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Livre magistral qui entend montrer l’unité (au sens hégélien) de la modernité jusqu’à la période contemporaine. Si la crise de la modernité est bien et très intelligemment décrite, le livre se termine malheureusement sur le constat pessimiste de Günther Anders des années 1960 : or, le constat que nous avons à dépasser n’est pas celui de la fin de l’histoire, mais celui de la contradiction radicale entre le monde institué tel qu’il se présente, se pense et se projette, y compris techniquement et industriellement, et l’impossibilité vécue de se reconnaître dans une telle approche du monde et de sa réalité spécifique. Ce livre essaie de montrer que la dynamique du monde contemporain renforce son unité à travers le déploiement historique d’une « logique totalitaire », alors que ma propre approche cherche au contraire à mettre en évidence son éclatement. Même si ce texte ne permet pas de situer clairement la contradiction révolutionnaire actualisée de ce début de XXIe siècle (il est vrai aussi que cette problématique n’est évidente pour personne...), ce livre reste pourtant d’une grande et remarquable densité intellectuelle, même s’il confond à mon avis totalité et universalité.
Selon moi notre monde n’est pas en crise parce qu’il serait victime d’une logique de globalisation qui réussirait à s’imposer, envers et contre tout, envers et contre tous, mais au contraire parce que ce projet de globalisation, effectivement mis en œuvre, ne fonctionne pourtant pas – si le critère de pertinence est le renforcement de la stabilité sociale et sociétale. La limite de ce livre est donc de chercher à montrer un renforcement de la cohérence de ce monde alors que ce qu’il faudrait viser c’est de montrer qu’au contraire cette cohérence affichée et recherchée devient impossible. Bref, ce livre s’arrête au moment du grand basculement qui nous impose un changement radical de perspective...

 

 

< 4e de couverture :

Notre époque est celle de la crise : mais une crise n’est jamais que la phase critique atteinte par un processus de plus lointaine provenance. La crise contemporaine est ainsi révélation, à la fois de la dépendance de notre époque à l’endroit de l’histoire dont elle procède et de l’essence même de cette histoire : la pensée de la crise impose de la concevoir comme accomplissement d’un destin qu’il s’agit de mettre au jour.
La logique de ce destin est restituée à partir de Hegel, qui découvre dans l’histoire un processus de totalisation achevé dans la « totalité autonome » de l’État, régie par la terreur et la guerre. Cette figure de l’État correspond au concept de totalitarisme, qu’il importe alors d’étudier. Or ce que montre le nazisme, caractérisé par la désintégration de l’appareil d’État, c’est que le totalitarisme n’est pas forcément étatique : il existe un processus immanent de totalisation dont les régimes totalitaires ne furent que des phénomènes dérivés.
Ce processus est celui que Tocqueville a vu dans la massification des sociétés démocratiques. Il échoue à l’expliquer, le fondant en dernière instance sur la Providence divine, mais a cependant vu son lien avec la révolution industrielle. C’est Marx qui a pensé jusqu’au bout le processus de totalisation immanent au champ des pratiques, en découvrant dans le Capital la puissance de mobilisation et de massification caractéristique de la modernité : le capitalisme est en cela l’essence même du totalitarisme, et la mondialisation contemporaine n’est autre que la totalisation propre au Capital.
Le surmontement de la crise s’identifie dès lors au dépassement du capitalisme : mais si le capitalisme se définit par l’autonomisation du système des objets, alors l’automatisation propre au dispositif technique s’avère plus fondamentale encore que le capitalisme, et il faut avec Günther Anders parler d’un « totalitarisme technocratique », dont on peut craindre qu’il soit indépassable.
Reste alors à penser ce qui se dit dans une telle catastrophe. >

 

Ci-dessous, le résumé du livre par Vioulac lui-même, ainsi qu'une interview.

Revue iphilo [source : https://iphilo.fr/2013/09/21/logique-totalitaire-et-crise-de-loccident/ 21/09/2013]

Le philosophe Jean Vioulac nous propose une présentation de son dernier ouvrage, La logique totalitaire, Essai sur la crise de l’Occident (PUF, « Épiméthée », 2013).

Notre époque est celle de la crise : crise de l’économie, de l’environnement, de la politique, de la religion, de l’art, de l’éducation, de la famille… il est même devenu difficile d’identifier un domaine qui ne soit pas en crise. Mais la philosophie ne peut pas se satisfaire de la description successive de ces crises, elle doit tenter d’en saisir l’unité, et de penser alors cette crise comme époque. Et en effet, une crise est fondamentalement un phénomène temporel : le terme vient du vocabulaire médical et désigne la fin du temps d’incubation d’une maladie, c’est-à-dire la phase à la fois la plus dangereuse de cette maladie, et la plus significative en ce qu’elle révèle un processus qui jusque là était dissimulé sous l’apparence faussement rassurante de la santé. Penser notre époque comme crise impose alors de la situer dans une histoire au long cours, et de se demander ce que cette crise révèle de notre histoire.

La caractéristique la plus frappante de notre époque est la globalisation, c’est-à-dire le rassemblement de tous les peuples et de toutes les contrées du monde dans un même espace commun. L’intégration de multiples phénomènes particuliers dans un milieu universel unique définit philosophiquement le concept de totalité, et en cela la globalisation doit se redéfinir comme totalisation. Nous sommes les contemporains de l’avènement d’une totalité planétaire à l’intérieur de laquelle tout est désormais interdépendant, et c’est cette totalité qu’il s’agit de penser.

Cette totalité impose à tous les peuples de la planète la même conception du monde (la science), le même principe politique (la démocratie), la même organisation économique (le capitalisme) et les mêmes moyens d’action et de production (la technologie). Or ces quatre catégories fondamentales de la totalisation contemporaine sont d’origine spécifiquement occidentale, et leur domination est le résultat de l’occidentalisation de tous les peuples du monde. C’est donc dans l’histoire occidentale qu’il faut chercher la genèse de la totalisation contemporaine.

Hegel est le philosophe qui a découvert la logique immanente à l’histoire occidentale, et il l’a précisément compris comme logique de la totalisation par l’intégration de tout ce qui est à l’intérieur du concept. L’histoire s’achève alors à ses yeux dans la « totalité autonome » de l’État, régie par la terreur et la guerre. Cette figure de l’État correspond au concept classique de totalitarisme, qu’il importe alors d’étudier. Or ce que montre le nazisme, caractérisé par la désintégration de l’appareil d’État et l’absence de toute instance centrale de gouvernement, c’est que le totalitarisme n’est pas forcément étatique ni même politique : il s’agit alors d’identifier un processus immanent de totalisation dont les régimes totalitaires ne furent que des phénomènes dérivés.

Ce processus est celui que Tocqueville a vu dans la massification des sociétés démocratiques : la démocratie est en effet une réalité sociale et non politique, qui se définit par l’avènement d’un pouvoir de masse à l’intérieur de laquelle les hommes particuliers ne sont plus rien, sinon des exemplaires standards de cette masse. Le pouvoir total de la masse constitue en cela le fondement du totalitarisme. Tocqueville échoue cependant à expliquer ce processus, qu’il fonde en dernière instance sur la Providence divine ; il a cependant mis au jour son lien avec la révolution industrielle.

Mais c’est Marx qui a pensé jusqu’au bout ce processus de totalisation immanent au champ des pratiques. Si les sociétés humaines quittent l’immobilité et l’éparpillement qui caractérisaient les époques artisanales, c’est qu’elles se rassemblent en masses mobilisables par un dispositif économique qui dans l’argent dispose du moyen universel de détermination et d’incitation des individus particuliers. L’originalité de ce système économique est de tout soumettre à l’argent, non seulement les marchandises, mais le travail lui-même par le biais du salariat : par le salariat les sociétés humaines sont ainsi tout à la fois soumises à l’argent, et réduite à une quantité de travail disponible, c’est-à-dire à une masse. Mais si l’argent, par le salariat, mobilise toutes les énergies et consomme toute puissance, c’est dans un seul but : se produire lui-même. Et c’est là en effet le schéma de base de l’opération économique en régime capitaliste : une quantité d’argent (un capital, au sens courant du terme) achète de la puissance de travail, qu’elle ne fait passer à l’acte que pour se produire elle-même, et ainsi s’accroître (faire un profit). Le Capital est précisément l’argent en tant qu’il se produit lui-même, et le capitalisme se définit par cette automatisation du processus de production, qui fonctionne désormais en lui-même et pour lui-même, ne recherche plus que sa propre croissance, sans que les hommes ait un quelconque pouvoir sur lui même quand il s’avère dévastateur pour l’environnement. En quoi il apparaît que le capitalisme est crise, et que surmonter la crise, c’est indissolublement surmonter le capitalisme.

Mais si le capitalisme se définit par ce processus d’autonomisation du dispositif d’autoproduction de l’argent — ce qui est devenue manifeste à tous dans l’automatisation cybernétique de la finance —, alors la question de la technique est plus fondamentale encore que celle du capitalisme : dire que la totalité planétaire aujourd’hui est devenue un système autonome et automatique qui ne fonctionne plus qu’en vue de lui-même, c’est reconnaître qu’elle est une gigantesque machine dont les hommes ne sont plus que des rouages, quand ce n’est pas des grains de sables qu’il convient d’évacuer. C’est ainsi que Günther Anders a compris l’époque de la technique : par sa description minutieuse du consumérisme ou de la télévision, il a mis en évidence l’existence d’un « totalitarisme technocratique », dont on peut craindre qu’il soit indépassable.

Mais il devient alors possible de circonscrire la crise. Notre époque est celle de l’avènement d’une totalité surhumaine — pourtant produite par les hommes au cours de leur histoire — qui désormais est devenue autonome, ne fonctionne plus qu’automatiquement et en vue d’elle-même, et pour ce faire instrumentalise les hommes et se les soumet : tous les processus de dévastation, de démantèlement, d’atomisation et de destruction que l’on constate aujourd’hui peuvent alors être conçu comme les effets les plus immédiat de ce processus de totalisation.

 

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Revue Liberté n°203 [source : https://www.erudit.org/fr/revues/liberte/2014-n303-liberte01285/71384ac ] Martin, É. (2014). Le totalitarisme sans état : entretien avec Jean Vioulac. Liberté, (303), 11–17

Entretien avec Jean Vioulac : Le totalitarisme sans Etat (printemps 2014)
Propos recueillis par Eric Martin

Vous dites que le capitalisme est devenu «totalitaire». Pour certains, ce serait pécher par excès de pessimisme, de catastrophisme. En quoi l’usage d’un terme aussi fort est-il justifié pour décrire ce qui arrive à l’Occident et au monde?

La thèse semble en effet paradoxale, puisqu’au vingtième siècle le concept de totalitarisme a été élaboré comme anti- thèse du libéralisme, pour défendre les sociétés de marché contre le Léviathan de l’État. Mais mon propos consiste précisément à dégager le concept de totalitarisme de son usage idéologique pour l’élaborer philosophiquement et ainsi dissocier la question du totalitarisme de celle de l’État. Il me semble donc difficile de se passer de tout concept de totalitarisme pour penser notre situation aujourd’hui. Le phénomène le plus caractéristique de notre époque est en effet ce que l’on appelle la « mondialisation » ou « globalisation», processus au long cours qui intègre tous les hommes, tous les peuples et tous les territoires dans un même espace- temps. L’intégration de la multiplicité et des particularités dans une même sphère et par un unique principe, c’est justement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tous dans une même totalité planétaire, et il faut bien parler de « totalisation » pour définir ce processus. Or historiquement, c’est bien le capitalisme qui en est à l’origine, et la totalité contemporaine est le marché mondial. Le marché est totalisant, et d’ailleurs tout le monde est à peu près d’accord pour le reconnaître, y compris un théoricien du néolibéralisme comme Friedrich Hayek, qui voyait dans le marché mondial un « cosmos » qui se substituait à l’antique nature.

Dès lors, deux questions se posent. D’une part celle de la puissance, puisqu’on ne peut parler de totalitarisme que s’il y a une puissance effectivement contraignante qui opère la totalisation, d’autre part celle de la liberté, puisque le concept de totalitarisme implique une soumission de tous les individus à un pouvoir total. Le néolibéralisme va donc refuser ce concept parce qu’il prétend que le marché est l’interaction harmonieuse et pacifique des libertés. Mais en réalité, si les actions individuelles sont harmonieuses, c’est d’abord que chaque homme est redéfini comme calculateur de ses intérêts et ensuite que l’intérêt de chacun est stricte- ment assigné à la recherche d’une valeur abstraite, l’argent.

Chacun ne poursuit que son intérêt, et il se croit libre quand aucune entrave ne s’oppose à sa quête, mais il ne se rend pas compte que son intérêt lui-même est déterminé, préformaté, conditionné par le marché. Et d’ailleurs, quand les théoriciens du marché parlent avec Adam Smith de « main invisible », ils présupposent bien qu’il y a manipulation des individus, d’autant plus dangereuse qu’elle est invisible. Si les actions individuelles ne sont pas divergentes, c’est qu’elles convergent toutes vers le fétiche de l’argent, qui s’impose comme un vortex qui fait tourner l’univers autour de lui. Quand l’argent occupe un tel statut, qu’il exerce cette fonction d’attracteur universel, qu’il est capable de réduire tout ce qui est à une quantité de valeur universelle et abstraite, alors il est Capital. Le Capital est en cela le principe directeur qui gouverne toutes les actions individuelles.

Or le fondement même du capitalisme est le salariat, par lequel le Capital réduit la puissance de travail elle-même à une quantité de valeur et ainsi se la soumet. Par là même, le Capital massifie la puissance de travail et devient le seul à en faire usage ; il conquiert en cela la puissance absolue. Il est donc extrêmement naïf de croire, comme l’affirment journellement les tenanciers du marché mondial, que moins il y a d’État, plus il y a de liberté, comme si l’État était la seule puissance de coercition. La puissance du marché est infiniment supérieure, elle ne tend jamais qu’à accroître sa puissance, et le moteur du Capital est en cela une volonté de puissance aveugle et inconditionnée.

Le Capital est aujourd’hui la puissance qui domine le monde, qui atomise les sociétés humaines, déterritorialise tous les peuples, une puissance par rapport à laquelle les États eux-mêmes n’ont plus aucune marge de manœuvre. L’avènement du marché mondial n’est rien d’autre que la soumission de tous les hommes, de tous les peuples et de la nature tout entière au Capital et au règne de la valeur. Donc, oui, il faut dire que le capitalisme est un totalitarisme, et même qu’il est le fondement, la condition de possibilité des totalitarismes politiques du vingtième siècle, car ces régimes ne furent que des expressions caricaturales et grossières du principe constitutif de la modernité occidentale, à savoir la massification de l’humanité par son assujettissement à la puissance totale de l’abstraction.

Le néolibéralisme est ainsi coupable d’avoir aliéné et asservi le concept même de liberté, en promouvant en son nom une doctrine de la soumission volontaire. Ainsi Hayek, apôtre inlassable de l’évangile du marché universel, prétend défendre la liberté, mais il préconise pourtant explicitement et constamment la « soumission à la puissance impersonnelle du marché », et sa doctrine n’est finale - ment rien d’autre qu’une pédagogie de la soumission volontaire. Il ne faut donc pas être dupe de l’opposition purement idéologique entre néolibéralisme et totalitarisme, et il importe encore plus de mettre en évidence le projet totalitaire dont est porteuse la gouvernementalité néolibérale, qui va déployer la logique de la valeur dans tous les aspects de l’existence.

Il y a ainsi aujourd’hui une tendance au reformatage de l’être humain pour l’adapter sans cesse davantage à l’évolution du capitalisme, pour le rendre de plus en plus performant, efficace, rentable et productif, pour en faire le consommateur requis par le marché, et ce, à la fois par la pénétration du pouvoir managérial dans toutes les sphères de la vie sociale – y compris les systèmes éducatifs – et par cette propagande de masse authentiquement totalitaire qu’est la publicité. Un tel projet n’a rien à envier aux pro - grammes déments de production d’un «homme nouveau » par les totalitarismes politiques du vingtième siècle et il est probablement plus dangereux encore en ce qu’il demeure invisible, insidieux et se trouve accepté comme allant de soi par toutes les pseudo-élites des castes gouvernementales.

Quel lien peut-on faire entre cette transformation et le développement de «la Raison»?

Mon propos consiste en effet à situer le capitalisme dans le contexte de la crise de la rationalité occidentale. La question de départ est donc celle de la crise, mais toute pensée de la crise impose de la concevoir comme la fin d’un temps d’incubation, comme le moment paroxystique d’un processus au long cours qu’elle achève et révèle à la fois. Il n’est donc pas possible de concevoir la crise de façon purement systémique, en termes d’efficacité de fonctionnement d’une structure, il faut la concevoir de façon historique, c’est-à-dire dans l’histoire dont elle révèle l’essence jusqu’ici cachée. Donc, seule une philosophie de l’histoire est à même de penser la crise, et le grand chef-d’œuvre de Husserl, La crise des sciences européennes, procure le cadre conceptuel nécessaire. Or c’est pour Husserl la raison comme telle qui est aujourd’hui en crise, dans l’avènement d’une science entièrement technicisée et mécanisée où les idées abstraites se déduisent automatiquement les unes des autres, de façon purement formelle, sans plus se fonder sur les sujets humains et leurs intuitions sensibles, où le concept se développe de lui-même en court-circuitant la subjectivité vivante. Le progrès de la science se retourne ainsi contre les sujets concrets en leur imposant de vivre dans un monde purement géométrique, abstrait et finalement dénué de sens, un monde inhumain et inhabitable. Ainsi la crise contemporaine révèle que l’histoire de l’Occident n’est autre que le destin d’une rationalité purement abstraite et objective qui ne se développe que dans l’oubli, le déni et le refoulement de son origine dans la subjectivité vivante et la vie en communauté.

Mais précisément, la puissance de cette rationalité pure- ment objective et abstraite ne se manifeste pas uniquement dans le champ des questions théoriques, et la crise de l’humanité européenne n’est pas réservée aux philosophes et aux scientifiques – et serait-ce le cas qu’elle ne serait pas Si les actions individuelles sont harmonieuses, c’est d’abord que chaque homme est redéfini comme calculateur de ses intérêts et ensuite que l’intérêt de chacun est strictement assigné à la recherche d’une valeur abstraite, l’argent. bien grave. Saisir la crise dans sa totalité impose de com - prendre comment une «crise de la science européenne », qui, semble-t-il, ne devrait concerner qu’une minorité de chercheurs, peut réellement dévaster la terre et menacer l’humanité. Question philosophiquement cruciale, celle du rapport du concept au réel, de l’être à la raison et, finale - ment, le problème de la vérité en tant que telle. Les philosophes sont rarement d’accord entre eux, mais ils ont tous été d’accord pour définir ainsi la vérité, par la concordance ou la conformité du concept au réel. La question était alors de savoir comment on pouvait garantir cette corrélation entre deux éléments si dissemblables. D’un côté le concept, éthéré, universel et abstrait ; de l’autre la réalité, rugueuse, particulière et concrète.

Or il y a dans l’histoire de la métaphysique un penseur crucial qui a donné à cette question une réponse authentiquement révolutionnaire : Hegel, qui a compris que le rap- port de l’un à l’autre imposait la médiation du travail. Le travail est ce qui réalise le concept, ce qui transforme l’idée en chose. Ainsi Hegel repense de façon neuve la vérité ; non plus comme adéquation du concept et du réel, mais comme réalisation du concept, qui fait que le concept n’a pas à être mystérieusement adéquat à un donné hétérogène, mais qu’il produit lui-même son propre contenu et ainsi s’autoréalise. L’automatisation et la mécanisation des enchaînements déductifs que critique Husserl se trouvent alors expliquées : si le concept se développe de lui-même, c’est qu’il se subordonne au travail. La question du travail est centrale, elle n’est pas un domaine annexe et accessoire, réservé aux sociologues et aux économistes, elle est au contraire le point nodal où se joue le rapport entre la réalité et le concept, entre la raison et le réel.

Dès lors, si la crise de la rationalité occidentale ne reste pas purement théorique, c’est qu’elle est en rapport avec le travail. Il ne suffit donc pas de mettre en évidence la crise des sciences, il faut en outre mettre en évidence une crise du travail. Et ce grand traité d’ontologie phénoménologique sur la crise du travail européen, c’est évidemment Le capital. Marx constate en effet qu’avec la révolution industrielle et la généralisation du salariat, le statut du travail dans la production a été bouleversé. Il n’est plus le sujet et le maître du processus comme c’était le cas dans l’économie artisanale, il n’intervient qu’à titre de médiateur, il n’est là que comme moyen pour la réalisation d’une abstraction qui le dépasse, c’est-à-dire l’abstraction de l’élément théorique qu’il contribue à produire (c’est-à-dire les prototypes élaborés par les ingénieurs des départements recherche et développement, qui ont le statut de « paradigme » que Platon attribuait à l’idée), mais surtout l’abstraction de la quantité de valeur qu’il a pour fonction d’accroître.

La structure de la production capitaliste est donc celle-là même que décrit Hegel quand il met au jour la condition de possibilité de l’effectivité du concept. Le travail est le moyen terme, il est subordonné à l’autoréalisation de l’universel-abstrait. C’est pourquoi la domination capitaliste est indissociable de la crise de la raison telle que l’a «Oups! Je vais te rappeler, Steve, y a encore ces tatas qui veulent me mettre le grappin dessus.» pensée Husserl. Le capitalisme, c’est l’effectuation méthodique et systématique de la configuration métaphysique de la rationalité, qui fétichise le concept, postule l’autonomie d’une raison purement objective et lui soumet totalement la subjectivité vivante. Il faut donc insister : le Capital, c’est la logique de l’autovalorisation de la valeur par la subsomption réelle du travail, c’est-à-dire la logique spéculative de l’autoeffectuation de l’universel-abstrait par la subsomption du particulier-concret. C’est pourquoi la question du capitalisme est philosophiquement essentielle. Le dispositif capitaliste de production est bien l’accomplissement de la raison mystifiée qui définit la métaphysique.

Quel rapport peut-on établir avec la technique?

C’est à mon sens la question à la fois la plus importante et la plus difficile. Il importe d’abord de préciser que la tech- nique moderne n’a plus aucun rapport avec les techniques ancestrales et qu’une rupture s’est produite. Les techniques anciennes étaient des outils, c’est-à-dire des organes artificiels au service des travailleurs; les techniques modernes sont des machines, c’est-à-dire des dispositifs autonomes aux- quels les travailleurs ne sont adjoints que comme organes naturels. C’est dans cette « inversion du sujet et de l’objet » que Marx voit le péril inhérent à l’ère industrielle, et cette inversion advient précisément avec l’automatisme, où le processus de production se développe de lui-même et en lui-même, où il s’émancipe des sujets vivants et devient auto- nome. L’«autonomisation», la Verselbständigung, me paraît être le concept central de toute la pensée de Marx. Il y a un rapport étroit entre l’automatisation, qui caractérise la tech- nique moderne, et l’autovalorisation, qui définit la logique capitaliste. Ce sont deux phénomènes de l’autonomisation de l’objectivité par rapport à la subjectivité, qui définissait déjà la science analysée par Husserl. Mais le fait est qu’il n’y a pas dans Marx de critique de la technique en tant que telle, il n’en critique jamais que l’usage capitaliste, postule que ce même dispositif machinique pourrait avoir un autre mode de fonctionnement, et donc que l’on peut dissocier technique et capitalisme.

Or c’est cette hypothèse qui me semble aujourd’hui fortement remise en question. La technique au vingtième siècle s’est totalement autonomisée, elle s’est mise en réseau à l’échelle de la planète, se développe d’elle-même dans une accélération croissante, et les hommes lui sont de plus en plus asservis, encastrés dans son dispositif et progressivement reformatés par lui. Il me semble que le capitalisme est totale- ment immanent à la machine, qu’il en est en quelque sorte le logiciel, et c’est ce que tend à montrer le développement des transactions à haute fréquence aujourd’hui, c’est-à-dire l’informatisation complète de la finance mondiale, où les échanges de valeurs sont faits par des centres de serveurs informatiques connectés entre eux, sans qu’aucun homme ne puisse plus intervenir dans le processus. Sur l’analyse de la technique aujourd’hui, Günther Anders me semble plus pertinent que Marx, parce qu’il montre qu’il y a un « totalitarisme technocratique» par rapport auquel les luttes de classes elles-mêmes deviennent secondaires, parce que bourgeois et prolétaires sont pareillement aliénés par la tech - nique et pareillement menacés par elle, ou en tout cas que les différences sont infinitésimales par rapport à l’ampleur de sa puissance.

Quel est le sort fait à la culture dans les transformations que vous décrivez?

L’affirmation bien connue de Hegel selon laquelle l’art est mort, ou plus exactement « l’art est pour nous quelque chose du passé », me semble un point de départ obligé de toute réflexion sur la culture aujourd’hui. Cette thèse développée dans les années • semble contredite par l’histoire de l’art depuis lors, mais je crois qu’il faut, dans un premier temps, reconnaître que Hegel a raison. D’abord parce que l’art des époques anciennes n’était justement pas compris comme « culture », c’est-à-dire objectivé, posé comme un ensemble d’objets extérieurs aux sujets, il était immanent aux communautés humaines, à leur vie quotidienne, et leur procurait les symboles et les significations avec lesquels ils habitaient leur monde. Ensuite parce que les œuvres n’étaient jamais réduites à une source de plaisir esthétique. L’œuvre était toujours porteuse d’un sens transcendant, d’un rapport à l’absolu, et l’histoire de l’art est ainsi inséparable de l’histoire des religions. Le rapport à l’œuvre d’art a totalement changé aujourd’hui. Il ne relève plus de la contemplation, c’est-à-dire de l’ouverture du sujet à une altérité radicale, à une dimension d’infini qui le dépasse, mais bien de la consommation, c’est-à-dire finalement de la digestion, de l’autosatisfaction et de la jouissance de soi.

L’analyse encore une fois est paradoxale, parce qu’en apparence l’art n’a jamais été aussi présent. Et il l’est en effet. Mais justement, il faut se demander comment il est présent, et que signifient cette présentation et cette mise à disposition. Le phénomène le plus important des deux siècles qui nous séparent de Hegel est celui de l’universelle muséification. Toutes les œuvres sont arrachées au lieu où elles avaient du sens, et tout particulièrement les espaces consacrés, pour être mises sous vitrine dans des musées, et le musée est ainsi devenu l’institution centrale qui aujourd’hui médiatise le rapport à l’œuvre. Mais je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’œuvres d’art dans les musées. Fondamentalement, il n’y a que des marchandises. Visiter un musée, c’est déambuler dans les rayons d’un supermarché ; en tout cas, l’accès à la contemplation de l’œuvre au sein du dispositif Le travail est ce qui réalise le concept, ce qui transforme l’idée en chose. muséal demande une grande capacité de concentration et de recueillement, nécessaire pour s’abstraire de ce contexte.

Le musée est par là même aussi un coffre-fort, où l’on conserve des œuvres jugées de grande valeur, mais, en cela, l’art est lui-même soumis à l’universelle évaluation. Le musée juge toutes les œuvres en termes de valeur et postule qu’elles se valent toutes. Les œuvres de tout style, de toute époque et de toute origine sont présentées dans le même champ d’équivalence et par là dépouillées de ce qui leur donnait sens et contenu pour être réduites à la même fonction, c’est-à-dire à leur capacité à servir d’objet de consommation pour la jouissance esthétique. Le processus de muséification me semble caractéristique de l’ère capitaliste, parce qu’on a là finalement une accumulation du capital culturel de l’humanité. Le fétichisme de la culture, la mystique de l’œuvre d’art sont d’ailleurs ce qui tient lieu de religion à la bourgeoisie, et les musées sont autant de temples de cette religion positiviste où elle vénère sa propre image fétichisée et rit de se voir si belle en ce miroir.

Mais le capitalisme, ce n’est pas seulement de l’accumulation, c’est surtout de la production, et l’art est en effet entré dans le dispositif de production de masse, avec la production en série de produits standardisés par l’industrie du spectacle, ce qui a pour effet la standardisation (et la spectacularisation) de ceux qui les consomment. Le problème est alors que cette production en série supprime la notion d’« original », et ainsi tend à dévaloriser ses propres produits, d’où une baisse tendancielle de la valeur marchande des produits culturels.

C’est la fonction du secteur de la production, connu sous le nom d’« art contemporain », que de réintroduire la pièce unique et l’original, qui va alors pouvoir servir de réserve de valeur. L’art contemporain produit pour un marché spéculatif appelé par l’apparition d’une hyperbourgeoisie qui ne sait plus où investir. C’est-à-dire que les « artistes » eux-mêmes produisent directement pour un marché, ils produisent des valeurs d’échange, des produits spéculatifs. Ces artistes-là sont en réalité des hommes d’affaires, souvent très avisés. Que les œuvres sur ce marché ne soient plus que des réserves de valeurs, c’est d’ailleurs ce que montrent régulièrement les ventes aux enchères où des tableaux sont achetés cinquante millions de dollars pour être aussitôt enfermés dans un coffre-fort.

L’« art contemporain » pourrait sembler trop grotesque pour être vraiment dangereux, je crois pourtant que l’on peut y retrouver des traits authentiquement totalitaires, et d’abord parce qu’on y retrouve l’engeance des élites et avant- gardes qui prétendent détenir la vérité (sur le « progrès » de l’histoire de l’art, en l’occurrence), qu’elles se donnent pour mission de répandre dans des populations méprisées, et qui récusent a priori toute critique par le même terrorisme idéologique. Il y a là une tentative de dressage et de normalisation de la sensibilité, puisque chacun se verra sommé de ressentir les émotions requises devant tel ou tel prurit d’« art conceptuel » sous peine d’être traité d’imbécile ou de réactionnaire, et il y a surtout une éradication méthodique de l’esprit critique à une époque où n’importe quoi est susceptible de se voir reconnaître officiellement le statut d’œuvre d’art.

Il faut néanmoins nuancer ce constat. Mon propos consiste à exhiber la logique totalitaire d’un processus au long cours, mais il ne s’agit pas de faire une analyse elle- même totalitaire, qui nierait les exceptions, les marginalités, les singularités. Or l’art est à cet égard emblématique, parce qu’au sein même du dispositif de muséification et de production des œuvres, des voix singulières vont toujours tenter de subvertir ce dispositif, de s’installer dans ses interstices, de le parasiter, voire de le faire jouer à leur profit. Dans l’argot prolétaire, on dit d’un ouvrier qu’il « fait de la perruque » quand il réalise ses travaux personnels sur son temps de travail et avec les matériaux et machines de l’entreprise. Un créateur authentique aujourd’hui fait de la perruque, en ce qu’il instrumentalise le dispositif. De façon certes toujours provisoire et risquée, comme on l’a vu avec la tentative de Marcel Duchamp de ridiculiser l’institution muséale et de mettre en évidence le statut de marchandise de l’œuvre d’art. Son geste a été aussitôt récupéré et a permis à bien des fonctionnaires de l’art contemporain de faire carrière. Mais de telles voix singulières ont réussi à se faire entendre, et c’est ainsi qu’il devient possible de redéfinir le statut de l’œuvre : comme le cri de vies singulières incarnées venues témoigner contre la monstrueuse puissance impersonnelle de l’abstraction.

L’œuvre de Kafka serait à cet égard paradigmatique. On voit alors ce qu’il est possible d’objecter à Hegel, le penseur de l’absolu, où l’œuvre d’art ne fait jamais que rendre sensible une idée. L’œuvre authentique aujourd’hui a forcé- ment changé de statut, elle ne manifeste pas l’idée universelle et abstraite, elle témoigne d’une singularité vivante. L’Art du roman de Milan Kundera me semble en cela très important, justement parce qu’il aborde la modernité européenne à partir de Husserl, c’est-à-dire comme avènement d’une raison impersonnelle triomphante, mais il souligne aussitôt que la modernité européenne est aussi l’avènement du roman, c’est-à-dire du témoignage de la singularité de la vie. Kundera s’accorde avec Husserl pour voir dans notre époque la soumission du monde de la vie à la science mathématisée, mais il ajoute que cette époque est aussi celle du Marx n’est pas plus individualiste qu’il n’est matérialiste : Marx est communiste. roman, c’est-à-dire une expression de ce monde de la vie ; la modernité européenne commence certes avec Galilée et Descartes, mais tout autant avec Rabelais et Cervantès.

Le statut de l’art a donc bien été bouleversé. D’une part, il devient lui-même matière première d’un secteur déterminé du dispositif de production capitaliste et, d’autre part, il renaît dans ses marges et malgré lui, un peu comme des fleurs poussent dans les fissures du béton. Il faut alors reconnaître que l’œuvre est aujourd’hui devenue quelque chose de très simple et de très fragile, comme des romans de Philippe Djian, des dessins de Hergé, des chansons de Bob Dylan, qui à l’opposé de toute objectivation muséale accompagnent la vie de ceux qui les aiment et leur permettent tant bien que mal d’habiter ce monde dévasté. Il n’y a pas là un art résiduel pourtant, mais peut-être l’indice que l’essentiel est justement à chercher dans cette simplicité et cette fragilité.

Dans votre ouvrage, Marx n’apparaît pas comme un individualiste, mais comme un penseur de la communauté (Gemeinwesen) qu’il faudrait se réapproprier; pouvez-vous nous parler un peu de cette lecture hélas trop peu répandue de Marx?

Marx n’est pas plus individualiste qu’il n’est matérialiste : Marx est communiste. Et tout en revendiquant le titre de communiste, il critique inlassablement le communisme utopique et récuse dans le Manifeste toutes les formes de communisme connues, il refuse d’y voir un « idéal », il précise que le communisme ne peut en aucun cas consister en un programme de gouvernement. Il faut répéter que Marx est un philosophe, et un philosophe difficile. Son concept de communisme ne peut en aucun cas être réduit à quelque position idéologique que ce soit, ni à des slogans faciles qui ne sont rien d’autre qu’un refus de penser.

Le communisme chez Marx désigne la position philosophique fondamentale qui consiste à voir dans la communauté le fondement de toute son analyse et le niveau primordial auquel renvoient tous les autres. Il faut donc aborder le communisme dans Marx comme on aborde par ailleurs en philosophie l’idéalisme, le rationalisme, le matérialisme ou le subjectivisme. Marx pense le monde en philosophe, il tente d’en exhiber le principe ontologique primordial, mais ce principe n’est plus l’idée, ni la raison, ni la matière, ni le sujet, mais la communauté. Et non pas l’idée de communauté, mais une communauté réelle, faite d’hommes et de femmes en chair et en os, à une époque déterminée d’une histoire déterminée, qui travaillent ensemble pour vivre ensemble et qui, ce faisant, déploient toutes les relations et interactions qu’il peut y avoir quand des hommes et des femmes sont ensemble.

Comme vous le soulignez, Marx ne parle pas de Gemeinschaft, le mot allemand le plus courant pour dire « communauté », mais bien de Gemeinwesen, qui littéralement signifie das gemeine Wesen, « l’essence commune », « l’être commun ». Si la question fondamentale de la philosophie depuis les Grecs est : «Qu’est-ce que l’être ?», Marx répond : «L’être, c’est la communauté. » La communauté ras- semble en elle l’essence dont tout le reste est phénomène. Et c’est bien ainsi qu’il conduit toutes ses analyses, en se demandant toujours quelle est la relation intersubjective, c’est-à-dire le mode d’être de la communauté, qui se manifeste par tel ou tel phénomène.

Il n’y a donc pas de contresens plus radical que de faire de Marx un individualiste, position diamétralement opposée au communisme. Le principe même de son analyse de l’économie consiste en effet à récuser ce qu’il appelle les «robinsonnades», c’est-à-dire la doctrine de «l’état de nature», qui essaie de déduire l’organisation économique et politique de la vie d’un homme seul, perdu dans la nature. Marx n’a pas de mal à montrer qu’un tel homme, qui serait ce qu’il est en lui-même et par lui-même, est la chimère idéologique appelée par les théories du marché, c’est-à-dire l’image mystificatrice du self-made-man, de celui qui prétendument «s’est fait tout seul », et ainsi « ne doit rien à personne ». Reconnaître la primordialité de la communauté, c’est dire au contraire que chacun doit tout aux autres, et absolument tout. Il ne s’agit pas pour autant de nier le sujet individuel, de le fondre dans une masse anonyme, et l’interprétation individualiste de Marx s’appuie sur sa défense du sujet vivant contre toutes les puissances d’anonymisation d’une machinerie qui risque de l’écraser.

Cette thématique est en effet cruciale chez Marx. Il est bien en cela un penseur de la singularité du sujet, menacée par l’uniformisation et la massification du dispositif capitaliste de production, et il définit la liberté par «l’expression de soi » ou « l’activation de soi » de chacun. Mais tout en définissant ainsi l’homme par son « soi », son ipséité, tout en reconnaissant le danger que cette ipséité soit broyée par son intégration à la machinerie, il refuse d’en faire une particule élémentaire, un noyau atomique indestructible, une monade « sans porte ni fenêtre », pour au contraire reconnaître qu’un homme n’a rien qui ne lui ait été donné. Parler de communauté, c’est penser les hommes singuliers, mais en reconnaissant qu’ils ne sont que les uns par les autres, les uns avec les autres, les uns pour les autres et même parfois les uns contre les autres, et qu’ils sont ainsi tissés les uns des autres.

La question de la réappropriation telle que vous la posez ne se pose donc que dans un contexte bien précis, qui est celui du dispositif capitaliste de production. Dans la vie communautaire, l’essence commune est immanente à la communauté, et chaque sujet en reçoit immédiatement sa substance et sa vie et se meut en elle. Mais le travail humain est une activité d’objectivation, par laquelle l’homme objective son essence, c’est-à-dire qu’il la sort de soi pour la faire exister comme objet. L’histoire humaine est le lent processus de l’objectivation de cette essence d’abord immanente aux communautés, essence qui par là même devient transcendante et existe dans l’extériorité.

Le moment capitaliste advient à la fin de cette histoire : quand l’humanité a réalisé et objectivé tout ce qu’elle est et donc où elle s’est intégralement réalisée, mais que sa propre essence existe désormais comme une réalité séparée, qui menace de devenir autonome et de l’écraser. Le capitalisme advient quand l’objectivité universelle et abstraite devient seul sujet du processus de production, et quand les hommes particuliers et concrets ne sont plus que les serviteurs et les esclaves de son fonctionnement automatique. La révolution telle que Marx l’a conçue désigne alors l’événement par lequel l’humanité se réapproprie son essence objectivée dans le Capital, et remet ainsi sur ses pieds le rapport du sujet à l’objet. En tant qu’espoir libérateur, le communisme
désigne ainsi la communauté des sujets qui ont récupéré l’universalité de leur essence jusqu’alors disséminée dans leurs objets.

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Jean Vioulac, La logique totalitaire Essai sur la crise de l’Occident, PUF 2013
Tag(s) : #livres importants, #modernité, #technique, #dialectique
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