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L’articulation des concepts de liberté et d’égalité (XVIIIe et XIXe siècles) – Georg Simmel 1894 [1]

Ainsi la personnalité est soumise à une double pression : la société lui impose des limites qu'elle ne doit dépasser ni dans le sens du plus général, ni dans celui du plus individuel. Ces conflits qui font que l'individu entre en opposition non seulement avec son groupe politique, mais aussi la famille, le groupement économique ainsi que le parti ou la communauté religieuse, se sont finalement sublimés au cours de l'histoire moderne dans le besoin pour ainsi dire abstrait de liberté individuelle. Tel est le concept général qui recouvre ce qu'il y a de commun dans les diverses plaintes et affirmations de soi que l'individu oppose à la société.

C'est au cours du XVIIIe siècle que le besoin de liberté en général, de libération des chaînes par lesquelles la société comme telle avait assujetti l’individu comme tel, s'est exprimé avec la plus forte conscience et efficacité. On peut constater la présence de cette exigence de principe dans tous les domaines : sous sa forme économique chez les physiocrates qui préconisaient la libre concurrence des intérêts particuliers comme répondant à l'ordre naturel des choses ; sous son aspect sentimental chez Rousseau pour qui la violence faite à l'homme par la société devenue historique est à l'origine de toutes les dépravations et de tout le mal ; sous sa formulation politique dans la Révolution française, qui porta la liberté individuelle à un tel absolu qu'elle interdit même aux ouvriers de s'associer pour la défense de leurs intérêts ; sous la forme de sublimation philosophique chez Kant et Fichte, qui firent du Moi le support du monde connaissable, et de son absolue autonomie la valeur morale même. L'insuffisance des formes de vie valables socialement au XVIIIe siècle par rapport aux forces productives matérielles et intellectuelles de l'époque apparut à la conscience des individus comme une contrainte insupportable supérieurs de leurs énergies : par exemple les privilèges des ordres supérieurs, le contrôle despotique du trafic, les résidus encore puissants de l’organisation corporative ainsi que la pression insupportable de l’Église, les corvées chez la population paysanne, la tutelle politique dans la vie étatique et les limitations des constitutions urbaines. Sous l'oppression de telles institutions, qui avaient perdu toute signification juridique interne, naquit l'idéal de la pure liberté de l'individu ; si jamais ces servitudes qui comprimaient les forces de la personnalité dans des bornes non naturelles disparaissaient, toutes les valeurs internes et externes dont les ressorts étaient présents, mais immobilisés au plan politique, religieux et économique, pourraient se déployer, la société passant de l'époque de la non raison historique à celle de la raison naturelle. Parce que la nature ne connaît pas toutes ces contraintes, l'idéal de la liberté apparut comme celui de « l'état naturel ». Si l'on entend par nature l'essence originelle de notre espèce et de chaque être individuel (sans préjudice du double sens du mot « originel » : premier dans le temps et fondamental par essence) à partir de laquelle le processus culturel prend son élan, - le XVIIIe siècle a cherché à concilier à nouveau dans une formidable synthèse le point final ou culminant de ce processus et le point de départ. La liberté de l'individu était trop vide et trop faible pour porter son existence ; si les puissances historiques ne la remplissaient ni ne la soutenaient plus, il fallait dès lors faire confiance à l’idée suivant laquelle il suffisait de parvenir à cette liberté pure et intégrale pour retrouver le fondement premier de notre être générique et personnel, qui serait aussi certain et fécond que la nature en général.

Ce besoin de liberté de l'individu, qui se sentait emprisonné et déformé par la société historique, le conduisit cependant à se contredire lui-même au cours de sa réalisation. En effet, il est clair qu'il ne peut être satisfait de façon durable que si la société ne se compose que d'individus de force égale et possédant intérieurement comme extérieurement les mêmes avantages. Comme cette condition n'est réalisée nulle part, et qu'au contraire les forces qui donnent la puissance et déterminent le rang de l'homme sont d'emblée absolument inégales, du point de vue quantitatif comme du point de vue qualitatif, cette totale liberté ne peut que conduire à l'exploitation de cette inégalité par les plus favorisés : le plus rusé contre le plus borné, le fort contre le faible, le hardi contre le timide. Au cas où on aurait écarté tous les obstacles extérieurs la différence des potentialités internes devrait se traduire par une différence correspondante dans les positions externes : la liberté que donne l'institution générale devient de nouveau illusoire du fait des relations personnelles. Et comme dans tous les rapports de force l'avance une fois acquise facilite le gain suivant - ce dont l' « accumulation du capital» n'est qu'un cas particulier - l'inégalité du pouvoir s'étendra par de rapides progressions et la liberté du privilégié se déployera toujours au détriment de celle de l'opprimé. C'est pour cette raison que se trouve absolument justifiée la question paradoxale de savoir si la socialisation de tous les moyens de production ne serait pas la seule condition qui permettrait de réaliser la libre concurrence ! Ce n'est donc que si l'on enlève par la force à l'individu la possibilité de profiter de sa supériorité éventuelle contre l'inférieur qu'un même degré de liberté pourrait régner partout dans la société. Aussi, en présupposant cet idéal, il n'est pas exact de dire que le socialisme signifierait l'abolition de la liberté. Au contraire, il supprime seulement ce qui dans la liberté donnée devient un moyen pour les uns d'opprimer librement les autres, à savoir la propriété privée, qui n'est pas seulement l'expression, mais encore le multiplicateur des différentes forces individuelles, et qui est capable d'accroître cette différence jusqu'à ce que soit rassemblé - dans un sens radical - à l'un des pôles de la société un maximum de liberté et à l’autre un minimum de liberté.

La totale liberté de chacun ne peut exister que s'il y a totale égalité entre tous. Cette dernière cependant n'est pas seulement irréalisable dans la sphère strictement personnelle, mais également dans le domaine économique, aussi longtemps qu'on y autorise l'exploitation des inégalités personnelles. Ce n'est qu'une fois que cette possibilité est exclue, c'est-à-dire si l'on a supprimé la propriété privée des moyens de production, que l'égalité y sera possible et que l'on aura écarté les limites de la liberté indissociables de l'inégalité. Il est indéniable que c'est à propos de cette « possibilité » que se manifeste l'antinomie profonde entre la liberté et l'égalité, étant donné qu'on ne peut la résoudre que par la dissolution de l'une et de l'autre dans la négativité de l'absence de possession et de l'absence de puissance. Il semble que Goethe fut à son époque le seul qui ait vu clairement le problème : l'égalité, dit-il, exigerait la subordination à une norme générale, la liberté par contre« tendrait vers l'indéterminé»;« les législateurs ou les révolutionnaires qui promettent à la fois l'égalité et la liberté sont des esprits romanesques ou des charlatans ». Ce fut peut-être parce qu'instinctivement on a saisi la difficulté de cet état de choses qu'on a joint à la liberté et à l'égalité une troisième exigence, celle de la fraternité. En effet, si l'on rejette le moyen de la contrainte pour supprimer la contradiction entre la liberté et l'égalité, il n'y a que l'altruisme explicite qui conduise au même résultat : ce n'est que par la renonciation morale à mettre en valeur les avantages naturels qu'on pourrait rétablir l'égalité, après que la liberté l' eût anéantie. Au demeurant, l'individualisme typique du XVIIIe siècle est totalement aveugle à cet obstacle intérieur de la liberté. Les contraintes établies par les ordres, les corporations, l’Église et les mentalités, qu'il combattait, avaient suscité d'innombrables inégalités entre les hommes, dont on ne ressentait que l'injustice et l'origine historique externe. On en a conclu qu'en abolissant les institutions pour faire disparaître ces inégalités-là, on pourrait éliminer en général toutes les inégalités dans le monde. La liberté et l'égalité apparurent comme les deux faces évidemment harmonieuses d'un unique idéal humain.

Il y eut en outre un autre courant historique, encore plus profond, qui fut le porteur de cet idéal : il s'agit du concept de nature, propre à l'esprit de ce temps. En ce qui concerne ses intérêts théoriques, le XVIIIe siècle fut entièrement orienté vers les sciences de la nature. Il a continué les travaux du XVIIe siècle et il a érigé le concept de loi naturelle en idéal suprême de la connaissance. Il s'ensuivit une décomposition de la véritable individualité, de l'aspect incomparable et indissoluble de l'être-là individuel. Seule subsista la loi générale : tout phénomène, aussi bien un homme qu'une nébuleuse de la voie lactée, n'en serait qu'un cas particulier, et même lorsque sa forme était entièrement originale, on n'y vit qu'un simple point d'intersection et un ensemble qu'on pourrait résoudre par le concept de loi générale. C'est au moins ainsi qu'on concevait la« Nature - il n'y eut que les poètes qui la conçurent autrement. Aussi l'homme universel, l'homme en général, se trouva-t-il au centre des intérêts de cette époque, au lieu de l'être donné historiquement, particulier et différencié. Celui-ci, on le réduisit en principe à l'autre : dans chaque personne individuelle vit, au titre de l'essentiel, cet homme universel, tout comme chaque partie de matière, quelle qu'en soit la structure particulière représentait dans son essence les lois régulières de la matière en général. En même temps on en conclut le droit d'associer d'emblée la liberté et l'égalité. En effet lorsque ce qui est universellement humain, en quelque sorte la loi naturelle dite homme, constitue la substance de chacun, sous la forme de propriétés empiriques, d'une situation sociale et d'une culture contingente des êtres individualisés, il suffit de le libérer de ces influences et déviations historiques qui recouvrent son être le plus profond, pour que cette essence commune à tous, l'homme en tant que tel, se manifeste à nouveau. Voilà le pivot de ce concept d'individualité qui fait partie des grandes catégories de l'histoire de l'esprit : si on libère l'homme de ce qui n'est pas tout à fait lui-même et qu' ainsi il se retrouve lui-même, il ne subsiste comme substance véritable de son existence humaine que l'humanité, qui vit en lui comme en chacun, l'essence toujours identique, qui a seulement été déguisée, amenuisée et déformée par les formes historico-empiriques.

Si la liberté signifie que le Moi central s'exprime sans entraves et sans réserves dans toute la périphérie de son être-là, que le point du Soi absolu exerce en l'homme une domination exclusive sur son existence, il ne peut s'agir que du concept qui fait que tous les hommes sont égaux, à savoir le concept pur de l'humanité, l'universel, par rapport auquel toute individualité distincte constitue quelque chose d'extérieur et de contingent. C'est en fonction de cette signification de l'universel que la littérature de l'époque révolutionnaire parle constamment du peuple, du tyran, de la liberté de façon tout à fait générale ; c'est pour cette raison que la « religion naturelle » est conçue comme une providence en général, une justice en général, une éducation divine en général, sans reconnaître un droit aux configurations particulières de cet universel. C'est pour cette raison aussi que le « droit naturel » est fondé sur la fiction d'individus particuliers, mais semblables. Pour cette conception, la communauté se dissout dans le sens d'une unité collective - qu'elle soit ecclésiastique ou économique, corporative ou étatique (étant donné que l’État n'a d'autre fonction que négative, celle de la protection et d'empêcher les troubles). Il subsiste l'individu isolé et individuellement libre, se reposant sur lui-même, puisqu'aux communautés historico-sociales se substitue Ja conviction de l'universalité de la nature humaine qui se conserve en chacun au titre de l' essentiel, qu'il ne saurait perdre et qui reste toujours identifiable; il suffit de le dévoiler et de le découvrir en l'être pour qu'il soit parfait. Du moment que cette conviction atténue et rend supportable l'isolement de l'individu, elle rend également possible la liberté sur le plan moral, attendu qu'elle semble couper à la racine le développement de l'inégalité et ses conséquences inévitables. Aussi Frédéric le Grand pouvait-il désigner le prince comme « le premier juge, le premier financier, le premier ministre de la société » et dans le même souffle comme« un homme au même titre que ses sujets». Tout cela fait que l'antinomie sociologique, dont je suis parti, se transpose dans le paradoxe de la morale : elle est le mouvement le plus profond et le plus intime de l'homme et elle exige en même temps le renoncement au Soi. Dans la religion cela veut dire : qui perd son âme, la gagnera.

Ce concept de l'individualité atteint sa plus grande sublimation intellectuelle dans la philosophie de Kant. Il enseigne que toute connaissance se fait en donnant une unité à la diversité incohérente des impressions sensibles. Cette unification est possible parce que l'intellect dans lequel se déroule ce processus est lui-même une unité, un Moi. Le fait que nous avons une conscience d'objets au lieu de sensations éphémères exprime l'unification que le Moi opère à leur propos: l'objet est la réplique du sujet. Ainsi le Moi - non point le Moi contingent, psychologique, individuel, mais le Moi fondamental, créateur, immuable - devient le support et le producteur de l'objectivité. La connaissance est objectivement vraie et pratiquement nécessaire dans la mesure où elle se forme par ce Moi, pur, la dernière instance de l'âme connaissante. Il suit de cette présupposition inébranlable d'une vérité une, d'un monde objectif un, que dans tous les hommes le Moi qui les forme ou qui pourrait les former doit toujours être le même. C'est ainsi que l'idéalisme kantien qui fait du monde connaissable le produit (Produkt) du Moi et qui s'en tient en même temps à l'unicité et à la constante identité de la connaissance vraie, est une expression de cet individualisme qui voit en tout ce qui est humain une substance absolument identique et qui doit tenir pour semblable tout ce que nous produisons au plus profond de nous-mêmes, même si le développement et l'apparence ne sont pas toujours les mêmes, tout comme le monde connu est le même pour chaque être qui est un homme.

Dans cette même profondeur d'où naît selon Kant l'égalité des mondes des Mois à partir de l' égalité du Moi, la liberté prend également sa racine. Le Moi de l'idéalisme, qui est la représentation grâce à laquelle seule un monde peut être donné, incarne l'indépendance absolue de la personne par rapport à toutes les conditions et toutes les déterminations qui lui sont extérieures. Étant donné que le Moi forme tous les contenus conscients de l'existence, y compris le Moi empirique, il ne saurait être formé à son tour lui-même par un quelconque d'entre eux. Dans ses enchevêtrements avec la nature, avec le Toi ou avec la société, le Moi a acquis sa souveraineté absolue, il repose à ce point sur lui-même que même un monde peut encore reposer sur lui. L'ensemble des puissances historiques ne saurait contrarier ce moi, au-dessus duquel il n'y a rien, non plus à côté, et qui ne peut pas suivant son concept prendre une autre chemin que celui que sa propre forme essentielle lui prescrit. Vu que cette époque fait de l'individualité libérée de toute contrainte et de toute détermination particulière, par conséquent toujours identique à elle-même, la substance ultime de la personnalité sous la forme de l'abstraction « homme», elle élève en même temps cette abstraction au rang de valeur ultime. L'homme, dit Kant, est suffisamment impie, mais l'humanité en lui est sainte. Schiller déclare : « L'idéaliste pense l'humanité de façon si grandiose qu'il risque de mépriser les hommes». Chez Rousseau, qui avait pourtant un sens très vif pour les différences individuelles, celles-ci ne sont cependant que superficielles. En effet, plus l'homme revient vers son propre cœur, au lieu de chercher son absoluité interne dans les relations extérieures, plus fortement aussi coule en lui la source de la bonté et du bonheur, ce qui veut dire en chacun de nous également. Si l'homme est ainsi vraiment lui-même, il possède un ensemble de forces qui sont plus que suffisantes pour la conservation de soi, qu'il peut même pour ainsi dire transmettre à d'autres, c'est-à-dire accueillir en soi les autres et s'identifier à eux: nous sommes de ce fait d'autant plus valeureux moralement, d'autant plus compatissants et meilleurs, que chacun est davantage lui-même, c'est-à-dire s'il permet à son noyau le plus intime d'être souverain, grâce auquel tous les hommes sont identiques, par-delà la confusion de leurs contraintes sociales et de leurs arrangements fortuits. En tant que l'individu véritable est davantage que son individualité empirique, il lui est possible, grâce à ce plus, de donner et de dépasser son égoïsme empirique.

Le concept de nature constitue en même temps en ce cas le point de rencontre entre la nature et l'éthique. Son double rôle au XVIIIe siècle prend sa plus forte expression chez Rousseau. J'ai déjà attiré l'attention sur son importance pour le problème de l'individualité : la nature n'est pas seulement ce qui est à proprement parler solitude, le substantiel dans tout ce qui flamboie et tourbillonne dans l'histoire, mais elle est aussi ce qui doit être, l'idéal qu'il s'agit de réaliser peu à peu. Il peut paraître contradictoire que le vrai Étant (Seiende) constituerait un but encore à atteindre. En fait, ce sont les deux faces d'une attitude psychologique unifiée que nous adoptons dans plus d'un de nos concepts de valeur et que nous ne pouvons exprimer autrement que dans une dualité non commensurable pour la logique. C'est précisément dans la particularité du problème du Moi que le double sens du mot« naturel» se comprend le mieux. Nous ressentons en nous une réalité ultime qui constitue l'essence de notre être et qui ne se recouvre que très imparfaitement avec notre réalité empirique - il ne s'agit nullement d'un idéal fantaisiste, flottant par-dessus l'être empirique, mais d'un idéal qui est déjà présent dans l'être-là sous une forme quelconque, comme dessinée dans notre existence par des lignes idéelles, et contenant pourtant la norme de cette existence, attendant d'être exploitée et façonnée à partir du matériel de notre être-là. Ce sentiment devint très puissant au cours du XVIIIe siècle : le Moi que nous sommes déjà, il faut encore le construire - parce que justement nous ne le sommes pas encore purement et absolument, enveloppé et déformé qu'il est par notre destin historico-social. Cette normalisation du Moi par le Moi lui-même est justifiée moralement par le fait que le Moi idéal, réel dans le sens le plus élevé, est l'universellement humain, et qu'on atteint, en le réalisant, la véritable égalité dans la sphère de' tout ce qui est humain. Schiller l'a exprimé d'une façon tout à fait exhaustive : « Chaque homme individuel porte en lui, selon ses aptitudes et déterminations, un homme pur et idéal en soi, la grande tâche de son existence étant d'être à l'unisson de cette unité inaltérable en dépit de toutes ses variations. On peut retrouver cet homme pur, de façon plus ou moins distincte, dans chaque sujet.»

La formule de l' « impératif catégorique », dans laquelle Kant a résumé notre devoir moral, est la forme la plus profonde de cette idée de l'individualité. Il place d'abord toute la valeur morale de l'homme dans la liberté. Aussi longtemps que nous sommes des parties du mécanisme du monde, y compris celui de la société, nous avons aussi peu de« valeur» que le nuage qui passe ou la pierre qui s'effrite. Ce n'est que, lorsqu'à partir d'un simple produit et d'un point de rencontre de forces extérieures, nous devenons un être qui se développe à partir de son propre Moi, que nous pouvons devenir responsables et acquérir aussi bien la possibilité de la faute que celle de la valeur morale. Dans le cosmos socio-naturel il n'y a pas d'être pour soi ni de personnalité, mais si nous prenons appui sur la liberté absolue - la réplique métaphysique du laissez-faire - nous acquérons en même temps la personnalité et la dignité morale. C'est l'impératif catégorique qui exprime ce qu'est la moralité : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse être considérée comme la maxime d'une législation universelle. » Ainsi l'idéal de l'égalité devient le sens de tout devoir-être. On prévient toute imagination complaisante à elle-même, au sens où l'on serait en droit d'avoir une activité et une jouissance tout à fait particulière, parce qu'on serait « autre que les autres ». La juridiction morale « sans considération de la personne», l'égalité devant la loi morale s'accomplit dans l'exigence suivant laquelle l'action propre peut être pensée sans contradiction comme la manière d'agir nécessaire pour tous. La liberté, source de toute moralité, reçoit son contenu par l'égalité, car la personnalité qui reposerait uniquement sur elle-même et serait seule responsable d'elle-même est précisément celle dont l'action est légitimée moralement en principe par une justification qui est la même pour tous à faire la même chose. Non seulement l'homme libre est seul à être un être moral, mais seul l'homme moral est libre - car seule son activité possède cette légalité universelle, qui n'est jamais réelle que dans le Moi, qui ne subit aucune influence et qui ne repose que sur lui seul. C'est ainsi que le concept d'individualité du XVIIIe siècle, suivant lequel la liberté personnelle n'exclut pas mais inclut l'égalité, du fait que la « vraie » personne est identique dans n'importe quel homme, a trouvé son accomplissement abstrait chez Kant.

Au XIXe siècle ce concept se scinde en deux idéaux que l'on peut définir à grands traits et avec de nombreuses réserves comme la tendance à l'égalité sans liberté et la tendance à la liberté sans égalité. La première pénètre le socialisme sans pourtant l'épuiser, mais avec une importance plus grande que celle que lui accordent la plupart de ses représentants. En tant qu'ils récusent énergiquement l'égalitarisme (Gleichmacherei) mécanique, ils s'illusionnent sur le rôle que l'idée d'égalité jouera toujours comme support de la culture socialiste idéale. La socialisation des moyens de production peut mettre en évidence, comme je l'ai déjà évoqué, un grand nombre de différences individuelles, qui se corrompent pour le moment par suite de l'insertion dans un niveau de classe, à cause d'une culture insuffisante, d'un excès de travail et à cause de besoins et de soucis. Néanmoins, sil' on considère la situation actuelle, la suppression des avantages immérités et des écarts dus à la naissance, aux conjonctures ou à l'accumulation du capital, l'appréciation différente de la même quantité de travail, etc., conduirait dans tous les cas à un nivellement considérable de la situation économique. Conformément à la stricte dépendance qui, selon la théorie socialiste, règnerait entre l'état économique et l'état global de la mentalité, il faudrait que l’égalisation relative trouve son penchant dans une large égalisation personnelle. Ce qui est cependant essentiel, c'est que les divers degrés de nivellement, suivant les programmes, ne signifient que des oscillations de la théorie à propos du fait de l’idéal égalitaire, qui appartient aux grandes déterminations caractérologiques de l'humanité. Il y aura toujours un type de personnes dont la réflexion sur les valeurs sociales verra la solution dans l’égalité de tous, si nébuleux que soit cet idéal et si difficilement concevable dans le détail, alors que pour un autre type les différences et les distances constituent une valeur intime irréductible de la forme d'existence sociale et qui se justifierait d'elle-même. Lorsqu'un des dirigeants socialistes affirme que toutes les mesures socialistes, même celles qui apparaissent extérieurement comme des contraintes, ont pour but le développement et la sécurité de la libre personnalité, par exemple au sens où la fixation d'un nombre maximum de jours de travail ne signifierait que l'interdiction de renoncer à la liberté personnelle pour un temps ne dépassant pas un nombre d’heures déterminé et que cette interdiction serait en principe identique à celle de refuser de se vendre durablement comme esclave, il apparaît qu'il se situe encore dans l'esprit de l'individualisme du XVIIIe siècle et de son concept schématique de la liberté.

Aucun homme empirique ne se laisse peut-être guider exclusivement par l'une ou l'autre de ces deux tendances, peut-être aussi la réalisation absolue de l'une ou de l’autre est-elle impossible. Il n’empêche qu'elles constituent des types fondamentaux des différences de caractère du point de vue de leurs manifestations sociales. Là où l’une des tendances s'impose, on ne fera pas changer d’idées avec des arguments raisonnables ceux qui y adhèrent, car une telle tendance ne provient pas de réflexions appropriées sur une fin ultime supérieure - par exemple le bonheur général ou la perfection personnelle ou encore la rationalisation de la vie - bien qu'elle cherche souvent à se présenter subsidiairement sous cet aspect à la conscience. Elle est plutôt l'instance dernière sur laquelle s'édifient par la suite toutes les autres intentions, décisions et déductions; c'est en elle que s'exprime l'être de l'homme, la substance de son essence. Son rapport avec autrui est à ses yeux une chose trop importante, considérable et fondamentale, pour que la décision d'être leur égal ou non, vouloir l'être ou devoir l'être - dans le cas particulier ou en principe - ne vienne pas de la profondeur de l'être lui-même. Il me semble que le socialisme trouve la majorité de ses adeptes, et en tout cas les plus fanatiques, parmi les tempéraments qui tendent de cette manière vers un idéal égalitaire tout à fait universel.

Le rapport que l'égalité relative d'un état socialisé manifesterait à l'égard de la liberté est une chose complexe. Il prête à une équivoque typique, grâce à laquelle la différenciation des classes frappe très souvent les influences et les transformations unitaires qui concernent la totalité. Du fait que le degré de culture et les conditions d'existence des groupes partiels sont de nature extrêmement diverse, une modification commune de l'être-là de ces groupes partiels serait elle aussi extrêmement diverse, voire elle déclencherait des résultats diamétralement opposés. La même proportion d'égalité générale qui donnerait à l'ouvrier, vivant constamment sous la menace de la faim et accablé par la dureté du travail salarié, un très grand degré de liberté, devrait signifier une réduction au moins aussi importante de la liberté de l'entrepreneur, du rentier, de l'artiste, de l'intellectuel, ainsi que des personnalités dirigeantes de l'ordre actuel. Nous trouvons un dualisme sociologique formellement analogue à propos du problème des femmes : la même liberté de productivité économique à laquelle aspirent des femmes des classes supérieures, afin de pouvoir accéder à une indépendance fondée et à une justification satisfaisante de leur force - cette liberté constitue précisément pour les ouvrières d'usine un obstacle redoutable en ce qui concerne leur bonheur comme femme et comme mère. La suppression des limites familiales et domestiques aboutit de façon frappante à une totale différence dans l'évaluation des conséquences pour les deux couches ou classes différentes. C'est là l'inversion qu'a subie la synthèse de la liberté et de l'égalité dans le courant socialiste : l'accent a été mis sur l'égalité et c'est seulement parce que celle-ci a été ressentie immédiatement comme une forme de liberté par la classe dont le socialisme défend des intérêts que ce parti a cru pouvoir échapper à l'antagonisme entre ces deux idéaux.

Certes, les pertes de liberté que le socialisme imposerait à certaines couches sociales pourraient ne constituer qu'un phénomène transitoire qui ne subsisterait que le temps durant lequel les conséquences de la situation actuelle feraient une place au sentiment de la différence. Si nous considérons les difficultés évoquées plus haut, relatives à l'association de la liberté et de l'égalité, il ne reste d'autre solution au socialisme que de recourir à une adaptation à l'égalité qui, comme satisfaction d'ensemble, refaçonnerait aussi les aspirations à la liberté qui la dépasse. Toutefois cet appel à l'adaptation à tous usages suscite la critique du fait qu'elle ne se prête pas moins à n'importe quelle autre chance opposée. On ne saurait non plus affirmer de manière plus plausible que les instincts de liberté tendant vers la différenciation sociale pourrait s'adapter à n'importe quelle réduction de la quantité absolue de ces différences. Comme nos sensations sont par nature liées à des différences dans l'excitation, les différences individuelles s'attacheraient, après une courte période d’adaptation, aux différences infimes de situation que même l’état de socialisation ne peut éliminer, telles les passions absolument indomptables de la convoitise et de la jalousie, les sentiments de domination et d’oppression. L’exercice de la liberté aux dépens des autres trouverait, vu la structure psychologique de l'homme, même en cas d'extension de l'aire de l'égalité à l'extrême, un champ d'action fertile qui ne souffre pas de diminution. Même si l'on entendait l'égalité uniquement au sens de la justice, c est-à-dire que les institutions sociales accorderaient à chacun la quantité de liberté non au sens d'une égalité mécanique toujours la même, mais exactement dans le rapport à son importance qualitative - elle n'en serait pas moins irréalisable, à cause d'un fait rarement mis en évidence mais néanmoins de la plus grande importance pour les rapports entre l'individu et la société.

[...]

Je me contente de ces indications fragmentaires sur les nombreux rapports, souvent discutés, entre le socialisme et la liberté individuelle, car je voudrais esquisser maintenant la forme particulière de l'individualisme qui a dissous la synthèse du XVIIIe siècle, celle qui fondait l'égalité sur la liberté et la liberté sur l'égalité. A la place de cette égalité qui exprime l'être profond de l'homme et qui, d'autre part, devrait encore être réalisée, elle installe l'inégalité - qui, comme auparavant l'égalité, n'aurait besoin elle aussi que de la liberté pour déterminer l'existence humaine à partir des multiples intérêts et possibilités qu'elle offre. La liberté reste le dénominateur commun, même si ses corrélats sont contradictoires. Dès que le Moi s'est senti suffisamment fort dans les domaines de l'égalité et de l'universalité, il a cherché à nouveau l'inégalité, mais uniquement celle qui s'exprime de l'intérieur. Après que l'individu s'est libéré en principe de la chaîne rouillée des corporations, du statut de naissance, de l'église, on est allé plus loin, dans la libération, pour permettre aux individus devenus autonomes de se distinguer également les uns des autres : il ne s'agit plus d'être en général un individu libre, mais d'être cet individu déterminé, non interchangeable. La tendance moderne à la différenciation aboutit ainsi à un renchérissement qui dément à nouveau la forme qu'il venait à peine d'acquérir, sans que cependant cette opposition puisse faire erreur à propos de l'identité de la tendance fondamentale. Cette tendance traverse toute l'époque contemporaine: l'individu se cherche

lui-même, comme s'il ne se possédait pas encore, avec la certitude de trouver dans son Moi le seul point d'appui solide. On comprend aisément que l'individu cherche un tel point de manière toujours plus pressente, dans un élargissement extraordinaire de son horizon théorique et pratique, et qu'il ne saurait le trouver dans aucune instance extérieure à l'âme. Le double besoin d'une clarté indubitable et d'une insondabilité indéchiffrable, dispensé toujours davantage par le développement intellectuel de l'homme moderne s'apaise dans le Moi et dans le sentiment de la personnalité, comme s'il n'était qu'un unique besoin. Les forces psychologiques du socialisme viennent elles aussi, d'une part d’un rationalisme porté conceptuellement à la démonstration, d'autre part d'instincts tout à fait obscurs, peut-être d'un communisme atavique. Toutes les relations avec autrui ne sont finalement que des étapes sur le chemin qui permettrait au Moi de venir à lui-même, soit qu'il se sente en dernière analyse l'égal de l'autre, parce que, tout en se reposant sur lui-même et sur ses propres forces, il a cependant besoin de cette conscience comme appui, soit qu'il se sente à la hauteur de la solitude

de sa qualité propre, les nombreux autres n'étant là que pour que chaque individu puisse apprécier sa propre incomparabilité et l'individualité de son univers par rapport à autrui.

Cette tendance à l’individualisation conduit donc, sur le plan historique, comme je l'ai déjà mentionné, au-delà de l'idéal de personnalités totalement libres et responsables d'elles-mêmes, mais pour le principal semblables aux autres. Il s'agit d'une individualité incomparable en son essence profonde, appelée à jouer un rôle qu'elle seule est capable de remplir. Cet idéal s'annonce déjà au XVIIIe siècle chez Lessing, Herder et Lavater. On a attribué le culte du Christ chez ce dernier auteur à son désir d'individualiser Dieu lui-même et par renchérissement à son rêve de susciter de nouvelles figures du Christ. Cette forme de l'individualisme trouve pour la première fois sa plénitude dans une œuvre littéraire : Wilhelm Meister. C'est dans Les années d' apprentissage que l'on décrit, en effet, pour la première fois un monde qui dépend entièrement de la complexion originale des individus, qui ne s'organise et ne se développe que par eux, sans préjudice de ce que ces figures soient conçues comme des types. Si souvent que ces figures se répètent dans la réalité, il n'en reste pas moins que chacune d'elles a le sentiment d'être en dernière analyse différente des autres, bien qu'elles soient en contact entre elles par la destinée, de sorte que l'accent est mis dans leur vie non sur ce qui est identique, mais sur ce qui leur est absolument propre. Dans Les années de voyage, l'intérêt se déplace des hommes à l'humanité - non point au sens de l'homme abstrait en général que l'on voit régner au XVIIIe siècle, mais à celui de la collectivité, de la communauté concrète de l'espèce vivante. Il est dès lors extrêmement intéressant d'observer comment cet individualisme, orienté vers l'incomparabilité et l'unicité qualitative, se met en valeur sur la base de cet intérêt. Ce n'est pas toute la personnalité qui est valorisée dans la société par l'exigence de singularité, mais le service objectif de la personnalité au profit de la société. « Ce ne sont que bouffonneries, y lit-on, que toute votre culture générale et toutes vos institutions qui y préparent. Qu'un homme réalise supérieurement quelque chose, que personne d'autre ne ferait facilement dans son environnement immédiat, voilà ce qui compte. » Toute cette conviction est en opposition absolue à l'idéal des personnalités libres et égales, que Fichte formula une fois, en résumant ce courant de pensées en une phrase:« Un être raisonnable ne peut être qu'un individu, mais non pas tel ou tel individu déterminé», et en exigeant que le Moi individuel, déterminé diversement, redevienne grâce au processus moral le Moi pur et absolu - ce qui n'est que la cristallisation philosophique de l' « homme universel » du XVIIIe siècle. Frédéric Schlegel a défini le nouvel individualisme dans une formule qui constitue par rapport à la précédente conception l'antithèse radicale:« C'est précisément l'individualité qui est ce qu'il y a d'originel et d'éternel en l'homme ; la personnalité a moins d'importance. Chercher à former et à développer cette individualité constituerait un égoïsme divin. »

Ce nouvel individualisme a trouvé son philosophe avec Schleiermacher. Le devoir moral consiste à ses yeux dans la nécessité pour chacun de représenter l'humanité d'une manière singulière. Sans doute chaque homme est-il un « compendium » de toute l'humanité, et même davantage, une synthèse des forces qui constituent l'univers, mais chacun donne une forme absolument unique à ce matériel commun à tous. Chez lui aussi, comme dans les conceptions antérieures, la réalité trace le devoir-être : ce n'est pas seulement en tant que l'homme est déjà ce qu'il est, qu'il est incomparable, placé qu'il est dans un cadre que lui seul peut remplir, mais si on le considère d'un autre point de vue la réalisation de ce caractère incomparable constitue son devoir moral, car chacun est appelé à réaliser son archétype propre, qui n'est propre qu'à lui. La grande pensée concernant l'histoire universelle, suivant laquelle non seulement l'égalité des hommes mais aussi leur différence constitue une exigence morale, Schleiermacher en fait le pivot d'une conception du monde : à partir de la représentation selon laquelle l'absolu ne se rencontrerait que dans la forme de l'individuel, que l'individualité ne serait pas une limitation de l'infini mais son expression et son miroir, il fait du principe social de la division du travail le fondement métaphysique des choses. Il est vrai, cette différenciation qui pénètre dans les profondeurs ultimes de la nature individuelle prend facilement chez lui une tournure mystique et fataliste. (« Tu dois être ce que tu es, tu ne saurais échapper à toi-même. C'est ainsi que parlaient déjà les sibylles et les prophètes. ») Pour cette raison une telle conception ne pouvait que rester étrangère au rationalisme transparent de l'époque des Lumières, bien qu'elle se soit recommandée par son entremise auprès du romantisme, dont Schleier­macher était très proche.

Le romantisme fut peut-être le canal le plus large par lequel cet individualisme pénétra dans la conscience du XIXe siècle - individualisme qu'on pourrait appeler qualitatif par rapport à l'individualisme quantitatif du XVIIIe siècle, ou encore celui de l'individu unique par rapport à l'individu isolé. Si Goethe lui a fourni une base artistique, Schleiermacher une base métaphysique, le romantisme lui apporte la base du sentiment et de l'expérience vécue. A la suite de Herder (chez qui il faut donc chercher une des sources de l'individualisme qualitatif), les romantiques se sont en premier lieu à nouveau familiarisés avec la particularité, la singularité des réalités historiques. Ils ont ressenti profondément le droit et la singulière beauté du Moyen Age diffamé, de l'Orient que la culture activiste de l'Europe libérale avait méprisé. C'est en ce sens que Novalis veut laisser son « esprit unique » se transformer en un nombre infini d’esprits étrangers, disant qu'il « habite en quelque sorte tous les objets qu'il contemple et qu'il ressent les impressions infinies et simultanées d'une pluralité harmonieuse ». Mais avant tout le romantique éprouve au fond de son rythme interne l'incomparabilité, la prérogative, l'auto-décantation qualitative et rigoureuse de ses éléments et de ses moments les uns par rapport aux autres, puisque cette forme d'individualisme apparaît également dans les facteurs constitutifs de la société. Sous cet angle Lavater est un précurseur intéressant : sa physiognomie s'enterre parfois à tel point dans les particularités des traits visibles et intimes de l'homme qu'il n'arrive plus à revenir à cette individualité dans son ensemble, et qu'il reste accroché à l'intérêt qu'il y trouve pour l'individuel et le singulier. L'âme romantique fait l'expérience d'une suite indéfinie de contradictions, dont chacune apparaît au moment où elle est vécue comme quelque chose d'absolu, d'achevé, de suffisant, quitte à être dépassée par la suivante, et il jouit dans l'altérité de l'une par rapport à l'autre du sentiment d' être pleinement chacune d'elles. « Celui qui reste collé sur un point n'est rien d'autre qu'une huître raisonnable» dit Frédéric Schlegel. La vie du romantique transpose dans la succession protéique de ses contradictions entre l'état d'âme et le devoir, entre la conviction et le sentiment, la juxtaposition que fournit l'image de la société, dans laquelle chacun trouve enfin, en raison de sa différence par rapport à l'autre et de son unicité personnelle ainsi que de ses actes, le sens de son existence, tant individuelle que sociale.

Cette conception et cette tâche de l'individu tendent, en ce qui concerne son aspect purement social, à l'établissement d'un tout supérieur, à partir de l'ensemble des éléments différenciés. Plus la prestation (et aussi les besoins) de l'individu est originale, plus urgent devient le complément réciproque et plus haut s'élève aussi, par-dessus les membres soumis à la division du travail, l'organisme d'ensemble qui se constitue à partir d'eux, pour inclure et négocier leurs actions et réactions qui s' engrènent les unes dans les autres. Le particularisme des individus nécessite un pouvoir constitutionnel qui assigne sa place à chaque individu et qui finira par les dominer. C'est pourquoi cet individualisme (la liberté y étant réduite à son sens purement intérieur) évolue aisément en tendance anti-libérale. Il se met ainsi en opposition complète avec celui du XVIIIe siècle qui, logiquement, ne pouvait pas, à partir de ses individus atomisés et considérés en principe comme indistincts, aboutir à l'idée d'un ensemble conçu comme un organisme unifiant les membres diversifiés. En effet, il ne pouvait maintenir ensemble les éléments libres et égaux que par la loi exclusivement, supérieure à tous. Celle-ci avait pour signification de limiter autant la liberté de chacun qu'il était nécessaire pour la liberté de tous. Les parrains de cette loi étaient la légalité d'une nature construite sur le modèle mécanique ainsi que la loi au sens du droit romain. Par ces deux aspects cet individualisme a méconnu le fait que l'existence sociale concrète n'est pas une sommation d'individus isolés et égaux, mais qu'elle émerge des actions réciproques dues à la division du travail et qu'elle les dépasse dans une unité qui ne se retrouve pas pro rata dans chaque élément.

La doctrine de la liberté et de l'égalité est le fondement historico-spirituel de la libre concurrence, celle des personnalités différenciées est le fondement de la division du travail. Le libéralisme du XVIIIe siècle mit l'individu sur ses propres pieds, celui-ci pouvant dès lors aller aussi loin que ces pieds le portaient. La théorie laissait à la constitution naturelle des choses le soin de faire en sorte que la concurrence illimitée des individus aboutisse à une harmonie de tous les intérêts, que le tout fût satisfait dans la recherche sans ménagements d'avantages individuels : telle est la métaphysique qui servit à l'optimisme naturel du XVIIIe siècle de justification sociale de la libre concurrence. Avec l'individualisme de l'être-autre (des Andersseins), l'approfondissement de l'individualité jusqu'à l'incomparabilité de l'être, ainsi que de la prestation à laquelle il est appelé, on a trouvé la métaphysique de la division du travail. Les deux grands principes, celui de la concurrence et celui de la division du travail, dont l'action fut inséparable dans l'économie du XIXe siècle, apparaissent ainsi comme les projections économiques des aspects philosophiques de l'individu social, ou inversement la philosophie comme la sublimation des formes réelles de production économique. Ou encore, et cela est peut-être plus juste et fonde mieux la possibilité de ces deux orientations des relations, elles ont leur source commune dans ces mutations profondes de l'histoire, que nous ne pouvons pas connaître d'après son essence et son motif véritables, mais seulement d'après les manifestations qui résultent en quelque sorte du mélange avec les provinces particulières, riches en contenu, de la vie.

A la vérité, les conséquences que la concurrence illimitée et l'isolement des individus par la division du travail ont eu pour la culture interne des êtres n'apparaissent pas comme les facteurs de progression les mieux appropriés de cette culture. Peut-être existe-t-il encore au-dessus de la forme économique de l' action commune de ces deux grands motifs sociologiques - les seuls réalisés jusqu'à présent - une forme supérieure, qui serait l'idéal voilé de notre culture. J'aimerais cependant mieux croire que l'idée de la personnalité simplement libre et celle de la personnalité simplement unique ne sont pas encore le dernier mot de l'individualisme, et que le travail de l'humanité suscitera des formes toujours plus nombreuses et variées, grâce auxquelles la personnalité s'affirmera et prouvera la valeur de son existence. Si durant les périodes heureuses ces diversités se combinent en harmonies, leurs contradictions et la lutte qu'implique ce travail ne constituent pas seulement des obstacles, mais elles appellent un nouveau déploiement de forces et conduisent ce travail vers de nouvelles créations.

[1] ce titre est de mon fait.

Extraits de : Questions fondamentales de la sociologie, chapitre 4 « L’individu et la société aux XVIIIe et XIXe siècles » pages 142 à 160 [texte de 1894]

in Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, Puf 1981

note : Simmel ne rompt pas, dans cette approche, avec la vison progressiste de l’histoire telle que la portait le XIXe siècle. Son approche me semble pourtant intéressante parce qu’elle permet de poser les prémices de la crise entre individu et société, telle que nous la voyons aujourd’hui, plus d’un siècle plus tard, pleinement développée. Il comprend selon moi très bien qu’un basculement d’ampleur se prépare en cette fin de XIXe et début de XXe siècle. (Rappelons-nous qu’un auteur ne parle jamais que de l’époque dans laquelle il vit, ce qui veut dire que les « insuffisances » de textes anciens doivent être appréhendées selon deux angles distincts : par rapport à leurs contemporains pour essayer de comprendre la diversité-complémentarité historique des approches du réel à son époque, et par rapport à notre propre présent, qui permettent de comprendre et de qualifier le passage du temps et une certaine transformation du réel. Les textes anciens ne peuvent que superficiellement se prévaloir d’une prémonition quelconque, c’est juste que la réalité ne s’est probablement pas suffisamment transformée pour que cette transformation soit perceptible – à moins, hypothèse également plausible, que le lecteur ultérieur ne perçoive pas cette différence, peu importe ici pour quels motifs.)

 

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Georg Simmel, L’articulation des concepts de liberté et d’égalité 1894
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