Livre excellent, qui permet de montrer que la question des nationalités reste un immense chantier tout comme une problématique concrète (tant théorique que pratique) fondamentalement non résolue. Là également, peut-être que la meilleure manière d’aborder cette question des nationalité est de la considérer avant tout comme une utopie plutôt que comme une réalité tangible, et d’aborder les impasses des nations comme des impasses de cette utopie (atopie?).
La question de la nation est en effet totalement tributaire d’une définition de l’universel, et représente une articulation particulière entre ces deux niveaux sociétaux.
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< 4e de couverture : >
Dans cet essai novateur élaboré à partir de l’exemple allemand, Jean-Numa Ducange éclaire un pan méconnu de l’histoire de la gauche européenne, quand son idéal de solidarité des ouvriers du monde entier, par-delà les frontières, se confrontait à la réalité, parfois violente, des nationalités. Une question aujourd’hui encore essentielle.
La gauche doit-elle défendre la nation ? Crise du projet européen, mises en cause des frontières, retour des nationalismes et xénophobie font chaque jour l’actualité. Le dépassement des frontières nationales, qui semblait un temps aller de soi, n’était-il pas une erreur de diagnostic ? Dans des sociétés plurielles, comment peuvent coexister des populations qui ne disposent pas, à l’origine, d’une histoire partagée ?
Toutes ces interrogations furent débattues par la gauche européenne au cours de son histoire. Dans cet essai novateur élaboré à partir du monde germanophone, Jean-Numa Ducange restitue ce grand débat qui occupa les têtes pensantes du socialisme, comme le quotidien des militants. Dans la seconde moitié du xixe siècle, les premiers partis socialistes durent se confronter à une évidence : l’extension du marché et du capitalisme, pas plus que les luttes des travailleurs à l’échelle internationale, n’ont conduit à la disparition des nations. Le Parti social-démocrate allemand n’est à l’époque pas seul à proposer des solutions, mais nul n’a alors plus d’influence à l’étranger : de Paris à Moscou, il fascine. Surtout, lui et son alter ego autrichien sont confrontés aux problèmes posés par la coexistence de multiples nationalités, tandis que la question coloniale s’impose sur le devant de la scène.
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Conclusion « La question du destin de toute l’Europe »
Au début des années 1920, le Parti social-démocrate autrichien connaît un fort rayonnement international grâce à la conquête de la municipalité de Vienne. « Vienne la Rouge » devient en effet la première mégalopole « socialiste » hors d’URSS et suscite une incontestable fascination. Elle met en place un des premiers systèmes au monde d’impôts redistributifs à l’échelle municipale et lance un ambitieux plan de constructions de logements [1]. Le parti cultive parallèlement une critique des éléments les plus « droitiers » de la social-démocratie internationale tout en montrant une certaine indulgence à l’égard de la révolution « par en haut » stalinienne. Le nouveau programme de Linz de 1926 adopté par la social-démocratie n’hésite pas à mettre au centre de son programme la « dictature du prolétariat ». Le parti autrichien, qui disposait d’une aura particulière à propos des questions de nationalités avant la guerre, perpétue sa singularité. Revanche de l’histoire : la ville à qui l’on avait refusé la direction du mouvement ouvrier germanophone en 1869, et qui aurait dû accueillir le grand congrès de l’Internationale de 1914, devient enfin une vitrine internationale du socialisme. Mais, relativement isolée à l’échelle du pays, « Vienne la rouge » allait être brutalement rayée de la carte en quelques jours, en février 1934, par le coup de force austro-fasciste. Quatre ans plus tard, les nazis entreront triomphalement dans Vienne.
À Berlin, le SPD des années 1920 se présente de plus en plus comme un « parti du peuple » plutôt qu’un « parti de classe » (un Volkspartei plutôt qu’un Klassenpartei), enclin à occuper les plus hautes responsabilités : Friedrich Ebert est président de la République jusqu’à sa mort en 1925. Il met largement en sourdine la rhétorique internationaliste. De son côté, le Parti communiste allemand (KPD), passée la première période d’exaltation internationaliste, connaît une nette évolution – déjà amorcée avec l’affaire Schlageter – face à la montée du nazisme. Le secrétaire général Ernst Thälmann n’hésite pas présenter le parti communiste, de plus en plus inféodé à Moscou, comme le meilleur défenseur de l’Allemagne, mobilisant une rhétorique de « libération nationale » qui provoque des réactions indignées des franges demeurées les plus internationalistes. Depuis le début des années 1920 existe en effet un courant, héritier de l’internationalisme le plus radical, structuré d’abord dans le KAPD (Kommunistische Arbeiterpartei Deutschlands, scission « gauchiste » minoritaire du KPD en 1920), puis dans une nébuleuse militante dispersée, défendant une ligne politique ouvertement « antinationale » [2]. Pour le KPD, il s’agit au contraire de ne pas abandonner la défense de l’Allemagne humiliée à l’extrême droite. Stratégie mortifère ou ultime sursaut face à Hitler ? Les historiens spécialistes de la période en débattent encore, à la lumière des nouvelles archives de Moscou depuis les années 1990-2000 [3]. Par rapport à l’avant-guerre, le contexte a profondément changé : la politique du KPD est désormais en osmose avec les directives prises par le Komintern. Difficile néanmoins de ne voir aucune filiation entre les positions du KPD et ce que Clara Zetkin (une figure d’ailleurs désormais membre du KPD dès 1919) avançait déjà avant guerre avec son « patriotisme prolétarien ». Reste qu’une telle rhétorique n’a pas suffi à freiner l’ascension du nazisme et que le sectarisme mortifère à l’égard de la social-démocratie a rendu impossible toute alternative concrète à la conception ethno-nationaliste de la nation.
La débâcle face au nationalisme
La « catastrophe allemande » pose l’épineuse question du lien entre la gauche et le nationalisme. Dans sa Sociologie du parti politique moderne, Robert Michels soulignait en 1911 qu’il existait une parenté entre nationalisme et socialisme : en mobilisant tous deux des imaginaires et représentations utopiques alternatifs à l’ordre existant, ils s’imposèrent comme des forces mobilisatrices au début du XXe siècle [4]. Et c’est un fait que ces courants étaient l’un et l’autre puissants dans les années 1920.
Or le socialisme n’a jamais véritablement souhaité, hors de minorités radicalement internationalistes demeurées relativement peu influentes, faire totalement abstraction de la nation. Pour autant, peut-on rapprocher cette prise en compte de la nation des variétés de « socialisme national » qui vont fleurir sous la République de Weimar ? Nous avons souligné dans cet ouvrage une certaine proximité entre les conceptions des « socialistes de la chaire » et celles de certaines figures du SPD dans les années 1880-1890. Par la suite, l’aile revendiquée la plus nationaliste autour des Deutsche Worte en Autriche ou des Sozialistische Monatshefte en Allemagne, n’était pas loin de définir un « socialisme national ». Or, comme le rappelle Gilbert Merlio, la « révolution conservatrice » des années 1920, prônée notamment par Oswald Spengler (auteur du célèbre Déclin de l’occident [5}), reprend cette idée d’un socialisme national, en développant une « stratégie radicale de modernisation du nationalisme allemand après la défaite de 1918 [6] ». L’Allemagne et son « socialisme national » se présentent alors comme une alternative au bolchevisme ainsi qu’à l’Ouest capitaliste. Les filiations intellectuelles entre certaines franges de la social-démocratie et ces courants nationalistes sont de ce point de vue indiscutables, y compris sur des questions cardinales comme celle de l’antisémitisme. Mais l’internationalisme originel du courant social-démocrate, son attachement durable à un changement social égalitaire et sa défense de la démocratie parlementaire limitent de tels rapprochements. Sans même évoquer l’énergie avec laquelle les nazis et austro-fascistes autrichiens voudront se débarrasser de ces organisations socialistes lorsqu’ils seront au pouvoir, les considérant comme des ennemis intérieurs « cosmopolites ».
L’adieu à la grande Allemagne
Le seul triomphe du nazisme ne peut expliquer l’oubli dans lequel sont tombés ces débats de la Belle époque. Stalinisme et guerre froide ont aussi contribué à leur effacement. L’historien roumain Georges Haupt (1928-1978), ancien déporté à Auschwitz ayant ensuite vécu les affres du système « socialiste » roumain avant de venir s’installer en France, avait en son temps fourni quelques réflexions pionnières dans un article avant-gardiste : « Pourquoi l’histoire du mouvement ouvrier ? [7] » Il invitait à revenir aux sources de l’histoire ouvrière et à leur contexte d’énonciation, au risque de répéter les évidences des historiographies officielles construites a posteriori par des appareils politiques soucieux avant tout de légitimer leurs positions dans l’histoire. Puis, dans un tout autre registre, le développement de l’historiographie dans le sillage notamment des réflexions de Paul Ricoeur et Michel de Certeau [8] a permis de comprendre combien les réécritures multiples et successives d’un même événement (les « opérations historiographiques ») constituaient un objet en tant que tel digne d’attention pour l’historien. Assurément, les positions et expériences de la gauche sur la nation constituent un exemple éloquent de ces réécritures multiples, victimes du nazisme, du stalinisme puis emportées par la décomposition générale du marxisme à partir des années 1980.
En effet, la « grande Allemagne », associée au nazisme, était devenue impensable à gauche, après avoir été un de ses grands espoirs. À Vienne, « l’austriacité » s’impose à la quasi-totalité du champ politique, même si les sociaux-démocrates, contrairement aux conservateurs chrétiens et aux communistes, ne se rallieront majoritairement que progressivement à « l’identité autrichienne ». Rappelons par exemple que le « Manifeste de Buchenwald des socialistes démocrates » d’avril 1945 a été signé par quarante-deux détenus dont six Autrichiens parmi lesquels un certain Benedikt Kautsky, fils de Karl. Ce texte appelle à la création d’une « République populaire » (Volksrepublik) émanant de comités antifascistes de « tout le Reich » [9]. Mais en acceptant de reprendre la tête du pays en 1945, Karl Renner renonce, lui comme le Parti social-démocrate, définitivement à tout projet d’annexion à l’Allemagne.
Trois ans plus tard, en 1948, sont organisées dans tout le monde germanophone des commémorations et célébrations de la révolution de 1848 [10]. Pour les partis sociaux-démocrates et communistes, la question de la reconstruction d’une nation allemande débarrassée du nazisme se pose de nouveau avec acuité. Désormais, la « grande Allemagne » appartient à un passé révolu et toute évocation historique de cette perspective est refoulée. Quant aux projets de coexistence plurinationaux dans le cadre d’un vaste empire, ils disparaissent avec le joug de l’Empire stalinien qui s’impose rapidement à la quasi-totalité de l’Europe de l’Est.
L’heure est à la séparation claire et nette entre l’Allemagne et l’Autriche. L’intellectuel communiste Ernst Fischer, membre du premier gouvernement autrichien après l’effondrement du nazisme, revient, cent ans après, sur les projets révolutionnaires de 1848 longtemps portés par la gauche germanophone. L’échec, à la lumière des catastrophes récentes, lui semble patent :
« La grande tentative de l’année 1848 d’unifier démocratiquement l’Allemagne permettant une grande et libre nation allemande, est un désastre non pas seulement pour le développement de l’Allemagne mais pour l’Europe toute entière. La vieille lutte pour la suprématie a éclaté de nouveau entre la Prusse et l’Autriche. “Suis-je toujours un Allemand” demanda le vieux Grillparzer, et l’histoire lui donna la réponse suivante : “Non, vous êtes un Autrichien.” En 1871, l’Allemagne devint unifiée par le “fer et par le sang”, non par un mouvement populaire et démocratique, mais avec le développement de la Prusse et celui de l’économie capitaliste [11]. »
Ce qui était possible à l’époque ne l’est désormais plus : « Les programmes du passé ne peuvent plus résoudre les problèmes nationaux qui avaient éclaté si violemment en 1848 [12]. »
Au même moment, dans la partie occidentale de l’Allemagne, le SPD se reconstruit sous la houlette de Kurt Schumacher, et entend s’inscrire dans une perspective de valorisation sur le temps long des premières expériences parlementaires. L’assemblée de Francfort de 1848 constitue pour lui le point de départ d’une nation allemande compatible avec les acquis démocratiques. Cependant, le parti n’accède pas au pouvoir avant 1966. Dans la zone soviétique, SPD et KPD ont fusionné sous la pression de l’occupant de 1946 pour former le SED. En 1948, le futur parti dirigeant de la RDA (créé quelques mois plus tard, en 1949) rend un hommage appuyé aux révolutionnaires tombés cent ans plus tôt : l’Allemagne nouvelle devra être « antifasciste » et puiser aux sources d’une longue tradition progressiste. 1848 est un échec mais incarne aussi une étape de ce qui aurait pu être une autre Allemagne.
L’histoire des gauches et de leur rapport à la nation devait être écrite en fonction de ces nouveaux paramètres : les partis issus du mouvement ouvrier évoluent désormais dans trois pays différents, attachés chacun à développer leur spécificité historique. Ernest Renan avait bien souligné combien l’oubli et même l’erreur historique sont indispensables pour construire une nation. Après 1945, l’histoire du mouvement ouvrier dans le cadre national a ainsi procédé par exclusion. Le cas autrichien constitue à cet égard un exemple caractéristique. Lorsque le chancelier social-démocrate Bruno Kreisky gouverne l’Autriche de 1970 à 1983, tout ce qui pouvait aller dans le sens d’une valorisation de « l’austromarxisme » avait droit de cité : il incarnait un passé théorique glorieux, malgré les échecs qui ont suivi. Otto Bauer pouvait être de nouveau à l’honneur. Les historiens ont depuis lors montré combien la période Kreisky est celle d’un refoulement de la période austrofasciste et nazie. Dans le cadre de ce dispositif, rapprocher la social-démocratie d’une quelconque « grande Allemagne » ne pouvait guère être envisagé.
Le cas de l’« Allemagne socialiste »
Le régime de la RDA accordait une importance spécifique à la définition d’une nouvelle nation « socialiste » en mobilisant les définitions proposées par le mouvement ouvrier du XIXe siècle. Le dogmatisme qui régnait alors dans l’historiographie eut un effet contradictoire. D’un côté, il n’était pas concevable d’écrire la moindre ligne positive à propos des positions autrichiennes sur la nation, violemment condamnées par Lénine ; de même, toute évocation de la « grande Allemagne » et de l’Anschluss était taboue. Mais, paradoxalement, cette historiographie, alors qu’elle était de loin la plus monocolore et contrôlée de l’espace germanophone, avait progressivement construit son interprétation du socialisme du XIXe siècle à partir d’une double lecture, à la fois nationale et internationaliste. En cherchant à valoriser l’« internationalisme prolétarien », elle a souligné et sorti de l’ombre des actes de solidarité par-delà les frontières que peu d’autres ont soulignés. Dans le même temps, soucieuse de se légitimer en tant que nouvel État national, elle a puisé dans Franz Mehring et quelques autres marxistes allemands de la fin du XIXe siècle des éléments pour justifier une voie nationale spécifiquement allemande, donnant lieu à une définition singulière, ancrée dans l’histoire du mouvement ouvrier [13]. Un exemple, parmi d’autres, est la longue préface aux œuvres complètes de Karl Liebknecht écrite par Wilhelm Pieck, premier président (et dernier, la fonction ayant été supprimée à sa mort) de la RDA de 1949 à 1960. Pieck était un ancien permanent du SPD, membre ensuite du KPD, spartakiste de la première heure et à ce titre emblème vivant du lien entre plusieurs générations militantes, des premiers groupes oppositionnels au sein du SPD à la jeune Allemagne socialiste d’après 1945. Fidèle à l’URSS stalinienne, il en a épousé tous les tournants. Mais, contrairement à la plupart des fidèles apparatchiks, il avait eu l’expérience concrète d’une autre organisation politique et connu un processus révolutionnaire en 1918. Intitulée significativement « Karl Liebknecht, un véritable patriote allemand [14] », cette préface souligne que le spartakiste accordait, à côté d’un vif internationalisme, une importance à la défense d’une nation allemande socialiste. Derrière la langue de bois et des exagérations sur plusieurs points se dégage une ligne interprétative établissant un lien fort entre nation et internationalisme.
Demeuraient bien sûr des impasses radicales en RDA, empêchant de mener une véritable réflexion méthodologique : les liens entre « Allemands d’Autriche » et Allemands du Reich étaient souvent relativisés (bien que soulignés dans des études hors de la doxa officielle) et tout ce qui pouvait évoquer l’Anschluss était qualifié « d’impérialisme » voire de précurseur du « fascisme ». Toute la riche tradition socialiste, d’Otto Bauer à la confédération balkanique, était globalement tombée dans l’oubli. Mais en recherchant en permanence l’équilibre entre ces deux pôles (identité nationale et identité internationaliste) qui reflétaient les intérêts du régime, les historiens est-allemands, qui ne pouvaient que très marginalement s’éloigner des impératifs de ce dernier, ont pu parfois s’approcher de réalités historiques que d’autres – pourtant bien plus libres de s’exprimer – sous-estimaient. Par exemple, en valorisant à l’excès l’intégration pure et simple à la nation (cas des historiens autrichiens) ou au contraire en insistant sur les minorités agissantes de l’internationalisme radical (cas des historiens marxisants en RFA), on avait tendance à perdre de vue ce qui avait constitué une réalité historique forte dans le « peuple social-démocrate » : un mélange entre appartenance nationale et revendication internationale, comme le montrent à merveille les commémorations de 1848 et Schiller.
« La question du destin de toute l’Europe »
La décomposition du bloc soviétique ne laissera pourtant aucune place à ces esquisses est-allemandes, emportées par le mur de Berlin. Au regard des échecs de l’internationalisme porté par les organisations qui s’en réclamaient aux XIXe et XXe siècles, ces expériences, espérances et tentatives de poser les bases d’une identité nationale spécifique peuvent apparaître comme des projets sans lendemains. Les propos des années 1860-1920 semblent appartenir au mieux à une époque révolue, au pire à des histoires marquées par un dogmatisme marxiste annonçant la rigidité du marxisme-léninisme ultérieur.
C’est pourtant un tout autre constat que l’historien Adam Wandruszka exprimait déjà en 1954, quelques années après l’horreur de la guerre qui a dévasté toute l’Europe, rappelant combien ces débats furent pionniers et proposèrent des esquisses d’alternatives :
« Ce sera toujours à l’honneur de la social-démocratie autrichienne d’avoir été le premier groupe politique à chercher à surmonter théoriquement avec perspicacité et méthode un problème que n’était pas seulement le funeste problème de la monarchie danubienne, mais comme nous le voyons bien aujourd’hui, fut la question du destin de toute l’Europe au XXe siècle : le problème des nationalités [15]. »
Enfouis dans les archives, la presse et les revues d’une autre époque et quelques ouvrages épars, ces débats et propositions avaient été oubliés. Il était temps de redécouvrir ces traditions et expériences. Pendant un court demi-siècle, des premières structurations du mouvement ouvrier aux lendemains de la révolution bolchévique, le socialisme germanophone a tenté de définir et d’incarner une voie spécifique, une « voie particulière » de gauche, alternative à la voie prussienne et petite-allemande, proposant une nation populaire mais non völkisch. Il fut un puissant courant idéologique tentant de transcender les frontières pour penser l’avenir de l’humanité à une échelle globale, en s’appuyant sur des mondes ouvriers alors en pleine croissance. Ses appropriations de l’histoire nationale, souvent pensées en miroir d’autres traditions (notamment françaises avec la Commune de 1871) sont révélatrices d’une vaste ambition. Elles visaient à remettre les populations démunies et les mouvements contestataires et subversifs au cœur d’une histoire nationale qui jusqu’alors les excluait. À Berlin comme à Vienne, les dirigeants du socialisme organisé ont tenté d’inscrire leur démarche en tenant compte du « peuple allemand », tout en recherchant les moyens de développer une solidarité internationale. Quant aux franges les plus sensibles à l’internationalisme, elles ont progressivement intégré à leurs réflexions des peuples slaves qu’elles méprisaient au départ, puis se sont ouvertes au monde colonial.
Aussi, en dehors des propos convenus sur la victoire des nations et des nationalismes et l’échec de l’internationalisme, les élaborations étudiées dans cet ouvrage présentent-elles des expériences historiques fournissant des éléments clés au débat sur la question nationale, la défense ou le dépassement des frontières, et ce bien au-delà de leur époque. Elles montrent les ambiguïtés, les difficultés voire les impasses, mais aussi la richesse d’un courant politico-idéologique qui tenta de concevoir des solutions à une question dont l’actualité persistante n’est plus à démontrer. Soit un épisode de la longue histoire du socialisme, de la théorie marxiste et des pratiques militantes ouvrières qui appelle encore des recherches et découvertes, permettant de nourrir les interrogations du présent.
Notes
[1]. Helmut Gruber, Red Vienna, op. cit. Werner Michael Schwarz, Georg Spitaler et Elke Wikidal (dir.), Das Rote Wien 1919-1934. Ideen, Debatten, Praxis, Bâle, Birkhäuser, 2019.
[2]. Philippe Bourrinet (éd.), Le deuxième congrès du KAPD 1er-4 août 1920, (s.e.), 2014.
[3]. Voir par exemple Bernhard H. Bayerlein et Hermann Weber (dir.), Der Thälmann-Skandal. Geheime Korrespondenzen mit Stalin, Berlin, Aufbau Verlag, 2003.
[4]. Robert Michels, Sociologie du parti politique moderne. Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes, Paris, Gallimard, 2015 (1911).
[5]. Voir également, définissant plus spécifiquement cette idée d’un socialisme conservateur, Oswald Spengler, Preussentum und Sozialismus, Munich, C. H. Beck, 1921.
[6]. Gilbert Merlio, « Révolution conservatrice », dans Élisabeth Décultot et alii (dir.), Dictionnaire du monde germanique, op. cit., p. 962. Voir également Barbara Koehn (dir.), La révolution conservatrice et les élites intellectuelles, Rennes, PUR, 2003.
[7]. Georges Haupt, L’historien et le mouvement social, Paris, Maspero, 1980.
[8]. Voir à ce propos les travaux de François Dosse, notamment Paul Ricoeur. Un philosophe dans son siècle, Paris, Armand Colin, 2012.
[9]. Wolfgang Röll, Sozialdemokraten im Konzentrationslager Buchenwald. 1937-1945. Unter Einbeziehung biographischer Skizzen, Göttingen, Wallstein-Verlag, 2000.
[10]. Dieter Langewiesche (dir.), Die deutsche Revolution, op. cit. Kurt Laser et alii, Der Friedhof der Märzgefallenen, op. cit. Enfin, un article militant mais contenant des sources intéressantes : Helene Fiedler, « Die SED und der hundertste Jahrestag der Märzrevolution von 1848 in Deutschland », Jahrbuch für Geschichte, 8, 1973, p. 324-352.
[11]. Ernst Fischer, Österreich 1848. Probleme der demokratischen Revolution in Oesterreich, Vienne, Stern Verlag, 1946, p. 179. Voir la couverture en annexe XIX.
[12]. Ibid., p. 191.
[13]. Jutta Seidel (dir.), Internationale Stellung und internationale Beziehungen der deutschen Sozialdemokratie 1871-1895-96, Berlin (RDA), Dietz Verlag, 1982.
[14]. Wilhelm Pieck, Karl Liebknecht, ein wahrer deutscher Patriot, Berlin (RDA), Dietz, 1961.
[15]. Adam Wandruszka, Österreichs Politische Struktur. Die Entwicklung der Parteien und politischen Bewegungen, Vienne, Verlag für Geschichte und Politik, 1954, p. 434.