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Les Réflexions… de Simone Weil en 1934
Il pourrait sembler paradoxal de chercher chez Simone Weil (1909-1943), philosophe surtout connue pour son ardente spiritualité, une réflexion matérialiste sur la liberté. Ce serait mal connaître la pensée et le parcours de cette intellectuelle que son engagement viscéral pour la liberté et la justice a conduit à « s’établir » (avant l’heure) à l’usine et à rejoindre les colonnes anarchistes pendant la révolution espagnole [1]. En réalité, elle a toujours oscillé entre critique et mystique, sur fond de sensibilité exacerbée au « malheur des autres » [2], notamment des ouvriers. Si elle s’est de plus en plus consacrée, à la fin de sa courte vie, à la mystique chrétienne de « l’amour de Dieu », elle s’est d’abord concentrée sur la critique sociale du capitalisme et de ses métastases coloniales et fascistes. Ce faisant, elle a formulé une vision originale et lucide de la liberté, à la fois parce qu’elle l’aborde comme une « forme de vie matérielle » [3] et parce qu’elle bouscule ainsi une idée aussi pernicieuse que courante (surtout dans les milieux progressistes) : être libre, ce serait être « délivré de la nécessité ».
Weil a développée ces idées dans ce qu’elle appelait son « grand œuvre », rédigé à l’âge de vingt-cinq ans : Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Sa grande originalité est d’y proposer une philosophie de la liberté qui a une dimension matérialiste [4]. Alors que la plupart des théoriciens de la liberté se sont concentrés soit sur ses conditions politiques (comment agencer les institutions pour garantir la liberté ?), soit sur ses présupposés anthropologiques (comment expliquer la liberté humaine au sein du règne naturel ?), Weil s’est penché sur ses conditions matérielles : quelles manières de satisfaire nos besoins et d’organiser nos conditions d’existence sont-elles compatibles avec la liberté ? Ce faisant, sa problématisation de la liberté tient compte de notre existence corporelle, du fait que l’être humain n’est pas pur esprit mais corps vivant. Matérialiste, son approche l’est également au sens marxien, puisqu’il s’agit de penser la liberté contre l’oppression proprement sociale, quand les « procédés du travail et du combat » donnent « à quelques-uns un pouvoir discrétionnaire sur les masses » [5]. Enfin, elle l’est aussi parce qu’elle cherche à penser la liberté dans le travail et par le travail, comme rapport à la matière ou « métabolisme avec la nature » (Marx) – or, selon Weil, « La philosophie du travail, c’est le matérialisme » [6].
Originale, l’approche de Weil est aussi actuelle. Les questions qu’elle soulève, surtout celle (longtemps délaissée) des conditions matérielles de la liberté, ressurgissent à notre époque qui évoque, mutatis mutandis, ces années 1930 où, sauf à vivre dans le déni, on pouvait entendre l’orage gronder. Le « diagnostic historique » [7] de Weil définit d’ailleurs la « situation » de son temps dans les mêmes termes que nous sommes tentés de le faire aujourd’hui, face à la fuite en avant vers un désastre à la fois politique, social et écologique : comme le fait d’être enfermé dans « une automobile lancée à toute vitesse et sans conducteur à travers un pays accidenté » [8]. En outre, le fantasme de dépasser la nécessité, que dénonce Weil, semble encore plus fort aujourd’hui, attisé par un progrès technologique qui ne cesse de s’accélérer et d’envahir de nouveaux domaines (le vivant, le « nanomonde », etc.), ce qui nourrit le rêve transhumaniste d’abolir certaines dimensions constitutives de la condition humaine et, partant, de notre humanité (la mort, la maladie, etc.). En contrepoint, la quête d’autonomie matérielle (énergétique, alimentaire, etc.) ou, pour le dire avec Weil, la volonté de se mettre « directement aux prises avec le monde » attire de plus en plus de (jeunes) gens, désireux d’un travail qui fasse sens et d’un mode de vie qui n’alimente plus un système capitaliste sapant les conditions de vie de tous [9]. Aujourd’hui, cette quête se cristallise dans les « ZAD » où certains collectifs semblent illustrer ces « petites collectivités » centrées sur le travail manuel et la coopération fraternelle qu’imagine Weil [10].
Pour formuler cet idéal, Weil doit d’abord montrer ce qui ne va pas dans le marxisme et son aspiration idéaliste à dépasser la nécessité. Elle peut ensuite avancer une conception de la liberté qui, sans perdre de vue ses conditions politiques, se penche surtout sur ses dimensions rationaliste et matérialiste : si la liberté consiste dans le fait de disposer de ses actes (au sens de l’action réfléchie), cela suppose d’assurer ses conditions de vie (au sens de l’autonomie matérielle). Néanmoins, le matérialisme de Weil est en partie contredit par son rationalisme, dont l’intransigeance confine à l’idéalisme. Si elle identifie bien le problème que pose la « rationalisation », sa conception unitaire, idéaliste et anhistorique de la raison ne lui permet pas d’y voir un effet de la « dialectique de la raison » qui mine la modernité. À partir d’une approche sociale et historique des diverses formes de rationalité, on pourra réinterpréter les meilleures intuitions de Weil dans le sens d’une philosophie matérialiste de la liberté.
Le matérialisme historique contre la philosophie marxiste de l’histoire
Quand Weil aborde la question de la liberté (dans la troisième partie des Réflexions), elle commence par critiquer le rêve récurrent d’une « liberté sans limites ». L’humanité y aurait succombé sous deux formes : celle d’un « bonheur passé dont un châtiment l’aurait privé » (on reconnaît la conception judéo-chrétienne de l’Éden avant la Chute), et celle d’un « bonheur à venir qui lui serait dû par une sorte de pacte avec une providence mystérieuse » (c’est le millénarisme comme espoir de réaliser le paradis sur terre). Selon Weil, « le communisme imaginé par Marx est la forme la plus récente de ce rêve », qui fonctionne comme un « opium ». Ce geste est typique des Réflexions qui se présentent d’abord comme une « critique du marxisme » (titre de la première partie) consistant à retourner l’exigence scientifique et matérialiste de Marx contre sa doctrine, avec sa conception « mythologique » des forces productives et sa vision « mystique » d’une « mission historique du prolétariat ». Weil formule alors son projet de manière limpide : « Il est temps de renoncer à rêver la liberté, et de se décider à la concevoir » [11], c’est-à-dire de s’en faire une idée claire et réaliste.
Pour ce faire, il faut d’abord démontrer l’inanité de cette liberté illimitée « consistant simplement dans la disparition de cette nécessité dont nous subissons perpétuellement la pression ». La nécessité en question n’est pas celle du déterminisme causal, mais celle du conditionnement vital. Quand Weil rappelle que le corps humain ne peut « cesser de dépendre du puissant univers dans lequel il est pris » [12], cette dépendance est celle qui soude les êtres vivants à leurs conditions de vie, non celle qui relie les causes aux effets. Elle se présente sous la double forme des besoins et du travail à accomplir pour tirer de la nature de quoi les satisfaire. Réciproquement, la conception de la liberté que Weil dénonce en fait un « état de choses où l’homme aurait autant de jouissances et aussi peu de fatigues qu’il lui plairait ». En ce sens, une vie libre supposerait une nature devenue « clémente partout et une fois pour toutes », ce serait une « vie d’où la notion même du travail aurait à peu près disparue » [13]. Cette liberté qui suppose au fond d’être libéré des maux de la condition terrestre, c’est ce que j’appelle la délivrance, une utopie industrialiste qui va se retrouver au cœur du marxisme [14].
Pour s’en démarquer, Weil s’attaque d’abord à la « théorie générale de l’histoire » de Marx, notamment à sa conception des forces productives, de l’oppression et de la révolution – en fait, la question de la révolution est le fil rouge de l’essai, qui vise d’abord à montrer que le terme de révolution n’a dans la plupart des bouches qu’un contenu chimérique, puis à esquisser concrètement les conditions d’une organisation sociale non oppressive [15]. Ce qui suppose de se défaire de la théorie marxienne du développement des forces productives qui, en postulant le caractère potentiellement illimité et libérateur du progrès technique, transfère « le principe du progrès de l’esprit aux choses » et transpose ainsi l’idéalisme de Hegel au plan de la matière [16]. Cette théorie conduit certes Marx à « une conception de l’oppression tout à fait neuve, non plus en tant qu’usurpation d’un privilège, mais en tant qu’organe d’une fonction sociale », celle « qui consiste à développer les forces productives » [17]. Néanmoins, Weil critique la manière finaliste, donc idéaliste, dont il déduit l’organe de la fonction alors que pour elle, de manière plus matérialiste, c’est la fonction qui dérive de l’organe. Après avoir rappelé que Marx aimait à se comparer à Darwin, elle retourne cette référence contre lui en montrant qu’il fait la même erreur que Lamarck, qui se contentait de montrer le besoin d’un organe pour expliquer son apparition, comme par miracle. Or, si l’on veut construire une science sociale, il faut selon elle s’inspirer de la « méthode lumineuse » de Darwin qui fait intervenir les conditions d’existence [18]. De même que c’est l’apparition de certains caractères qui, compte tenu des conditions d’existence, se révèlent avantageux dans le struggle for life, c’est l’invention de certains moyens qui, forcément monopolisés à partir d’un certain seuil de développement, donnent à ceux qui en disposent les moyens d’opprimer les autres.
Cette critique du marxisme est immanente : elle se fait au nom des exigences que Marx s’était imposé, c’est-à-dire du matérialisme historique comme « méthode de connaissance », selon elle restée « vierge » dans les mains de Marx et des marxistes, et non comme religion vouant un culte au développement industriel [19]. C’est donc une critique matérialiste des dogmes du « socialisme scientifique » et des « aspirations idéalistes » [20] de Marx qu’elle propose. Ce faisant, elle est amenée à défendre un autre matérialisme que celui de Marx, dont elle précise la double spécificité : le refus de l’économisme et, par suite, du productivisme.
La vue marxiste selon laquelle l’existence sociale est déterminée par les rapports entre l’homme et la nature établis par la production reste bien la seule base solide pour toute étude historique ; seulement ces rapports doivent être considérés d’abord en fonction du problème du pouvoir, les moyens de subsistance constituant seulement une donnée de ce problème. Cet ordre semble absurde, mais il ne fait que refléter l’absurdité essentielle qui est au cœur même de la vie sociale. Une étude scientifique de l’histoire serait donc une étude des actions et des réactions qui se produisent perpétuellement entre l’organisation du pouvoir et les procédés de la production ; car si le pouvoir dépend des conditions matérielles de la vie, il ne cesse jamais de transformer ces conditions elles-mêmes [21].
Si les rapports entre les humains sont bien conditionnés par ceux qu’ils entretiennent avec la nature et donc par le mode de production, Weil n’en refuse pas moins le réductionnisme économiciste des marxistes. Le mécanisme social central n’est pas la lutte pour la subsistance, mais la lutte pour le pouvoir qui, dès qu’il y a division en dirigeants et exécutants, gouverne toute vie sociale. En fait, la lutte pour la subsistance n’en est qu’un facteur dans la mesure où disposer de ressources excédentaires est un vecteur de pouvoir (puisque cela permet de se consacrer exclusivement à la conquête du pouvoir et de prendre à son service des forces supplémentaires). Autrement dit, il faut penser les rapports économiques dans le cadre plus général de la lutte politique : la notion de force « est la première à élucider pour poser les problèmes sociaux » [22]. Mais si Weil estime que le politique prime sur l’économie, elle reste matérialiste dans la mesure où cette question du pouvoir, posée comme plus fondamentale que celle de la subsistance, est tout aussi matérielle qu’elle et fait donc l’objet d’une analyse matérialiste. À ses yeux, tout pouvoir repose sur des « bases matérielles » qui, grosso modo, sont de trois types : les armes et autres moyens de contrainte et de persuasion (l’or, le savoir, la presse, etc.), les capacités de contrôle des hommes au pouvoir et les excédents de subsistance [23]. Ce n’est pas seulement le fait de disposer de ressources symboliques (comme la légitimité) qui définit le pouvoir, mais aussi de ressources matérielles. En quelque sorte, Weil défend donc un matérialisme élargi au domaine politique, une analyse de la société fondée sur une conception matérialiste du pouvoir qui la conduit à se libérer des ornières économicistes de l’orthodoxie marxiste sans pour autant retomber dans l’idéalisme philosophique.
L’autre originalité du matérialisme de Weil est de dire que, si le mode de production est fondamental, c’est aussi parce que la liberté dépend de la place que l’organisation du travail laisse à la pensée et à l’initiative individuelles. Weil précise ainsi que son matérialisme est une nouvelle méthode d’analyse sociale qui n’est pas celle de Marx, bien qu’elle parte, comme le voulait Marx, des rapports de production ; mais au lieu que Marx, dont la conception reste d’ailleurs peu précise sur ce point, semble avoir voulu ranger les modes de production en fonction du rendement, on les analyserait en fonction des rapports entre la pensée et l’action [24].
Certes, Marx ne revendique nulle part le critère du rendement pour classer les modes de production (féodal, capitaliste, etc.), et leur analyse fait intervenir d’autres critères, comme le type de propriété. Néanmoins, sa conception de leur évolution est tributaire de sa vision linéaire du progrès des forces productives, qui fait que ces modes de production sont de fait rangés en fonction de leur productivité. C’est que, si cette productivité n’est pas un but en soi, elle l’est en pratique puisque Marx en fait une condition sine qua non de la liberté :
« On ne peut abolir l’esclavage sans la machine à vapeur […] ; on ne peut, en général, libérer les hommes tant qu’ils ne sont pas capables de se procurer nourriture et boisson, logement et habillement en qualité et en quantité complètes. Acte historique et non pas mental, la « libération » est le fait de conditions historiques, du niveau de l’industrie, du commerce… » [25]
Comme la domination repose sur la propriété et que le désir d’appropriation résulte de la rareté, l’émancipation suppose l’abondance, c’est-à-dire le développement industriel rendu possible par le progrès scientifique et technique. Voilà pourquoi les marxistes ont fait du productivisme la condition de la liberté. Mais cela suppose de penser la liberté comme dépassement de la nécessité, et c’est à démonter ce postulat que Weil s’attelle.
Dépasser la nécessité
n’est ni possible, ni souhaitable
Dans les Réflexions, la critique du marxisme culmine dans l’analyse de l’idée de liberté qui attaque en fait, sans la mentionner, la théorie du passage du « règne de la nécessité » au « règne de la liberté », devenue centrale dans la philosophie marxiste de l’histoire. Pourtant, Marx ne l’a exposée qu’en passant dans une demi page du Livre III du Capital. C’est que le vocabulaire est chargé. Il provient, Marx le sait, d’une tradition messianique qui provient de Joachim de Flore (l’une des premières formulations, en plein Moyen Âge, de l’aspiration à la délivrance ici-bas) et des débats philosophiques qui ont dépolitisé la question de la liberté en l’opposant au déterminisme causal. Pour autant, le texte de Marx est loin d’être « idéaliste ». Son propos est de montrer que la liberté, aujourd’hui comme hier, ne peut signifier le dépassement du travail mais seulement, de manière plus réaliste, la diminution du temps de travail, seul contenu que l’exigence de liberté puisse prendre dans le règne de la nécessité. Certes, Marx commence par dire que le « véritable règne de la liberté » commence « au-delà de la sphère de la production matérielle » (celle du « travail dicté par la nécessité et les fins extérieures »), mais il précise pour finir que cet « au-delà » ne signifie pas son abolition. Il signifie seulement une réduction de son emprise sur le temps dont disposent les individus. Si celui-ci se divise en activités nécessaires et facultatives, la liberté croît avec le temps qu’on consacre aux secondes. Elle commence une fois achevé le travail nécessaire et s’identifie aux activités « libérales » qui incarnent la liberté définie comme « épanouissement de la puissance humaine qui est à lui-même sa propre fin » [26]. Cette théorie est bien matérialiste : elle tient compte des conditions de vie. Néanmoins, la « véritable liberté » se joue au-delà du travail destiné à les assurer, dans l’accroissement du temps accordé aux activités voulues pour elles-mêmes. Autrement dit, la liberté ne doit pas être recherchée dans la « vie matérielle », le travail comme confrontation à la nature – ici, on ne pourra trouver qu’une liberté au rabais, identifiée à la rationalisation du travail par les travailleurs associés.
Bien qu’elle écarte tout rêve de dépassement de la nécessité, c’est néanmoins comme promesse de délivrance que cette théorie a été interprétée et a joui d’une postérité démesurée dans le marxisme. Cela tient notamment au travail de vulgarisation d’Engels qui, dans sa fameuse brochure Socialisme scientifique et socialisme utopique de 1880, insiste sur le thème du passage de la nécessité à la liberté, chargeant le prolétariat de la mission de « délivrer » les forces productives et même « le monde » [27]. C’est cette version vulgarisée que Weil a en tête, comme le suggère la présentation du « socialisme scientifique » qu’elle fait au début de son essai, caricature qui correspond à la vulgate marxiste de l’époque [28]. Or, l’idée marxiste de liberté comme dépassement de la nécessité ne lui semble ni réaliste, ni même souhaitable.
Cette conception de la liberté est abstraite et donc irréaliste en ce qu’elle extrait l’humain du monde, alors qu’il n’en est qu’un « fragment » lié à lui par ses besoins. Fidèle à sa lucidité matérialiste, Weil repère la dimension millénariste d’une telle idée : l’espoir qu’une « invention miraculeuse » pourrait assurer la clémence de la nature, c’est-à-dire une abondance qu’aucun aléa ne viendrait mettre en question, est « à peu près aussi raisonnable que les espérances attachées autrefois à la date de l’an mille » [29]. On ne peut abolir les besoins et les efforts à faire pour les assouvir, car ce serait supprimer la réalité de la vie, la condition humaine qui est de vivre en lien avec une nature qui se présente comme un « réseau de nécessités » [30]. Si l’on peut desserrer l’étau de telle ou telle nécessité, on ne peut abolir la nécessité, mais juste en modifier la forme : l’homme ne peut « alléger le joug des nécessités naturelles sans alourdir d’autant celui de l’oppression sociale, comme par le jeu d’un mystérieux équilibre » [31].
Même si elle était réalisable, cette conception n’en serait pas pour autant désirable. Et pour une raison simple qui tient selon Weil à la « faiblesse humaine », au fait que notre autonomie est fragile, que nous sommes la proie de toutes sortes d’aliénations intérieures : « Une vie d’où la notion même du travail aurait à peu près disparu serait livrée aux passions et peut-être à la folie » [32]. Weil ne pense pas ici au travail défini socialement par la subordination salariale [33], mais à la notion anthropologique plus générale qui le définit comme « activité régulière » impliquant des efforts dans la confrontation avec la matière. En ce sens, l’abolition du travail menacerait les humains de sombrer dans la servitude intérieure. Toujours susceptible d’être le jouet de ses émotions et de ses fantaisies, l’humain doit se renforcer en se confrontant à la réalité, au monde extérieur. « Ce sont les obstacles auxquels on se heurte et qu’il faut surmonter qui fournissent l’occasion de se vaincre soi-même ». Enfantin, le rêve de l’Âge d’or est surtout infantilisant : l’abolition du travail nous priverait de la possibilité de faire l’épreuve de la réalité et, de cette manière, de sortir de la soumission infantile au caprice. Mais le fantasme de dépasser la nécessité ne nous menace pas seulement de servitude intérieure ou d’infantilisme : il nous menace même d’aliénation, au sens psychiatrique de déconnection avec la réalité, de « folie ». La nécessité, c’est la réalité [34] : étymologiquement, ce à quoi on se heurte et qu’on ne peut esquiver (ne-cedere). Et la réalité pose des limites strictes aux délires humains [35]. Si le travail est important, c’est parce qu’il constitue la médiation essentielle entre l’esprit humain et le monde, sans laquelle l’esprit risque de s’enfermer dans ses propres logiques (c’est la paranoïa). Si la quête de délivrance doit être critiquée, c’est donc de deux points de vue : parce que ce délire conduirait l’être humain à perdre non seulement le contrôle de lui-même (servitude intérieure), mais même le contact avec la réalité (aliénation mentale). La conception apparemment grandiose de la « liberté sans limites » risque de verser en son contraire. En tout cas, elle détourne d’une liberté à notre portée, bien que difficile : l’autonomie mentale, morale et matérielle de l’adulte raisonnable.
Disposer de ses actes
À cette conception de la liberté qui revient au fond au rêve infantile d’« obtenir sans effort ce qui plaît », Weil oppose une « conception héroïque qui est celle de la sagesse commune ». Avant d’en exposer le principe, levons l’apparent paradoxe de cette formule. Si cette conception est héroïque, ce n’est pas qu’il s’agirait d’une conception maximaliste que seuls quelques surhommes pourraient incarner. C’est qu’elle ne cherche pas à fuir la réalité et en ce sens, elle exprime bien la sagesse commune des gens ordinaires plongés dans le monde, au lieu d’émaner d’intellectuels rêvant d’en être délivrés.
« La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l’action ; serait tout à fait libre l’homme dont toutes les actions procéderaient d’un jugement préalable concernant la fin qu’il se propose et l’enchaînement des moyens propres à amener cette fin. » [36]
Contre l’opinion devenue courante (alors qu’il s’agit historiquement d’une vision de privilégiés) selon laquelle la liberté, c’est de « faire ce qu’il me plaît » (sachant que ce qui plaît en général, c’est le confort sans effort, le farniente, la vie de château : « je veux, j’obtiens »), Weil estime que la liberté consiste à faire ce que l’on pense (« je pense, j’agis »). Il faut entendre cette formule au sens fort de la conduite systématique par la raison. Comme elle le précise immédiatement, la liberté est la qualité de l’homme dont tous les actes procèdent d’un « jugement », c’est-à-dire de l’analyse rationnelle de la situation dans laquelle il se trouve, des fins qu’il se donne et des moyens nécessaires pour les atteindre. Très concrètement, cela signifie que « la pensée de l’action précède l’action » [37]. Plus généralement, être libre suppose de savoir ce que l’on veut et comment l’obtenir, et de mettre en œuvre ces idées par un acte de la volonté : être capable de diriger consciemment et rationnellement « sa propre faculté d’agir ». C’est la liberté comme autodétermination, non pas au sens où il s’agirait de s’extraire du déterminisme, mais au sens où l’individu se conforme à la représentation qu’il se fait de la nécessité au lieu de « céder aveuglément à l’aiguillon par lequel elle le pousse de l’extérieur » [38]. Le résultat importe peu et n’affecte pas la liberté – tout au plus affecte-t-il l’humeur de l’agent, en le rendant heureux ou pas [39]. Être libre, ce n’est pas être satisfait ou repu, c’est être maître de ses faits et gestes et donc responsable de ses heurs et malheurs.
Cette définition générale de la liberté comme capacité à disposer de ses actes a le mérite d’en penser simultanément trois dimensions : la liberté humaine liée à la conscience et à la raison, la liberté morale associée à la maîtrise de soi, et la liberté sociale définie par le fait d’être son propre maître. « Disposer de ses propres actions », c’est diriger les mouvements de son corps par sa propre pensée ; à l’inverse, « un homme serait complètement esclave si tous ses gestes procédaient d’une autre source que de sa pensée ». Il y a trois autres sources de mouvement : le corps, les passions et la pensée d’autrui. Penser la liberté comme capacité à disposer de ses actes permet donc de s’opposer à trois formes de servitude : la soumission aux « réactions irraisonnées du corps », c’est-à-dire la soumission animale aux besoins et aux instincts (les animaux comme êtres déterminés, par opposition à l’autodétermination humaine) ; « l’emprise des passions » (la servitude morale, le fait de faire des choses qu’on ne voudrait pas faire et qu’on risque de regretter) ; l’esclavage ou la servitude sociale, le fait d’être la propriété d’un maître (alors, le corps asservi obéit à la « pensée d’autrui »).
Pour évidente et pertinente qu’elle semble, cette conception de la liberté n’en est pas moins surprenante, comme en témoigne l’exemple que prend Weil pour l’illustrer : « Quant à la liberté complète, on peut en trouver un modèle abstrait dans un problème d’arithmétique ou de géométrie bien résolu ». En quel sens la résolution d’un problème mathématique, où il est question de nécessité logique, peut-il permettre de penser la liberté pratique ? C’est qu’« une vie entièrement libre serait celle où toutes les difficultés réelles se présenteraient comme des sortes de problèmes » ; dans ce cas, « tous les éléments de la solution sont donnés, et l’homme ne peut attendre de secours que de son propre jugement ». Autrement dit, la liberté n’est pas l’absence de toute entrave, mais seulement de celles qui résultent de la matière et des limites de nos facultés intellectuelles à la comprendre pour en contourner les obstacles.
Certes, Weil reconnaît d’emblée qu’il s’agit là d’un « modèle abstrait », coupé de la réalité dans la mesure où, dans la vie concrète, il ne s’agit pas de diriger de « simples traits de plumes », mais des « mouvements effectifs et qui laisseraient leur marque dans le monde » [40]. Or, ce monde pose des obstacles et des limites que les humains ne peuvent franchir seulement à l’aide de la pensée méthodique – des obstacles, précise-t-elle ensuite, qui tiennent primo à « la complexité et l’étendue » du monde (lesquelles dépassent nos capacités intellectuelles), secundo au fossé entre théorie et pratique (faisant qu’il n’y a en réalité « rien de commun entre la résolution d’un problème et l’exécution d’un travail ») et tertio à « l’existence des autres hommes », que l’on dépende de personnes déterminées ou du jeu impersonnel de la vie collective [41]. Compte tenu de l’ampleur de ces restrictions, un modèle aussi abstrait représente-t-il une sortie convaincante de l’impasse consistant à concevoir la liberté comme dépassement de la nécessité ? Weil se justifie en clarifiant le statut de ses concepts :
« C’est la liberté parfaite qu’il faut s’efforcer de se représenter clairement, non pas dans l’espoir d’y atteindre, mais dans l’espoir d’atteindre une liberté moins imparfaite que n’est notre condition actuelle ; car le meilleur n’est concevable que par le parfait. On ne peut se diriger que vers un idéal. L’idéal est tout aussi irréalisable que le rêve, mais, à la différence du rêve, il a rapport à la réalité ; il permet, à titre de limite, de ranger des situations ou réelles ou réalisables dans l’ordre de la moindre à la plus haute valeur. »[42]
Si le premier argument de Weil contre le rêve de dépasser la nécessité consiste à souligner son caractère irréaliste, elle est bien consciente que sa conception souffre du même défaut. Néanmoins, elle distingue deux figures de l’irréel en opposant l’idéal rationnel qu’elle défend au rêve délirant qu’elle dénonce. L’idéal est un concept limite (un horizon) qui, sans pouvoir être atteint, n’en a pas moins rapport à la réalité en ce qu’il permet d’évaluer ce qui s’y laisse observer ou peut y être concrétisé, et ainsi de guider le jugement et l’action. Autrement dit, c’est un étalon qui permet de comparer finement ce qui relève ou peut relever du réel [43], ainsi qu’une boussole qui indique, à défaut d’un but accessible, une direction souhaitable. Par contre, le rêve n’est à ses yeux qu’un délire qui ne peut même plus servir d’aune pour comparer diverses réalités et guider un jugement nuancé. Il ne peut conduire qu’à écraser les situations réelles les unes sur les autres, toutes également dévaluées puisque toutes aussi éloignées d’un rêve qui ne peut apparaître aussi grandiose que parce qu’il figure, non un horizon terrestre, mais un non-sens ontologique. Toute personne qui chercherait à s’orienter grâce à lui ne pourrait donc que se perdre.
Que la conception de la liberté proposée par Weil ne soit qu’une « limite idéale » [44] ne pose donc pas problème, si du moins on ne cède pas à la condamnation marxiste de la formulation d’idéaux et d’utopies. Plus problématique est le fait que Weil défende jusqu’ici une idée de la liberté qu’on peut qualifier de rationaliste, d’intellectualiste et de volontariste, mais dont on ne voit pas en quoi elle serait « matérialiste », en quelque sens que ce soit.
Assurer ses conditions de vie
Après avoir illustré la liberté par le modèle de la résolution d’un problème mathématique, Weil opère un étonnant glissement en expliquant qu’en pratique, ce modèle signifie que :
« L’accomplissement de n’importe quel ouvrage consisterait en une combinaison d’efforts aussi consciente et aussi méthodique que peut l’être la combinaison de chiffres par laquelle s’opère la solution d’un problème lorsqu’elle procède de la réflexion. L’homme aurait alors constamment son propre sort en main ; il forgerait à chaque moment les conditions de sa propre existence par un acte de la pensée. » [45]
Si le modèle mathématique illustre bien que la liberté suppose la raison, on ne voit pas comment elle passe ici à l’idée de forger consciemment ses conditions de vie. Qu’est-ce qui conduit du moment rationaliste du concept de liberté à son moment matérialiste ? Il semble que l’idée soit la suivante : pour être maître de son destin, l’action réfléchie ne suffit pas. Si l’on n’assure pas ses conditions de vie, on aura beau agir de manière consciente et méthodique, on n’en sera pas moins asservi, au moins potentiellement, tant notre vie sera dans d’autres mains que les nôtres. Autrement dit, l’action raisonnée est bien une condition nécessaire de la liberté mais n’en est pas une condition suffisante – et c’est ici que Weil se sépare de l’idéalisme rationaliste. Il faut étendre la maîtrise de soi au contrôle sur ce qui nous permet d’assurer nos besoins, c’est-à-dire sur la nature ou plutôt notre territoire en tant que « corps non organique de l’homme » (Marx). Sinon, l’action consciente et rationnelle ne pourra signifier rien d’autre que l’adaptation à des conditions de vie qui nous sont imposées, et par voie de conséquence la soumission à ceux qui ont les moyens de modifier ces conditions, c’est-à-dire au pouvoir qui « ne cesse jamais de transformer ces conditions » [46]. Car telle est bien l’une des manières dont fonctionne le pouvoir à l’époque moderne, indirectement. Il oriente les conduites sans formuler d’injonction explicite ni recourir à la force, juste en modifiant le cadre de vie. Quand l’action procède d’un jugement qui se veut rationnel, elle doit tenir compte de certaines données. En transformant ces données, le pouvoir pèse sur les marges de choix et de liberté des individus : il les oriente là où il veut d’une manière qui n’est certes pas impérative, mais qui n’en est pas moins impérieuse [47].
À vrai dire, le passage de Weil précité et analysé est ambigu, et l’on pourrait m’objecter une interprétation « matérialiste » forcée. D’une part, on ne voit pas pourquoi, dans ce cadre, elle parle de forger ses conditions de vie « par un acte de la pensée », ce qui semble bien idéaliste. D’autre part, on ne voit pas pourquoi, juste après ce passage, elle se réfère à la liberté morale comme arrachement « à l’emprise aveugle des passions » – si mon interprétation était exacte, elle devrait plutôt aborder la liberté sociale comme autonomie matérielle. Néanmoins, la suite du texte lève toute équivoque en soulignant l’importance, pour l’homme qui veut être libre, d’assurer les conditions de sa vie matérielle – et comme Weil le rappelle plus loin, le matérialisme de Marx est basé sur l’idée que ce qui distingue l’homme des autres animaux, c’est « le fait qu’il produit les conditions de sa propre existence » [48] :
« On ne peut rien concevoir de plus grand pour l’homme qu’un sort qui le mette directement aux prises avec la nécessité nue, sans qu’il ait rien à attendre que de soi, et tel que sa vie soit une perpétuelle création de lui-même par lui-même. L’homme est un être borné à qui il n’est pas donné d’être, comme le Dieu des théologiens, l’auteur direct de sa propre existence ; mais l’homme possèderait l’équivalent humain de cette puissance divine si les conditions matérielles qui lui permettent d’exister étaient exclusivement l’œuvre de sa pensée dirigeant l’effort de ses muscles. Telle serait la liberté véritable. » [49]
La liberté véritable (c’est-à-dire l’idéal de liberté) ne consiste pas, comme pourrait le laisser penser l’idée de création de soi par soi dont Weil lève l’ambiguïté, dans une autoconstruction de soi ex nihilo, comme le veut une tradition moderne prônant la liberté comme arrachement à ses origines [50]. On ne peut pas « se construire soi-même » – seul le peut le « Dieu des théologiens », une pure fiction théorique qui se situe au-delà du monde tel qu’on le connaît. On est toujours déjà construit (on est toujours « fils de »… fille de ses parents, fils de la société et de la culture dans laquelle on grandit, fille de son temps). On peut seulement prendre du recul et travailler sur soi pour modifier certains aspects de sa subjectivité. Mais s’il ne doit pas succomber au fantasme démiurgique de l’homme autoconstruit, c’est-à-dire à un rêve de liberté absolue, l’humain peut accéder à un équivalent limité de cette liberté divine dans sa capacité à prendre sa vie en charge : non pas être l’auteur de son existence, mais être l’artisan de sa subsistance. Non pas se créer soi-même, comme le fantasment les Modernes, mais subvenir à ses propres besoins, comme l’ont toujours fait les paysans du monde entier en assurant en quelque sorte, pour reprendre une autre notion théologique, une « création continuée » de soi par soi. Ce qui implique une certaine indépendance matérielle. Quand on ne dépend que de la nature pour vivre, on ne dépend que de sa propre force musculaire et de son intelligence, et pour Weil, c’est cela avoir son sort en main [51].
Tout le problème est que les humains ne dépendent jamais que de la nature pour vivre, mais aussi d’autres humains. Notre rapport à la nature est toujours médiatisé par la société ou la communauté. C’est aussi le cas de Robinson seul sur son île. Sa manière d’assurer sa vie est conditionnée par les outils qui se sont échoués avec lui, dans lesquels s’est matérialisé le savoir technique de son temps. En réalité, seule la société marchande moderne met l’individu en situation de se demander comment assurer seul sa subsistance, au sens de « gagner sa vie ». De ce point de vue, il est problématique de suggérer avec Weil que c’est à l’individu de se mettre « directement aux prises avec la nécessité nue », afin que ses conditions d’existence soient « exclusivement » son œuvre. Dans ces passages affleure une conception solipsiste de la liberté (l’humain seul face à la nature) qui, même présentée comme un idéal théorique, risque d’égarer. On pourrait en déduire la forme de liberté qu’un film comme Into the Wild (2007, Sean Penn) a récemment illustrée, où la volonté de se libérer du carcan de la vie moderne conduit un jeune homme à tenter la vie « sauvage » dans le grand Nord (sans papiers d’identité, mais pas sans armes). En fait, cette conception (qui a un côté américain, voire survivaliste) de la liberté est la radicalisation de la conception moderne et purement individuelle de la liberté. Elle est certes cohérente avec la pensée de Weil, fondée sur l’individu et la méfiance envers le collectif – un « individualisme rationaliste » qu’elle hérite de son maître Alain et qui ne va cesser de s’accentuer. Mais comme l’a vu Georg Simmel, le désir moderne de « ne dépendre de personne » conduit à une dépendance universelle et impersonnelle à l’argent, pour satisfaire de plus en plus de besoins. Or, le propos de Weil est justement de dénoncer l’oppression sociale qui en résulte (contrairement à Simmel qui se contente d’y voir une « réification » à accepter comme le prix de la libération de l’individu [52]).
En réalité, malgré certaines formules, les Réflexions de Weil n’en restent pas moins d’inspiration socialiste. Contrairement à Simmel, elle défend en 1934 une conception collective (et pas seulement individuelle) de la liberté comme qualité de certaines formes d’organisation sociale – on va le voir dans son « tableau théorique d’une société libre » où règnerait la coopération fraternelle et l’amitié, « bien plus précieux encore » que la liberté [53]. Cette approche se traduit par une réflexion nuancée sur l’indépendance. S’il « faut tenir compte du caractère des liens qui maintiennent l’individu dans la dépendance matérielle de la société qui l’entoure », il ne faut pas prendre l’idéal d’indépendance au pied de la lettre, au sens absolu d’une absence de liens de dépendance matérielle à autrui (ce qui est impossible), mais au sens relatif de leur limitation, au sens où il faut un minimum d’indépendance :
« Ces liens sont tantôt plus lâches et tantôt plus étroits, et il peut s’y trouver des différences considérables, selon qu’un homme est plus ou moins contraint, à chaque moment de son existence, de se tourner vers autrui pour avoir les moyens de consommer, les moyens de produire, et se préserver des périls. Par exemple, un ouvrier qui possède un jardin assez grand pour l’approvisionner en légumes est plus indépendant que ceux de ses camarades qui doivent demander toute leur nourriture aux marchands ; un artisan qui possède ses outils est plus indépendant qu’un ouvrier d’usine […]. Quant à la défense contre les dangers, la situation de l’individu à cet égard dépend du mode de combat que pratique la société. » [54]
Au-delà d’un certain seuil, les liens de dépendance matérielle, notamment dans ces trois domaines vitaux que sont le travail, la subsistance et la sécurité, mettent forcément les individus à la merci de ceux dont ils dépendent. Entièrement désarmés, nous sommes soumis à l’arbitraire des forces armées censées nous protéger. De même, le prolétaire qui ne possède que sa force de travail est à la merci du patron qui détient les moyens de production et les matières premières. Il en va ainsi aussi de l’individu ou du pays qui n’assurent pas leur subsistance. Ils sont à la discrétion de celui qui la leur fournit et devront se plier à toutes ses exigences, si fantaisistes ou inacceptables soient-elles. Le problème n’est donc pas tant l’interdépendance que les liens de dépendance oppressifs, ceux qui nous mettent à la merci de ceux dont nous dépendons, nous soumettent à leur arbitraire. Car alors, loin d’avoir notre sort en main, nous nous retrouvons en situation de précarité totale : notre vie nous échappe, elle est dans les mains des autres que nous devrons, si la nécessité y pousse, nous « abaisser à supplier ou à menacer », tombant alors dans « des gouffres sans fond de désir et de crainte » [55].
Le problème de la société moderne est qu’elle reconduit radicalement cette situation de précarité et de « dépendance avilissante », sauf que désormais, les individus sont à la merci de la machine sociale, au lieu d’être soumis à l’arbitraire d’un paterfamilias et/ou d’un seigneur. C’est donc une autre société qu’il faut imaginer, une société libre où l’individu ne serait ni soumis au bon plaisir de ses maîtres, ni à la merci des « marchés ». Telle est la ligne de crête que Weil s’efforce de suivre quand elle esquisse son « tableau théorique d’une société libre », où les individus ne seraient pas asservis au « jeu aveugle » de la vie collective [56]. Ce qu’elle dessine alors, c’est « une forme de vie matérielle » dont la caractéristique première n’est pas l’abondance, mais la capacité qu’a chacun de diriger ses efforts par sa pensée. C’est à partir de là, conformément au nouveau matérialisme qu’elle défend, qu’elle peut en déduire les autres traits de cette société libre : une technique qui ne délivre pas les individus de la nécessité de réfléchir, une culture technique assez partagée pour éviter une spécialisation outrancière (empêchant les uns de comprendre ce que font les autres), un degré peu élevé de complexité dans la coordination des efforts, des collectivités de taille réduite, à la portée de la compréhension de chacun, etc. Ce tableau est encore précisé quand elle propose, quelques pages plus loin, une « représentation » de la civilisation idéale à laquelle elle aspire. C’est une civilisation qui aurait le travail manuel pour centre, où la culture ne serait pas un moyen de s’évader de la vie réelle mais de s’y préparer, où la science ne serait plus spéculative mais pratique, et viserait non à accroître la puissance technique, mais la lucidité humaine, où l’art exprimerait un heureux équilibre entre le corps et l’esprit et où les rapports humains seraient basés sur la coopération et la fraternité. Dans ces conditions, « la dépendance des hommes les uns vis-à-vis des autres n’impliquerait plus que leur sort se trouve livré à l’arbitraire » [57].
Si être libre, c’est disposer de ses actes, la liberté dépend de la capacité de faire usage de sa raison dans la plupart de ses activités, et de celle d’assurer ses conditions d’existence. Si l’on ajoute le fait que plus les fonctions de coordination échappent au contrôle de ceux qui n’en sont pas investis, « plus la vie collective est écrasante pour l’ensemble des individus », on obtient alors les trois moments essentiels du concept de liberté : à côté du moment rationaliste de l’action réfléchie et du moment matérialiste de la relative indépendance matérielle (maîtriser ses moyens de défense et de travail, et assurer une part de sa subsistance), il y a le moment politique du contrôle des fonctions de coordination.
« La société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans l’obligation de penser en agissant, a les plus grandes possibilités de contrôle sur l’ensemble de la vie collective et possède le plus d’indépendance » [58]
Compte tenu de son insistance originale sur les moments rationaliste et matérialiste de l’idée de liberté, il n’est pas étonnant que Weil mette cette valeur sous le double signe du travail manuel et de la science appliquée, ou plutôt sous le signe de leur intime imbrication. Voilà ce qui ressort de la brève généalogie qu’elle propose de l’idéal de civilisation auquel elle aspire. Cet idéal remonterait à la Renaissance qui a reconnu la dignité du travail, seule « conquête spirituelle » depuis les penseurs grecs qui, eux, dévalorisaient le travail. Après avoir mentionné Descartes (dont elle vient de louer la conception pratique de la science comme « méthode pour maîtriser la nature »), elle fait l’éloge de Francis Bacon, érigé en père spirituel de la notion du travail qu’elle valorise : en stipulant que « l’homme commande à la nature en lui obéissant », il aurait défini le « travail véritable, celui qui fait les hommes libres ». On comprend que si Weil estime que le travail libère, c’est parce qu’il permet de sortir d’un rapport au monde où celui-ci apparaît comme régi par une fatalité qu’il est impossible de comprendre et sur laquelle, donc, il n’y a aucune prise possible, pour entrer dans un rapport au monde où il est régi par une nécessité accessible à l’intelligence et donc à l’intervention humaine. La seconde étape de sa généalogie consiste à noter que ce sont ensuite les écrivains qui ont défendu l’« idéal d’une vie consacrée à une forme libre de labeur physique ». Elle analyse le Faust de Goethe et mentionne aussi « Rousseau, Shelley et surtout Tolstoï ». Pour finir, elle insiste sur le rôle du mouvement ouvrier dans la défense de la valeur du travail, citant Proudhon, Marx ainsi que le syndicalisme révolutionnaire [59].
Il ressort de cette généalogie une intime imbrication, dans son esprit, entre travail et liberté. Une forme de vie libre, ce n’est pas une vie de loisir, libérée du travail physique, comme le voulaient les penseurs grecs à l’instar de toutes les aristocraties du monde. C’est une vie de labeur physique – d’où l’hostilité de Weil envers l’idéal de réduction du temps de travail [60]. Ou plutôt, c’est une « vie consacrée à une forme libre de labeur physique ». Car tout travail n’est pas vecteur de liberté. Seul l’est le travail où notre propre pensée dirige notre propre corps. Le travail servile ne l’est donc pas, puisque l’esclave obéit à la pensée d’un autre, pas plus que le travail à la chaîne, activité machinale qui n’implique ni « présence d’esprit » ni intelligence par les ouvriers de la méthode mise en œuvre [61]. On pourrait penser que cette « forme libre de labeur physique » serait celle de l’artisan indépendant, comme chez William Morris dont les idées politiques semblent proches de Weil [62]. Mais dans un passage étonnant, elle rejette le modèle médiéval de l’artisan, laissant trop de place au « tour de main » qu’elle dévalue comme une habileté « aveugle », et fait l’éloge de « l’ouvrier pleinement qualifié formé par la technique des temps modernes » parce que chez lui, le tâtonnement et l’improvisation cèdent le pas à l’application méthodique des connaissances [63]. Tout le problème est que cet ouvrier, comme le terme l’indique, n’est pas indépendant, mais salarié… ipso facto soumis aux directives de son employeur.
Il est possible de clarifier les enjeux de ce problème grâce à ce que Weil rappelle avec lucidité. En réalité, les trois conditions de la liberté : prépondérance de l’action méthodique, possibilité de contrôle sur les fonctions de coordination et indépendance matérielle, « se contrarient les unes les autres dès que certaines limites sont dépassées. Ainsi, il ne s’agit pas de s’avancer aussi loin que possible dans une direction déterminée, mais, ce qui est beaucoup plus difficile, de trouver un certain équilibre optimum » [64]. Si l’ouvrier qualifié incarne bien l’élimination maximale de ce qui, dans le travail, n’est pas méthodique, j’ai l’impression qu’avec lui, une limite est dépassée dans l’exigence rationaliste, laquelle en vient à sacrifier le réquisit matérialiste d’indépendance. Car pour travailler, cet ouvrier a besoin de la « technique des temps modernes », en l’occurrence de machines-outils qui supposent des investissements capitalistiques hors de sa portée, ainsi qu’une économie déjà centralisée et donc oppressive [65]. Bref, cette figure ne saurait incarner l’« équilibre optimum » entre les trois conditions de la liberté.
On pourrait penser que son éloge par Weil est lié à des considérations conjoncturelles. Maintes fois, elle déplore l’élimination par la « rationalisation » de cette catégorie d’ouvriers qui incarne son idéal d’« union du travail manuel et du travail intellectuel », ou du moins contredit la polarisation détestable des entreprises en exécutants et dirigeants [66]. Mais en réalité, cet éloge manifeste un problème structurel : une insistance démesurée sur le moment rationaliste de la liberté, au sens où elle se fait au détriment de son moment matérialiste. Or, ce déséquilibre ne semble pas tant lié à l’importance excessive que Weil accorde à la raison qu’à la manière extrême dont elle la conçoit. Ce qui la conduit à rater « l’équilibre optimum » entre les trois conditions de la liberté, c’est son ultra-rationalisme qui tient à ce qu’elle absolutise et idéalise une certaine forme de raison, héritée du cartésianisme. Après l’avoir montré, j’essaierai de reprendre les géniales intuitions de Weil à partir d’une vision sociale et historique, en quelque sorte « matérialiste », des diverses formes de rationalité.
selon Benjamin Constant
Pour répondre à cette question, revenons à Constant. Rédigé en pleine Restauration monarchiste, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes [12] distingue deux genres de liberté rapportés à deux époques de l’histoire occidentale, l’Antiquité et les Temps modernes, dans le but de démontrer (contre les royalistes) la nécessité moderne du gouvernement représentatif et (contre les Jacobins) le caractère anachronique de la démocratie directe. Après avoir montré que la liberté des Modernes se singularise par son caractère privé, il remet les deux types de liberté dans leur contexte sociohistorique respectif afin de pointer les facteurs socioculturels permettant de comprendre le glissement historique de la liberté de l’espace public vers la sphère privée. En gros, cette évolution résulte de la taille croissante des sociétés modernes, de leur caractère de plus en plus commercial et de moins en moins esclavagiste, ainsi que des progrès de la civilisation : tout cela fait que les Modernes ont de moins en moins le temps et l’envie de s’occuper des affaires publiques.
« Il résulte de ce que je viens d’exposer que nous ne pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée. […] Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. » [13]
Dans le contexte antique où tout poussait les hommes à s’intéresser à la politique, la liberté se définissait par la participation de chacun au pouvoir qui était un but en soi : chaque citoyen voulait prendre part à la politique parce qu’il y voyait un facteur d’accomplissement de soi et de dignité. Mais dans le monde moderne, la vie se recentre sur la sphère privée des activités personnelles. La liberté désigne alors la sûreté juridique, c’est-à-dire les garanties institutionnelles de pouvoir mener ces activités à notre guise, et il ne s’agit plus que d’un moyen en vue d’une fin, le bonheur qui se cherche dans la vie privée. Autrement dit, la sûreté n’importe que parce qu’elle garantit le versant personnel de la liberté des Modernes, la « liberté civile » qui consiste dans les « jouissances privées ». C’est cette liberté privée qui constitue le cœur de la liberté des Modernes, une liberté dont on jouit comme « particulier » au sein de la société dite civile (par opposition à l’Etat, qui incarne la sphère politique).
En définitive, c’est donc bien la distinction entre les sphères publique et privée, et l’exigence que la première n’empiète pas sur la seconde, qui constitue l’axe central de la liberté des Modernes. Pour Constant, l’existence se partage en deux sphères et la liberté est le nom donné à la frontière qui les sépare, « à la barrière au-delà de laquelle toute intervention de la société est illégitime » [14]. La distinction du public et du privé n’est certes pas une invention moderne : les Anciens la connaissaient, mais ils recherchaient la liberté dans la sphère publique de la Cité. Pour les Modernes en revanche, la liberté se joue dans la vie privée, ce qui suppose qu’elle soit protégée par la constitution.
Pour autant, Constant n’en conclut pas qu’il faille se contenter de la liberté privée. Car si la Révolution a montré le danger d’un engagement politique débridé, l’Empire napoléonien a illustré la menace que représente le repli complet dans la sphère privée. Comme la tyrannie peut résulter autant d’un excès que d’un défaut de participation politique, Constant cherche en 1819 un juste milieu [9] : contre un modernisme politique satisfait qui ne voit pas les dangers de la liberté des Modernes, il invite au final à « combiner » les deux genres de liberté et exhorte ses contemporains à l’engagement politique, seul garde-fou contre le despotisme [10].
Dans cette conclusion, Constant s’emmêle les pinceaux. Cet appel final à ne pas se laisser aller à une pure liberté des Modernes n’est qu’un vœu pieux à la lumière de sa théorie causale de l’évolution de la liberté : Constant savait pertinemment que les quatre facteurs justifiant le développement de cette liberté (la taille croissante des sociétés, le développement du commerce et celui du travail libre, le raffinement de la civilisation) étaient amenés à se renforcer, et il n’a jamais envisagé d’y mettre des bornes. Mais de ce fait, son appel à aller à contre-courant des tendances lourdes de son temps contredit le principe même de son argumentation, selon lequel les institutions doivent être appropriées aux humains pour lesquels elles sont faites : « Puisque nous vivons dans les temps modernes, je veux la liberté convenable aux temps modernes » [15], c’est-à-dire l’indépendance privée.
Les facteurs sociohistoriques poussant les Modernes à embrasser une pure liberté privée n’ont en tout cas pas cessé de se renforcer depuis 1819, comme l’ont déploré non pas les libéraux qui se réclamaient de Constant, mais les ultimes partisans de la liberté des Anciens, tel Cornelius Castoriadis qui dénonçait quant à lui la « privatisation des individus » à l’œuvre à notre époque [16]. Mais tout le problème aujourd’hui est que cette liberté a en réalité perdu son socle sociologique : la sphère privée comme espace inviolable d’indépendance individuelle s’est réduite comme peau de chagrin avec le développement des grandes entreprises, de l’Etat social et des médias de masse – tant et si bien que Snowden renonce carrément à essayer de définir cette coquille effectivement vide [17] dans laquelle ses cyber-adversaires ne voient, avec cynisme mais réalisme, qu’une relique du passé [18]. Nous pouvons donc revenir à notre question de départ : puisque nous persistons malgré tout à nous sentir « libres », en quel sens prendre ce terme ? Et puisque ce n’est manifestement ni au sens des Anciens, ni au sens des Modernes, la question qui se pose semble de savoir quelle serait la « liberté des Postmodernes » ?
de l’idée de liberté des Modernes
Poser le problème en ces termes, c’est le poser de manière biaisée, en prenant trop au sérieux l’idée de « liberté des Modernes ». Car cette idée induit trois biais : une vision linéaire de l’histoire de la liberté, comme s’il s’agissait d’un long fleuve tranquille nous menant de la participation politique à la sûreté juridique ; une approche réductrice des conditions de la liberté, comme si la Constitution suffisait à la garantir ; enfin, l’occultation de ce qui fait vraiment la valeur de la liberté individuelle aux yeux des Modernes, et qui ne tient pas tant à l’inviolabilité de la vie privée qu’à la délivrance à l’égard des nécessités de la vie, notamment celles liées à notre inscription dans la nature et la société. Ce faisant, on comprendra pourquoi nous nous sentons toujours aussi « libres », en dépit des révélations de Snowden : parce que le système étatico-industriel, si liberticide soit-il, nous délivre toujours plus des limites et des contraintes liées à la vie humaine sur terre.
Le premier biais, quand on s’interroge après Constant sur l’avènement d’une hypothétique « liberté postmoderne », tient à la conception linéaire de l’histoire de la liberté que cette formulation suppose. Comme si l’histoire de la liberté pouvait prendre la forme d’une simple succession de concepts caractérisant chacun une époque. En réalité, depuis qu’elle est devenue une valeur centrale, la liberté a toujours fait l’objet de débats et de conflits passionnés. Si tant est qu’on puisse l’écrire, son histoire ne peut être que celle, tumultueuse et tortueuse, de ces conflits.
Constant a certes diagnostiqué un aspect essentiel de la liberté moderne : la tendance au repli sur la sphère privée. Mais il ne souligne autant la dimension historique de sa distinction que pour masquer sa dimension sociale : en réalité, les formes de liberté ne caractérisent pas tant des époques qui se suivent que des groupes sociaux qui s’affrontent, même si l’hégémonie historique d’une classe peut faire que sa conception de la liberté domine et caractérise l’époque en question. De ce point de vue, le souci de la vérité inciterait à parler de liberté bourgeoise plutôt que de liberté des Modernes. Mais le propos de Constant n’était pas tant historique que politique. Ce n’est pas en historien qu’il tient son discours de 1819, mais en politicien qui fait campagne et sera élu député quelques semaines plus tard. Et lors de ce meeting, son but premier est de discréditer ses principaux adversaires politiques depuis la Révolution, les Jacobins, en ringardisant leurs appels à la participation populaire. Pour suggérer que la liberté comme participation est dépassée et en détourner ses auditeurs, il la renvoie à Mathusalem alors que, loin d’être vieillotte et désuète, elle était justement trop vivace à son goût, notamment chez les masses paysannes et le peuple de Paris. En fait, Constant projette sur l’histoire une lutte qui se jouait au présent. Ou plutôt, il creuse un gouffre historique entre deux visions de la liberté qui ne cessent de s’opposer dans l’histoire, aussi bien de nos jours que dans l’Antiquité [19].
La modernité politique est en fait loin de se limiter à la liberté des Modernes. Face à cette conception libérale qui réduit la liberté à la seule protection juridique, il y a toujours eu une tradition républicaine plus favorable à la participation politique. C’est d’ailleurs ce qui ressort de la conclusion de Constant, qui invite à combiner les deux modèles, c’est-à-dire à réintroduire dans son libéralisme un zeste de républicanisme pour pallier les dangers d’une pure liberté des Modernes. Repousser la participation dans l’Antiquité et identifier la sûreté à la modernité relève donc de la rhétorique politique, non de la vérité historique.
Ce débat se poursuit de nos jours, et l’on serait tenté d’y chercher une solution à notre problème : si la conception libérale de la liberté s’est effondrée, cela ne signifie-t-il pas que l’on revienne, par un mouvement de balancier, à la conception républicaine ? C’est ce que suggère Thierry Ménissier dans La liberté des contemporains. Pourquoi il faut rénover la République [20] – un des rares ouvrages académiques à avoir identifié le problème sur lequel butte actuellement l’idée de liberté des Modernes. Toutefois, il est clair que l’effondrement de l’inviolabilité de la vie privée ne remet pas seulement en cause l’approche libérale, mais aussi la conception républicaine de la liberté, dont elle est aussi un pilier. Le néo-républicanisme en vogue dans la pensée universitaire n’étant pas la solution au problème posé par la faillite de la liberté des Modernes, il va falloir la chercher en dehors du débat entre ces deux conceptions. Si la fin de la vie privée butte désormais sur une indifférence aussi massive que les appels à l’engagement civique, n’est-ce pas parce que la question de la liberté se pose sur un autre plan que celui dessiné par l’alternative libéralisme versus républicanisme ?
Pour répondre à cette question, encore faut-il avoir identifié sur quel plan se joue ce débat : un plan essentiellement juridico-politique, c’est-à-dire politique au sens étroit des institutions étatiques. On en arrive ainsi au second biais de la problématique de Constant : sa focalisation sur les conditions institutionnelles et même constitutionnelles de la liberté. Face aux Ultras qui exigeaient le retour pur et simple à l’absolutisme, on peut certes comprendre que Constant ait vu dans la Constitution « la garantie de la liberté d’un peuple » [21]. Mais depuis, il est devenu clair que la liberté effective ne dépend pas seulement des droits fondamentaux et de l’agencement des institutions, mais aussi de conditions sociales et matérielles. Si l’on dépend d’une instance supérieure pour assurer ses besoins, on se retrouve « à sa merci » et donc potentiellement en situation d’impuissance et d’oppression : on sera obligé de se plier à toutes ses exigences, si arbitraires soient-elles, puisque notre survie en dépend. Le pouvoir, au sens de la faculté de gouverner les conduites, ne se réduisant pas au Pouvoir, c’est-à-dire à l’État, la liberté ne se réduit pas non plus à ses conditions constitutionnelles. Si la problématique de Constant est biaisée, c’est aussi en raison de ce réductionnisme constitutionnaliste qui le pousse à définir la liberté des Modernes par la seule inviolabilité de la vie privée.
au cœur du libéralisme moderne
J’en arrive au troisième biais du concept de liberté des Modernes. En nous demandant, suite à l’affaire Snowden, en quel sens nous sommes encore libres, nous présupposions que l’inviolabilité de la vie privée constituait le cœur de la liberté moderne. Mais il faut lever une équivoque : son « cœur », est-ce sa définition ou ce qui fait que nous nous sentons libres ?
On peut douter que l’inviolabilité privée soit vraiment ce qui fait que les Modernes se sentent libres. Car ce critère se situe sur un plan constitutionnel trop abstrait, trop éloigné du quotidien pour rendre la liberté désirable : l’inviolabilité de la vie privée est certes cruciale quand elle fait défaut, mais elle est sinon impalpable. Nous pouvons dès lors reformuler le problème posé par Snowden. Si nous nous sentons toujours libres aujourd’hui, ce n’est peut-être pas que le sens de la liberté aurait fondamentalement changé, mais plus simplement que l’inviolabilité de la sphère privée n’était pas la seule chose qui faisait la valeur de la liberté aux yeux des Modernes, ou la chose principale qui faisait qu’ils se sentaient libres. Mais alors, quelle qualité constituait le cœur de la liberté bourgeoise ?
Relu de près, le discours de Constant nous donne des éléments de réponse. Si le système représentatif est la traduction institutionnelle de la liberté des Modernes, qu’est-ce qui fait que ces derniers, non seulement l’acceptent, mais le désirent ? Cela tient à l’indisponibilité politique des modernes : à partir du moment où la liberté se vit avant tout dans la sphère privée, « plus l’exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse. De là vient la nécessité du système représentatif », présenté par Constant comme une « organisation à l’aide de laquelle une nation se décharge sur quelques individus de ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même », c’est-à-dire comme une « procuration donnée à un certain nombre d’hommes par la masse du peuple » [22]. Donner procuration, c’est faire faire à d’autres ce qu’on ne veut pas faire soi-même, c’est-à-dire leur déléguer des tâches pour en être déchargé. Ce qui suppose que les affaires publiques sont vécues comme une charge ou un fardeau dont on veut être délivré.
Être délivré du poids des activités politiques, avec toutes les tensions qu’elles impliquent : voilà un attrait de la liberté des Modernes bien plus tangible que l’inviolabilité privée – surtout en 1819, après trente ans de Révolution, de guerres napoléoniennes puis de Restauration. Mais si l’on retourne au texte de Constant, on constate que cet attrait est lié à un autre désir de délivrance, cette fois vis-à-vis des activités pénibles liées aux nécessités matérielles de la vie. Comme le suggère l’analogie que fait Constant avec les gens riches qui, au lieu de gérer leurs affaires eux-mêmes, « prennent des intendants » [23], la représentation politique ne tient pas seulement à un manque de temps, mais aussi à un manque d’envie : c’est parce qu’on a d’autres envies qu’on a moins de temps à consacrer aux affaires publiques. Et ces envies résultent de ce que les nations modernes, explique Constant, « veulent le repos ; avec le repos, l’aisance ; et comme source de l’aisance, l’industrie » [24].
Le repos au sens de l’absence de troubles politiques et de guerre, l’aisance au sens du « confort bourgeois » défini par l’accès à des commodités qui facilitent le quotidien et le rendent agréable, l’industrie au sens du travail assisté par les machines : tel est bien le Panthéon qui domine depuis, tellement différent des valeurs bellicistes et frugales de l’Antiquité. Cette réorientation axiologique se traduit dans le texte de Constant par le fait que les deux libertés sont présentées dans des vocabulaires différents : dans celui de l’» exercice » pour la liberté antique et, en ce qui concerne la liberté bourgeoise, dans celui de la « jouissance » au double sens ancien, juridique et hédoniste, de la possession de certains biens (on jouit d’une propriété) et du plaisir qui en est retiré. Tout cela suggère que la volonté de délivrance bourgeoise va bien au-delà de la politique : la quête de repos et d’aisance, c’est-à-dire de « jouissance paisible », dénote le désir d’un allègement des conditions de vie. Et ce désir de délivrance politique et matérielle structure l’imaginaire moderne de fond en comble, de l’économie politique libérale au marxisme en passant par l’hédonisme consumériste. Le fait que le désir de « jouissance paisible » a conduit à l’industrialisme et par là à la frénésie actuelle n’empêche pas que, sur le plan imaginaire, le fantasme de dépasser la nécessité, de surmonter la rareté et même le travail, soit au cœur de la fuite en avant industrialiste. De même, le désir de repos ne signifie bien sûr pas que nos sociétés soient moins belliqueuses que celles de l’Antiquité.
Ce que signe l’affaire Snowden n’est donc pas tant la fin de la liberté des Modernes que celle de l’interprétation libérale qui la définissait par l’inviolabilité de la vie privée. En réalité, ce critère constitutionnel, effectivement bafoué aujourd’hui, masque le fait que les Modernes aspirent d’abord à autre chose, à la délivrance à l’égard des nécessités politiques et matérielles de la vie sur terre. C’est justement ce que suggère l’indifférence suscitée par les révélations de Snowden. C’est aussi ce que confirme une lecture attentive de Constant. Et c’est également ce qu’une histoire de la liberté moderne montrerait. Car face à la conception libérale de la liberté comme délivrance à l’égard des soucis matériels et politiques, le socialisme a souvent, dans ses tendances marxistes dominantes, surenchérit sur ce désir de délivrance en rêvant de surmonter le « règne de la nécessité » par le productivisme industriel et de dépasser la conflictualité sociale dans « l’administration des choses » [25].
Si nous persistons à nous sentir libres aujourd’hui, malgré l’ampleur de la surveillance électronique dont nous sommes l’objet, c’est parce que le système étatico-industriel continue à nous assurer cette délivrance, encore renforcée par la plupart des dispositifs électroniques incriminés : leur attrait ne tient qu’au fait qu’ils nous déchargent d’une foule de micro-contraintes quotidiennes, voire, pour les adeptes de la cybergnose, de nous délivrer de notre corporéité, qui nous assigne à un espace-temps délimité et à une identité fixe [26]. La seule spécificité de la situation actuelle est, de ce point de vue, que le désir de délivrance semble désormais délesté des garde-fous constitutionnels du libéralisme classique, comme l’exigence d’inviolabilité de la vie privée. L’affaire Snowden et les modes intellectuelles ne doivent donc pas nous conduire à nous demander quelle serait la « liberté des Postmodernes », mais à nous réinterroger sur la liberté des Modernes. Car les désirs actuels ne font que prolonger, de manière obsessionnelle, une quête de délivrance pluriséculaire, comme l’illustre le transhumanisme et sa quête de délivrance vis-à-vis de la condition humaine [27].
Face au désir de délivrance, il y a néanmoins toujours eu une autre conception de la liberté, si minoritaire soit-elle devenue aujourd’hui : l’autonomie, c’est-à-dire le désir de prendre en charge soi-même ses conditions d’existence. Il se manifeste aujourd’hui dans le mouvement des ZaD, ainsi que dans les franges non technocratiques de la pensée écologiste. Si la question de la liberté doit être reposée, et telle est la leçon philosophique de l’affaire Snowden, ce n’est donc pas dans les termes de l’alternative libéralisme versus républicanisme, mais dans ceux de l’opposition entre autonomie et délivrance. Car le désastre en cours fait que les questions politiques ne se posent plus seulement en termes constitutionnels, comme lors de l’avènement du Léviathan étatique.
Et si la quête de délivrance à l’égard des nécessités de la vie sur terre, le désir d’un allègement de nos conditions de vie jusqu’à l’apesanteur, jusqu’à l’idée de quitter la terre pour mener une vie extra-terrestre, a fait le lit du capitalisme industriel et du saccage de la planète, il faut rompre avec cet imaginaire et revaloriser l’autonomie comme une manière de revenir sur terre, de revenir à une vision terrestre de la liberté, compatible avec la préservation de nos conditions de vie sur notre planète fragile.
En tout cas, c’est une perspective plus enthousiasmante que celle d’un état d’urgence écologique qui conduirait à une restriction draconienne du peu de libertés qui nous reste.
Aurélien Berlan
Article paru dans la revue Terrestres n°10,
20 décembre 2019
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[1] Dans Le Principe responsabilité (1979), Hans Jonas évoquait la nécessité d’une « tyrannie bienveillante » pour faire face aux problèmes écologiques posés par la société technologique, et dans une thèse intitulée « Ecologie et liberté : libéralisme versus républicanisme » (2014), Augustin Fragnières estime que la question écologique implique de revenir à une conception (néo)républicaine de la liberté – c’est-à-dire à une conception qui subordonne la liberté individuelle à l’intérêt général. Ces deux thèses sont de plus en plus présentes dans les débats académiques et médiatiques au détriment de l’idée, qui remonte au moins à Bernard Charbonneau, que la défense de la nature et celle de la liberté vont ensemble – de la liberté en un sens qui se situe par-delà l’opposition libéralisme versus républicanisme.
[2] Les Etats modernes n’ont jamais fait grand-chose et, pour des raisons structurelles, ne risquent pas de prendre des mesures d’envergure contre la cause profonde du désastre en cours : le développement économique et industriel que ces Etats organisent et stimulent, puisque leur puissance et celle des élites qui le dirigent en dépendent. A ce propos, voir la tribune de Matthieu Amiech, « Les gouvernements font partie du problème, pas de la solution », Reporterre, 29 août 2019.
[3] Sur les raisons pour lesquelles la situation actuelle impose de repenser la liberté, voir Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Evénement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, 2016 (nouvelle édition), p. 54-56.
[4] Comme il l’annonce dans la préface, « ce que l’on nomme aujourd’hui, à l’ère de la révolution d’Internet, “vie privée” » n’est autre « que ce que l’on appelait “liberté” pendant la révolution américaine ». Edward Snowden, Mémoires vives, Paris, Le Seuil, 2019, p. 15 (voir aussi p. 371).
[5] Voir Le Monde, notamment le dossier du 22 octobre 2013.
[6] Edward Snowden, Mémoires vives, op. cit., p. 254.
[7] Un an avant Snowden, nous avions par exemple publié avec le Groupe Marcuse, La Liberté dans le coma. Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer, Paris, La Lenteur, 2012 (rééd. 2019). Pour l’écrire, nous nous étions inspirés des enquêtes qu’avaient publiées en France PMO (RFID : la police totale. Puces intelligentes et mouchardage électronique, Montreuil, L’Échappée, 2008) ou Michel Alberganti (Sous l’œil des puces. La RFID et la démocratie, Arles, Actes Sud, 2007).
[8] Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Gallimard (Quarto), Paris, 2002, p. 777.
[9] Le Monde, 5 juillet 2013. Sur les métadonnées, voir Snowden, Mémoires vives, op. cit., p. 200 et suivantes.
[10] Voir note 7.
[11] Comme tout lanceur d’alerte, Snowden espérait « divulguer des informations pour qu’une pression publique s’exerce sur l’institution ». Mais plus loin, Snowden reconnaît à demi-mot qu’il a été naïf : il a entretenu, « de manière sans doute idéaliste, […] l’espoir qu’une fois que [l’ensemble de ses concitoyens] auraient pris la mesure de l’étendue de la surveillance de masse du gouvernement américain, ils se mobiliseraient et demanderaient justice » (Snowden, Mémoires vives, op. cit., p. 267 et 330). Comme la CNIL, l’administration Obama s’est contenté de légaliser par la suite la majeure partie de ce que faisait la NSA.
[12] Benjamin Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes », in Benjamin Constant, Ecrits politiques, Gallimard (Folio), Paris, 1997, p. 591-619. Cet essai a popularisé une distinction que Constant avait déjà exposée, avec quelques variantes, dans des textes antérieurs, et qui était au cœur des réflexions du « groupe de Coppet » dont il faisait partie en Suisse, avec Germaine de Staël et Sismondi.
[13] Ibidem, p. 603.
[14] Tzvetan Todorov, Benjamin Constant, la passion démocratique, Hachette, Paris, 1997, p. 37.
[15] Benjamin Constant, « De la liberté des anciens…», Ecrits politiques, op. cit., p. 612.
[16] Cornelius Castoriadis, Capitalisme moderne et révolution, Paris, Union Générale d’Édition, 1979, Tome II, p. 69.
[17] Voir les deux pages que Snowden consacre à l’idée de vie privée (un « espace négatif », une « zone vide », une notion qui « paraît creuse puisqu’elle est indéfinissable » – Mémoires vives, op. cit., p. 232-233).
[18] Je pense à la déclaration de Mark Zuckerberg qui, en 2009, justifiait la suppression de paramètres de confidentialité en expliquant que cette norme sociale, jadis nécessaire, devait « évoluer avec son temps » (cité par Sherry Turkle, « Entre Facebook et ses utilisateurs, un amour déçu », Le Monde, 10 avril 2018). Notons que tel était exactement l’argument que Constant opposait aux Jacobins…
[19] Une analyse historique précise montrerait que si la « liberté des Anciens » correspond bien à l’eleutheria grecque, avec sa dimension démocratique, la libertas romaine est quant à elle plus proche de la « liberté des Modernes », avec sa dimension oligarchique et sa promesse de sureté juridique. De même, le mouvement des Gilets jaunes a rappelé en France que le désir de participation démocratique est toujours aussi puissant dans les classes populaires, malgré tout ce que les élites ont fait et continuent à faire pour les en dégoûter.
[20] Thierry Ménissier, La liberté des contemporains. Pourquoi il faut rénover la république, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2011.
[21] Constant, Principes de politique (1815), cités d’après le recueil Ecrits politiques, op. cit., p. 305.
[22] Benjamin Constant, « De la liberté des anciens… », Ecrits politiques, op. cit., p. 615.
[23] Ibidem.
[24] Idem, p. 598.
[25] Tout le mouvement socialiste, notamment au XIXe siècle, n’aspire bien sûr pas à des formes de délivrance et l’on retrouve chez Marx aussi la valorisation de l’autonomie. Pour plus de nuances sur la manière dont la délivrance a progressivement contaminé les désirs d’émancipation, voir Aurélien Berlan, « Autonomie et délivrance. Repenser l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles », Revue du MAUSS n°48 (2016), p. 59-74 ; id., « Le citoyen augmenté. Un nouveau stade dans l’aspiration à se délivrer de la politique », L’Inventaire. Revue de critique sociale et culturelle, n° 5 (2017), p. 17-38.
[26] Un attrait de la vie sur Internet auquel Snowden a été sensible dans sa jeunesse (voir Mémoires vives, op. cit., chapitre 4), sans jamais tomber dans la cybermystique des geeks rêvant de télécharger leur esprit.
[27] A ce propos, lire Jacques Luzi, Au Rendez-vous des mortels. Le déni de la mort dans la culture moderne, de Descartes au transhumanisme, Vaour, La Lenteur, 2019.