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[…] « c’est la théorie qui d’abord décide de ce qui est observable » [Einstein] et, peut-on ajouter, ce n’est que dans et par une théorie que des lacunes ou des anomalies peuvent apparaître  […]. (Castoriadis – science moderne et interrogation philosophique) [1]

Nous sommes ainsi amenés à constater que nous ne pouvons penser la science ou notre connaissance de l’objet sous aucun des modes hérités de la tradition philosophique. (id)

La naissance de la modernité est indissociable du grand schisme qui aura déchiré la chrétienté occidentale au début de XVIe siècle, en particulier avec Luther. Cet éclatement de l’unité du christianisme est également contemporain du cataclysme cosmologique introduit dans les astres par Copernic ou sur Terre avec Christophe Colomb. La place de l’homme dans la société et dans l’univers, sa relation avec une divinité ancestrale, auront donc été bouleversés de fond en comble en quelques décennies, bouleversements et remises en questions qui étendront leurs conséquences et leurs influences jusqu’à nos jours, sans que personne ne puisse encore réellement considérer que le débat amorcé alors est définitivement clôt.

Ce cataclysme n’est pas sans avoir été accompagné par des bouleversements sociaux d’ampleurs, comme la guerre des Paysans, et rapidement par des guerres civiles religieuses, permettant l’émergence de l’État moderne à travers la nécessité où se trouvaient les pouvoirs royaux de trouver un point d’équilibre instable entre les pouvoirs institués de l’Église et la conflictualité religieuse qui brisait la société civile [2]. N’oublions pas que l’Église était alors une puissance unificatrice continentale incontournable.

Les antagonismes religieux qui s’exprimaient sur le plan interne, additionnés à la découverte d’autres référentiels culturels extra-européens à travers les navigations au long cours, sapaient en profondeur l’unité et la banalité de l’universalisme chrétien classique, ouvrant le voie à la recherche d’une définition et cohérence d’un universalisme nouveau, qui débouchera sur le grands projet d’une connaissance et d’une maîtrise rationnelle de la Nature (Descartes, Leibniz, etc.), de l’État – synonyme de Société – (Machiavel, Hobbes, Locke, Bodin, etc.), de l’Homme (Erasme, Montaigne, La Boétie, etc.).

Pour faire face à l’éclatement et à l’implosion d’un monde originellement donné par un Dieu omniscient et omnipotent, la solution qui aura été trouvée était celle de définir non plus un monde gouverné par l’arbitraire de la toute-puissance divine, mais finalement un monde où cette toute puissance divine s’exprimerait par l’intangibilité des règles et des lois qui le gouvernent de toute nécessité. C’est la naissance d’un monde normé et normalisable, avec des humains à qui il faut finir par reconnaître, même avec réticence, une certaine forme de libre-arbitre pour limiter la conflictualité religieuse, qui permettra le développement des prémices du libéralisme économique et du libéralisme politique.

Le développement de cet universalisme moderne, comme pendant d’un universalisme religieux plus ancien, restait un universalisme d’essence planétaire, qui n’opposait plus comme auparavant un état de vérité (l’ordre chrétien) à un état de péché (le dés-ordre païen), mais qui se devait d’intégrer l’universalisme ancien, comme résultat instantané d’une révélation octroyée, dans un processus d’apprentissage et de découverte progressif qui permettait d’assimiler les bouleversements en cours dans l’ordre de la désormais finitude divine.

Cet universalisme moderne concerne un monde stable, donné, cohérent et déterminé une fois pour toutes. C’est encore un monde sans véritable histoire propre, et si histoire il commence à advenir, c’est surtout celle de sa découverte et de sa maîtrise potentielle, les différentes sociétés humaines se classant suivant leur proximité supposée avec un état originel (assimilé à la Chute adamique) ou bien avec un état d’adéquation de la connaissance humaine avec un monde de plus en plus automate et réglé suivant une Raison divine. Dans un tel monde, il n’existe pas encore de frontières, mais seulement des relations d’interdépendances hiérarchiques garantes de la stabilité du monde civilisé, en opposition à un espace extérieur largement indéterminé (accessoirement peuplé de sauvages, de monstres et autres dragons).

L’histoire du monde se résumait au temps biblique, c’est-à-dire au mieux à quelques milliers d’années… Dans un tel monde, il n’existe pas encore de nations, de peuples ou de cultures intemporelles, cloisonnées dans des espaces immémoriaux, en tout cas pas au sens contemporain acquis par ces termes.

Sans doute les références à l’universalisme traduisent-elles de préférence une cohésion sociétale interne à une société données, cohérence projetée simultanément sur elle-même et sur le monde extérieur dans lequel elle est incluse sans nécessairement en avoir pleine conscience (ce qui est très généralement le cas!). Cet universalisme est ainsi avant tout une utopie, au sens propre et premier du terme, qui consiste à projeter une cohérence sociétale et historique sur un espace externe qui, par définition, partage d’autres références sociétales et historiques (sinon ce serait globalement une variante de la même société). Mais notons également qu’un universalisme qui ne chercherait qu’à mettre sur un pied d’égalité toutes les cultures existantes du monde ne serait finalement qu’un conservatisme… L’universalisme est un combat.

Ainsi, avec le recul, ce que l’Occident n’aura pas compris, c’est que l’universalisme dont il était porteur ne relevait fondamentalement que de sa propre approche de l’histoire (et c’est ce qui lui est très universellement reproché, avec toute la mauvaise foi intéressée que l’on voudra), alors que le projet universaliste qu’il nous faut présentement porter ne peut être qu’un projet, un projet qui soulignera toutes les égales insuffisances de toutes les sociétés présentement instituées. L’universalisme, s’il ne doit pas être une outil de domination, ne peut être qu’un universalisme critique qui ne parlerait au nom d’aucun État. Un tel universalisme n’implique en rien une équivalence, voire une indifférence culturelle : il implique et suppose la diversité, et le respect de la diversité de l’autre, de l’altérité individuelle et de l’altérité collective par tous les acteurs – ce qui à ce jour n’est réalisé nulle part sur terre… Et c’est bien ce constat qui montre, non pas que tout le monde institué trahit une universalité d’évidence, mais bien que c’est le contenu présentement acté et formalisé de l’universalisme qui est devenu problématique : ce n’est pas seulement un problème pratique, mais conjointement un problème de définition, de contenu. A mon sens, les États, en particulier occidentaux, qui se veulent prétendument les chantres de l’universalisme, ne trahissent pas les valeurs qu’ils affichent (même si cela arrive manifestement aussi) : plus fondamentalement, ce sont au contraire ces valeurs qui souffrent d’un tel déficit de contenu qu’ils peuvent encore malgré tout être revendiqués par eux.

Universalisme classique et État moderne relèvent en effet d’une identique dynamique historique. Comme nous l’avons vu, l’universalisme est une création de l’État moderne qui lui aura permis de se situer au-dessus des mêlées religieuses et des intérêts particuliers, processus qui aura produit en parallèle ce qu’il aura été convenu de désigner comme société civile. Ce processus de complémentarité du développement de l’État et de la société civile autour de la définition moderne de l’universalisme atteindra son apogée dans la royauté française, jusqu’à fusionner dans la « Grande Révolution » française, révolution qui servira de modèle paradigmatique à l’organisation sociétale des autres entités européennes, avant d’essaimer plus largement.

Cependant, l’unité, la centralité et l’indivisibilité de l’État français, comme idéal-type de l’État moderne, ne se retrouvera de facto véritablement reproduit nulle part, ce que les Français et la culture politique française ont bien du mal à concevoir.

Pour les Français, l’unité linguistique est rapidement devenue une donnée d’évidence, voire un point aveugle de la cohésion sociétale, en contradiction flagrante avec les réalités multi-linguistiques, multi-ethniques, multi-culturelles, multi-religieuses de la quasi totalités des sociétés proches et plus lointaines. Le cas de l’Allemagne, ou plus précisément de l’espace germanophone, est ici un cas d’école inversé : un espace partagé entre plusieurs empires et États, en interaction plus ou moins étroite avec d’autres aires linguistiques, en particulier slaves, voire ottomanes, avec des frontières mouvantes avec d’autres empires (Russie, Empire ottoman…) possédants eux-mêmes des enclaves linguistiques germanophones [3].

C’est ici qu’intervient le développement du capitalisme, comme expression particulière de cet universalisme pensé et rationalisé, aussi contradictoirement que l’on voudra, par le développement du multiforme mouvement européen des Lumières [4]. C’est à mon sens une erreur de parler de Lumières françaises, anglaises, écossaises, allemandes, etc. Ce qui se jouait, c’est l’émergence d’une culture globale à une échelle quasi continentale. C’est dans ce contexte qu’il faut penser la vocation universaliste de la Révolution française, tout comme la vocation universaliste du libéralisme économique. C’est par ce prisme qu’il faut également appréhender l’histoire de la contestation sociale : en effet, la critique sociale radicale est dès le début en phase avec le postulat que le développement du capitalisme exprime une tendance universaliste du développement historique, qui considère que le développement du capitalisme fait émerger une société véritablement universelle, et que donc le mouvement ouvrier doit se situer d’emblée à cette échelle. Ce postulat considère que le développement du capitalisme contribue directement à l’affaiblissement et à la disparition des supposées anciennes entités étatiques, la fonctions supposée des diverses bourgeoises locales étant de constituer les bases économiques minimales permettant d’enclencher le processus d’universalisation débouchant « nécessairement » sur une monopolisation positive du monde. Dans ce processus, les bourgeoisies locales, parce que censées être prisonnières de leurs seuls intérêts privés, seraient donc dans l’incapacité de percevoir la véritable dimension du développement historique.

Ainsi, les « droits de l’homme » sont conçus et compris comme des droits directement universels, alors que leur inexistence pratique, concrète, est attribuée à la non réalisation effective de cet ordre matériel et symbolique universels dont le capitalisme est potentiellement porteur, non réalisation attribuée aux diverses bourgeoisies et à la défense de leurs intérêts bornés. Dans cette histoire, c’est le sentiment de l’universel qui doit être considéré comme premier, comme prééminent : et le développement des internationalismes et des nationalismes être considéré comme secondaire, voire même comme phénomène de dégénérescence de cet universalisme premier.

C’est au nom de ce souffle d’universel qu’ont gonflé les voiles des espérances révolutionnaires de 1848, qualifiées de Printemps des peuples, des peuples européens qui aspiraient à faire vivre pour leur compte le message universaliste de la Révolution française, revendiqué comme tel, de « liberté, égalité, fraternité » ; printemps des peuples, et pas significativement printemps des nations. Comme nous le savons, ces espérances ont été passées par les armes… [5]

Cette question de l’universalisme est un élément clé dans la compréhension de la dynamique de l’Europe centrale, qui, comme déjà abordé plus haut, est une sorte de capharnaüm de peuples et de systèmes de souverainetés qui ne se recouvrent pas et s’entremêlent, de la mer du Nord à la mer Noire, de la mer Baltique à la mer Adriatique. On pourrait dire que la langue allemande est une sorte de plus petit dénominateur commun, qui, en tant que tel, a, soit servi de vecteur à vocation unificatrice, soit de vecteur de différenciation, en particulier dans les marges slaves.

Se faisaient jour dans ce vaste espace deux grandes aspirations antagoniques autour de volontés d’unification : un pangermanisme étatiste et nationaliste, autour en particulier de la Prusse, avec généralement une forte volonté d’intégration de l’Autriche ; un pangermanisme « social-démocrate », largement internationaliste, au sens de la Révolution française, qui aspirait au dépassement des frontières au nom de l’unité supranationale du mouvement prolétaire, et qui à ce titre privilégiait encore largement la lutte sociale contre les bourgeoises allemandes. L’internationalisme générique des contestations sociales du XIXe siècle reposait sur la priorité accordée à la dynamique sociétale supranationale relativement à ce qui était considéré comme des intérêts particuliers des bourgeoisies locales. Cette approche avait permis la constitution du plus puissant mouvement ouvrier organisé d’Europe – dont il ne faut peut-être pas non plus exagérer l’unité – et qui aura résisté jusqu’à la fin du siècle.

Le point important est que cette dynamique d’unification centre-européenne aura été un échec sur tous les plans envisageables, celui d’une irréductible non concordance des velléités de centralisation étatique, sociale, politique, économique… C’est cet échec qui finalement pourrait être considéré comme le véritable déclencheur de la guerre : on pourrait donc considérer que c’est l’impossibilité pour les pays de l’espace centre-européen de faire leurs les paradigmes universaux de la Révolution française qui est à l’origine de la catastrophe. Mais on peut tout aussi bien considérer que c’est également le déphasage historique de ces mêmes idéaux de la Révolution française, relativement à une situation nouvelle, qui explique l’échec de leur processus d’institutionnalisation dans le contexte de l’Europe centrale.

Je serais tenté de dire que ce qui s’est joué en cette fin du XIXe et au début du XXe siècles, c’est un processus de déréalisation des idéaux universaux et anthropologiques qui ont émergés dans la dynamique globale incarnée par la Révolution française, et caractérisé par la non réalisation d’une véritable société supranationale en phase avec ces idéaux et avec un capitalisme déterritorialisé. Ce moment signe donc la fin de ce que l’on peut maintenant définir comme l’utopie « universaliste » propre à la modernité classique.

Il faut rappeler ici la profonde ambivalence de ce cataclysme sociétal : certes, la déliquescence de la dynamique propre à ce qu’incarnait la Révolution française est tout sauf anodine, et nous n’avons toujours pas fini d’en tirer les leçons, mais cette déliquescence est aussi à mettre en rapport avec un bouleversement sans précédent de la cohérence culturelle globale à partir de fondements spécifiques, qui se manifestent par une conjonctions de ruptures paradigmatiques, par exemple dans le domaine de la physique avec la théorie de la relativité, mais plus encore avec celle des quanta, dans le domaine des sciences humaines avec la sociologie durkheimienne, l’anthropologie maussienne ou la psychanalyse, dans le domaine artistique avec des courants comme le fauvisme, l’expressionnisme, le cubisme, dans le domaine organisationnel avec le taylorisme et le fordisme, dans le domaine des techniques, le développement de l’électrification industrielle, de l’industrie pétrolière et automobile. Etc.

Bref, je dirais que ce qui se joue en ce début de XXe siècle, ce n’est pas, comme on le considère généralement, une accélération de la modernité, mais bien une véritable bifurcation, une sorte de  déraillement de la logique sociétale admise et élaborée contradictoirement au cours du XIXe siècle : le cataclysme qui se manifeste par le déclenchement d’hostilités militaires d’abord continentale, puis mondiale, est en lui-même un indice d’une discontinuité majeure dont, pareillement, nous n’avons pas fini de tirer les conséquences.

Les explications de type « matérialiste » de cette guerre ne mènent qu’à des impasses : ce ne sont pas des intérêts économiques contradictoires qui expliquent une telle guerre : ce qui explique tant les guerres que les révolutions, ce sont avant tout des conflictualités touchant à des représentations du monde et de l’existence, les antagonismes matériels, s’il ont leur part, n’en sont surtout que des vecteurs commodes. Quel serait le lien entre les ruptures paradigmatiques signalées ci-dessus et les oppositions d’intérêts économiques de groupes industriels et/ou d’États ? Les oppositions et conflictualités économiques conduisent certes à des luttes sur les marchés, mais pour que celles-ci conduisent à des guerres armées, il faut quelque chose de plus qui ne dépend pas des marchés : des représentations du monde, et des justifications existentielles.

Je ne dis bien évidemment pas que les guerres de rapine et d’annexion n’existent pas, mais celles-ci sont très généralement localisées et ponctuelles, et ne sont pas véritablement comparables avec des guerres de type révolutionnaire où, ce qui se joue, c’est la cohérence de la société tout entière à certains moments très particuliers de son histoire : ces moments où le sentiment et la cohérence du vivre-ensemble entrent en contradiction avec les institutions précédemment établies et légitimées, contradiction qui se manifeste simultanément sur les deux plans symétriques de l’intériorité et de l’extériorité propres à chaque société. Or, cette dimension essentielle n’existe pas dans l’approche « matérialiste ». Cependant, dans la pratique, même ces guerres « intéressées » sont inévitablement « habillées » idéologiquement.

L’humain n’est pas un automate dont la fonction essentielle serait de se nourrir et de se reproduire : il est un être sociabilisé, ce qui suppose qu’il partage avec ses semblables une représentation particulière du monde, de son monde collectif, et toutes ses actions doivent nécessairement s’inscrire dans cette représentation commune : la difficulté est bien évidemment que cette représentation commune n’est pas stable, pas immuable, et continuellement mise en questionnement puisque l’activité des sociétés humaines réalisée au nom et dans le contexte de ces représentations transforme effectivement le monde, aussi bien dans sa matérialité que dans sa cohérence imaginée.

Les sociétés humaines ont rivalisé d’ingéniosité pour résoudre ce hiatus de la dislocation du monde vécu, qui met régulièrement en opposition la représentation collective du monde et les conséquences des actions humaines sur ce même monde représenté (et nécessairement représenté, ne serait-ce que par des mots pour en rendre compte).

On peut ainsi pointer un phénomène signalé dans la crise de la culture juive de cette époque, mais phénomène à mon avis largement généralisable : la génération des Kafka ou Benjamin Constant, dans cette Europe centrale dont nous avons déjà parlé, a vécu une crise existentielle majeure du fait que leurs parents, malgré le fait qu’ils se soient éloignés d’une culture familiale juive et aient assimilés les codes de la modernité, continuent pourtant d’exiger de leurs enfants le respect formel de traditions auxquelles eux-mêmes ne croient plus [6]. Ce type de phénomène caractérise à mon sens toutes les grandes périodes de basculement, la nôtre aujourd’hui y compris.

En effet, ces périodes de crises se signalent par une disjonction entre les pratiques sociales et sociétales et l’ensemble des représentations historiques disponibles, non que toutes ces représentations puissent être unilatéralement qualifiées de « fausses », mais qui en tout cas ne sont plus perçues comme satisfaisantes (bien entendu à des degrés nécessairement divers, cela n’aurait aucun sens de les négativement traiter d’équivalentes).

Il y a en effet un tel entremêlement de phénomènes de crises et de ruptures dans toutes les dimensions de la vie sociale et sociétale, qui se produisent simultanément dans la période d’avant-guerre, que les explications binaires en termes d’intérêts de classes entre un prolétariat internationaliste et des bourgeoisies nationalistes masquent plus une réalité en pleine métamorphose interne qu’elles ne l’expliquent. Il ne s’agit évidemment pas de nier les phénomènes de pouvoirs, qui toujours ordonnent et hiérarchisent des niveaux d’égalités dans une trame générale inégalitaire, mais d’inscrire également ces phénomènes dans une représentation générale du monde. Ainsi, une contestation d’un ordonnancement et d’une hiérarchisation de l’ordre sociétal n’est pas la même, de relève pas des mêmes enjeux, selon qu’elle respecte au ne respecte pas la représentation du monde dont elle dépend : dans un cas on a affaire à une conflictualité qui respecte le cadre institué de la société, dans le second on a éventuellement affaire à une conflictualité de type révolutionnaire (parce qu’il existe malheureusement, autre possibilité, une conflictualité de type réactionnaire, centrée sur le refus du présent et de ses potentialités d’ouverture vers un inconnu).

Les totalitarismes sont une conséquences directe de la guerre : mais comment questionner historiquement un tel phénomène ? Le cadre d’analyse classique, marxien pour simplifier, relève à raison une continuité évidente, au moins apparente, de l’appareil industriel de production (à la redéfinition managériale et organisationnelle près – ce qui n’est pas aussi innocent qu’on l’a longtemps considéré) en particulier avec le maintien et même le développement des rapports salariaux. C’est probablement la raison principale pour laquelle on considère que les totalitarismes sont « au service » du capitalisme.

Il me semble pourtant que l’on n’est pas obligé de considérer que les totalitarismes, en particulier de type fascistes et nazis, se soient développés pour faire pièce à l’internationalisme premier de la contestation sociale : je considère au contraire que c’est parce que cet internationalisme aura au préalable échoué à inscrire sa dynamique dans la réalité que ces totalitarismes se sont développés et ont pu se développer sur ses décombres, ses insuffisances et ses apories.

Il faut en revenir à ce postulat de l’internationalisme ontologique supposé du capitalisme et de la classe ouvrière supranationale qui permettrait son développement effectif. Ou peut-être faut-il ici parler d’un universalisme ontologique, miroir de l’universalisme des Lumières. On ne peut pas exclure, mais c’est malheureusement purement hypothétique, qu’une dynamique supranationale ouvrière aurait pu se développer et s’imposer dans le contexte global de la Première guerre mondiale : mais cette carte a été jouée et ne reviendra plus.

Avec la fin provisoire de cette première phase de la guerre, c’est comme si l’universalisme supranationale du XIXe siècle s’était métamorphosé en universalisme national, comme si une définition spatiale de l’universalisme s’était métamorphosé en universalisme temporel, comme si on était passé d’une forme d’horizontalité à une forme de verticalité, comme si la nation comme modèle atemporel d’universalité exportable au dehors s’était métamorphosé en un modèle d’universalité restreint mais qui compenserait cette limitation spatiale par une exacerbation de la temporalité longue d’une histoire totalement fantasmée, au fondement de tous les nationalismes modernes. Le cas de l’espace germanophone centre-européen est ici une nouvelle fois révélateur : le nazisme ne doit pas être compris comme l’exacerbation d’un nationalisme déjà existant, mais comme une tentative de construction d’un universalisme germanique qui avait jusqu’alors globalement échoué dans toutes ses précédentes tentatives, et cela dans une Europe centrale où pourtant la vocation internationaliste du mouvement ouvrier était la plus puissante, au point que l’émergence inévitable de la révolution prolétarienne relevait ici de l’évidence, et que le SPD en serait le phare incontestable et incontesté.

Le mouvement ouvrier germanique était si puissant que son effondrement comme un château de carte est incompréhensible : le nazisme n’est pas apparu pour faire face à cette puissance du mouvement ouvrier, il est né pour tenter de compenser son affaiblissement radical préalable – affaiblissement radical qui peut en lui-même être considéré comme une cause de la guerre. Et toutes proportions gardées, car le contexte actuel est bien différent, tout comme les forces sociales en présence, la montée de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui l’extrême-droite est également en rapport direct avec l’épuisement de la dynamique particulière de la conflictualité politique contemporaine, épuisement qui a déjà eu lieu. Mais si on compare la charge émotionnelle et utopique-dystopique du développement originel des totalitarismes au début du XXe siècle avec les diaphanes copies de leurs honteux héritiers, on devrait constater que ce qui se passe sous nos yeux relève de quelque chose de radicalement différent.

Ne pas reconnaître l’originalité historique des totalitarismes, aussi insupportables et scandaleux que l’on puisse évidemment les percevoir, c’est s’interdire de voir et de comprendre la profonde rupture historique intervenue au début de XXe siècle. Inscrire les totalitarismes dans la continuité d’une trop banale dynamique unitaire de temps long du capitalisme, comme la conséquence d’un trop simple accroissement de sa perversité intrinsèque, n’est pas un problème académique, mais fondamentalement un verrou intellectuel pour comprendre le présent et ses enjeux.

Ne pas reconnaître que les totalitarismes étaient une expression neuve, issue d’une rupture historique, c’est s’interdire de constater l’épuisement de sa dynamique interne. Inscrire les totalitarismes dans la continuité d’une dynamique interne de la modernité, par exemple en l’inscrivant comme une ruse bourgeoise pour affaiblir la contestation prolétarienne, c’est s’interdire de voir que nous avons à faire face à un changement dans la dynamique historique, et que l’opposition canonique bourgeoisie-prolétariat est incapable de rendre compte de façon satisfaisante des conséquences des bouleversements induits par cette rupture – quand elle ne les invisibilise pas tout simplement. Ne pas reconnaître cette originalité spécifique des totalitarismes au début du XXe siècle, dans une seule et unique crise globale qui englobe les deux guerres mondiales et une partie importante de la guerre froide, c’est s’interdire de voir que cette dynamique spécifique est épuisée et que nous sommes entrés dans une nouvelle phase qualitativement aussi originale que celle qui caractérisait la période d’avant guerre, et qui est symptomatique de bouleversements majeurs, non pas déjà écrits mais que nos actions sur le monde surdétermineront : la seule chose de certaine c’est que la simple continuation de l’existant est une impossibilité, puisque l’écart dans les conditions héritées entre le monde perçu-vécu et les systèmes de rationalisation sociétaux s’accroît. Ce qui est une autre manière de constater que la structure instituée du monde est en contradiction fonctionnelle avec la réalité produite par le référentiel instituant d’origine.

Le nœud du problème est que la rationalité spécifique du XIXe siècle, concernant au même titre, même si c’est à des degrés divers, l’ensemble du champ sociétal – rationalité que l’on peut relier à la dynamique de la Révolution française et à la dynamique globale et pourtant multiforme des Lumières, n’est plus à elle seule en mesure de rendre compte d’une dynamique spécifique du XXe siècle. Un vide conceptuel et sociétal s’est créé, qui dépasse la simple conflictualité sociale antérieure, et dont les canons culturels issus de la Révolution française ne permettent pas de rendre compte, même si tout le monde veut d’une manière ou d’une autre continuer à s’y accrocher [7]. Face à une problématique historique nouvelle, le premier réflexe est de chercher à réduire cette nouveauté dans les canons intellectuels établis, quitte à les tordre dans tous les sens, tant ces canons que les réalités concernées, pour les faire tenir ensemble encore un peu. Encore faut-il pour ceci savoir que le développement de la rationalité et l’intelligibilité du monde n’obéissent pas à un processus linéaire d’accumulation, chaque connaissance s’additionnant aux précédentes et faisant automatiquement sens entre elles : un tel schéma était en gros celui de la modernité classique, schéma qui a implosé, justement, dans la dynamique qui a inauguré le XXe siècle.

En ce qui me concerne, je ne considère pas que la dynamique conflictuelle instaurée par la Première guerre, qui aura produit les totalitarismes, mais aussi ses alternatives keynésiennes, ou encore néolibérales dans les chaudrons du Mont Pélerin, représentent le bouleversement paradigmatique en phase avec le séisme historique dont la Première guerre, et ses suites, n’est que la partie émergée. Je dirais que cette séquence correspond à la période où l’on cherche à toute force à préserver contre vents et marées la pertinence des paradigmes sociétaux précédents pour expliquer des choses, des dynamiques et des processus qui relèvent pourtant d’une originalité historique dont on ne perçoit pas l’ampleur.

Je considère que ce n’est que depuis le début du XXIe siècle, après avoir purgé la fantasmatique option néolibérale inaugurée par le duo Thatcher-Reagan, ainsi que l’héritage trouble du stalinisme, que l’on a enfin commencé réellement à envisager la possibilité, ou plutôt la nécessité d’un changement radical de paradigme historique. Pour résumer très caricaturalement les choses, je dirais que la dynamique de la Révolution française a couru positivement tout au long du XIXe siècle, que cette dynamique s’est épuisée et a produit des conséquences imprévues, qui ne rentraient plus dans les schémas mentaux globaux hérités du XIXe, mais que le XXe a fait de pieds et des mains pour continuer à croire que, malgré tout, il pouvait continuer à fonctionner au prix d’ajustements intellectuels mineurs et de contorsions diverses, lubrifiés par des fleuves de sang. Nous serions aujourd’hui au bout de ce processus de négation, et face à une réalité devenue globalement insaisissable : il nous faut impérativement dépasser simultanément le XIXe et le XXe, c’est-à-dire plus précisément la contradiction entre le XIXe et le XXe siècles.

L’analyse critique d’une dynamique du capitalisme placée sous le signe d’une continuité essentielle, ontologique même, de la modernité, n’est selon moi plus tenable si on tient compte simultanément de l’ensemble des phénomènes qui caractérisent la dynamique sociétale [8]. On peut en effet préserver relativement bien ce mythe de la continuité si on se concentre sur un aspect particulier de la réalité, « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire en considérant que les autres paramètres de la réalité restent stables et constants : or, malheureusement, dans le monde dans lequel nous vivons, tout change en permanence simultanément, sauf que nos référentiels mentaux et culturels restent globalement lestés dans la réalité du XIXe siècle. Mais il faut y insister en hurlant : ce ne sont pas seulement les approches critiques de la modernité qui sont engluées dans le passé, ce sont également et exactement au même titre les approches établies et dominantes.

Cette approche centrée sur la continuité s’exprime de diverses manières : l’homme est le même aujourd’hui qu’hier et c’est le monde en particulier techno-industriel qui se contenterait d’être modifié, et pendant longtemps également, on a pu considérer que c’est la nature qui était fondamentalement stable et qu’elle restait fondamentalement inaccessible aux activités humaines, que cette nature était un automate obéissant à des règles immuables et atemporelles et que donc rien ne pouvait fondamentalement l’atteindre, etc, etc. Très globalement dans un tel contexte, si l’humanité avait des problèmes particuliers, c’est surtout parce qu’elle n’était pas assez outillée intellectuellement et technologiquement pour comprendre et se hisser à la hauteur d’une rationalité ultime et fermée du monde qu’elle habitait.

Or, ce que nous suggère la dynamique singulière du XXe siècle, c’est, au contraire, que la totalité de ces pôles de stabilité sur lesquels les humains de la modernité classique ont construit leurs actions se sont effrités, se sont relativisés, se sont liquéfiés : que ce soit une conception anthropologique rigide de l’humain, la portée de ses actions sur le monde, une conception mécaniste du monde physique (masquant sa dimension entropique et son instabilité foncière), une neutralité du monde techno-industriel sur les cohésions sociétales (ignorant leurs interférences réciproques, et en particulier que le contenu de la “technique” relève in fine de choix sociétaux), le postulat d’une dimension ahistorique de la perception du réel (ignorant que la réalité ne peut être dissociée des humains qui interagissent matériellement et idéellement avec elle), la croyance en une objectivité de l’histoire, voire en l’existence d’une dynamique spécifique de l’histoire (ignorant que la cohésion du passé et la cohésion du présent sont réciproquement indissociables, interagissent l’une sur l’autre dans les deux sens), etc, etc. A considérer simultanément tous ces éléments, le monde socialement institué révèle pour moi de façon aveuglante son inactualité historique, qu’il n’est pas à la hauteur des enjeux, qu’il vit dans un monde qui n’existe plus vraiment, qu’il n’avance plus que comme un aveugle en tâtonnant tout en brandissant vigoureusement les oripeaux de son pouvoir, et d’autant plus énergiquement et dangereusement que le monde lui échappe. Et pourtant aussi, ce monde institué, d’évidence, ne s’effondrera jamais tout seul !

La difficulté est que, si un processus révolutionnaire est potentiellement enclenché, celui-ci ne consiste pas seulement en un bouleversement des rapports de forces, « toutes choses égales par ailleurs », mais que celui-ci est également fonction d’un processus de réinvention de tous les aspects de la normalité, un peu comme si ce processus consistait à rajouter volontairement une cinquième ontologie aux quatre qui décrivent jusqu’à aujourd’hui la réalité historique de l’humanité selon Philippe Descola. La difficulté est que la non reconnaissance de la véritable amplitude du bouleversement qui s’est produit au début du XXe siècle est un filtre opacifiant qui fausse la saisie de la pleine ampleur du bouleversement de ce début de XXIe siècle ; de la même manière elle fausse symétriquement la qualité spécifique de la dynamique du XIXe siècle.

Il est également vrai que ce qui, aujourd’hui, transparaît médiatiquement ce ce processus, c’est surtout la peur panique qu’il génère [9], et qu’il est malheureusement également possible que cette peur soit en mesure de détruire cette dynamique sous-jacente : il s’agit bien d’un combat.

Louis, Colmar le 1 juillet 2023

 

 

Éléments bibliographiques :

[1] CASTORIADIS Cornelius, Science moderne et interrogation philosophique, in Les carrefours du labyrinthe T1, Seuil 1978 (en ligne)

[2] CHRISTIN Olivier, La paix de religion, l'autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Seuil 1997

[3] DUCANGE Jean-Numa, Quand la gauche pensait la nation, Fayard 2021

[4] LILTI Antoine, L’héritage des Lumières Ambivalences de la modernité, EHESS 2019

[5] CHARLE Christophe, Discordance des temps Une brève histoire de la modernité, Armand Colin 2011

[6] MOSES Stéphane, L’Ange de l’Histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Gallimard 1992

[7] ROZA Stéphanie, Lumières de la gauche, Sorbonne 2022

[8] CHARTIER Roger, Au bord de la falaise, Albin Michel 1998

[9] NEIMAN Susan, Penser le mal Une autre histoire de la philosophie, Premier Parallele 2022

 

 

 

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Universalisme, internationalisme, nationalisme
Tag(s) : #Textes perso, #histoire, #nationalisme, #modernité, #universalisme
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