On pourrait presque considérer que la gauche n’avait réussi à survivre durant le XXe siècle qu’en tant que négatif des idéologies de droite qui tenaient globalement le haut du pavé, alors que l’effondrement présent de ces idéologies de droite coupe pour ainsi dire l’herbe sous les pieds de ce qui réussissait à survivre des idéologies de gauche traditionnelles. On aurait là une sorte d’esquisse de la profonde crise actuelle du politique, qui donne une possible cohérence au phénomène majeur de l’abstention [*1*]. Le problème de la gauche, c’est qu’elle se définit en opposition à la droite, et dès lors que cette dernière perd de sa cohérence, le gauche se retrouve sans assise et vidée de sa substance. La gauche n’a été puissante que lorsque l’opposition à la droite était marquée, donc lorsqu’existait une droite puissante elle aussi : c’est bien ce que l’on voit aujourd’hui, lorsque la droite s’effondre, c’est une catastrophe pour la gauche. Je tiens ici à préciser que la perte de sagacité de la grille d’interprétation établie du réel n’implique en rien une soumission à ce réel.
Pour comprendre cette profonde crise structurelle du présent, il faut remonter, me semble-t-il, à ce qu’a été l’ambition historique du XIXe siècle : construire une société rationnelle, en appliquant à la société le rationalisme scientifique qui faisait alors des merveilles dans la découverte et le décryptage de la nature, ainsi qu’aux tentatives parallèles d’en appliquer les recettes et les préceptes à la construction mécanique de sa doublure industrielle.
Deux grandes approches du fait sociétal structuraient alors la pensée sociale. La première considérait les sociétés humaines comme un organisme en quelque sorte automate, obéissant à des règles rationnelles implicites qu’il s’agissait de mettre au jour pour en décupler les performances. C’est l’approche des Lumières, et plus particulièrement des Lumières écossaises, qui ont amorcées l’approche économique des faits de société. La deuxième approche, qui partage la même vision rationaliste du fait sociétal, considère plutôt qu’une organisation rationnelle de la société ne relève pas du donné, mais d’un projet politique à construire. C’est l’approche plutôt incarnée par une vision volontariste du contrat social, qui marque l’ambition saint-simonienne, fouriériste, etc., jusqu’aux critiques socialistes des anarchistes et des marxistes, ainsi que les divers courants positivistes. Alors que la première cherche à décrire une dynamique sociale rationnelle en elle-même (dynamique qui obéirait à des lois de manière analogue à la gravitation qui rendrait compte du mouvement des planètes), la seconde cherche à décrire cette rationalité sociale comme un processus historique en construction, dont les imperfections constatables (injustices, inégalités, etc.) seraient dues non pas à des nécessités internes immanentes, mais à une organisation insuffisamment rationnelle de la société (déficit de rationalité généralement attribué à une falsification des enjeux universels, manipulés par des intérêts particuliers).
La crise présente de la politique, en ce début de XXIe siècle, et qui a seulement commencé à apparaître sous cette forme en même temps que s’effondrait la fiction stalinienne, dans le courant des années 1980, résulte pour moi du constat intuitif que cette façon de comprendre et d’envisager le fait sociétal ne correspond plus à un vécu partagé. Cette façon d’envisager une organisation rationnelle de la société s’est effondrée en même temps que l’économie est passée du statut d’outil possible de cette maîtrise rationnelle de la société, à celui d’expression de son irrationalité même.
La crise de la politique est une crise de la rationalité jusqu’ici prêtée à l’ordre sociétal : l’intelligibilité du vécu est aujourd’hui mise en défaut, mise hors jeu par les postulats et paradigmes, caractérisant ce que devait être une organisation rationnelle de la société, issus des Lumières et dont les failles, les insuffisances, les limites, les apories, n’ont été que rafistolées avec plus ou moins de succès durant tout le XXe siècle, pour tenter de maintenir une continuité historique essentielle qui, aujourd’hui, tombe et tourne pour ainsi dire dans le vide.
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La critique du libéralisme doit être considérée comme encore à faire. Le libéralisme doit également être considéré non pas comme l’« esprit » intime du capitalisme, mais comme une idéologie qui a essayé d’en rendre compte, avec un certain succès d’ailleurs. La critique du capitalisme comme phénomène historique se caractérise aussi par la possibilité de distinguer en bout de course un phénomène et le sens que les hommes ont pu lui donner (sens qui a pourtant directement permis son développement et son expansion).
L’erreur serait de pouvoir croire que l’essentiel a déjà été dit contre le libéralisme : au contraire, cet essentiel n’a pas encore été maîtrisé par le seul fait que le capitalisme a continué à prospérer malgré toutes les contestations et dérives qu’il a pourtant suscité. Si le capitalisme est toujours debout, c’est que son intelligibilité de long terme n’a pas encore été atteinte : ce n’est que le mouvement qui réussira à dépasser le capitalisme qui en exprimera la vérité historique de notre temps, celle-ci ne peut pas lui préexister. (Il y a pour moi une contradiction essentielle sur le plan historique entre le fait de constater la persistance de l’existence du capitalisme et le fait de considérer que la critique théorique de ce même capitalisme aurait été déjà accomplie pour l’essentiel, que nous pourrions déjà avoir en main l’essentiel des outils théoriques pour le critiquer, quand bien même cette critique théorique ne permet pas d’être un outil pratique dans ce combat… La théorie ne peut pas fondamentalement préexister à la pratique, ce qui signifie en retour que les lacunes ou impasses pratiques sont également des lacunes ou impasses théoriques). Cela ne signifie pas pour autant que toutes les contestations antérieures seraient nulles et non avenues, mais seulement que ces dernières doivent servir de terreau à une réévaluation qualitative constante de la contestation (sous-entendu : la contestation d’aujourd’hui ne saurait être une trop simple continuation et amplification de celle d’hier – il doit aussi y avoir rupture dans la contestation elle-même).
L’articulation entre les réels et les représentations qui les expriment, les façonnent et les conditionnent est au cœur des phénomènes historiques : cette articulation mouvante, fluctuante, dynamique, dialectique, est (peut-être?) le véritable sujet de l’histoire… L’histoire serait ainsi nécessairement celle des vainqueurs des dynamiques mises en œuvres, même si les « vaincus » peuvent avoir un autre regard sur cette même histoire : le point essentiel est que cette histoire des vainqueurs doit être déconstruite pour leur signifier la fin de leur légitimité (et que cette déconstruction n’a pas grand-chose à voir avec le point de vue des vaincus d’hier – les conflits historiques ne se rejouant jamais, les revanches de l’histoire n’existant pas).
Il me semble qu’une des explications possible à la profonde crise existentielle à laquelle nous sommes confrontés est la croyance que l’essentiel de la critique du capitalisme a déjà été réalisé : ce qu’il faudrait alors pourtant expliquer, ce sont les raisons qui permettraient de comprendre comment une rationalité de l’existant pourrait exister indépendamment d’humains qui vivent et ressentent une autre rationalité de ce même existant. Ce constat mène à toutes les variantes de la fausse conscience et des contradictions entre réalité et représentation : mais comment expliquer alors, si une telle analyse était pertinente, que le fossé n’a fait que s’amplifier, s’étendre et se creuser, malgré une théorie qui a, à rebours, l’ambition de le combler. Pour moi, c’est cette théorie qui ne permet plus de comprendre la réalité vécue, réalité qui déborde largement toutes les rationalisation antérieures qui cherchaient à en rendre compte.
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Je viens par curiosité de commencer à lire le testament philosophique du chantre du néolibéralisme, à savoir FA Hayek. Ce texte, Droit, législation et liberté [*2*], est tout à fait surprenant, en particulier, me semble-t-il, parce qu’il ne construit pas son libéralisme à partir des préceptes classiques du libéralisme, articulés sur l’individualisme radical qui fonde la modernité, mais qu’il construit toute son argumentation sur ce qu’il considère comme l’échec de ce qu’il appelle le constructivisme social (qui englobe aussi bien les approches « positivistes » que « socialistes », et qui se caractériserait par la croyance que toutes les institutions sociales seraient le produit d’un dessein délibéré, et qu’elles pourraient donc être librement transformées au nom de la raison).
Cette dénonciation des ambitions du constructivisme social me semble paradoxalement cohérente : elle se fonde sur le postulat qu’une société ne peut pas être organisée rationnellement puisqu’il est impossible de connaître à tout moment et en tout lieu l’ensemble des éléments qui déterminent l’action et les interactions humaines (c’est la reprise analogique d’un postulat de base de la physique classique). De cette approche que l’on peut au moins interroger, il en conclut abusivement que ce qui fonde la cohésion des sociétés humaines c’est l’ignorance : les hommes ne pouvant avoir connaissance des conséquences de leurs actes et actions (de par l’impossibilité d’en maîtriser tous les attendus), il s’en suit que l’organisation des sociétés humaines relèverait fondamentalement d’un ordre spontané qui équilibre, ou du moins qui devrait équilibrer idéalement les interactions entre les agents (pour peu que les velléités interventionnistes des constructivistes n’en perturbent pas le libre jeu). Le fonctionnement du marché est bien entendu l’expression par excellence de cette spontanéité. A noter que Hayek légitime tout à fait l’existence de l’État, en tant que garant des « règles de juste conduite » entre les hommes (règles qui ne sont pas nécessairement formalisées – dans la logique de la Common Law) pour peu que ses interventions se fassent sur une base universaliste, qui concernent tout un chacun de la même façon, et ne visent pas à favoriser des intérêts particuliers (peu en importe les objectifs). On peut également relever que ce ne sont pas tant les personnes qui doivent être libres à titre individuel, mais que les individus sont considérés comme libres si le système spontané dans lequel ils peuvent agir n’est pas entravé. La liberté n’est pas ici un attribut de la personne mais du système dans lequel ils se meuvent.
Ce que je voudrais donc souligner, c’est que l’approche de Hayek met caricaturalement face à face une volonté de contrôle total du fait économique et social (telle qu’il la lit dans le totalitarisme stalinien), et une impossibilité tout aussi radicale de contrôle au nom d’un ordre social idéalement spontané : mais il ne fait surtout qu’inverser une logique de rationalisation de la société, logique qui était déjà elle-même la conséquence de l’échec de l’ambition de rationalisation de l’ordre social élaboré au XIXe siècle, et qui a implosé dans les tourments de la première guerre mondiale.
Ce qui caractérise le libéralisme de Hayek, c’est qu’il s’agit finalement d’un renoncement à fonder positivement le libéralisme comme l’avaient ambitionné les classiques (la « main invisible du marché » comme expression de la main rationnelle de Dieu – même si rien ne permet ici de présager avec certitude que les hommes soient capables de s’élever à une telle rationalité) qui, pour le moins, défendaient une liberté attachée à des individus, au profit d’une définition essentiellement négative du libéralisme dans lequel les individus ne sont libres qu’en tant que jouets d’un système qui les dépasse (un peu à la manière d’atomes de gaz dans un volume qui les englobe). Cet ordre spontané relèverait pour l’essentiel de l’inconnaissable puisque s’il devenait connaissable il serait par définition en contradiction avec sa dimension spontanée.
Il est parfaitement exact que les hommes ne peuvent pas connaître tous les aspects de la réalité dans laquelle ils existent et agissent – et c’est un problème auquel nous sommes bien confrontés : de là à considérer qu’il faille laisser libre cours aux mécanismes évolutionnistes non conscients… La « logique du marché » est ainsi certainement plus efficace que la tentative de contrôler exhaustivement tous les paramètres des échanges, mais à la seule condition que l’on accepte le postulat que des hommes puissent légitimement salarier d’autres hommes, que l’on accepte le postulat que des hommes puissent être dépossédés de la responsabilité de leurs propres interactions sociales par d’autres hommes !
Ce n’est donc pas le fait qu’il existe, qu’il puisse exister des mécanismes « spontanés » de rééquilibrage entre les actions des agents sociaux qui pose fondamentalement problème : c’est le fait que cette spontanéité soit attribuée aux seules et uniques forces impersonnelles supposées du Marché, sur fond de postulats anthropologiques contestables.
Il faut remarquer que toute la critique marxienne de l’économie a toujours consisté à montrer que l’ordre capitaliste n’était pas spontané, était tout sauf spontané… Le problème c’est qu’elle a cependant, par cela même, évacué la part non rationnelle qui fait aussi le ciment du vivre-ensemble : ce faisant on se retrouve avec des approches qui surévaluent la rationalité interne du système face à d’autres qui la sous-évaluent : en fait les deux types d’approche ne savent pas articuler cette double dimension rationnelle et non-rationnelle du réel. Mais il faut préciser qu’il ne s’agit pas de trouver « la bonne formule » qui les réunirait, mais de concevoir comment le rationnel et le non-rationnel peuvent évoluer de concert.
Rappelons aussi que pour l’approche marxienne le « marché » peut être considéré comme une forme non rationnelle de l’organisation sociale (en quoi les libéraux sont au fond paradoxalement d’accord, mais qu’ils font de nécessité vertu…), et que c’est ce caractère qu’il convient précisément de corriger pour éliminer les abus, inégalités et injustices que ce caractère non rationnel génère (en quoi les libéraux ne sont plus d’accord puisqu’ils comptent précisément sur le caractère « spontané » du marché pour les corriger). Cette opposition disparaît cependant à partir du moment où le référentiel industriel et scientifique qu’ils partagent s’effondre.
Un postulat relatif à cet ordre libéral spontané est la notion d’équilibre : l’ordre spontané conduirait automatiquement à l’équilibre, et s’il n’y a pas équilibre, c’est que nécessairement cet ordre spontané aura été perturbé : comme cette notion d’équilibre ne repose sur rien de pertinent (cf plus généralement le concept d’entropie), il y a sans arrêt des déséquilibres qui se produisent, déséquilibres ensuite facilement explicables par tout et n’importe quoi.
Il ne s’agit pas de considérer l’équilibre comme la base de l’ordre social, entendant par là qu’il faut éviter les sources de déséquilibres, et considérer que l’agir humain ne peut que perturber cet équilibre. Il faut au contraire considérer que c’est le déséquilibre qui caractérise les sociétés humaines, entendant par là que les actions humaines doivent agir pour construire un équilibre relatif propice au vivre-ensemble. Contrairement à ce que pensent les libéraux, l’équilibre n’est pas un donné passif de départ, mais une construction sociale active en perpétuelle réévaluation.
Il est pour le moins paradoxal que le capitalisme, le système qui introduit par principe du déséquilibre à tous les niveaux comme jamais, repose idéologiquement sur la notion d’équilibre, de stabilité, de permanence.
D’une constatation qui peut être valide, qu’une combinaison sociétale se saurait être aléatoire et que les humains ne peuvent pas maîtriser rationnellement, logiquement, mécaniquement, et simultanément tous les paramètres de la vie sociale matérielle, on ne peut pourtant pas non plus en conclure que les humains ne pourraient pas non plus poser des principes du vivre-ensemble en contradiction avec des coutumes établies, puisque la permanence des coutumes à travers l’histoire n’existe pas.
La modernité pourrait être caractérisée comme un vaste mouvement contradictoire : d’un côté elle a entraîné une dislocation des idéaux de stabilité sociale antérieurs, par la mise en route d’une spirale de transformation du quotidien, de l’autre elle cherche à inscrire cette spirale dans une réinvention de la notion d’équilibre : c’est la dynamique de la société qui a été investi d’un idéal d’équilibre, en ce sens particulier que la dynamique deviendrait antisociale et antihistorique si elle s’éloignait d’un équilibre « naturel » en concevant cette aporie de la modernité : le mouvement immobile. Cette notion d’équilibre pourrait n’être qu’un fiction induite par l’incapacité d’accepter, comprendre la dimension entropique de l’existence que les cohésions sociétales précédentes avaient elles réussies à apprivoiser dans une certaine mesure. La liberté des libéraux, mais certainement plus largement des modernes, est ainsi le moteur « magique » qui ramène la confrontation dynamique et incontrôlable des forces à l’équilibre. En miroir, la volonté « constructiviste » de contrôler toutes les forces en présence a finalement le même objectif : circonscrire cette dimension entropique.
Le problème du libéralisme, c’est qu’il ne considère pas son ordre « spontané » comme une création historique, mais comme une caractéristique intrinsèque d’un réel atemporel : donc le réel devient nécessairement un état de fait indépassable – alors qu’une certaine spontanéité dans la réorganisation d’une dynamique historique fluctuante est tout à fait admissible et concevable théoriquement… Je serais même tenté de dire que le phénomène de « rééquilibrage » est beaucoup plus pertinent dans un contexte historique non stable, hors référence à une notion d’équilibre : dans le domaine social, toute action produit une rétroaction d’équilibrage dynamique, ce qui n’a par contre rien à voir avec un état d’équilibre « original » et « naturel » dont il ne faudrait pas s’éloigner, ce phénomène expliquant que toute action humaine produit toujours un résultat en partie imprévu ... Une telle rétroaction peut donc être qualifiée de « spontanée », mais il n’est pas possible de résumer la dynamique sociale à cette seule rétroaction, qui n’est qu’une dimension de la réalité.
Les hommes ne sont pas comme des particules qui agissent de façon aléatoire, la viabilité d’un système social repose sur le fait que les hommes doivent individuellement et collectivement s’adapter, s’ajuster, aux actions des autres, dans le respect volontaire (qui n’est pas forcément conscient) d’un système de règles globalement accepté par tous. C’est cet auto-ajustement permanent de chacun à l’action de tous qui assure la stabilité finale du système. (C’est la fonction actuelle du marché, mais cette fonction doit également être réinventée dans le cadre d’une société alternative sans marché … : la libre circulation de l’information associée à son usage non privatif, à son libre usage, couplé à un libre accès aux moyens, pourrait sans doute remplir cette fonction : le frein que l’on peut identifier est l’impossibilité de garantir le libre accès aux matières premières (agricoles, minérales, énergétiques… ) parce qu’elles ne sont pas équitablement réparties sur la planète. )
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Le sentiment de la continuité historique est un élément cardinal de toute structuration sociale : ceci pour souligner que le rupture de cette continuité est un élément profondément traumatisant, tant sur les plans individuels que collectifs. C’est la raison pour laquelle les bouleversements sociaux sont si difficile à admettre pour la majorité des gens et des sociétés : le concept même de révolution, de ré-volution, s’inscrit en partie dans une logique largement inconsciente de rétablissement d’une continuité perdue. C’est la raison pour laquelle la modernité est si contradictoire, si ambiguë : elle bouleverse comme jamais les conditions d’existence, mais se voit contrainte de reconstruire dans le même mouvement une continuité acceptable et partageable – ce qui a été le rôle majeur de la mythologie du progrès. Toute innovation matérielle dans l’ordre phénoménologique doit simultanément être désarmée, anesthésiée, circonscrite, dans l’ordre mental.
Il n’y a pas de société humaine possible sans histoire, c’est-à-dire sans construction et reconstruction permanente d’une continuité qui transcende et réduit toutes les métamorphoses et bouleversements qui affleurent dans les mémoires. C’est justement ce mécanisme qui est aujourd’hui en panne, en déshérence.
La véritable tabula rasa est une incohérence totale du point de vue anthropologique, et c’est ce qui fait la force structurelle des conservatismes. Ce qui caractérise les conservatismes, c’est leur impossibilité de concevoir que la continuité qui les fonde puisse ne pas être absolue – supprimez-leur cette continuité et le monde véritablement s’effondre : il s’agit d’ailleurs là d’un ressort essentiel de la collapsologie. A contrario, il n’y a qu’une seule possibilité de contester un conservatisme, c’est d’inscrire cette contestation dans une autre continuité, dans une continuité alternative – ce qui est une tache aussi incommensurable que littéralement utopique, mais radicalement indispensable.
Soulignons que le conservatisme ne se caractérise pas nécessairement par une immobilité et un refus du changement, mais surtout par le respect d’une logique, d’une dynamique de développement stricte – il y aurait une trajectoire historique établie dont il ne faudrait pas s’éloigner. Ce qui caractérise ainsi le conservatisme c’est le fait de considérer que la sortie des règles établies de fonctionnement de la société conduit obligatoirement à la catastrophe finale, et qu’il est donc dans l’incapacité de concevoir, au moins à titre de possibilité, que la sortie des règles établies peut mener à une autre logique, une autre dynamique de fonctionnement social. Dans la même logique, les conservatismes sont dans l’incapacité de concevoir que la simple poursuite de continuités établies peut devenir négative : ce caractère négatif sera toujours analysé comme la conséquence d’un abandon, d’une infidélité au passé.
Mais peut-être peux-t-on considérer que l’une des leçons essentielles que l’on puisse tirer du phénomène de l’abstention est l’incapacité du corps social de se reconnaître dans les continuités anciennes, ce qui pourrait être un indice d’une ouverture possible (mais non nécessaire) vers d’autres possibles (mais non préétablis) ?
Louis, Colmar le 01 juillet 2021
[*1*] Rappelons que lors des élections régionales de cette fin de juin 2021, seulement un électeur (inscrit) sur trois s’était déplacé pour voter. Cette Bérézina politique n’empêche pas pour autant les partis politiques classiques de revendiquer une relégitimation de leur existence sous le prétexte fallacieux que tous les exécutifs locaux ont été reconduits : ils oublient simplement de signaler qu’ils ont été reconduits surtout par les électeurs les plus âgés, c’est-à-dire par ceux qui pouvaient encore avoir une mémoire d’un temps où ils représentaient quelque chose d’un peu concret.
[*2*] F.A. Hayek, Droit, Législation et Liberté, Puf-Quadrige 2008 [1973, 1976, 1979]