévaluée […]. (p77)
On voit donc que la vache, sorte de doublet mi-animal mi-divin du Brahmane, divise effectivement les plus hauts et les plus bas des hommes. Son caractère sacré est socialement fonctionnel. (p78)
[…] l’exécution des tâches impures par les uns est nécessaire au maintien de la pureté chez les autres. Les deux pôles sont également nécessaires, quoique inégaux. (p78)
Nous admettons que le fondement élémentaire et universel de l’impureté est dans les aspects organiques de la vie humaine, d’où dérive directement l’impureté de certains spécialistes (blanchisseur, barbier …) […]. (p79)
Dans le cas général, la caste sera reconnue inférieure à certaines et supérieure à certaines autres. Pour l’établir on fera usage d’un certain nombre de critères, et on observe que deux critères au moins sont indispensables. Par exemple on peut imaginer que les membres de la caste eux-mêmes déclarent : « nous sommes végétariens, ce qui nous place au-dessus de X, Y, Z qui ont un régime carné ; mais nous autorisons le remariage des veuves, ce qui nous place au-dessous de A, B, C qui l’interdisent ». Ce qu’il faut remarquer, c’est que chacun de ces deux jugements élémentaires a pour effet de diviser l’ensemble des castes considérées en deux parties respectivement supérieure ou inférieure : quand l’on dit « nous sommes végétariens », on se solidarise avec toutes les castes végétariennes et on s’oppose à toutes les autres. La caste se situe par conséquent en effectuant une série de dichotomies de ce genre, et au minimum deux (en supposant qu’il existe un ordre linéaire strict des castes) : une dichotomie qui la sépare de ce qui est au-dessous d’elle, et une autre de ce qui est au-dessus, chacune la solidarisant en même temps avec le complément correspondant. A partir de là on conçoit qu’il soit difficile de classer toutes les castes d’une aire donnée dans un ordre hiérarchique fixe alors même que le principe fondamental de distinction est hors de question et opère universellement. (p80-81)
[nous avons voulu établir trois points :] 1° tous les critères de distinction apparaissent à la conscience comme des formes différentes du même principe ; 2° tous permettent d’opérer une dichotomie globale de la société ; 3° là réside véritablement le principe hiérarchique, dont l’ordre linéaire des castes de A à Z ne représente en tout état de cause qu’un produit second. […] chaque jugement élémentaire relatif au statut solidarise la caste avec toutes celles qui partagent le même trait en l’opposant à toutes les autres. On voit qu’une opposition fondamentale qui est conçue comme l’essence de toute une série de distinctions concrètes est véritablement sous-jacente à l’ordre hiérarchique. (p81)
La préoccupation de pureté conduit à se débarrasser des impuretés personnelles récurrentes de la vie organique, à aménager le contact avec les agents purificateurs et à le supprimer avec les agents externes d’impureté, sociaux ou autres. L’interdiction de certains contacts correspond à l’idée d’intouchabilité, et toutes sortes de règles président à la nourriture et au mariage. Il faut se représenter que, si segmenté qu’il soit, le degré relatif de pureté d’un groupe est jalousement maintenu à l’abri des contacts qui l’amoindriraient. Il faut aussi noter que chaque groupe se garde vers le bas, et non du tout vers le haut, et que la séparation de fait vers le haut est seulement le résultat de l’exclusivisme des supérieurs. (p84)
En rapport avec la nature, on a indiqué au passage comment l’impureté marquait l’irruption du biologique dans la vie sociale. Nous trouvons donc ici un équivalent fonctionnel de cette coupure entre l’homme et la nature qui est si fort en évidence chez nous et que la pensée indienne en général semble ignorer, voire même rejeter. (p85)
[pour le sanskritiste Sénart] c’était la sous-caste, unité d’endogamie et cadre ou organe de la justice interne, qui était l’institution fondamentale et devrait en bonne logique être appelée scientifiquement la caste véritable. […]. [… pour Mme Karvé] les castes résultent de l’agrégation de sous-castes, et non pas les sous-castes de la subdivision de castes, et plus généralement peut-être que les castes résultent de la fusion de groupes divers, et non pas de la scission de groupes préexistants. (p86)
« Il y a deux niveaux de définition, écrit Mayer, pour la caste comme pour la sous-caste. Le premier porte sur leur population ’totale’, c’est celui de la définition formelle dans la littérature sur la caste en général. Le second est celui du groupe de caste effectif et du groupe de sous-caste effectif ; on descend ainsi à des relations purement locales (souligné par LD). Les relations entre castes différentes sont pratiquement contenues à l’intérieur du village : on emploi un barbier en tant que tel, et non en tant que membre de telle sous-caste de la caste des barbiers ; le « groupe de caste effectif » est ainsi la population de la caste dans un seul village. Au contraire les relations intérieures à la caste sont principalement celles intérieures à la sous-caste : on sort de son village sur le plan de la sous-caste, pour le mariage ou la justice : le « groupe de sous-caste effectif » correspond à une région formée d’un nombre plus ou moins grand de villages, qui peut être beaucoup plus petite que l’aire de distribution de la sous-caste tout entière, et qui correspond au cercle des relations de parenté reconnues. (p88-89)
On peut dire en gros, avec Mayer, que les relations intérieures au village sont des relations entre castes différentes […], tandis que les relations intérieures à la caste sont intérieures à la sous-caste […] et unissent les populations de nombreux villages. […]. En réalité ces attributs, externes et internes, sont complémentaires. On dirait plutôt qu’il n’y a pas deux groupes mais que le « groupe réel » […] est constitué par l’agencement compliqué de la « caste », de la « sous-caste », etc., telles que les qualifie le facteur territorial. Je ne suis pas membre de deux groupes différents, je suis membre d’un groupe complexe qui a différents aspects et fonctions à différents niveaux. (note p89-90)
CH3 – LA HIERARCHIE : THEORIE DES « VARNA »
D’une part la hiérarchie n’est dans le système rien moins que la forme consciente de référence des parties au tout, de l’autre c’est l’aspect du système qui échappe aux modernes. Pour le sens commun moderne, la hiérarchie est une échelle de commandement où les instances inférieures sont, en succession régulière, englobées dans les supérieures. […]. Il s’agirait donc d’une autorité systématiquement graduée. Or la hiérarchie indienne est bien si l’on veut gradation, mais non pouvoir ni autorité ; il faut distinguer. […]. On voit le sens originel du terme : il s’agit d’une gradation religieuse. […]. Nous admettrons que, toute idée de commandement étant laissée de côté, la perspective religieuse commande un classement des êtres selon leur degré de dignité. Observons que la présence de la religion n’est pas indispensable, et qu’il en est de même toutes les fois que les éléments différenciés d’un ensemble sont jugés par rapport à cet ensemble […]. Nous définirons alors la hiérarchie comme principe de gradation des éléments d’un ensemble par référence à l’ensemble, étant entendu que dans la plupart des sociétés c’est la religion qui fournit la vue de l’ensemble, et que la gradation sera ainsi de nature religieuse. (p91-92)
Une fois la hiérarchie isolée comme pure affaire de valeurs religieuses, il reste naturellement à voir comment elle s’articule au pouvoir, et comment se définit l’autorité. (p93
Il y a en effet dans l’Inde une autre hiérarchie que celle du pur et de l’impur, c’est la hiérarchie traditionnelle des quatre varna, « couleurs » ou états (au sens du mot dans la France d’Ancien Régime) qui distingue en quatre catégories : au plus haut les Brahmanes ou prêtres, au-dessous d’eux les Kshatriyas ou guerriers, puis les Vaishyas, dans l’usage moderne surtout des marchands, enfin les Shudras, des serviteurs ou gens de peu. […]. Il faudrait ajouter comme cinquième catégorie les Intouchables, qui sont laissés en dehors. Le rapport entre le système des varnas et celui des jati ou castes est complexe. (p93)
Grâce à Hocart et, plus précisément à Dumézil, on peut voir la hiérarchie des varnas non plus comme un ordre linéaire, mais comme une série de dichotomies ou d’emboîtements successifs. L’ensemble des quatre varnas se divise en deux : la dernière catégorie, celle des Shudras, s’oppose au bloc des trois premières dont les membres sont « deux-fois nés » en ce sens qu’ils ont part à l’initiation, deuxième naissance, et à la vie religieuse en général. Ces deux-fois nés à leur tour se divisent en deux : les Vaishyas s’opposent au bloc formé des Kshatriyas et des Brahmanes, qui se divisent en deux à leur tour. […]. Disons seulement que le lot des Shudras est le service, et la servitude, et que les Vaishyas sont des éleveurs de bétail et des agriculteurs, les « pourvoyeurs » du sacrifice, comme dit Hocart, à qui a été donné la domination sur les animaux, tandis qu’aux Brahmanes-Kshatriyas est donné la domination sur « toutes les créatures ». […] le Kshatriya, comme d’ailleurs le Vaishya, peut ordonner un sacrifice, seul le Brahmane peut l’effectuer. Le roi est donc privé de toute fonction sacerdotale. (p94)
On peut […] se représenter cette quadripartition de la société védique tardive comme le résultat de l’accrétion d’une quatrième catégorie aux trois premières, lesquelles correspondent à la tripartition indo-européenne des fonctions sociales (Dumézil) […] : le principe de la prêtrise, celui de l’imperium et les clans ou le peuple. Le Shudra […] semble bien correspondre à des aborigènes […] intégrés dans la société à peine de servitude. Notons bien : le Brahmane est le prêtre, le Kshatriya le membre de la classe des rois, le Vaishya l’éleveur-agriculteur, le Shudra le serviteur non libre. […]. [ces textes védiques] voileront l’apparition, l’accrétion de fait d’une cinquième catégorie, celle des Intouchables, proclamant à l’envi qu’ « il n’y a pas de cinquième… ». Cela revient simplement à appliquer le schéma existant : les Intouchables sont hors-varna comme les Shudras sont extérieurs aux « deux-fois nés ». (p95)
Il y a un point à souligner en ce qui concerne les varnas, c’est le rapport conceptuel entre Brahmane et Kshatriya, fixé à très haute époque, et demeuré en vigueur jusqu’à nos jours. Il s’agit d’une distinction absolue entre prêtrise et royauté. Comparativement parlant, le roi a perdu ses prérogatives religieuses : il ne sacrifie pas, il fait sacrifier. Le pouvoir est dans l’absolu subordonné à la prêtrise, tandis que dans le fait la prêtrise est soumise au pouvoir. Statut et pouvoir, et conséquemment autorité spirituelle et autorité temporelle, sont absolument distingués. (p99)
La différence avec l’Occident, catholique par exemple, semble consister dans le fait qu’en Inde il n’y a jamais eu de pouvoir spirituel, d’instance spirituelle suprême qui fût en même temps un pouvoir temporel. La suprématie du spirituel ne s’est jamais exprimée politiquement. (p99-100)
[…] l’opposition du pur et de l’impur est affaire rituelle, et même ritualiste. Pour que ce type idéal de hiérarchie pût apparaître il était nécessaire que le mélange que l’on rencontre d’ordinaire (partout ailleurs ?) entre statut et pouvoir fût disjoint, mais ce n’était pas suffisant : pour que la hiérarchie pure se développât sans entraves, il fallait encore que le pouvoir fût absolument inférieur au statut. […]. […] la théorie des castes a recours implicitement ou subrepticement aux varnas pour la compléter dans le traitement du pouvoir. En effet, dans la théorie de la pureté un marchand végétarien devrait logiquement prendre le pas sur un roi mangeur de viande. Or il n’en est rien, et pour comprendre le fait il y a lieu en particulier de se souvenir que tout en subordonnant le roi au prêtre, le pouvoir au statut, la théorie des varnas établit entre eux une solidarité qui les oppose conjointement aux autres fonctions sociales. (p103)
[…] ce qui se passe aux extrêmes est essentiel. Il faut nous émanciper de représentations familières : nous mettons volontiers au centre l’essentiel, à la périphérie le reste. Ici au contraire, parce qu’il s’agit de hiérarchie et plus généralement de représentations, et de sociologie, l’englobant est plus important que l’englobé, de même que l’ensemble est plus important que les parties ou que, pour un groupe donné, sa place dans un ensemble commande son organisation propre. (p105)
[…] on ne peut voir certains rapports qu’en se rendant aveugle à d’autres rapports, temporairement au moins. (p106)
CH4 – LA DIVISION DU TRAVAIL (p122)
Le système des castes comprend une spécialisation et une interdépendance des groupes qu’il constitue. La spécialisation comporte une séparation entre ces groupes, mais elle est orientée vers le besoin de l’ensemble. Ce rapport de l’ensemble […] rapproche la division du travail de la hiérarchie. Il distingue aussi de façon tranchée la forme indienne de division du travail social de la forme économique moderne, qui est orientée vers le profit individuel et abandonne au marché la régulation de l’ensemble, au moins en principe. (p122)
Il y a un certain rapport entre caste et profession. Ce n’est pas une identité pure et simple. Ainsi, dans certaines limites on peut avoir recours à un gagne-pain différent de celui qui est traditionnel pour la caste dont on fait partie. Du reste il est bien évident que le système de caste n’est pas purement et simplement un système professionnel, la caste n’est pas identique à une corporation de métier. […]. Une bonne part de la difficulté disparaît si on admet avec Hocart que caste et profession sont liées par l’intermédiaire de la religion, ce qui est évident pour les spécialistes rituels comme le barbier et le blanchisseur. Si, en effet, c’est seulement le statut de pureté relative de la profession qui importe, alors on conçoit que des professions similaires sous ce rapport puissent remplacer ou compléter la profession traditionnelle des membres d’une caste, à condition seulement de n’être pas moins pures que celle-ci. Mais il demeure une difficulté importante, c’est que la religion ne rend clairement compte que dans certains cas du lien entre caste et profession. Il y a des professions religieusement neutres qui sont exercées par nombre de castes différentes. (p123)
[…] la même activité pollue davantage si elle est l’objet d’une spécialisation que si elle est exercée à l’intérieur du ménage. […]. On peut du reste le comprendre : l’activité spécialisée est directement relative au système, l’autre n’est qu’un trait parmi d’autres de la caste particulière. (p124)
L’habitude s’est généralisée d’appeler « système jajmani » le système correspondant aux prestations et contre-prestations qui lient au village l’ensemble des castes et est plus ou moins universel dans l’Inde. Dans une grande mesure, il s’agit d’économie naturelle par opposition à l’économie monétaire. Il s’agit de l’économie fermée du village indien, qui trouve ou trouvait en lui-même ou dans son voisinage immédiat les produits et surtout les services indispensables […]. Les intéressés n’emploient pas partout le mot jajmani, ni même le mot de jajman. Ce dernier est pourtant très répandu pour désigner l’employeur ou le patron par rapport à la personne qu’il emploie. Or le mot est intéressant. Il vient du sanskrit il emploie. Or le mot est intéressant. Il vient du sanskrit yajamana, participe moyen qui signifie « sacrifiant » (par opposition à « sacrificateur ») : « qui fait effectuer un sacrifice pour lui-même ». On voit qu’étymologiquement le jajman est le maître de maison qui emploie un Brahmane comme sacrificateur. (p128-129)
Sur le marché [capitaliste], tous les acheteurs, tous les vendeurs sont identiques comme tels, chacun recherchant son profit, et l’ajustement entre les besoins s’opère de façon inconsciente, par le mécanisme du marché. Il en est autrement ici : non seulement la plus grande partie des relations sont personnelles, mais encore elles sont telles en vertu d’une organisation à quelque degré concertée et orientée vers la satisfaction des besoins de tous ceux qui entrent dans le système de relations. Ce qui se mesure effectivement ici c’est en quelque sorte l’interdépendance. Si les prestations directement religieuses et les prestations « économiques » se confondent, c’est à l’intérieur de l’ordre prescrit religieux. (p138)
Il y a deux sortes de castes : celles qui possèdent la terre et les autres. Dans chaque village une caste (ou plusieurs castes) possède le sol. […]. Cette caste est ainsi « dominante », elle jouit du pouvoir économique, puisqu’elle dispose des moyens de subsistance, et du pouvoir politique compte tenu de sa subordination dans des unités territoriales plus vastes, disons de sa subordination au roi dont elle reproduit la fonction à l’échelle du village. […]. Toutes les autres castes sont dépendantes. D’une façon générale leurs membres obtiennent accès directement ou indirectement aux moyens de subsistance par l’intermédiaire de relations personnelles avec les membres de la caste dominante, et à raison des fonctions qu’ils sont en état d’exercer et qui apparaissent à la caste dominante comme nécessaires. Le lien entre caste et profession est faible en ce qui concerne les fonctions agricoles intermédiaires (cultivateur, métayer, tenancier, etc.), il est fort en ce qui concerne les castes de spécialistes en grande partie marquées religieusement, et la main d’œuvre non libre, généralement intouchable. (p140)
Le phénomène économique suppose un sujet individuel, et ici au contraire, c’est le tout – si l’on veut la « communauté de village » en tant qu’insérée dans un ordre nécessaire –, qui est visé. Cette vue d’un ensemble ordonné commandant la place de chacun est fondamentalement religieuse. […]. En d’autres termes, le « religieux » est ici le mode d’expression universel, et cela est parfaitement cohérent, si l’on sait que l’orientation globale est religieuse, que le langage religieux est celui de la hiérarchie, et la hiérarchie […] celle du pur et de l’impur. Ce que la division du travail nous montre, ce n’est pas une juxtaposition plus ou moins gratuite de tâches religieuses et de tâches non-religieuses ou « économiques », c’est à la fois le fondement religieux et l’expression religieuse de l’interdépendance. Disons mieux : c’est la déduction de l’interdépendance à partir de la religion. (p141-142)
CH5 – LA REGLEMENTATION DU MARIAGE : SEPARATION ET HIERARCHIE (p143)
Le mariage domine la vie sociale de l’Hindou et tient une grande place dans sa religion. […]. C’est la cérémonie familiale la plus prestigieuse, qui groupe le plus grand nombre de personnes et constitue, aux divers niveaux sociaux, la principale occasion de rassemblement de membres de la caste et d’autres personnes. C’est aussi la plus dispendieuse, et tout particulièrement le mariage d’une fille est connu comme la cause principale d’endettement du paysan indien […]. (p143-144)
[…] le mariage véritable, le premier mariage d’une femme – mariage primaire – est universellement unique (mais non indissoluble). La différence est entre castes qui interdisent et castes qui permettent, après le premier, en cas de veuvage ou de divorce, une sorte inférieure de mariage de la femme – mariage secondaire. (p145-146)
Un homme de caste X épouse une femme de caste X et les enfants appartiennent à la caste X. […]. Analytiquement il y a là combinaison de deux traits distincts : on se marie à l’intérieur du groupe (endogamie) – ou plutôt il est interdit de se marier au dehors –, et la filiation – transmission de la qualité de membre du groupe – dépend des deux parents. Le premier trait oppose la caste à la tribu et à la plupart des sociétés, qui tolèrent le mariage au dehors alors même qu’il a lieu généralement à l’intérieur. Le second trait oppose la caste au clan où la filiation est (uni-)linéaire, soit en ligne paternelle soit en ligne maternelle. Le clan comme la caste dépendent de leur définition de la réglementation du mariage : le clan s’accompagne – généralement en tout cas – d’exogamie : obligation de se marier à l’extérieur ; la caste au contraire comporte, en relation avec son mode de filiation, l’obligation de se marier à l’intérieur. Notons au passage que par rapport à une tribu se décomposant en clans, la société des castes représente un ordre supérieur de complexité, puisque chaque caste a généralement ses clans exogames, ou l’équivalent. (p147)
[…] on imagine assez communément que toute contravention à la règle d’endogamie amènerait automatiquement l’excommunication. Or il arrive dans certains cas qu’un homme X ait des enfants d’une femme Y et que leurs enfants soient légitimes, et plus souvent encore qu’un homme X ait des enfants d’une femme Y sans que ni lui ni eux ne soient chassés du groupe X. En réalité, le principe essentiel dans tout cela est le statut : certaines irrégularités sont sanctionnées simplement par une chute de statut, et c’est au fond l’exigence du maintien du statut du groupe qui commande l’endogamie. (p148)
Rappelons d’abord que ni les relations sexuelles avant mariage ni l’adultère ne sont tolérés. […]. Dans le cas d’une femme, nous appellerons le premier mariage mariage primaire. […]. Le mariage secondaire, étant d’un statut inférieur, est plus libre, parfois beaucoup plus libre, que le primaire. Dans le cas de l’homme, son premier mariage ne devient mariage principal que si des enfants, et de préférence des fils, en naissent. Mais l’homme a la faculté, soit en cas de stérilité de ce premier mariage, soit librement dans d’autres castes (royales, etc.) de prendre d’autres épouses soit de rite plein (nécessaire pour l’épouse si elle n’a pas encore été mariée), soit de rite secondaire (si l’épouse a déjà été mariée). Il y a ainsi pour l’homme des mariages supplémentaires ou subsidiaires, avec une hiérarchie correspondante des épouses. (p149)
Nous avons maintenant à distinguer deux formules. Dans la première il doit y avoir égalité de statut entre les conjoints dans le mariage premier et principal […]. On dira que le mariage (principal) est ici isogamique. Cette formule parait […] générale dans le sud de l’Inde […]. […]. Le mot d’hypergamie a été introduit à la fin du siècle dernier pour désigner une formule différente que l’on rencontre dans le nord de l’Inde (sans qu’elle soit universelle). Dans cette formule, une légère différence de statut, une légère infériorité de statut de la famille de l’épouse par rapport à celle de l’époux est considérée comme normale et n’affecte en rien le statut des descendants. (p152)
Il arrive dans divers groupes que, pour assurer à la femme une grande liberté de mariage (secondaire) ou d’unions sexuelles en général, le mariage primaire est réduit à une simple formalité rituelle. (p155)
CH6 – REGLES RELATIVES AU CONTACT ET A LA NOURRITURE (p168)
Dans aucun domaine ce qui apparaît à l’Occidental comme relevant de la séparation ne se laisse parfaitement isoler de la relation et de la hiérarchie. Les règles […] ne sont si élaborées que parce qu’elles permettent certaines relations en même temps qu’elles en prohibent d’autres, et qu’elles sont ainsi liées à la hiérarchie et à la division du travail. La séparation comme principe général est surtout dans notre esprit […]. En fin de compte la séparation résulte de l’organisation de l’ensemble. (p168-169)
[…] quelle est le rapport entre l’expression religieuse de la condition d’Intouchable et la fonction générale, sorte de servage agricole, de ces castes ? […] on dira seulement que l’infériorité religieuse massive de ces castes exprime et englobe en effet leur dépendance étroite vis-à-vis des dominants sur le plan non religieux : les infimes connaissent la plus grande sujétion. Ou encore : la solidarité hiérarchique entre les deux varnas supérieurs se reflète ici dans le fait que ceux qui sont matériellement soumis au plus haut degré sont en même temps vus comme suprêmement impurs. (p176)
[…] certains produits de la vache sont utilisés pour la préparation de nourritures résistantes à l’impureté et permettant en conséquence des relations entre castes qui eussent été impossibles sur le plan de la nourriture ordinaire. (p177)
En milieu hypergamique, on l’a vu, un père donne sa fille en mariage et donne en même temps qu’elle des biens matériels à une famille d’un statut supérieur. Dans un cas observé l’élaboration est complète et la nourriture joue un double rôle symbolique. D’une part, conformément à la formule du don, le père de la mariée met un point d’honneur à ne rien recevoir en échange, rien que la considération que la famille de son gendre, étant d’un statut supérieur au sien, fait rejaillir sur lui. Il est dit que le père (ou le frère aîné) de la mariée ne doit pas après le mariage accepter de nourriture, ni même d’eau, de la famille du marié. […]. Le refus est unilatéral, car le jeune mari mange librement chez son beau-père lors de ses séjours chez lui. [… Mais] Lors de la cérémonie [du mariage], sa belle-famille offre au fiancé une collation matinale, il est de tradition que le fiancé se fasse longtemps prié avant d’accepter de la prendre. Ici c’est le rang supérieur du fiancé qui s’exprime : pour consentir à manger de la nourriture de gens quelque peu inférieurs, le fiancé réclame un présent. L’exigence est attendue, mais elle peut être outrancière, ajouter considérablement aux prestations ur lesquelles on s’est mis d’accord au préalable […]. (p177)
Voici maintenant des règles relatives à l’absorption et à la préparation de la nourriture ordinaire à l’intérieur de la famille. Il ne s’agit pas seulement d’éviter le contact d’agents polluants (même de la même caste) mais de précautions générales. Chez les Brahmanes le mangeur doit être pur (il s’est baigné et a le buste nu) et se mettre à l’abri de tout contact impur. Il mange seul ou en petit groupe dans un « carré » pur (cauka) dans la cuisine ou une partie voisine de la maison soigneusement préservée des intrusions. Tout contact imprévu non seulement d’un homme de basse caste (quelquefois jusqu’à son ombre) ou d’un animal, mais même de quelqu’un de la maison (femme, enfant, homme qui ne serait pas purifié pour le repas) rendrait la nourriture inconsommable. On a la notion que la nourriture cuite ordinaire est particulièrement vulnérable, de même que le dineur, dont les textes disent qu’il est de toute façon moins pur en terminant son repas qu’il ne l’était avant de la commencer. Sans doute les règles sont loin d’être aussi strictes pour des non-Brahmanes. Il reste que l’on ne peut guère manger côte à côte qu’avec ses pairs, que l’hôte ne mange généralement pas avec ses invités, et que le repas n’est pas le rassemblement agrémenté de conversations que nous connaissons : c’est une opération technique qui ne laisse place qu’à une marge restreinte de liberté. […]. En ce qui concerne la préparation de la nourriture, on sait que la femme menstruée s’en abstient, du moins très généralement. Dans les occasions solennelles à tout le moins, et pour toutes les castes, la cuisinière doit être aussi pure que le dîneur. Le Brahmane est naturellement le cuisinier de choix, et il est respecté dans cette fonction […]. On verra aussi un Brahmane servant une caste assez basse se faire remplacer pour le rituel de deuil tandis qu’il assure le repas en vue du banquet. (p178-179)
Comparativement [… les sociétés polynésiennes] n’ont pas la distinction du pur et de l’impur mais seulement la notion de sacré prohibé (tabu). J’emprunte au cours inédit de Mauss sur le péché et l’expiation en Polynésie. La nourriture cuite pollue la forêt. Dans les festins funéraires, la nourriture était cuite séparément pour les gens de différents rangs et degrés de tabu. Manger les restes d’une personne tabu importante causait la mort. Les personnes tabu étaient nourries, ne touchaient pas la nourriture de leurs mains ; les gens ayant manié le mort « rongent » (Mauss) la nourriture de leurs dents sans la toucher des mains. Tandis que la nourriture (kai) conduit vraisemblablement au péché et à la mort, l’eau (wai) fait disparaître les dangers (Fornander). En un sens le péché fondamental est la cuisson, qui fait disparaître l’essence des choses, désacralise […]. (p179-180)
Beaucoup de ces traits [polynésiens] évoquent un parallèle indien fort proche […]. D’une part la nourriture participe, une fois cuite, de la famille qui l’a préparée, elle est semble-t-il appropriée comme un objet d’usage (pot, vêtement) mais plus intimement encore – et sans avoir encore pénétré le corps, l’ingestion n’est qu’une partie de l’affaire –, sans doute parce qu’elle est passée du monde naturel au monde humain. N’y a-t-il pas là quelque chose d’analogue au danger du « stade de marge » dans les rites de passage, où l’on n’est plus dans une condition et pas encore dans une autre, où l’on est par conséquent exposé, ouvert en quelque sorte, aux mauvaises influences ? Dans l’Inde même la plupart de ces rites correspondent à une impureté qui traduit l’irruption de l’organique dans la vie sociale ; or il y a de l’organique ici, comme dans l’excrétion, et, avec la différence nécessaire, sinon impureté véritable du moins perméabilité exceptionnelle à l’impureté. D’où le bain préliminaire, qui n’est cependant pas suffisant parce que, nous le savons, le pur est impuissant devant l’impur et seul le sacré en triomphe (d’où […] le recours aux produits de la vache). (p180)
Stevenson a fait remarquer que le cercle de commensalité [avec qui on mange] ne coïncide pas exactement avec le cercle de connubialité [avec qui on se marie]. A vrai dire, la question essentielle sur laquelle Blunt a eu raison d’insister est : qui a fait la cuisine ? (p182)
Les restrictions au transfert des nourritures entre castes varient selon la sorte de nourriture. Elles sont nulles, semble-t-il pour la nourriture crue, que McKim Marriott appelle nourriture du don. Le Brahmane qui accompli un service rituel pour une caste inférieure reçoit par exemple souvent une petite quantité de nourritures diverses, quelque chose comme la matière première d’un repas, sidha, ou en général des provisions. Les restrictions sont maximum au contraire pour la nourriture cuite ordinaire ou quotidienne, à base selon les régions de riz bouilli ou de galettes de farine de blé cuites à sec (capati). C’est là en indo-aryen la nourriture imparfaite, kaccai (hindi), vulnérable à l’impureté et réservée en première approximation aux parents ou aux membres du groupe endogame et aux serviteurs de caste très inférieure. Entre ces deux extrêmes se situe pakka (hindi) la nourriture « parfaite » qui consiste en des galettes de blé frites dans le beurre (puri) accompagnées de légumes frits de même (on notera le rôle protecteur du beurre, produit de la vache), et aussi d’autres mets réputés purs comme des grains grillés […]. Cette nourriture « parfaite », plus dispendieuse, est celle des fêtes, des banquets inter-castes, des collations et des déplacements. […]. On voit donc que la possibilité de transfert de nourriture d’une caste à une autre est considérablement élargie grâce à pakka. (p182-183)
Le végétarisme s’est imposé à la population hindoue tout entière comme forme supérieure de l’alimentation et constitue dans l’Inde contemporaine une des normes essentielles relatives à l’alimentation et au statut. […]. D’abord le végétarisme est bien évidemment non un trait « primitif » mais un fait de haute civilisation, inconnu de sociétés moins différenciées dans le monde entier et sans racines profondes, dans l’Inde même, au niveau populaire ou tribal. […]. Enfin, seuls les Brahmanes et non les Kshatriyas sont devenus traditionnellement végétariens. (p187)
Les Indiens védiques faisaient grande place à l’élevage, et on peut supposer que comme maints autres pasteurs ils ne tuaient pas le bétail sans de bonnes raisons, des raisons sacrificielles, et que seule était consommée la viande des bêtes sacrifiées. (p188)
[…avec les lois de Manu, au voisinage du début de l’ère chrétienne] le végétarisme est loué au verset 53 où l’abstention de viande équivaut à cent sacrifice de cheval. Il est dit également que « tuer dans le sacrifice n’est pas tuer » (39), tandis qu’un peu plus loin (44-55) l’ahimsa [« non-violence », ou plutôt absence de volonté de tuer] est célébré. (p189)
Que s’est-il passé depuis la fin de la période védique ? Un extraordinaire développement spéculatif a eu lieu, en même temps que la société passait du varna à la caste. De là résulte le type du renonçant – ce personnage qui quitte la vie sociale pour se consacrer à sa libération –, et l’apparition des deux grandes disciplines de libération le bouddhisme et le jainisme. (p189)
[…] le végétarisme s’est imposé à la société hindoue à partir des sectes de renonçant, dont le jainisme et le bouddhisme. Sans doute ces deux disciplines de libération ne sont que les deux témoins majeurs que nous ayons d’un développement plus vaste : l’ahimsa vient de plus loin et a été plus répandue ; il n’en est pas moins vrai que c’est le renonçant qui semble l’avoir poussée jusqu’à ses conséquences alimentaires pratiques et l’avoir donné en exemple à la société hindoue comme une valeur plus haute que les valeurs brahmaniques du sacrifice. (p191)
[… il faut se représenter] sociologiquement la situation – qui a dominé l’Inde pendant plus d’un millénaire – dans laquelle le brahmanisme et les sectes ont réagi les uns sur les autres. Après tout, combien de sortes d’autorité spirituelle y avait-il ? Deux seulement : le Brahmane et sa tradition, le renonçant et ses sectes. Combien de facteur d’initiative et d’invention ? Un seulement, le renonçant, en face de qui le Brahmane était un facteur d’intégration, d’agrégation, si efficace qu’il a en fin de compte absorbé ou à peu près ses rivaux. Il y a eu rivalité dans l’estime publique entre les deux sortes de « spiritualités » […]. En somme, le Brahmane aura adopté le végétarisme pour ne pas être surclassé par le renonçant en tant que chef spirituel. (p192)
Le problème historique [de l’origine de la vénération de la vache] ici est le passage de l’état védique (bête honorée et sacrifiée) à l’état Hindou (animal vénéré, dont le meurtre constitue un crime égal à celui du meurtre d’un Brahmane, et dont les produits ont valeur purificatrice insigne). […]. On pressent ici une intensification semblable à celle du végétarisme, mais il faut sans doute faire état d’une circonstance sociale : l’opposition du pur et de l’impur s’est appliquée dans un contexte social où s’opposent le Brahmane et l’Intouchable, celui-ci chargé du bétail mort et celui-là, parangon de pureté, assimilé à la vache. (p193)
CH7 – POUVOIR ET TERRITOIRE (p194)
[…] les systèmes de castes concrets, par opposition au modèle théorique, étaient organisés sur une étendue territoriale déterminée, étaient contenus, en quelque sorte, dans un cadre spatial. (p194)
[…] le pouvoir, dévalué au profit au statut au niveau global, s’égalait à lui de façon subreptice aux niveaux intersticiels. Il est vrai que le fait correspond au rapport établi entre prêtre et roi dans la théorie des varnas, mais précisément celle-ci demeure implicite dans l’idéologie des castes telle qu’on l’a isolée ici. (p195)
[…] il y a une alternative simple autour de laquelle tournent toutes nos difficultés et controverses. Ou bien l’on met le pouvoir dans la théorie de la caste, comme ici, ou bien l’on met la théorie dans le pouvoir et les relations dites politico-économiques. […] au niveau empirique le territoire englobe effectivement les castes […] ; au niveau conceptuel la représentation englobe ce qui n’est pas directement représenté […]. Il reste que le point de vue empirique est un contre-sens quant à la civilisation indienne : il revient à mettre le dharma [le devoir] dans l’artha [la prospérité]. (note p195)
On s’étend volontiers sur la nécessité pour un système de castes d’avoir une étendue limitée dans l’espace et sur les conséquences du fait. Une fois que l’on a reconnu […] l’idéologie commune sur laquelle tous ces systèmes concrets reposent, le fait de la fragmentation territoriale est sans nul doute important. On observera que ce fait lui-même est en rapport étroit avec l’idéologie. En effet : 1° l’idéologie ignore le territoire comme tel ; 2° une idéologie qui ferait place au territoire, qui le valoriserait, favoriserait évidemment l’unification territoriale, donc politique ; 3° l’idéologie des castes […] suppose et entretien la division politique […]. (p196)
« un système de segmentation territorial est un corrélat nécessaire d’un système de castes rigide » [Eric J. Miller]. […]. [Miller] constait que « pour les castes inférieures, la chefferie (nad) [unité territoriale comprenant un certain nombre de villages] était la limite des relations sociales à l’intérieur de la caste, tandis que les relations hors la caste étaient dans une grande mesure confinées au village ». Seules les castes supérieures avaient une organisation interne s’étendant à tout le nad et au-delà, mais ne dépassant pas les frontières du royaume. (p196-197)
[…] les « hiérarchies locales » de castes différaient les unes des autres. (p197)
[…] tandis que les castes professionnelles sont le plus souvent désignées par le nom du métier, leurs sous-castes ont le plus souvent des noms de territoire ou de localité. […]. Toujours selon Miller, la domination britannique a fait disparaître les cloisons territoriales traditionnelles […]. Tout se passe comme si chaque groupe avait fait tâche d’huile, se mêlant ainsi à ses voisins. Sans qu’il s’agisse nécessairement chaque fois d’une unité politique au sens strict, le fait confirme l’hypothèse d’une complication récente du peuplement par rapport à une période antérieure de cloisonnement régional. (p198-199)
La terre est la possession la plus importante, la seule richesse reconnue, et en même temps elle est étroitement associée au pouvoir sur les hommes. Du moins en était-il ainsi jusqu’à une époque récente, comme du reste en général dans les sociétés traditionnelles complexes. […]. La recherche d’une « propriété » du sol est un faux problème, puisque tout montre la complémentarité entre des droits différents portant sur le même objet, soit par exemple ceux de la « communauté » et ceux du roi. (p200)
De même que la distribution du grain sur l’aire à battre nous montre une série de droits d’origine fort différente s’exerçant en fait sur la récolte, de même la chaîne parfois longue des « intermédiaires » entre le roi et le cultivateur montre une superposition de droits interdépendants et du reste labiles dans le détail. Là seulement où le roi aliénait son propre droit et veillait à ce que tous les droits fussent réunis dans la même main, comme c’était le cas dans certaines donations pieuses, se trouvait créé quelque chose comme une propriété. Même là pourtant l’aliénation était sans doute impossible en principe. En somme, loin qu’une terre déterminée fût mise en rapport exclusif avec une personne déterminée, réelle ou morale, chaque terre comportait des droits différents afférents à des fonctions différentes et qui s’exprimaient dans le droit à une part du produit, ou à une redevance de la part de l’exploitant. La part du roi en particulier, loin de représenter une sorte de salaire pour le maintien de l’ordre, exprimait un droit global sur toutes les terres, mais limité pour chacune à cette perception. L’interdépendance des castes s’exprimait ici par l’existence de droits complémentaires les uns des autres, où celui du roi et celui de l’exploitant n’étaient que les principaux anneaux d’une chaîne parfois complexe. En somme, le système des castes est très opposé à ce que nous appelons propriété foncière. (p201)
Etant donné un objet, le sol, qui dans le sociétés traditionnelles complexes en général est de la plus grande importance et intimement lié au pouvoir politique, on peut prévoir que le système des castes ne le mettra pas en rapport exclusif avec un individu ou une fonction, mais le mettra en rapport au contraire avec l’ensemble des fonctions que le système comporte. Si quelque chose comme des droits coutumiers sont en pratique définis, ce seront des droits fragmentaires, complémentaires les uns des autres ; il y aura sans doute un droit éminent, mais ce sera un droit soumis aux valeurs et par conséquent asservi à sa fonction. De plus, le système ne prend pas connaissance de la force, sauf une fois soumise à lui : il est désarmé de ce côté, c’est son talon d’Achille. Non seulement la faveur royale, mais l’intrusion violente peuvent à chaque instant changer les titulaires, introduire des droits nouveaux, modifier ce qui paraissait des droits stables (sans pour autant toucher au principe d’interdépendance). L’histoire indienne a dû bien souvent voir les dominants ainsi réduits à l’état de tenanciers, les tenanciers à celui de dépendants. Voilà comment le système des castes, par la fragmentation des « droits » et par leur insécurité, réduit l’importance que nous sommes prêts à accorder à l’appropriation du sol. (p201-202)
Nous ne pouvons pas observer de royaume, mais nous tenons dans le village, en réduction, le principe de la fonction royale. (p205)
[…] l’indivision, qui pour Maine par exemple, donnait sa plus grande force à la « communauté de village » était en réalité l’indivision des occupants de droit supérieur, l’indivision à l’intérieur de la caste ou lignée dominante. […] la « communauté de village » est sous la dépendance de ce groupe. (p205-206)
[…] il y a homologie entre la fonction de dominance au niveau du village et la fonction royale au niveau d’un plus vaste territoire : la caste dominante reproduit la fonction royale au niveau du village. Enumérons ses caractéristiques principales : 1° droit relativement éminent sur la terre ; 2° comme résultat, pouvoir d’accorder des terres et d’employer des membres d’autres castes soit dans les fonctions agricoles soit dans les fonctions de spécialistes, de constituer une clientèle nombreuse, voire une force armée ; 3° pouvoir de justice aussi : les notables de la caste dominante sont souvent chargés d’arbitrer des différents dans d’autres castes ou entre castes différentes, et ils peuvent sanctionner des délits peu importants ; 4° d’une façon générale, monopole du commandement : si le chef de village choisi par l’Etat n’est pas pris parmi les notables dominants il ne peut être que leur instrument, à moins de qualités personnelles hors de pair ; 5° l’homologie va si loin que la caste dominante est souvent une caste royale, une caste alliée aux castes royales (Mayer), ou une caste présentant des caractères semblables (régime carné, polygynie, etc.). Le rapport entre Brahmane et caste dominante est le même qu’entre Brahmane et roi. Il est entendu que des Brahmanes peuvent être dominants comme ils peuvent être rois ; ils perdent alors par rapport à d’autres Brahmanes qui leur servent de prêtres leur caractéristique de caste. (p207-208)
Le village est divisé en groupes rivaux plus ou moins permanents dont les plus puissants au moins comprennent une fraction de la caste dominante en même temps qu’une clientèle recrutée parmi les castes dépendantes. Le point important est évidemment la scission de la caste ou lignée dominante en deux ou plusieurs fragments qui ne suivent pas nécessairement toujours les clivages lignagers. (p208)
Le fait global est la scission à l’intérieur du village et de la caste dominante elle-même en unités qui ne dérivent d’aucun principe traditionnel, où l’adhésion de chacun est soumise avant tout ou pour une grande part à ses intérêts, en somme une importante addition empirique aux groupements et divisions qui résultent de la caste, de la parenté lignagère et de l’association locale. […] Au point de vue formel, le fait semble lié à un caractère de l’autorité : […] dans ce système un homme ne peut avoir une autorité incontestée que par rapport à des gens de caste dominée ou inférieure. A l’intérieur d’un groupe de statut donné, l’autorité est plus souvent plurielle que singulière. (p209)
Il faut bien d’abord rappeler ce fait élémentaire mais trop oublié que, chez nous même, ce n’est guère qu’à la fin du XVIIIe siècle que l’économie apparaît comme une catégorie distincte, indépendante de la politique. […]. Sans doute il y a dans l’Inde contemporaine une sphère distincte d’activité à proprement parler économique, mais c’est le gouvernement anglais qui l’a rendu possible. (p210)
[…] ce qui caractérise cette société, comme bien d’autres sociétés traditionnelles, c’est cette liaison dans le même phénomène des deux aspects [économique et politique], cette indistinction entre eux. On peut dire que, de même que le religieux englobe à sa manière le politique, le politique englobe en son intérieur l’économique. La différence est que le politico-économique est dégagé, nommé, en position subordonnée, en face du religieux, tandis que l’économique reste indistinct à l’intérieur du politique. (p211)
Il semble bien que Max Weber ait eu raison de voir un lien particulier entre le commerce et certaines sectes, surtout le jainisme, et que l’histoire économique soit en ce sens tributaire de l’histoire des hérésies […]. (p212)
CH8 – LE GOUVERNEMENT DES CASTES ; JUSTICE ET AUTORITE (p213)
La plupart des castes ont des organes de gouvernement, et même celles qui n’en ont pas exercent, de façon diffuse et non formalisée, une autorité sur leurs membres et peuvent, par exemple, excommunier ou mettre au ban l’un d’entre eux. Mais ce n’est pas là toute l’affaire : non seulement les conflits entre castes différentes peuvent demander qu’une autorité supérieure soit reconnue, mais les castes ont fréquemment recours à des supérieurs pour régler leurs conflits internes […]. […] de même que le Brahmane a autorité en matière religieuse, le dominant a autorité en matière judiciaire. (p213)
On dirait que l’autorité juridique appartient aux Brahmanes, l’autorité judiciaire au roi. D’une manière générale, la fonction royale apparaît dans les Dharmashastras comme la solution presque miraculeuse d’un problème redoutable, la cheville qui permet de lier et d’articuler l’un sur l’autre deux univers autrement inconciliables, celui de la force et de la Loi, celui de l’idéal et celui du fait. La fonction essentielle du roi était étant de préserver le système des varnas en empêchant leur mélange, il avait tout naturellement autorité sur les castes. La double nature de l’autorité se retrouve de façon frappante au niveau des sanctions judiciaires. Tandis que le roi édictait un châtiment, les Brahmanes prescrivaient – quelquefois pour le même acte – une expiation. (p214)
On voit dans certains exemples le roi intervenir directement dans la hiérarchie des castes pour la réformer ou fixer le rang respectif des différentes castes ou sous-castes (ce dernier cas spécialement où règne l’hypergamie). Le roi pouvait même parfois promouvoir une caste, ou faire passer une personne d’une caste dans une autre. […]. Important, et en somme mieux attesté, est le rôle du roi dans l’excommunication et la réintégration d’un excommunié. (p215)
[…] il n’y avait pas, à la veille de la conquête anglaise et sauf cas exceptionnels, de pancayat de village [conseil ou assemblée de village] en tant qu’institution permanente, distincte des pancayats de caste. Il y avait un pancayat de la caste dominante au village, et il y avait des réunions d’arbitres ou de juges ad hoc, temporaires. (p220)
L’autorité suprême à l’intérieur de la caste c’est, là où elle existe, l’assemblée de caste (ou plus exactement d’un fragment de la caste). Cette assemblée est souvent appelée « pancayat » dans la littérature et probablement dans les faits. Mais la signification du mot déborde de beaucoup cet emploi. Le mot ‘pancayat’ est formé de ‘panc’ (indo-aryen), « cinq », il évoque donc immédiatement plutôt un petit comité qu’une nombreuse assemblée. C’est pourquoi Blunt suppose […] qu’il désigne plutôt le comité qui dirige l’assemblée […]. (p220)
Ce que le mot ‘pancayat’ doit évoquer en premier lieu pour nous, c’est cette autorité plurielle, gardienne de la coutume et de la concorde, à qui on a recours en particulier pour régler des conflits, – soit en les arbitrant soit en portant condamnation contre ce qui est contraire à la coutume. Elle est formée essentiellement d’un petit noyau de notables ou de spécialistes, auxquels peuvent s’adjoindre des spectateurs plus ou moins actifs. (p221)
On pourrait presque dire que la tâche du pancayat est surtout de régler les conflits, que ce soit par arbitrage ou en passant sentence […]. Pourtant ce serait insuffisant, car il est hors de doute que la caste « s’occupe de discipliner ses membres ». (p225)
[…] les assemblées traditionnelles s’occupent naturellement, en premier lieu, de tout ce dont ne connaissent pas les tribunaux officiels […]. (p226)
La peine la plus grave que puisse prononcer l’assemblée de caste – sous réserve peut-être de l’approbation de l’autorité suprême – est l’exclusion. C’est aussi sociologiquement la plus intéressante, « espèce d’excommunication civile, de mort au monde », disait l’abbé Dubois. En réalité, il y a des nuances, […] des exclusions plus ou moins radicales, avec réintégrations plus ou moins faciles, ou tout à fait impossibles, par exemple pour celui qui a mangé de la viande de vache. (p227)
Il y a donc des degrés, et à côté de l’excommunication véritable, définitive ou temporaire, il faudrait parler d’une sorte de boycottage non accompagné de sanctions décisives. […]. Quant à la réintégration, on a vu qu’elle demandait souvent la sanction de l’autorité religieuse et même royale. Elle comporte en effet des rites qui sont à la fois des expiations […] et des purifications (pèlerinage au Gange, traitement par les cinq produits de la vache), et elle est symbolisée par un repas offert par le coupable à l’assemblée (et souvent à des Brahmanes). Cette formalité du repas à la fraternité s’est généralisée comme sanction, totale ou partielle, de délits moins importants. En général, dans la justice de caste, l’expiation se mêle étroitement à la peine proprement dite ; cela est naturel s’il s’agit avant tout […] d’empêcher une perte de statut ou d’y remédier. (p228-229)
La compétence des panchayats de caste est conçue comme s’étendant à toute matière dans laquelle les hommes de la caste considèrent que les intérêts et la réputation de la caste demandent qu’on agisse contre un membre de la caste (Hutton). Une telle formule rend compte de la nature profonde de l’excommunication : un homme rendu impur par des contacts graves avec des substances ou des gens impurs met en danger, par ce que Hutton appelle « contagion », le statut non seulement de sa famille, mais de son groupe : il faut donc se séparer de lui, comme on ampute un membre gangrené : davantage qu’une punition, c’est une mesure de sauvegarde. (p229)
La justice de caste a deux faces, l’une tournée vers l’extérieur, et c’est une justice pénale, l’autre vers l’intérieur, et c’est une justice d’arbitrage, de conciliation, tendant à la fois à rétablir la concorde et à maintenir l’autorité du pancayat. On observe […] que cette autorité, forte lorsqu’il s’agit de préserver le statut du groupe, est faible dans l’autre cas. (p230)
Il n’y a pas, en règle générale, un seul chef, ni formel ni non formel, mais plusieurs « leaders » plus ou moins en concurrence entre eux. L’ancien d’une lignée a une dignité éminente, mais précisément pour cette raison il est souvent un peu à l’écart des affaires quotidiennes, des tractations et des intrigues où un cadet est mieux à sa place. Ce n’est pas tout et on a constaté un peu partout un émiettement considérable de l’autorité. Est-ce un phénomène moderne, résultant d’influences désorganisatrices récentes ? On croirait plutôt que la modernisation n’a fait qu’accentuer la chose, car elle a une explication structurale : on peut la voir comme une implication de la hiérarchie. Le principe hiérarchique, complété par la dominance, a pour résultat de concentrer l’autorité sur une caste donnée dans des castes qui lui sont supérieures soit directement soit en tant que dominantes. Complémentairement, il y a difficulté pour la constitution d’une autorité parmi des gens de statut égal. (p233)
CH9 – CONCOMITANCES ET IMPLICATIONS (p234)
La concomitance la plus frappante est constituée par l’existence, dans la société des castes elle-même, à côté du système des castes, d’une institution qui le contredit. Par le renoncement, un homme peut mourir au monde social, échapper au réseau de stricte interdépendance que nous avons retracé, et devenir à lui-même sa propre fin comme dans la théorie sociale de l’Occident, à ceci près qu’il est coupé de la vie sociale proprement dite. C’est pourquoi j’ai appelé ce personnage, ce renonçant, un individu-hors-du-monde. […] moyennant l’introduction d’une seule dichotomie, savoir la distinction entre homme-dans-le-monde et individu-hors-du-monde, on pouvait atteindre une vue unifiée et ordonnée de la prolifération indienne des mouvements religieux et spéculatifs, et comprendre du même coup leur développement chronologique. (p235)
A considérer maintenant l’ensemble englobant la société et le renonçant, on constate que dans cet ensemble se font équilibre d’une part un monde de stricte interdépendance, où l’individu est ignoré, de l’autre une institution qui met fin à l’interdépendance et instaure l’individu. […]. On peut même se demander si le système des castes aurait pu exister et durer indépendamment du renoncement qui le contredit. (p236)
[…] pour la comparaison avec l’Occident : on n’a pas affaire à une opposition massive, comme si on reconnaissait exclusivement ici l’individu, là l’homme collectif. Car l’Inde a les deux, distribué d’une manière particulière. Il s’agit alors de découvrir l’homme collectif en Occident – et ce n’est pas si difficile –, pour formuler la comparaison non sous la forme d’une opposition entre A et B mais sous la forme d’une différence dans la distribution et l’accentuation des parties de (A + B). (p236
Loin que le renoncement puisse être considéré comme une institution « purement culturelle », il a produit un type de groupe social de la plus grande importance : la secte. (p237)
En prenant le mot au sens le plus large, on inclut parmi les sectes le bouddhisme et le jainisme. Dans le principe, l’adhésion à une secte est pour l’homme-dans-le-monde affaire individuelle, qui se superpose aux observances de caste sans les oblitérer, et la secte est respectueuse de ces observations alors même qu’elle les relativise, et critique la religion mondaine du point de vue de la religion individuelle. De plus, la secte, issue du renoncement, a la faculté de recruter indépendamment des castes. (p238)
On a souvent noté ce qu’on a appelé la tolérance des Indiens ou des Hindous. […]. Plusieurs castes, qui peuvent différer dans les mœurs et coutumes, vivent côte à côte tout en étant d’accord sur le code qui les hiérarchise et sépare. On se contente d’affecter un rang là où l’Occident approuve ou exclut. On peut supposer que plus lâchement intégrée est la société, et plus la variabilité permise est grande, mais ce qui se passe ici est plus radical. La différence reconnue d’un groupe, qui l’oppose à d’autres, devient dans le schéma hiérarchique le principe même de son intégration dans la société. Si vous mangez du bœuf, il vous faudra accepter d’être classé parmi les Intouchables, et à cette condition votre pratique sera tolérée. Elle ne ferait scandale que si vous insistiez pour que votre pratique soit reconnue indifférente, ou pour entrer en contact physique avec des végétariens. (p242)
Une citation de François Bernier, Voyages, II p125, marquera le contraste des attitudes [entre l’Inde et l’Occident]. A propos de la fréquence des ablutions, il retrace ainsi ses discussions avec les pandits (brahmanes instruits) : « Quand je leur disais sur cela que dans les pays froids il serait impossible d’observer leur loi pendant l’hiver, ce qui était un signe qu’elle n’était qu’une pure invention des hommes, ils me donnaient cette réponse assez plaisante : qu’ils ne prétendaient pas que leur loi fût universelle, que Dieu ne l’avait faite que pour eux, et c’était pour cela qu’ils ne pouvaient pas recevoir un étranger dans leur religion ; qu’au reste, ils ne prétendaient point que la nôtre fût fausse, qu’il se pouvait qu’elle fût bonne pour nous, et que Dieu pouvait avoir fait plusieurs chemins différents pour aller au ciel ; mais ils ne veulent pas entendre que la nôtre étant générale pour toute la terre, la leur ne peut être que fable et pure invention. » (note p243)
En liaison avec la tolérance ainsi définie, la hiérarchie des castes entraîne un autre trait. Sans doute la tendance à imiter, et à imiter les supérieurs en particulier, se rencontre-t-elle un peu partout. Mais elle prend dans le cas indien un développement extrême et probablement unique. Dans les travaux contemporains on en parle surtout sous le vocable de « sanskritisation », entendez l’imitation des Brahmanes, l’adoption de traits brahmaniques ou associés aux Brahmanes. (p243)
Que l’on considère un aspect quelconque de l’histoire sociale ou culturelle de l’Inde sur une période suffisamment longue, et l’on rencontrera toujours le même phénomène, savoir l’augmentation par agrégations successives du nombre des catégories, des groupes ou des éléments. Il y a lieu de rattacher ce fait à la tolérance et à l’imitation, et plus généralement à la hiérarchie et à la complémentarité : on hiérarchise au lieu d’exclure, la complémentarité permet l’intégration la plus lâche et la plus large à la fois d’éléments étrangers. (p244-245)
La société traditionnelle en générale se voit stable, elle se débarrasse du temps vécu au moyen du mythe, qui transfère la réalité vécue au plan de l’éternité de la pensée, et au moyen du rite de passage, qui régularise l’écoulement de la durée en une série d’états stables, comme des biefs qui communiqueraient par des écluses rituelles. Par référence au « temps des origines », qui est l’absence de temps, il ne se produit rien dans le temps que dégénérescence par rapport au modèle temporel. (p247)
Dans l’Inde traditionnelle, la signification est si entièrement attachée au modèle immuable de la société et de la vérité, du dharma, que tout le reste, privé de sens, peut changer à volonté. (p248)
On est tenté de généraliser : ce qui est stable dans une société, n’est-ce pas ce qui correspond à ses valeurs, tandis que hors des valeurs se situerait l’aire de la modification ? On objectera à bon droit que l’hypothèse ainsi exprimée n’est pas aisée à vérifier, et surtout que le grand problème est celui du changement dans les valeurs et du changement comme valeur. Il reste qu’il doit y avoir une relation entre la stabilité de la norme et le mouvement de l’événement, entre ce qui se pense et ce qui se passe. (p249)
L’intensité du champ hiérarchique dans lequel les castes sont prises conduit à supposer que la tendance à la scission du groupe endogame sera forte. Il devrait en effet se scinder toutes les fois qu’un danger pour son statut apparaîtrait en son sein, l’excommunication constituant un cas limite où le danger est grand et est concentré sur une seule ou quelques personnes. (p250)
[…] c’est du côté de la dominance, ouverte à la force et obligée de se constituer une clientèle, que la mobilité était fort probablement maximum dans le système traditionnel. (p251)
CH10 – COMPARAISON : la question de la caste chez les non-Hindous et hors de l’Inde (p254)
L’adhésion à une religion monothéiste et égalitaire [comme le christianisme] ne suffit pas, même après plusieurs générations, à faire disparaître des sentiments profonds sur lesquels le système des castes repose. (p260)
L’Islam comme le christianisme est une religion monothéiste d’inspiration égalitaire, mais si le cas des Musulmans est ainsi semblable dans son principe à celui des Chrétiens, il en diffère par la durée, le caractère, l’importance de l’impact musulman sur l’Inde – en particulier dans le nord – et par le nombre même des adeptes de la religion : on a là non plus une infime minorité, mais une minorité massive, surtout avant le partage politique entre l’Inde et le Pakistan. (p260)
Les Musulmans se divisent en premier lieu en deux catégories : les Ashraf ou nobles, descendants réputés d’immigrants, divisés en quatre espèces, et les gens du commun, dont l’origine indienne est avouée, répartis dans un grand nombre de groupes qui ressemblent beaucoup à des castes (respectivement 2,5 et 4 millions en 1911). (p262)
Il y a un parallélisme entre le cas des Lingayat et celui des Musulmans : d’une part les justifications idéologiques hindoues sont absentes ou en tout cas très affaiblies et contredites en théorie (négation de l’impureté chez les Lingayat, égalité des croyants chez les Musulmans), d’autre part le système des groupes subit de altérations (pas d’endogamie chez les Ashrafs d’U.P., pas de disjonction entre statut et pouvoir chez les Lingayat, partout assouplissement de la commensalité). Il nous faut donc reconnaître que ces communautés ont à tout le moins quelque chose de la caste malgré la modification de leurs représentations ou valeurs. La caste est affaiblie, ou incomplète, elle n’est pas absente. (p266)
[…] Hindous et Musulmans constituent, du point de vue des valeurs ultimes, deux sociétés distinctes, qui sont, et davantage encore étaient, associées l’une à l’autre et agissaient l’une sur l’autre à travers cette association. Une telle association échappe donc par définition au domaine des valeurs et à la description sociologique relativement simple qui s’appuie sur elles : nous sommes devant une réunion d’hommes divisés en deux groupes, qui dévalorisent réciproquement leurs valeurs et sont pourtant associés. (p267)
A quelle condition cette complication, la tension intérieure des Musulmans dans l’Inde – s’agissant bien sûr en majorité des descendants d’Indiens convertis, mais cela ne change rien à l’affaire – aurait-elle pu être évitée ? Elle l’eût été si l’Islam, – ou le christianisme, ou le Virashaivisme – avaient offert ou imposé une alternative au système des castes comme système social. Or c’est précisément ce qu’ils n’ont pas fait. […]. Tout se passe, ou s’est passé, comme si les religions étrangères avaient apporté un message semblable à celui que l’Hindou peut trouver en adhérant à une secte et qui ne fait que relativiser, sans le supprimer ou le remplacer, l’ordre social. (p267)
Si maintenant nous cherchons à caractériser comparativement le système des castes par un principe unique, lequel retenir ? […]. Le rapport entre statut et pouvoir est plus avantageux comme caractère comparatif parce qu’il englobe à la fois un trait central de l’idéologie et sa contrepartie de fait. Toutes les sociétés présentent en quelque manière la matière première de ce rapport alors même qu’elles l’organisent autrement. Ainsi on pourrait presque dire -grossièrement – de la nôtre qu’elle opère le choix inverse et subordonne le statut au pouvoir : elle est égalitaire idéologiquement, et met dans une large mesure le pouvoir au premier plan, du moins si l’on en croit la science politique contemporaine. (p268)
Le pas décisif dans sa constitution historique [le système des castes] aurait été l’attribution au Brahmane de l’exclusivité des fonctions religieuses à l’encontre du roi. De là découleraient deux faits fondamentaux, d’une part l’existence du type pur de hiérarchie, parfaitement dégagé de ce avec quoi la hiérarchie est mélangée la plupart du temps, à savoir le pouvoir, et d’autre part la forme de cette hiérarchie, savoir l’opposition pur/impur. Explicitons ce dernier point : la primauté du prêtre introduit un point de vue ritualiste tourné davantage que vers le sacré lui-même, vers l’accès au sacré, et opérant de ce point de vue la disjonction entre du pur et de l’impur, en même temps qu’il met le profane entre parenthèses. L’opposition de pureté est ainsi la forme idéologique nécessaire du type idéal de hiérarchie. (p269)
La division du travail gravite en fait autour de la fonction de dominance. Il y a là un noyau donné que l’idéologie englobe mais qu’elle n’a pas pu créer. […] le système indien englobe ce petit univers, dépouillé de son sacré, dans un plus vaste auquel préside non plus le roi mais le prêtre. […]. […] le système des castes se caractérise comparativement – partiellement sans doute, mais suffisamment – par la disjonction que nous avons décrite entre statut et pouvoir. Nous dirons qu’il y a caste là seulement où ce caractère est présent, et nous demanderons que soit classée sous une autre étiquette toute société, même constituée de groupes de statut permanents et fermés, d’où il serait absent. (p269)
[il ne faut pas confondre système de castes et système de stratification sociale]. On parle du « système de stratification sociale » d’une société quelconque à partir d’un double postulat : 1° que l’on peut isoler ou abstraire de la société globale un tel « système » ; 2° qu’un tel « système » peut être caractérisé par des traits empruntés exclusivement à la morphologie des groupes, sans considération de l’idéologie qui dans chaque cas sous-tend le comportement. (p270)
[…] le racisme représente en réalité une résurgence contradictoire dans la société égalitaire de ce qui s’exprimait directement comme hiérarchie dans la société de caste. [.. ;]. Ce terme [de stratification] dénote en fin de compte l’adoption d’un point de vue égalitaire pour considérer, non seulement le résidu de hiérarchie qui demeure dans la société égalitaire, mais même la hiérarchie positive là où elle est présente. Egalitarisme naïf, préjugé à l’encontre des autres idéologies, et prétention de construire sur cette base, immédiatement, une science des sociétés, voilà les éléments d’un sociocentrisme satisfait. (p270)
C’est une aventure commune de beaucoup de termes d’avoir reçu un usage si étendu que, leur compréhension diminuant, ils sont tombés en discrédit (ainsi « totem, « tabou », et de nos jours « structure »). L’alternative terminologique relative au terme « caste » contraste deux attitudes : appelons-les classifiante et typifiante. La première prend appui essentiellement sur le découpage de la réalité sociale selon des points de vue partiels, souvent promus au rang de « système » (« système politique », etc.), la seconde sur la cohérence interne du fait social global. La première fait bon marché des extrêmes et des cas limites aussi bien que des ensembles concrets pour construire des classes de phénomènes. La seconde au contraire s’attache à l’exploitation radicale, monographique, des formes les plus systématiques et les plus développées, pensant amener au jour chaque fois au moins un aspect fondamental du fait social. La première fait bon marché des faits de conscience et procède à la manière des sciences naturelles. La seconde essaie d’introduire la rigueur scientifique dans la compréhension d’ensembles humains universels dans leur unicité. Elle se meut dans la région signalée par maint concept de Mauss, de Weber et même de Durkheim (fait social total et cas privilégié, type idéal, vertus de l’expérience cruciale). (note p271)
[…] c’est un contresens de parler de caste dans une société égalitaire. (p271)
CH11 – COMPARAISON (SUITE) : le devenir contemporain (p274)
L’esprit moderne croit au changement et est tout prêt à en exagérer la portée. De plus, le mot « société » ne désigne pas tout à fait la même chose pour les tenants des diverses tendances de la Sociologie, ou pour le sociologue, l’économiste et l’historien. […]. Une chose est certaine, c’est que la société [indienne] en tant que cadre global n’a pas changé. Les castes sont toujours présentes, l’intouchabilité toujours effective bien que désormais illégale. […]. Donc, en première approximation toujours, il y a eu changement dans la société et non changement de la société. (p275)
[…] les liaisons escomptées entre changements technico-économiques et changements sociaux n’ont pas fonctionné, la société des castes est parvenue à digérer ce qu’on croyait devoir la faire voler en éclats. Là est le fait majeur que même la très fréquente surévaluation du changement ne parvient pas à masquer. (p277)
[principaux changements]. Au plan idéologique, le fait majeur est l’insertion d’un sous-ensemble égalitaire au niveau juridique et politique, sans modification volontaire correspondante du cadre hiérarchique global. (p290)
[…] trois faits massifs se situent sur le plan empirique : apparition et développement des professions modernes, le plus souvent neutres au plan religieux, et développement urbain ; unification territoriale et mobilité spatiale nouvelle ; émancipation de l’économique et développement de l’économie de marché. […]. On peut encore essayer de classer les types d’interaction auxquels de tels facteurs ont donné lieu. Distinguons-en trois : le rejet, le mélange, où des traits traditionnels et modernes coexistent aisément, et la combinaison, qui les unit intimement en des formes nouvelles de caractère hybride et d’orientation ambiguë. (p291)
[… Etat de Madras] si les Intouchables entrent dans les temples, ils mettent en danger la pureté des hautes castes et leur idée même du culte et du dieu, et la seule solution est de les réformer de force, de sorte qu’ils cessent d’être des fauteurs d’impureté. L’objectif est même dépassé, et on tend à imposer le végétarisme à tous. Evénement considérable : la tolérance hiérarchisante traditionnelle cède le pas ici à une mentalité moderne, et c’est une mentalité totalitaire ; la structure hiérarchique est remplacée par une substance unique et rigide. Le fait est extrêmement significatif : l’égalitarisme, sortant de la zone limitée où il était bien toléré, provoque une modification profonde et une menace de totalitarisme religieux. (p293-294)
A partir d’un certain moment de l’histoire occidentale, les hommes se sont vus comme des individus. […]. Mais les hommes n’ont pas cessé d’être des êtres sociaux le jour où ils se sont conçus d’une manière contraire, et cette situation se traduit de plusieurs manières. D’abord ce que l’homme s’imagine devient de ce fait réel sous un certain angle : la société de l’homme-individu n’est pas, ou pas tout à fait, ce qu’elle était auparavant. En même temps, le nouveau Substantif [individualiste] ainsi introduit dans la vie sociale ne la modifie pas totalement. On a déjà remarqué en commençant que cet homme idéalement autonome était au plan du fait le plus dépendant qui soit de ses semblables, enserré dans un développement sans précédent de la division du travail. (p300)
[il convient donc aujourd’hui] de savoir que la hiérarchie est une nécessité universelle, et qu’elle se manifestera en quelque manière, sous des formes cachées, honteuses, pathologiques par rapport aux idéaux opposés en vigueur. [<< nécessité ???>>] Qu’on abolisse l’esclavage dans un milieu individualiste à l’extrême – les Etats-Unis – et on obtiendra au bout de quelques décades, par une étrange alchimie […], le racisme […]. […]. On aperçoit de la même façon comment expliquer les phénomènes totalitaires […]. (p300-301)
[…] ce qui réunit ces trois philosophes [Hobbes, Rousseau, Hegel] et les oppose à la plupart de leurs contemporains c’est que, partant d’une position apparemment ou réellement individualiste à l’extrême, ils la retourne chemin faisant pour forcer l’individu à se faire ou à se reconnaître homme social – sous la forme du citoyen, donc au plan politique […]. (p301)
APPENDICE A – Caste, racisme et « stratification » [1960] (p305)
[…] lorsqu’on réduit à un épiphénomène – si important qu’on veuille bien le reconnaître – la conscience que la société a d’elle-même […], on se condamne soi-même à l’obscurité. (p307).
Mais l’unité du genre humain n’exige pas que l’on réduise arbitrairement la diversité à l’unité, elle demande seulement que l’on puisse passer d’une particularité à une autre, que l’on consacre autant d’efforts qu’il faudra à élaborer un langage commun où toutes puissent être décrites. Pour cela il fau commencer par reconnaître les différences. (p307)
En fin de compte, l’identité d’essence postulée entre classe et caste paraît bien avoir sa racine dans le fait que, une fois l’égalité reconnue comme la norme, toutes les formes d’inégalité tendent à apparaître comme étant une seule chose du fait de leur commune opposition à la norme. (p309)
Le Credo américain exige la libre concurrence, laquelle, au point de vue de la stratification sociale, représente une combinaison de deux normes de base : égalité et liberté, mais accepte l’inégalité comme résultat de la concurrence. (p310)
L’effort de Durkheim (et de Max Weber aussi bien) avait […] porté dans une grande mesure sur la nécessité de leur [aux traits idéologiques] reconnaître la même existence objective qu’aux autres aspects de la vie sociale. Il ne s’agit nullement de prétendre que l’idéologue soit nécessairement la réalité dernière du fait social et livre son « explication », mais seulement qu’elle est la condition de son existence. […]. Le point capital est que le refus de faire leur place légitime aux faits de conscience rend la véritable comparaison sociologiquement impossible, car il entraîne une attitude sociocentrique. En effet, pour sortir de sa propre société, il faut prendre conscience de ses valeurs et de leurs implications, ce qui est toujours difficile et devient impossible si les valeurs sont négligées. (p312)
[…] pour l’Occidental la société est donnée indépendamment de la religion, et il a la plus grande peine à imaginer qu’il puisse en être autrement. (p313)
[…] le système indien est un système social cohérent fondé sur le principe de l’inégalité, tandis que le ‘’color bar’’ américain contredit le système égalitaire au sein duquel il se rencontre et en constitue en quelque sorte une maladie. (p313)
[…] comment se fait-il que des inégalités palpables, telles celles que l’on a en vue lorsqu’on parle de classes sociales, se rencontrent dans une société qui ne reconnaît comme norme que l’égalité ? (p315)
En réalité, ce qui s’oppose à la norme égalitaire, ce n’est pas cette sorte de résidu, de précipité ou de legs géologique [auquel renvoie la notion de « strate »…], ce sont bel et bien des forces, facteurs ou fonctions, que la norme égalitaire nie, mais qui n’en existent pas moins ; pour les traduire, le mot de « stratification » est inadéquat. […]. Ce qui a constitué, pour nos sociologues, le « problème » des classes sociales, ou de la « stratification sociale », c’est la contradiction entre l’idéal égalitaire, accepté par tous ces savants comme par la société dont ils font partie, et un ensemble de faits qui montrent que la différence, la différenciation tendent même chez nous à prendre un aspect hiérarchique, et à devenir inégalité, ou discrimination, permanentes et héréditaires. […]. Ces réalités nous sont rendues opaques (et plus encore sans doute aux Américains) par le fait que nos valeurs, nos formes de conscience les refusent ou les ignorent. (p316)
[… dans le système des castes :] la société est divisée en un grand nombre de groupes permanents qui sont à la fois spécialisés, hiérarchisés et séparés (en matière de mariage, de nourriture, de contact) les uns par rapport aux autres. Il suffit d’ajouter que le fondement commun de ces trois caractères est l’opposition du pur et de l’impur, opposition hiérarchique par nature et qui implique séparation et, sur le plan professionnel, spécialisation pour les occupations qui sont pertinentes quant à l’opposition ; que cette opposition fondamentale se segmente indéfiniment ; et, si l’on veut, que la réalité conceptuelle du système est dans l’opposition, et non dans les groupes qu’elle oppose (ce qui rend compte du caractère structurel de ceux-ci, caste et sous-caste étant la même chose vue de points de vue différents). On a reconnu que la hiérarchie est ainsi parfaitement univoque dans le principe. Malheureusement, on a tendu parfois à obscurcir ce point lorsqu’on a parlé, à côté d’un statut religieux (ou « rituel ») d’un « statut séculier » (ou « social ») fondé sur le pouvoir, la richesse, etc. et que les Indiens prendraient aussi en considération. Naturellement les Indiens ne confondent pas un homme riche et un homme pauvre, mais, comme les spécialistes semblent s’en rendre compte de plus en plus, il faut distinguer deux choses bien différentes : d’une part l’échelle des statuts (dits « religieux ») que j’appelle hiérarchie, et qui n’a rien à voir avec le fait du pouvoir, de l’autre la distribution du pouvoir, économique et politique, qui est très importante en fait, mais est distincte de, et subordonnée à, la hiérarchie. On demandera alors comment s’articule l’un sur l’autre hiérarchie et pouvoir ? Précisément la société indienne répond de façon fort explicite à cette question. La hiérarchie culmine dans le Brahmane, ou prêtre, c’est le Brahmane qui consacre le pouvoir du roi qui, pour le reste, ne repose que sur la force (c’est là un résultat de la dichotomie). Dans une période très ancienne, les relations du Brahmane et du roi ou Kshatriya sont fixées : tandis que le Brahmane est spirituellement ou absolument suprême, il est matériellement dépendant ; tandis que le roi est matériellement le maître, il est spirituellement subordonné. Un rapport semblable distingue les deux « fins humaines » supérieures, le dharma (action conforme à l’) ordre universel, l’artha (action conforme à l’) intérêt égoïste, qui sont à leur tour hiérarchisés, de telle sorte que le second n’est légitime qu’entre les limites prescrites par le premier. […]. Cette disjonction du pouvoir et du statut illustre parfaitement la distinction analytique de Weber, et son intérêt pour la comparaison vient de ce qu’elle présente une forme pure, un « type idéal » réalisé. On aperçoit deux traits notables : dans l’Inde d’abord, toute totalité s’exprime sous la forme d’une énumération hiérarchique des composants (ainsi de l’Etat ou royaume, par exemple), la hiérarchie marque l’intégration conceptuelle d’un ensemble, elle en est en quelque sorte le ciment intellectuel. Ensuite, si l’on veut généraliser, on peut supposer que la hiérarchie, dans le sens où nous prenons le mot ici, en accord avec son étymologie, ne s’attache jamais au pouvoir comme tel, mais toujours aux fonctions religieuses, parce que la religion est la forme que prend l’universel dans ces sociétés. Par exemple, lorsque le roi a le rang suprême, comme c’est le cas général, ce n’est vraisemblablement pas à raison de son pouvoir mais à raison de la nature religieuse de sa fonction. Du point de vue du rang en tout cas, c’est l’inverse de ce qu’on suppose la plupart du temps, à savoir que le pouvoir est l’essentiel et attire à lui les dignités religieuses ou y trouve un appui et une justification. Il est permis de voir dans le principe hiérarchique tel que l’Inde le montre à l’état pur un trait fondamental des sociétés complexes autres que la nôtre, et un principe de leur unité non pas matérielle, mais conceptuel ou symbolique : là est la « fonction » essentielle de la hiérarchie : elle exprime l’unité d’une telle société tout en la rattachant à ce qui lui apparaît comme l’universel, à savoir une conception de l’ordre cosmique, qu’elle comporte ou non un Dieu, ou un roi comme médiateur. Si l’on veut, la hiérarchie « intègre » la société par référence aux valeurs. (p316-318) ***
L’hypothèse la plus simple consiste donc à supposer que le racisme répond, sous une forme nouvelle, à une fonction ancienne. Tout se passe comme s’il représentait, dans la société égalitaire, une résurgence de ce qui s’exprimait différemment, plus directement et naturellement, dans la société hiérarchique. Rendez la distinction illégitime, et vous avez la discrimination, supprimez les modes anciens de distinction, et vous avez l’idéologie raciste. (p320)
En somme, la proclamation de l’égalité a fait éclater un mode de distinction centré sur le social, mais qui mêlait indistinctement des aspects sociaux, culturels, physiques. Le dualisme sous-jacent conduisait, pour réaffirmer l’inégalité, à mettre en avant les aspects physiques. Tandis que dans l’Inde l’hérédité est un attribut du statut, le racisme attribut un statut à la « race ». (p321)
[…] il est permis de douter que, dans la lutte contre le racisme en général, le simple rappel, si solennel soit-il, de l’idéal égalitaire, même accompagné d’une critique scientifique des préjugés racistes, soit suffisamment efficace. Il serait utile d’empêcher le glissement du principe moral de l’égalité des hommes à la notion de l’identité des hommes. L’égalité peut à coup sûr, de nos jours, s’allier à la reconnaissance de différences, à la condition que ces différences soient moralement neutres. Il faut donc donner aux gens des moyens de penser la différence. (p322)
[…] la distinction de statuts entraîne et suppose l’égalité à l’intérieur de chaque statut. Inversement, là où l’égalité s’affirme, c’est-à-dire à l’intérieur d’un groupe qui se hiérarchise par rapport à d’autres […]. C’est cette relation structurale que l’idéal égalitaire tend à détruire, et le résultat de son action est ce qu’on étudie le plus souvent sous le nom de « stratification sociale ». En premier lieu, le rapport s’inverse : l’égalité va contenir des inégalités au lieu d’être contenue dans la hiérarchie. En second lieu s’opère toute une série de transformations qu’on peut, peut-être, résumer en disant que la hiérarchie est refoulée, rendue non consciente : elle est remplacée par un réseau multiple d’in-égalités, affaires de fait et non de droit, quantitatives et graduelles et non qualitatives et discontinues. D’où pour une part la difficulté bien connue de la définition des classes sociales. (p322-323)
Une théorie générale de l’ « inégalité », s’il en faut une, doit être centrée sur les sociétés qui lui donnent un sens, et non sur celles qui, tout en en présentant certaines formes, ont choisi de la nier. Ce doit être une théorie de la hiérarchie, sous ses formes valorisées (ou simples et directes) et non valorisées ou dévalorisées (ou complexes, hybrides et honteuses). (p323)
APPENDICE B – Le renoncement dans les religions de l’Inde [1959] (p324)
La diversité [de l’hindouisme] en est l’essence même et sa véritable expression est la secte. (Barth - note p325)
« Hindousime » est pris ici dans son sens habituel de la religion actuelle des Indiens qui ne sont ni Musulmans ni Chrétiens ni Parsis ni Jains ni Sikhs et, à cela près, de religion de l’homme de la caste. […]. Socialement, interdire revient ici à déclasser, une pratique condamnée est simplement une pratique inférieure. […]. A propos du processus d’agrégation des nouveautés : Burnouf écrivait déjà […] : « […] les modifications qu’a subies le vieux système indien se sont faites… par voie d’addition plutôt que par voie de substitution, et elles ont conservé avec une rare fidélité des éléments anciens. » (note p327)
[…] la société et la religion indiennes d’une part produisent une riche floraison de mouvements considérés comme à quelque degré hérétiques, de l’autre elles tendent à absorber à la longue leurs inventions. Ce double mouvement […] suppose en premier lieu l’existence entre toutes ces tendances d’un fond commun. De ce fond commun on connaît au moins l’aspect social : une secte ne peut durer sur le sol indien si elle nie la caste, et on s’est aperçu de longue date que le Bouddha lui-même, s’il transcende la caste, ne l’attaque ni ne la réforme. (p327-328)
En premier lieu, on sait que l’institution fondamentale est la caste : le système des castes, fondé sur une opposition hiérarchique du pur et de l’impur, est religieux dans son essence. L’observation paraît établir que la croyance aux dieux ne transcende pas cette opposition fondamentale de la caste. Le peuple est polythéiste dans sa pratique, et les valeurs de caste sont un élément fondamental de la croyance qui porte un divin multiple, sur une totalité de dieux interdépendants. Autrement dit, les dieux, comme les hommes, n’ont de réalité qu’en relation, un individu divin isolé est irréel, comme un individu humain. Tout est fondé sur la complémentarité du pur et de l’impur, du supérieur et de l’inférieur. En second lieu, l’observation montre l’importance de la possession institutionnalisée d’un homme par un dieu (ou par plusieurs dieux). Au moins dans des cas particulièrement démonstratifs, deux fonctions religieuses se font équilibre : tandis que le prêtre présente aux dieux les offrandes des hommes, les dieux descendent sur un homme, s’incarnent dans un oracle et, par lui, informent et dirigent les hommes. Une troisième complémentarité ressort de l’étude des cultes de village, c’est une complémentarité de fonctions entre un dieu et une déesse. Tandis que le dieu veille au territoire, ou aux subsistances, la déesse règne sur la santé collective du groupe et en premier lieu sur l’épidémie. (p329)
[…] la trilogie des « fins humaines », dharma, artha et kama, devoir, profit et plaisir. Tous trois sont légitimes, mais hiérarchisés, de sorte que l’idéal inférieur ne peut être poursuivi que dans les limites où un idéal supérieur n’intervient pas : dharma, conformité à l’ordre du monde, l’emporte sur artha, profit et richesse, et celui-ci à son tour sur kama, jouissance immédiate. Ces trois notions se présentent comme des substances distinctes. […]. L’analogie avec la hiérarchie des varna est évidente : le dharma correspond au Brahmane, l’artha au roi ou Kshatriya, au pouvoir temporel, kama aux autres. […]. D’abord kama s’oppose aux deux autres comme l’action découlant immédiatement de l’affectif à la mise en jeu de considérations intellectuelles ou morales. Ensuite, tandis que dharma est universalisme moral, artha est égoïsme calculé, quelque chose comme l’action rationnelle de nos théories modernes de l’économie, mais élargie à la politique, la richesse étant plutôt ici l’attribut du pouvoir. Tandis que artha s’oppose à kama comme une satisfaction différée à une satisfaction immédiate, dharma s’oppose à tous les deux comme les fins ultimes aux fins particulières, comme le sacré au profane. Dans le langage de Parson, kama est action expressive, artha action instrumentale, dharma action morale. On voit donc que cette trilogie donne une classification exhaustive des types d’action et est fondée sur un système d’oppositions. (p332)
Il est important de noter la non-différenciation, dans le concept d’artha, du pouvoir et des biens, de la politique et de l’économie […]. La richesse n’était pas autonome par rapport au pouvoir. […]. Dans une telle hiérarchie, il n’y a pas de place pour un principe radical du mal. […]. Là où nous condamnons et excluons, l’Inde hiérarchise et inclut. (note p332)
Dire que le monde de la caste est un monde de relations, c’est dire que la caste particulière, l’homme particulier n’ont pas de substance : ils existent empiriquement, ils n’ont pas d’être. […]. Posons donc vigoureusement, même d’une façon encore un peu grossière, qu’ici l’individu n’est pas. (p332-333)
Deux notions étroitement liées […] : la transmigration ou cours des existences, samsara, et le principe moral qui détermine ces existences successives, la rétribution des actes, karman. Ces représentations sont en rapport étroit avec la croyance qu’il est possible d’échapper à la chaîne des existences, d’atteindre la délivrance, moksa. (p334)
Le renonçant a laissé le monde derrière lui, pour se consacrer à sa propre libération [interrompre la chaîne des existences]. Il est soumis à un maître qu’il a choisi, peut-être même est-il entré dans une communauté monastique, mais dans l’essentiel il ne dépend que de lui-même, il est seul. En quittant le monde, il s’est vu soudain pourvu d’une individualité, incommode sans doute, qu’il lui faut transcender ou éteindre. Sa pensée est celle d’un individu. C’est le trait essentiel qui l’oppose à l’homme-dans-le-monde, et le rapproche, tout en l’en distinguant, du penseur occidental. Chez nous, en effet, l’individu existe dans le monde, ici hors du monde seulement, du moins dans le principe. (p336)
[…] la discipline du renonçant se surajoute pour ainsi dire d’elle-même à la religion de l’homme-dan-le-monde. A la religion de groupe se superpose une religion individuelle, fondée sur le choix. On risque d’obscurcir et de limiter les notions indiennes si on les considère du point de vue de l’individu-dans-le-monde, qui est le point de vue spontané de l’Occidental, au lieu de se rappeler qu’elles ont deux faces, l’une pour l’homme-dans-le-monde, qui n’est pas un individu, l’autre pour le renonçant qui est individu-hors-du-monde. (p336-337)
Est-ce vraiment s’aventurer beaucoup que de dire que l’agent de développement de la religion et de la spéculation indiennes, le « créateur de valeurs », a été le renonçant ? […]. Non seulement la fondation des sectes et leur maintien, mais les grandes idées, les « inventions », sont le fait du renonçant qui avait en quelque sorte le monopole des mises en question radicales. (p337)
[…] on peut dire que la transmigration, transcription imaginaire du système des castes, établit aussi le rapport entre le renonçant, homme individuel, et ces fantômes d’hommes qui sont restés dans le monde et qui le nourrissent. Elle est l’idée que le renonçant, qui fait face à la délivrance, a du monde qu’il a laissé derrière lui. Plutôt qu’une vue pessimiste, la transmigration apparaît comme une construction hardie pour donner aux hommes-dans-le-monde une réalité à partir de celle que le renonçant s’est trouvée. (p338)
Le Bouddha, qui a beaucoup appris des négateurs, prend le « chemin du milieu » : niant l’existence d’un absolu quelconque auquel l’homme, lui-même dépourvu d’essence, puisse s’identifier, il maintien en même temps avec force la transmigration. Et il est aisé de voir pourquoi : c’est que sans elle la libération ou extinction (nirvana) qu’il préconise perd tout sens, et avec elle le libre choix, la libre action de l’homme. […]. Ne retenons que deux traits : d’une part l’exactitude du bouddhisme comme phénoménologie de la société indienne, de l’autre, le fait que les philosophies extrêmes, celles qui niaient soit la transmigration soit la possibilité d’en sortir, c’est-à-dire en fin de compte qui refusaient la combinaison indienne de la société et du renonçant, n’ont pas survécu de façon durable. (p 339-340)
La sociologie durkheimienne nous a habitué à des alternances dans le temps portant sur l’aménagement de la distinction entre le sacré et le profane : tout repose en définitive sur le sacré, mais le profane doit à la fois s’y alimenter et s’en garantir. En particulier, l’ordre de tous les jours est indirectement fondé sur l’ordre absolu, il est bousculé, contredit, et en même temps renouvelé dans la fête, où le sacré fait irruption pour une durée limitée et retourne les normes ordinaires de la conduite, remplaçant la séparation par la communion, l’interdiction par la licence. Dans l’hindouisme de formule restreinte, on trouve bien peu de tout cela. Il y a sans doute la fête populaire et printanière de Holi mais elle manque dans le sud et, là, on peut observer la vie villageoise pendant une année et noter l’absence relative des excès, de la joie débridée qui s’associe normalement à l’idée de fête. […]. Ce qui caractérise l’ordre indien de ce point de vue c’est, avec une division du travail fondée directement sur les valeurs religieuses fondamentales, une différenciation entre spirituel et temporel qui permet à la société, en reléguant le temporel à une place subordonnée, de se fonder directement sur l’ordre absolu. On conçoit dès lors que ni les alternances à base de réciprocité dans le maniement de l’impur, affecté ici pour l’essentiel à des spécialistes, ni le retournement complet des valeurs dans la fête ne se rencontrent. On peut même dire que ce dernier lui aussi est remplacé par une division du travail. En effet, l’ordre de tous les jours, qui devient ici l’ordre permanent dans le monde, se relativise effectivement, mais par rapport au sannyasi [renonçant]. En lui une certaine sorte de sacré est réservé à l’individu extra-mondain. C’est lui, avec sa négation du monde, son ascétisme, qui représente ce renversement des valeurs que nous attendions de la fête : si l’on veut, l’ordre brahmanique a trouvé là sa soupape de sûreté, il fait ainsi sa part permanente au transcendant et se met ainsi à l’abri de ses attaques. Moyennant ce compromis, le Brahmane règne en toute quiétude sur le monde, comme une sorte d’immanence un peu monotone. Si cela est vrai, ce n’est pourtant qu’une partie de la vérité : il y a en effet une branche considérable de l’hindouisme qui nous présente, conjointement je crois avec le rejet du renonçant ascétique, et à la place de celui-ci, ces renversements de valeur que nous attendions. C’est le tantrisme. Un rite essentiel du culte tantrique, le pancatattva, consiste dans la jouissance sacramentelle de tout ce qui est interdit, ou méprisé, dans la vie ordinaire : la viande et le poisson, l’alcool, l’acte sexuel autonome. (p341-342) ***
A propos de la place du tantrisme en général dans la religion, il faut signaler au moins son importance dans le rituel orthodoxe : le rituel des temples brahmaniques est essentiellement tantrique, qu’il s’agisse du culte des idoles, des formules magiques, de la théorie des gestes et des symboles graphiques. L’aspect magique du brahmanisme, qui est considérable, est védique et tantrique. Et en effet, la formule restreinte telle qu’on l’a décrite ne pouvait guère faire de place à la magie, tandis que le tantrisme offre une prise directe sur le surnaturel. Mais il y a bien davantage qu’une simple résurgence d’une magie grossière : on a affaire à une variante, en vérité fondamentale, de l’hindouisme, caractérisée par le remplacement du renoncement par le renversement. […]. En dehors du tantrisme, il est une autre tendance qui fait partie intégrante de l’hindouisme, c’est la dévotion, bhakti, qui a beaucoup contribué à la prolifération des sectes. Ici le divin n’est plus une multiplicité de dieux comme dans la religion ordinaire, c’est un Dieu unique et personnel, le Seigneur, Içvara, à qui le fidèle peut s’identifier, de qui il peut participer. […]. L’amour, la dévotion totale au Seigneur suffit au salut. La grâce divine répond à l’appel d’un cœur humble et pur. Doctrine révolutionnaire, puisqu’elle transcende les castes et le renoncement, et ouvre à tous sans distinction une voie facile vers le salut […]. A la différence du tantrisme, il s’agit ici à notre sens d’un développement sannyasique, d’une invention du renonçant. En effet, la religion d’amour suppose deux termes parfaitement individualisés, et pour concevoir le Seigneur personnel, il a fallu un fidèle qui se voit lui-même comme un individu. (p345-346)
L’hindouisme est caractérisé aussi par la coexistence d’un grand nombre de sectes dont le culte e t la doctrine sont plus ou moins particuliers dans chaque cas. Que sont les sectes, quelle est leur place dans l’hindouisme ? Le premier trait à souligner est la liaison intime de la secte et de l’institution du renoncement. Pratiquement toutes les sectes ont été fondées par des sannyasis, la plupart comportent un ordre de sannyasis qui en constituent le noyau, tandis qu’elles ont aussi des adhérents dans le monde, le lien entre les premiers et les seconds étant fourni par l’institution antique du maître spirituel ou guru. […]. Le second trait de la secte est qu’à la différence du brahmanisme orthodoxe, elle n’est pas essentiellement syncrétique mais adhère à une doctrine, principe de son unité. Souvent, en fait, elle est monothéiste au sens véritable, c’est-à-dire que, non contente de les repousser à l’arrière-plan, elle nie les autres dieux, les dieux des autres. Enfin, comme on l’a souvent remarqué, la secte, quelle que soit l’inspiration qui y domine, transcende les castes et s’ouvre, en principe au moins, à tous, comme il convient à une création du renonçant. Comparons maintenant le brahmanisme orthodoxe d’une part, la secte de l’autre. D’un côté, une multiplicité de dieux (ou un panthéisme spéculatif), un syncrétisme et une tolérance considérable dans le domaine des croyances, de l’objet de la religion, s’unissent à un exclusivisme strict du côté des gens à admettre comme fidèles, des sujets de la religion. La secte, au contraire, est inclusive du côté des sujets, des fidèles, exclusive et stricte du côté du dieu, des croyances, de l’objet de la religion. La multiplicité indienne a donc sa limite, elle ne porte jamais que sur l’un des deux pôles qui font une religion. La secte et le brahmanisme apparaissent abstraitement comme deux variantes d’une disposition équilibrant multiplicité et unité, inclusion et exclusion. On est ainsi fondé à regarder les sectes comme des formations non brahmaniques. Cependant, il faut bien voir aussi que, si les sectes apparaissent du dehors comme des variantes, elles apparaissent du dedans, à leurs sectateurs laïcs, comme une religion individuelle superposée à la religion commune, même si celle-ci se trouve ainsi relativisée au point que le brahmanisme soit conçu simplement comme l’ordre ou le désordre du monde tel qu’il va. L’ordre des castes est respecté, même s’il apparaît, à la lumière de la vérité sectaire, comme une affaire profane. On est là quelquefois très près du monothéisme, mais l’attitude vis-à-vis du monde est encore celle du renonçant. (p348) ***
[…] les complications hindoues ne nous paraissent telles que parce que nous pratiquons des complications différentes. Elles résultent sans doute logiquement d’une voie qui s’est trouvée une fois choisie, dès qu’il fut entendu en quelque sorte que la société, mettant au second plan le temporel et par conséquent l’ordre humain, doit se soumettre et se conformer entièrement à un ordre absolu et que, tandis qu’il n’y a pas de place ici pour l’homme individuel, quiconque voudra en devenir un aura la faculté de quitter la société proprement dite. A ce point, toute une série de comparaisons avec l’Occident chrétien devient possible. Pour n’en signaler qu’une, et en guise de conclusion, peut-être trouvons-nous dans ce qu’on appelle naïvement en Occident le rapport de l’individu et de la société un pendant de la dichotomie indienne entre l’homme-dans-le-monde et le renonçant. (p350)
APPENDICE C – La conception de la royauté dans l’Inde ancienne [1962] (p351)
[…] marquons l’importance de l’observation d’Hocard et de Dumezil : la possibilité de remplacer un ordre hiérarchique linéaire par un système d’opposition sous-jacent s’applique non seulement à la théorie des varna mais aussi au système moderne des castes (jati) ; il y a ainsi une homologie entre les deux systèmes, qui explique l’aisance avec laquelle les Indiens passent du second au premier. Le principe des oppositions est religieux dans les deux cas, mais il y a une différence : en matière de caste, l’opposition est entre la pureté et l’impureté, et elle est susceptible de fragmentation indéfinie. (p352)
La relation entre les fonctions de prêtre et de roi revêt dans le concret un aspect double. Tandis que, spirituellement ou absolument, le prêtre est supérieur […], il est en même temps, d’un point de vue temporel ou matériel, assujetti et dépendant. Inversement le roi, spirituellement subordonné, est matériellement le maître. […]. Les deux aspects se combinent dans la situation réelle, qui est relation de dépendance réciproque mais asymétrique. (p354)
*** […] regardons la relation entre prêtre et roi, non comme un trait contingent dont un hypothétique conflit historique pourrait rendre raison, mais comme une institution nécessaire. Le premier obstacle que nous rencontrons dans cette voie est notre manière de concevoir la hiérarchie d’une société. Vivant dans une société égalitaire, nous tendons à concevoir la hiérarchie comme une échelle de pouvoirs de commandement, comme dans une armée, et non comme une gradation de rangs ou de statuts. Notons en passant que du reste la combinaison semble n’avoir été rien moins qu’aisée dans nombre de sociétés : il y a tant d’exemples de souverains dont l’éminente dignité s’alliait à l’inaction. Or précisément, dans le cas indien les deux aspects sont absolument séparés – première raison de surprise apparemment. De plus, le mot même de « hiérarchie », et son histoire, devrait nous rappeler que la gradation des statuts a ses racines dans la religion : le premier rang va normalement non pas au pouvoir, mais à la religion, tout simplement parce que la religion représente, pour ces sociétés, ce que Hegel appelle l’Universel, la vérité absolue, parce que, autrement dit, la hiérarchie intègre la société en relation avec ses valeurs ultimes. Ceci est confirmé, je crois, par la place exceptionnelle de la société indienne dans une comparaison portant sur la royauté. Dans la plupart des sociétés où on rencontre la royauté, c’est une fonction magico-religieuse aussi bien que politique. C’est un lieu commun. Dans la royauté ancienne d’Egypte ou de Sumer, ou dans la royauté de l’empire chinois, les fonctions religieuses suprêmes appartenaient au Souverain, il était le prêtre par excellence, et ceux qui étaient appelés prêtres étaient seulement des spécialistes du rituel subordonnés au roi. Si nous comparons à la situation indienne, il -y a une simple alternative : ou bien le roi exerce les fonctions religieuses qui sont généralement les siennes, et alors il est à la tête de la hiérarchie pour cette raison même, tout en exerçant en même temps le pouvoir politique, ou bien – et c’est le cas indien – le roi dépend des prêtres pour les fonctions religieuses, il ne peut pas lui-même opérer le sacrifice pour son royaume, il ne peut pas être son propre sacrificateur, il met au contraire « en avant » de lui un prêtre, le purohita, et alors il perd la prééminence hiérarchique au profit des prêtres, gardant pour lui-même seulement le pouvoir. (p356) ***
[… il est] difficile de parler de « droit divin » dans un milieu polythéiste. (note p360)
[…] tandis que le ksatra, ou le roi, a été dépossédé des fonctions religieuses proprement dites, ou si l’on veut des fonctions religieuses « officielles », il y a en même temps, au cœur de la notion de royauté, des notions élémentaires de nature magico-religieuses qui, elles, n’ont pas été « usurpées » par le Brahmane. Au-dessous du niveau brahmanique orthodoxe, on en aperçoit un autre où, certainement en contact avec la mentalité populaire, le roi a conservé le caractère magico-religieux universellement inhérent à la personne et à sa fonction. Dans cet univers-là, il ne saurait être question d’un « contrat » entre roi et sujets. Pour qu’une telle chose devînt concevable, il fallait d’abord que la royauté fût sécularisée. Cette transformation fondamentale a été réalisée […] dans la définition brahmanique de la relation brahman-ksatraI. En ce sens, cette définition est le fondement nécessaire de ce qu’on peut appeler la royauté de convention par opposition à la royauté magico-religieuse. (p361)
Le premier exposé, et le plus catégorique, de la royauté, celui du Digha Nikaya, est extrêmement remarquable. […] il consiste presque entièrement en une longue histoire qui, à partir du chaos primordial, présente une sorte de genèse progressive de l’humanité, par différenciation et dégénérescence croissantes. A la fin, pour préserver la propriété, les hommes en viennent à élire l’in d’entre eux comme Mahasammata ou « Grand Elu » chargé du maintien de l’ordre social et rétribué par une part des récoltes. Telle serait l’origine du « cercle des Ksatriyas ». (p362)
[…] l’individu dans ce sens [« atomiste »] du mot n’apparaît dans l’Inde que du fait de l’homme qui abandonne la vie dans le monde social, le renonçant, le Bouddha et les moines bouddhistes étant bien évidemment des renonçants. Il est significatif qu’un tableau individualiste de la société, qui paraîtrait autrement très étrange dans le contexte indien, est introduit par la première fois à notre connaissance, par un texte de renonçants. Ceci est confirmé par la comparaison avec la légende hindoue correspondante, celle de Manu dans le Mahabharata. Lorsqu’on lui offre la royauté, Manu commence par refuser parce qu’il a peur des péchés des hommes. Il consent seulement quand les hommes lui promettent de donner au roi une part de leurs récoltes et de leurs mérites et de garder leurs démérites entièrement pour eux. (p363)
Une fois rompus les liens cosmiques qui commandent la hiérarchie de la société – et pourvu que soit exclues les spéculations sur l’Etat idéal comme la Grèce ancienne en a connues – la société est réduite à une collection d’individus, et un pouvoir légitime ne peut sortir que des volontés individuelles. (p364)
La longue eulogie du châtiment, danda, dans Manu est intéressante. Elle suit immédiatement […] l’exposé de la création du roi et sa nature divine. Il s’agit d’un bout à l’autre de devoir du roi d’administrer la justice pénale. On commence par insister vigoureusement sur la nécessité du châtiment : en son absence les forts feraient rôtir les faibles, les corneilles mangeraient, les chiens lècheraient les offrandes sacrificielles, il n’y aurait nulle part de svamya, maîtrise ou propriété, et l’inférieur et le supérieur seraient confondus ; on ajoute que tous les êtres, y compris les dieux, ne livrent leurs bienfaits que par crainte du châtiment. […]. [Le châtiment] doit être administré inlassablement et sans faute, car l’erreur est ici aussi fatale que l’absence : toutes deux conduisent à la corruption des varna, à la rupture des digues, à la guerre de tous contre tous. (p364-365)
[…] la Grèce ancienne nous offre, dans la pensée de ses philosophes, un domaine politique qui n’est ni opposé à la religion, comme systèmes de valeurs absolues, ni fondé sur l’individu. Mais précisément, la spéculation grecque est nettement différente de celle de Machiavel et de Hobbes, elle en diffère comme la philosophie politique de la science politique, l’une essentiellement normative, part de la société ou de l’Etat, l’autre, empirique au moins en principe, part de l’individu. En philosophie comme dans la religion, tout est gouverné par les valeurs ultimes, c’est pourquoi l’Etat idéal de Platon est une société hiérarchique. En d’autres termes la philosophie se trouve, au moins à ses commencements, , à l’intérieur de la sphère de la religion (ou plus exactement des valeurs ultimes de type général), le domaine politique comme les modernes le voient pas n’est pas encore là. En même temps la philosophie diffère de la religion en ce que les valeurs ultimes n’y sont pas données par révélation, tradition ou foi, mais découvertes ou établies par le seul usage de la raison humaine. […]. Comme la raison s’exprime en fait à travers des hommes particuliers, le recours à la raison ne pouvait pas ne pas conduire à la reconnaissance de l’individu, comme avec les Stoïciens, et chez les modernes la raison devait devenir l’arme de l’individu. (note p373)
APPENDICE D – Nationalisme et « communalisme » [1964] (p376)
Il y a à la fois parallélisme et asymétrie entre les deux expressions « nationalisme » et « communalisme ». Le nationalisme renvoie à la nation, qu’il s’agisse de l’aspiration à constituer une nation ou d’une tendance inspirée par son existence. Le communalisme suppose l’existence d’une « communauté » au sens d’un groupe de personnes adhérant à la même religion, mais le terme est formé comme « nationalisme » et c’est ce qui lui donne la pointe et comme l’intention de son sens : le communalisme c’est quelque chose comme le nationalisme, mais où la nation serait remplacée par la communauté religieuse. En d’autres termes, c’est l’affirmation de ladite communauté comme groupe politique. (p377)
Pour donner une définition de la nation comme type de société, [Marcel Mauss] classe les sociétés (« provisoirement »). Parmi les sociétés « non segmentaires » il distingue deux types, celles à « intégration diffuse et pouvoir central extrinsèque, que nous proposons d’appeler peuples ou empires… », et, par opposition à elles, les nations : « Nous entendons par nation une société matériellement et moralement intégrée, à pouvoir central stable, permanent, à frontières déterminées, à relativement unité morale, mentale et culturelle des habitants, qui adhèrent consciemment à l’Etat et à ses lois ». D’après cette définition, les cités de la Grèce ancienne sont des nations. (note p378)
On dit souvent que dans la société moderne par opposition aux sociétés traditionnelles la vie sociale et politique, et en particulier l’Etat ont été « sécularisés ». Cela signifie que dans la société moderne la sphère de la religion a été restreinte de telle sorte que l’organisation politique entre autres lui échappe, est autonome, c’est-à-dire qu’elle a ses propres valeurs et est suprême dans son domaine propre. C’est là un aspect de la révolution moderne qui oppose la nation moderne à la plupart des entités politiques correspondantes du passé, qu’elles soient hindoues, islamiques ou autres. (p378)
On objectera que certaines nations possèdent une religion officielle. Dans le Royaume-Uni la relation entre l’Etat et la religion officielle est très étroite, le souverain présidant aux deux. Mais précisément cette survivance n’est possible qu’en vertu d’une double distinction très stricte : entre religion et politique, et entre l’Etat et la nation ; il n’y a pas de religion de la nation, bien au contraire l’Etat garantit à chaque membre de la nation la liberté de pratiquer la religion de son choix (ou point du tout). Les deux distinctions sont solidaires, et l’on a ici une partie d’un ensemble ou système, car c’est seulement la religion de l’individu qui peut permettre à la sphère politique d’échapper à son autorité. Pour comprendre la transformation, et apprécier tout le sens que prend ici l’ « individu », il faut renvoyer une fois de plus à la révolution dans les valeurs qui est cruciale pour la comparaison entre société moderne et sociétés traditionnelles […]. L’universalité, la rationalité qui s’attachaient à la religion en tant qu’elle gouvernait l’ordre social en conformité avec la nature ultime des choses a été transférée à l’homme comme individu et mesure de toute choses(n1). La nation est le groupe politique conçu comme une collection d’individus(n2) et c’est en même temps, en relation avec les autres nations, l’individu politique(n3). C’est pourquoi elle est incompatible avec la religion de type ancien. (p379)
(n1) […]. Le cas de l’Islam fait difficulté a première vue, comme une religion individualiste qui n’a pas donné l’autonomie au domaine politique. Mais l’Islam n’a pas (préparé et ) accepté, comme le Christianisme, la révolution moderne des valeurs ; ce n’est pas une religion de l’individu au sens présent. (note p379)
(n2) Que la nation est un groupe politique formé d’individus – au sens empirique du terme – est indiqué par Mauss. C’est l’aspect concret de ce qu’il appelle « intégration morale » […] : une telle société a aboli « toute segmentation par clans, cités, tribus, royaumes, domaines féodaux… ». « Cette intégration est telle, dans les nations d’un type naturellement achevé, qu’il n’existe pour ainsi dire pas d’intermédiaire entre la nation et le citoyen… que la toute puissance de l’individu dans la société et de la société sur l’individu… a quelque chose de déréglé, et que la question se pose de la reconstruction de sous-groupes… » […] (comme le pensait Durkheim). (note p379)
(n3) Il peut sembler y avoir une incohérence logique dans la conjonction des deux aspects : comment une collection d’individus peut-elle constituer un individu d’un ordre supérieur ? […]. Les deux aspects de la nation sont donnés empiriquement dans différentes parties de l’idéologie moderne, mais il y a une tendance qui refuse le second aspect au nom du premier : l’individu est tout, la nation est seulement une collection d’individus, un donné purement empirique sans réalité absolue et normative : l’Etat est seulement l’instrument de la domination de certains intérêts sur d’autres. L’individu ne trouve rien d’ontologiquement réel entre lui-même et l’humanité tout entière. Dans une communication de 1920 (« La notion de nation et d’internationalisme » […]) Mauss appelle cette sorte d’internationalisme l’ « utopie » cosmopolite d’une « secte ». Il dit que ces idées ne correspondent à aucun groupe « naturel » et n’exprime aucun intérêt défini : « elles ne sont que le dernier aboutissant de l’individualisme pur, religieux et chrétien ou métaphysique ». La notion de « l’homme comme citoyen du monde » est la conséquence « d’une théorie éthérée de l’homme monade partout identique, agent d’une moralité transcendante aux réalités de la vie sociale », quelque chose qui peut être vrai « à la limite » mais qui ne peut être motifs d’action ni pour la plupart des hommes ni pour aucune société. Ce texte est précieux pour nous : il dit en substance que l’internationalisme est un développement erroné de l’individualisme. Mais après tout, à partir de l’idée moderne générale, normative, de l’individu comme incarnation de l’absolu, le développement est logique. Il est faux parce qu’il néglige la société de deux façons : 1° en supposant que l’idéologie moderne de l’homme comme individu rend suffisamment compte de la vie réelle de l’homme en société ; 2° corrélativement, en préférant la cohérence immédiate de son schéma intellectuel à la reconnaissance de l’existence de la nation dans le même univers social qui a donné naissance à cette idéologie elle-même. Pour le sociologue, la nation est en premier lieu la société qui se voit elle-même comme composée d’individus. (note p379-380)
La conscience d’une communauté d’être différente des autres, comme un individu est différent des autres, sa volonté de vivre unie à l’encontre des autres, et aussi sa capacité de se refléter dans un territoire […], tout cela rapproche le communalisme du nationalisme. Mais l’adhérence à la religion de groupe l’en distingue fortement. Le trait critique est que dans le communalisme la religion de groupe prétend constituer la particularité du groupe, alors que l’accession de l’individu exige que la religion de groupe soit remplacée par la religion individuelle. Le communalisme apparaît ainsi comme un phénomène hybride, peut-être transitoire. (p380-381)
Le communalisme lui-même est ambigu. Il peut apparaître finalement, rétrospectivement, soit comme une transition véritable vers la nation, soit comme une tentative de la part de la religion pour s’opposer à la transformation tout en fournissant les apparences extérieures d’un Etat moderne. C’est une sorte de Janus politique, tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir. Pour conclure, l’exemple du communalisme montre qu’une nation ne naît pas d’un simple tissu de solidarités sans relation aux valeurs […]. Un système de valeurs exclut la nation, un autre n’admet pas d’autre groupe politique. L’exemple suggère les deux conclusions suivantes de méthode : 1° la compréhension d’un phénomène de « changement » comme celui-ci réclame une comparaison entre les univers sociaux traditionnel et moderne ; 2° cette comparaison demande que la religion, et en général les valeurs ultimes – même si elles n’ont pas l’air religieuses – soient prises comme constitutives de la société. (p381)
Commençons par nous demander d’où vient l’importance du territoire dans la nation. Avec la volonté de la population, c’est le seul élément dont la présence est généralement considérée comme un sine qua non dans la constitution d’une nation, tandis que d’autres éléments, comme une histoire commune (très recommandée), une culture commune, un langage commun, se rencontrent fréquemment mais ne sont pas indispensables. On dira peut-être que territoire est presque synonyme de domaine politique […]. (p392)
Notons aussi que pendant fort longtemps la souveraineté n’était pas territoriale. (p393)
En bref le roi dans sa fonction officielle sert de médiateur entre l’ordre universel et l’objet empirique, population-territoire. On peut supposer que cette formule particulièrement claire vaut en quelque façon pour tous les royaumes traditionnels. Par comparaison avec la nation républicaine, nous trouvons que le remplacement du roi par le Peuple comme souverain implique une différenciation entre peuple et territoire. (p393)
Le souverain politique a reçu une promotion : il était médiateur entre valeurs et moyens, il est devenu l’incarnation des valeurs. Ce qui est gouverné, au lieu de population-et-territoire, est une collection d’individus et leurs propriétés. Le médiateur entre la population comme souverain (le Peuple) et comme assujetti (une collection d’individus) se trouve dans les principes de liberté et d’égalité. Mais seul le territoire nous concerne ici. Sous ce rapport, le gros fait que la comparaison fait ressortir, c’est la différenciation entre population et territoire, le territoire devenant, à une place secondaire, et comme attribut nécessaire du Peuple, partie intégrante de l’aspect cognitif et normatif du système. En d’autres termes, le territoire est un facteur nécessaire de l’individuation qui est de l’essence du système. (p394)
POSTFACE ‘’TEL’’ – Vers une théorie de la hiérarchie [1978] (p396)
*** Je crois que la hiérarchie n’est pas dans l’essentiel une chaîne de commandements superposés, ou même d’êtres de dignité décroissante, ni un arbre taxonomique, mais une relation qu’on peut appeler succinctement l’englobement des contraires. Le meilleur exemple que j’ai trouvé est biblique. C’est, au premier livre de la Genèse (ch. 2), le récit de la création d’Eve à partir d’une côte d’Adam. Dieu crée d’abord Adam, soit l’homme indifférencié, prototype de l’espèce humaine. Puis, dans un deuxième temps, il extrait en quelque sorte de ce premier Adam un être différent. Voici face à face Adam et Eve, prototypes des deux sexes. Dans cette curieuse opération, d’une part Adam a changé d’identité, puisque d’indifférencié qu’il était il est devenu mâle, d’autre part est apparu un être qui est à la fois membre de l’espèce humaine et différent du représentant majeur de cette espèce. Tout ensemble, Adam, ou dans notre langage l’homme, est deux choses à la fois : le représentant de l’espèce humaine et le prototype des individus mâles de cette espèce. A un premier niveau homme et femme sont identiques, à un second niveau la femme est l’opposé ou le contraire de l’homme. Ces deux relations prises ensemble caractérisent la relation hiérarchique, qui ne peut être mieux symbolisée que par l’englobement matériel de la future Eve dans le corps du premier Adam. Cette relation hiérarchique est très généralement celle entre un tout (ou un ensemble) et un élément de ce tout (ou de cet ensemble) : l’élément fait partie de cet ensemble, lui est en un sens consubstantiel ou identique, et en même temps il s’en distingue ou s’oppose à lui. C’est ce que je désigne par l’expression « englobement du contraire ». (p397)
[…] au niveau supérieur il y a unité, au niveau inférieur il y a distinction, il y a […] complémentarité ou contradiction. La hiérarchie consiste dans la combinaison de ces deux propositions de niveau différent. Dans la hiérarchie ainsi définie la complémentarité ou contradiction est contenue dans une unité d’ordre supérieure. Mais aussitôt que nous confondons les deux niveaux nous obtenons un scandale logique, puisqu’il y a en même temps identité et contradiction. Sans doute le fait a-t-il contribué à éloigner la pensée moderne de l’idée de hiérarchie, à la lui faire neutraliser ou refouler. En même temps il évoque un voisinage redoutable, celui de l’entreprise hégélienne consistant à transformer l’obstacle en instrument, à fonder sur la contradiction une compréhension supérieure. On peut saisir l’occasion pour confronter les deux modèles. D’un côté on a « structure », de l’autre « dialectique ». Les adeptes de celle-ci considèrent volontiers celle-là comme stérile. Il est vrai que l’opposition distinctive et pas plus qu’elle l’opposition hiérarchique que je demanderai qu’on lui adjoigne ne « produisent » rien. Elles sont statiques : nos oppositions, complémentarités, polarités ne se dépassent pas en un « développement ». Pourtant il y a bel et bien un processus temporel qui leur correspond, c’est celui de la différenciation, qui peut aller très loin par exemple lorsque, chez les êtres vivants, les organes de la reproduction sexuée s’attachent à des individus différents, comme chez Adam et Eve. Il y a donc un abus notoire à poser que qui dit diachronie dit « dialectique ». Il est vrai pourtant que la différenciation n’altère pas le cadre global donné une fois pour toutes : dans le schéma hiérarchique on peut multiplier les emboîtements sans altérer sa loi. Il en va tout autrement dans le schéma hégélien fondé sur la contradiction. Par la négation et la négation de la négation, on produit synthétiquement une totalité sans précédent. En fait, dans la pensée de Hegel, il s’agit de produire une totalité différenciée à partir d’une substance indifférenciée, c’est-à-dire produire une totalité à partir d’une substance indifférenciée, c’est-à-dire de produire une totalité à partir d’une substance. Dans le schéma hiérarchique au contraire, la totalité préexiste et il n’y a pas de substance. L’important pour notre comparaison est que des deux côtés il y a deux niveaux, dont l’un transcende l’autre. Chez Hegel, la transcendance est produite synthétiquement au lieu de préexister […]. (p100-401)
A la différence de la simple relation distinctive, la relation hiérarchique inclut la dimension de la valeur. (p401)
Nous n’avons pas cessé, nous modernes, de porter des jugements de valeur, de valoriser inégalement gens, choses et situations. On peut se demander comment nous avons procédé pour nous débarrasser autant que possible de la hiérarchie, et de cette opposition entre l’ensemble et l’élément qui en constitue en quelque sorte le principe formel. Un des procédés employés est précisément la distinction absolue qui permet de considérer les faits indépendamment des valeurs. On observe aussi que l’englobement du contraire se rencontre fréquemment, tout en ne se donnant pas comme tel. […]. On observe que toutes les fois qu’une notion prend de l’importance, elle acquiert la faculté d’englober son contraire. Pour ne citer que quelques exemples, c’est ainsi que les biens englobent les services dans l’économie politique classique, que le travail englobe l’échange chez Adam Smith, que la production englobe la consommation chez Marx, tout cela au sens même où Adam englobe Eve, et, dans un sens un peu différent, que l’Etat englobe la « société civile » ou système des besoins chez Hegel. […]. (p402-403)
Il n’y a peut-être qu’une seule loi en sociologie […]. C’est que tout sous-système social est commandé en premier lieu par le système dont il fait partie (les mots « sous-système » et « système » ayant ici un sens tout relatif). […]. Il est vrai que la définition du « système » aux différents niveaux, donc la reconnaissance des « niveaux » et de leur hiérarchie, ne va pas sans problème. Néanmoins il n’est pas difficile de trouver des illustrations simples de ce principe, qui nous commande en somme, pour saisir un niveau donné, de le voir en relation avec le niveau supérieur, c’est-à-dire de le transcender. Or il ne fait guère de doute que l’effort central et constant de la pensée moderne a été et est dirigé contre la transcendance sous toutes ses formes. (p403)