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Chaque société se caractérise par une intelligence vécue particulière du temps, et la dynamique de cette société se traduit par une transformation qualitative de sa référence au temps, une façon toute particulière d’articuler simultanément passé, présent et devenir, non pas (seulement, voir exclusivement) comme une chronologie, mais comme un tout dont les éléments sont entièrement interdépendants. Chaque société a en effet sa propre cohérence du temps long. Il ne peut donc y avoir de révolution indépendamment d’une remise en question de la cohérence longue du temps institué, indépendamment d’une profonde crise du temps, indépendamment de ce que Hartog appelle une « crise du régime d’historicité ».

Les sociétés humaines modernes ne s’inscrivent dans un temps « chronologique » que dans le contexte de la société instituée, mais la remise en question de ce monde institué est immédiatement une remise en question de son « épaisseur » temporelle, celle de sa façon toute particulière d’articuler passé, présent et avenir. L’histoire humaine, saisie au niveau d’une dynamique globale des sociétés, est ainsi une continuelle réélaboration de la nature du temps dans les moments de basculement d’une société en une autre. Je dirais même que  cette réélaboration est un marqueur central de sa crise existentielle.

Toute société se caractérise par une sorte d’unité de l’espace et du temps, cette unité entrant en crise simultanément de trois manières : quand sa structure temporelle est modifiée (et rien que la crise climatique et écologique est porteuse d’une épaisseur temporelle nouvelle), quand sa structure spatiale est modifiée (la place du système Terre dans le cosmos, mais plus prosaïquement également le rapetissement de la planète par l’intermédiaire de la globalisation) et bien entendu avec l’inévitable désarticulation entre ces dimensions temporelle et spatiale héritées (qui percutent les dimensions nationales et anthropologiques établies des sociétés humaines contemporaines).

Peut-être pourrait-on émettre l'hypothèse qu'une définition de l'universel est liée à une cohérence particulière d'un espace-temps historique : la dislocation de cet espace-temps particulier entrainant alors une crise de l'universel qui lui est associé.

Ce texte incontournable de François Hartog est une excellente introduction à ces problématiques.

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Introduction : Ordres du temps, régimes d’historicité (p19-42)

Qu’il y ait un ordre du temps, nul n’en doute, des ordres plutôt, ayant varié suivant les lieux et les temps. Ordres si impérieux, en tout cas, qu’on s’y plie sans même s’en rendre compte : sans le vouloir ou même en ne le voulant pas, sans le savoir ou en le sachant, tant ils vont de soi. Ordres auxquels on se heurte, si l’on cherche à y contredire. Les rapports qu’une société entretient avec le temps semblent être en effet peu discutables ou guère négociables. Dans ordre s’entendent immédiatement la succession et le commandement : les temps, au pluriel, veulent ou ne veulent pas ; ils vengent aussi, rétablissent un ordre qui a été perturbé, font œuvre de justiceOrdre du temps vient ainsi d’emblée éclairer une expression, un peu énigmatique peut-être de prime abord, régimes d’historicité.

Au début du 5e siècle avant notre ère, le philosophe grec Anaximandre employait déjà l’expression, justement pour indiquer que « les choses qui sont […] se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps (1) ». Pour Hérodote, l’histoire était, en son fond, l’intervalle – compté en générations – qui faisait passer d’une injustice à sa vengeance ou à sa réparation. Enquêtant en quelque façon sur les délais de la vengeance divine, l’historien est celui qui, grâce à son savoir, peut réunir et donner à voir les deux bouts de la chaîne. Tel est bien le sens de l’histoire du roi Crésus qui, passant du bonheur au malheur, paye à la quatrième génération la faute de son ancêtre Gygès (2). Ce n’est pas là la voie, celle de l’histoire et de la justice, que nous explorerons ici.

L’ordre du temps, ensuite, rappelle L’Ordre du discours de Michel Foucault, court texte programmatique, entraînant : la leçon inaugurale qu’il donna au Collège de France en 1971 et qui fait signe encore comme une invite à réfléchir, à poursuivre le travail, ailleurs, autrement, avec d’autres questions (3). Faire pour le temps ce que Foucault naguère avait lancé pour le discours, y puiser au moins une inspiration. L’Ordre du temps, enfin, c’est le titre même du livre substantiel que l’historien Krzysztof Pomian consacra au temps : une histoire du « temps même », précisait-il, « abordé dans une perspective encyclopédique », ou encore une histoire « philosophique » du temps (4).

Depuis peu, le temps est venu au centre des préoccupations. Livres, numéros de revues, colloques, un peu partout, en témoignent ; la littérature en traite aussi, à sa façon. « Crise du temps » ont immédiatement diagnostiqué nos généralistes de la pensée ! Certes, mais encore ? L’étiquette signifie au mieux : « Attention problème » (5). Le travail de Paul Ricœur, ouvert avec Temps et Récit (1983) et conclu avec La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (2000), peut encadrer commodément la période, en montrant un philosophe, qui s’est toujours voulu le contemporain de ses contemporains, d’abord conduit à méditer sur les apories de l’expérience du temps, avant de se montrer préoccupé par « une politique de la juste mémoire ». Mettant « en prise directe l’expérience temporelle et l’opération narrative », Temps et Récit, relève Ricœur, « faisait l’impasse sur la mémoire ». C’est bien cette lacune qu’il entendait combler avec ce second livre, en explorant « les niveaux médians » entre temps et récit (6). De la question de la vérité de l’histoire à celle de la fidélité de la mémoire, sans renoncer ni à l’une ni à l’autre.

Un peu plus tôt déjà, Michel de Certeau avait rappelé d’une phrase, comme en passant, que « sans doute l’objectivation du passé, depuis trois siècles, avait fait du temps l’impensé d’une discipline qui ne cessait de l’utiliser comme un instrument taxinomique (7) ». La remarque invitait à la réflexion. Ces pages sont une manière de m’y essayer, en partant d’une interrogation sur notre présent.

 

Les brèches (p21)

Le cours même de l’histoire récente, qu’ont marquée la chute du mur de Berlin en 1989 et l’effacement de l’idée communiste portée par l’avenir de la Révolution, ainsi que la montée simultanée de multiples fondamentalismes, a brutalement et durablement ébranlé, brouillé nos rapports au temps (8). L’ordre du temps s’est trouvé mis en question, là comme ici. Mixtes d’archaïsme et de modernité, les phénomènes fondamentalistes sont travaillés, pour partie, par une crise de l’avenir, tandis que les traditions vers lesquelles ils se tournent pour répondre aux malheurs du présent, à défaut de tracer une perspective d’avenir, sont largement « inventées (9) ». Comment, dans ces conditions, articuler passé, présent et futur ? L’histoire, écrivait François Furet en 1995, est redevenue « ce tunnel où l’homme s’engage dans l’obscurité, sans savoir où le conduiront ses actions, incertain sur son destin, dépossédé de l’illusoire sécurité d’une science de ce qu’il fait. Privé de Dieu, l’individu démocratique voit trembler sur ses bases, en cette fin de siècle, la divinité histoire : angoisse qu’il va lui falloir conjurer. À cette menace de l’incertitude se joint dans son esprit le scandale d’un avenir fermé » (10).

Du côté du monde européen, des failles profondes s’étaient toutefois ouvertes bien auparavant : dans l’après-coup de la Première Guerre mondiale, après 1945 aussi, mais différemment. Paul Valéry était un bon sismographe des premières, lui qui, en 1919, évoquait « l’Hamlet européen », regardant « sur une immense terrasse d’Elsinore » « des millions de spectres » : « Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes. » Ou quand, de manière plus précise encore, il cernait, dans une conférence de 1935, cette expérience de rupture de continuité, donnant à « tout homme » le sentiment d’appartenir « à deux ères ». « D’un côté, continuait-il, un passé qui n’est pas aboli ni oublié, mais un passé duquel nous ne pouvons à peu près rien tirer qui nous oriente dans le présent et nous donne à imaginer le futur. De l’autre, un avenir sans la moindre figure » (11). Un temps désorienté, donc, placé entre deux abîmes ou entre deux ères, dont l’auteur des Regards sur le monde actuel avait fait l’expérience, sur laquelle il ne cessait de revenir. Pourraient témoigner aussi d’une expérience analogue Franz Rosenzweig, Walter Benjamin et Gershom Sholem qui, dans l’Allemagne des années 1920, cherchent tous trois une nouvelle vision de l’histoire, répudiant la continuité et le progrès au profit des discontinuités et des ruptures (12).

Dans Le Monde d’hier, rédigé avant son suicide en 1942, Stefan Zweig voulait témoigner, lui aussi, des ruptures : « […] entre notre aujourd’hui, notre hier et notre avant-hier, tous les ponts sont rompus (13). » Mais dès 1946, par un éditorial au titre très parlant, « Face au Vent », Lucien Febvre invitait tous les lecteurs des Annales à « faire de l’histoire », en sachant qu’on était désormais entré dans un monde « en état d’instabilité définitive », où les ruines étaient immenses ; mais où il y avait « bien autre chose que les ruines, et plus grave : cette prodigieuse accélération de la vitesse qui, télescopant les continents, abolissant les océans, supprimant les déserts, met en brusque contact des groupes humains chargés d’électricités contraires ». L’urgence, sous peine de ne plus rien comprendre au monde mondialisé de demain, d’aujourd’hui déjà, était de regarder, non en arrière, vers ce qui venait d’avoir lieu, mais devant soi, en avant. « Fini le monde d’hier. À tout jamais fini. Si nous avons une chance de nous en tirer, nous Français – c’est en comprenant, plus vite et mieux que d’autres, cette vérité d’évidence. En lâchant l’épave. À l’eau, vous dis-je, et nagez ferme. » Expliquer « le monde au monde », répondre aux questions que se pose l’homme d’aujourd’hui, telle est donc la tâche de l’historien qui fait face au vent. Du passé il ne s’agit pas de faire table rase, mais de « bien comprendre en quoi il diffère du présent » (14). En quoi il est passé. Contenu, ton, rythme, tout dans les quelques pages de ce manifeste suggère au lecteur que le temps presse et que le présent commande (15).

Dès les années 1950, Hannah Arendt s’était montrée une observatrice aiguë des brisures du temps, mais ce n’était pas ce qui dans son travail retenait alors le plus l’attention. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », avait écrit le poète René Char dans Feuillets d’Hypnos, recueil paru en 1946 (16). Par cet aphorisme, il cherchait à rendre compte de l’étrange expérience de la Résistance, en la saisissant comme un temps d’entre-deux, où un « trésor » avait été découvert et un instant tenu entre les mains, mais qu’on ne savait ni nommer ni transmettre. Dans le vocabulaire d’Arendt, ce trésor était la capacité à instaurer « un monde commun (17) ». Alors même qu’arrivait la libération de l’Europe, les résistants n’avaient pu rédiger un « testament » où seraient consignées les façons de préserver et, si possible, d’étendre cet espace public qu’ils avaient commencé à créer et où « la liberté pouvait apparaître ». Or, du point de vue du temps, le testament, dans la mesure où il dit « à l’héritier ce qui sera légitimement sien, assigne un passé à l’avenir » (18).

En faisant justement de cette formule de Char la phrase d’ouverture de Between Past and Future (titre plus précis que sa traduction française, La Crise de la culture), Arendt introduisait le concept de « brèche (gap) entre le passé et le futur », autour duquel s’organisait le livre, comme « étrange entre-deux dans le temps historique, où l’on prend conscience d’un intervalle dans le temps qui est entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore » (19). Le temps historique paraissait alors comme à l’arrêt. Par ailleurs, son étude pionnière sur Les Origines du totalitarisme l’avait conduite à conclure que « la structure intime de la culture occidentale, avec ses croyances, s’était effondrée sur nos têtes », en particulier le concept moderne d’histoire, fondé sur la notion de processus (20). Là encore, une expérience de temps désorienté.

En 1968, le monde occidental et occidentalisé était traversé par un spasme qui, entre autres choses, exprimait une remise en cause du progrès capitaliste, c’est-à-dire une mise en doute du temps lui-même comme progrès, comme vecteur en soi d’un progrès en passe de bouleverser le présent. Pour cerner ce moment, les mots de faille ou de brèche viennent sous la plume des observateurs, même s’ils ne manquent pas de relever que sont omniprésentes les images empruntées aux glorieuses révolutions du passé (21). Nés, pour la plupart, après 1940, les jeunes révoltés d’alors pouvaient, en France du moins, se tourner à la fois vers les hautes figures de la Résistance et vers les enseignements du Petit Livre Rouge du président Mao, ainsi que vers les leçons des communistes vietnamiens, vainqueurs de l’ancienne puissance coloniale à Diên Biên Phû et, bientôt, victorieux de l’Amérique. Dans son dernier roman, Olivier Rolin fait dire à son narrateur, parlant de lui-même à l’adresse de sa jeune interlocutrice : « C’est de là [les années 1940-1945], de ce désastre énorme que tu viens, mon bonhomme : sans en avoir été. Ta génération est née d’un événement qu’elle n’a pas connu (22). » Un moment, la crise des années 1970 (d’abord pétrolière) sembla conforter ces remises en cause. D’aucuns vantaient même la « croissance zéro » ! On sortait tout juste des « Trente Glorieuses » de l’après-guerre, années de reconstruction, de modernisation rapide, de course au progrès entre l’Est et l’Ouest sur fond de guerre froide et de mise en place de la dissuasion nucléaire.

Le thème des « retours à » (jusqu’à devenir une formule de prêt-à-penser et de prêt-à-vendre) allait bientôt faire florès. Après la subversion des retours à Freud ou à Marx, vinrent les retours à Kant ou à Dieu, et bien d’autres retours d’un jour se consumant dans leurs proclamations mêmes. Pourtant, les progrès (technologiques), eux, continuaient de galoper, tandis que la société de consommation ne cessait de s’étendre, tout comme la catégorie du présent, dont elle faisait sa cible et qui constituait, en quelque sorte, sa raison sociale. Apparaissaient dans le public les débuts de la révolution informatique, vantant la société de l’information, mais aussi les programmes des biotechnologies. Allait bientôt venir le temps, impérieux s’il en est, de la globalisation : de la World Economy, prônant toujours davantage de mobilité et faisant de plus en plus appel au temps réel ; mais aussi, simultanément, du World Heritage, mis en chartes par l’Unesco. Telle la convention de 1972  «pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel ».

De fait, les années 1980 ont connu le déploiement d’une grande vague : celle de la mémoire. Avec son alter ego, plus visible et tangible, le patrimoine : à protéger, répertorier, valoriser, mais aussi repenser. On a élevé des mémoriaux, rénové et multiplié les musées, grands et petits. Tout un public ordinaire, soucieux ou curieux de généalogies, s’est mis à fréquenter les Archives. On s’est attaché à la mémoire des lieux, et un historien, Pierre Nora, a proposé, en 1984, le « lieu de mémoire ». Organisatrice de la vaste entreprise éditoriale des Lieux de mémoire, la notion résultait d’abord d’un diagnostic porté sur le présent de la France.

Dans le même temps, sortait Shoah (1985) de Claude Lanzmann, ce film extraordinairement fort sur le témoignage et les « non-lieux » de la mémoire. En mettant sous les yeux du spectateur des « hommes qui entrent dans leur être de témoin (23) », le film visait en effet à abolir la distance entre passé et présent : à faire surgir le passé du présent. En 1982 déjà, l’historien américain Yosef Yerushalmi avait publié son livre Zakhor, très vite célèbre des deux côtés de l’Atlantique. Avec lui, s’ouvraient les débats sur histoire et mémoire. « Pourquoi, se demandait-il, alors que le judaïsme à travers les âges fut toujours fortement imprégné du sens de l’histoire, l’historiographie ne tint-elle au mieux qu’un rôle ancillaire parmi les Juifs, et le plus souvent n’en joua-t-elle aucun ? Dans les épreuves que connurent les Juifs, la mémoire du passé fut toujours essentielle, mais pourquoi les historiens n’en furent-ils jamais les premiers dépositaires (24) ?»

Ici un peu plus tôt, là un peu plus tard, cette vague de fond a touché pratiquement tous les rivages du monde, sinon tous les milieux : la vieille Europe d’abord, mais aussi et beaucoup les États-Unis, l’Amérique du Sud après les dictatures, la Russie de la Glasnost et les ex-pays de l’Est, l’Afrique du Sud au sortir de l’Apartheid, moins le reste de l’Afrique ainsi que l’Asie et le Moyen-Orient (à la notable exception de la société israélienne). Ayant culminé au milieu des années 1990, le phénomène a suivi des cheminements divers, en fonction de contextes différents. Mais il ne fait pas de doute que les crimes du 20e siècle, avec ses meurtres de masse et sa monstrueuse industrie de la mort, sont les tempêtes d’où sont parties ces ondes mémorielles, qui ont fini par rejoindre et remuer fortement nos sociétés contemporaines. Le passé n’était pas « passé » et, à la deuxième ou troisième génération, il était questionné. D’autres vagues, plus « récentes », telle celle des mémoires communistes, vont cheminer longtemps encore, selon des pas différents et des rythmes décalés (25).

Mémoire est, en tout cas, devenu le terme le plus englobant : une catégorie métahistorique, théologique parfois. On a prétendu faire mémoire de tout et, dans le duel entre la mémoire et l’histoire, on a rapidement donné l’avantage à la première, portée par ce personnage, devenu central dans notre espace public : le témoin (26). On s’est interrogé sur l’oubli, on a fait valoir et invoqué le « devoir de mémoire » et commencé, parfois aussi, à stigmatiser des abus de la mémoire ou du patrimoine (27).

 

Du Pacifique à Berlin (p27)

Dans mon travail je n’ai pas étudié directement ces événements massifs. N’étant ni historien du contemporain ni analyste de l’actualité, j’ai engagé mes recherches sur d’autres chemins. Ce ne sont pas non plus directement ceux de la théorie de l’histoire, mais je m’efforce, chaque fois que je le puis, de réfléchir sur l’histoire en faisant de l’histoire. Il ne s’agit donc pas de proposer après d’autres, mieux que d’autres, une explication générale ou plus générale de ces phénomènes historiques contemporains. Différente est mon approche, autre mon propos. Ces phénomènes, je les saisis de biais, en m’interrogeant sur les temporalités qui les structurent ou les ordonnent. Par quel ordre du temps sont-ils portés ? De quel ordre sont-ils les porteurs ou les symptômes ? De quelle « crise » du temps, les indices ?

Pour ce faire, il convient de trouver quelques points d’entrée. Historien de l’histoire, entendue comme une forme d’histoire intellectuelle, j’ai peu à peu fait mien le constat de Michel de Certeau. Le temps est devenu à ce point l’ordinaire de l’historien qu’il l’a naturalisé ou instrumentalisé. Il est impensé, non pas parce qu’il serait impensable, mais parce qu’on ne le pense pas ou, plus simplement, qu’on n’y pense pas. Historien m’efforçant d’être attentif à mon temps, j’ai ainsi, comme beaucoup d’autres, observé la montée rapide de la catégorie du présent jusqu’à ce que s’impose l’évidence d’un présent omniprésent (28). Ce que je nomme ici « présentisme ».

Peut-on mieux cerner ce phénomène ? Quelle est sa portée ? Quel sens lui attribuer ? Par exemple, dans le cadre de l’histoire professionnelle française, l’apparition d’une histoire se revendiquant, à partir des années 1980, comme « Histoire du temps présent » a accompagné ce mouvement. Pour René Rémond, un de ses avocats les plus constants, « l’histoire du temps présent est une bonne médication contre la rationalisation a posteriori, contre les illusions d’optique que peuvent entraîner la distance et l’éloignement (29) ». Aux demandes multiples d’histoire contemporaine ou très contemporaine, la profession a été sollicitée, parfois sommée de répondre. Présente sur différents fronts, cette histoire s’est trouvée, en particulier, placée sous les projecteurs de l’actualité judiciaire, lors des procès pour crimes contre l’humanité qui ont pour caractéristique première d’avoir affaire à la temporalité inédite de l’imprescriptible (30).

Pour mener cette enquête, la notion de régime d’historicité m’a paru opératoire. Je l’avais glissée une première fois en 1983, pour rendre compte d’un aspect – le plus intéressant selon moi – des propositions de l’anthropologue américain Marshall Sahlins, mais elle n’avait sur le moment guère retenu l’attention : la mienne à peine plus que celle des autres< (31). Il allait falloir d’autres temps ! Repartant des réflexions de Claude Lévi-Strauss sur les sociétés « chaudes » et les sociétés « froides », Sahlins cherchait en effet à cerner la forme d’histoire qui avait été propre aux îles du Pacifique. Ayant pour ainsi dire laissé l’expression de côté, sans l’élaborer davantage, je l’ai retrouvée, non plus chez les Sauvages cette fois et dans le passé, mais au présent et ici ; plus exactement, après 1989, elle s’est imposée presque d’elle-même comme une des façons d’interroger une conjoncture, où la question du temps devenait un enjeu fort, un problème : une hantise parfois.

Dans l’intervalle, je m’étais familiarisé avec les catégories métahistoriques de l’« expérience » et de l’« attente », telles que les avait travaillées l’historien allemand Reinhart Koselleck, en vue d’élaborer une sémantique des temps historiques. Interrogeant les expériences temporelles de l’histoire, il recherchait en effet « comment dans chaque présent, les dimensions temporelles du passé et du futur avaient été mises en relation (32) ». C’est justement là qu’il était intéressant d’enquêter, en prenant en compte les tensions existant entre champ d’expérience et horizon d’attente et en étant attentif aux modes d’articulation du présent, du passé et du futur. La notion de régime d’historicité pouvait ainsi bénéficier d’une mise en dialogue (fût-ce par mon truchement) de Sahlins avec Koselleck : de l’anthropologie avec l’histoire.

Un colloque, conçu par l’helléniste Marcel Detienne, comparatiste plus que résolu, fut l’occasion de la reprendre et de la travailler en commun avec un anthropologue, Gérard Lenclud. C’était une façon de poursuivre, en le déplaçant quelque peu, le dialogue, intermittent mais récurrent, languissant parfois mais jamais abandonné, entre anthropologie et histoire que Claude Lévi-Strauss avait ouvert en 1949. « Régime d’historicité », écrivions-nous alors, pouvait s’entendre de deux façons. Dans une acception restreinte, comment une société traite son passé et en traite. Dans une acception large, où régime d’historicité servirait à désigner « la modalité de conscience de soi d’une communauté humaine (33) ». Comment, pour reprendre les termes de Lévi-Strauss (sur lesquels je reviendrai plus loin), elle « réagit » à un « degré d’historicité » identique pour toutes les sociétés. Plus précisément, la notion devait pouvoir fournir un instrument pour comparer des types d’histoire différents, mais aussi et même d’abord, ajouterais-je maintenant, pour mettre en lumière des modes de rapport au temps : des formes de l’expérience du temps, ici et là-bas, aujourd’hui et hier. Des manières d’être au temps. Si, du côté de la philosophie, l’historicité, dont Paul Ricœur a retracé la trajectoire depuis Hegel jusqu’à Heidegger, désigne « la condition d’être historique (34) », ou encore « l’homme présent à lui-même en tant qu’histoire (35) », ici nous serons d’abord attentifs à la diversité des régimes d’historicité.

Enfin, elle m’a accompagné lors d’un séjour à Berlin, au Wissenschaftskolleg en 1994, alors que les traces du Mur n’avaient pas encore disparu, que le centre-ville n’était que travaux et chantiers, déjà en cours ou encore à venir, qu’on disputait déjà de la reconstruction ou non du Château royal, et que les grandes façades délabrées, grêlées de mitraille, des immeubles de l’Est rendaient visible un temps qui, là, s’était écoulé autrement. Il serait évidemment faux de dire qu’il s’était figé. Avec ses grands espaces vides, ses friches et ses « ombres », Berlin me faisait l’effet d’une ville pour historiens, où davantage qu’ailleurs pouvait affleurer l’impensé du temps (pas seulement l’oubli, le refoulé, le dénié).

Plus qu’aucune autre ville d’Europe, du monde peut-être, Berlin a, tout au long des années 1990, fait travailler des milliers de personnes, du terrassier immigré aux grands architectes internationaux. Aubaine des urbanistes et des journalistes, elle est devenue un point de passage obligé, voire à la mode, un « bon sujet », un laboratoire, un lieu de « réflexion ». Elle a suscité des commentaires innombrables et de multiples controverses ; elle a fait produire des masses d’images, de paroles et de textes, probablement quelques grands livres aussi (36). Sans oublier les souffrances et les désillusions charriées par ces bouleversements. Car, là plus encore qu’ailleurs, le temps était un problème, visible, tangible, inéluctable. Quels rapports entretenir avec le passé, les passés bien sûr, mais aussi, et fortement, avec le futur ? Sans oublier le présent ou, inversement, en ne risquant de ne plus voir que lui : comment, au sens propre du mot, l’habiter ? Que détruire, que conserver, que reconstruire, que construire et comment ? Ce sont autant de décisions et d’actions qui engagent un rapport explicite au temps. Qui crève à ce point les yeux qu’on s’emploie à ne pas le voir ?

De part et d’autre d’un mur, qui allait devenir peu à peu un mur de temps, on s’était d’abord employé à effacer le passé. Déclarer, comme Hans Scharoun : « On ne peut pas vouloir en même temps construire une société nouvelle et reconstruire les bâtiments anciens », pouvait en fait valoir pour les deux côtés (37). Architecte renommé, Scharoun, qui avait présidé la commission d’urbanisme et d’architecture tout de suite après la guerre, a construit, notamment, l’auditorium de la Philharmonie. Ville emblématique, lieu de mémoire pour une Europe prise dans son ensemble, pour le dire vite, entre amnésie et devoir de mémoire, telle est Berlin à l’orée du 21e siècle. Là, aux yeux du flâneur-historien, se donnent encore à voir des bribes, des traces, des marques d’ordres du temps différents, comme on parle d’ordres en architecture.

Ainsi, formée sur les rivages des îles du Grand Pacifique, la notion a abordé, pour finir, à Berlin, au cœur même de l’histoire européenne moderne. C’est là que, retravaillée, elle a finalement pris forme pour moi. Sous le titre Ordre du temps 1, nous allons d’abord nous rendre des îles Fidji à Schérie, ou du Pacifique étudié par Sahlins à la mer des traversées d’Ulysse, le héros d’Homère. Ce sera un double exercice de « regard éloigné » et un premier essai de la notion. Avant qu’une grande traversée ne nous fasse rallier presque directement la fin du 18e siècle européen, une courte escale, intitulée « Ulysse n’a pas lu Augustin », permettra de faire une place à l’expérience chrétienne du temps, à un ordre chrétien du temps et, peut-être, à un régime chrétien d’historicité.

Ensuite, pour ce moment si fort de crise du temps en Europe, en amont et en aval de la Révolution française, Chateaubriand sera notre principal guide. Il nous mènera de l’Ancien au Nouveau Monde, de France en Amérique et retour. Voyageur infatigable, « nageur », comme il l’écrira à la fin des Mémoires d’Outre-Tombe, qui s’est rencontré « au confluent de deux fleuves », il apparaît pris entre deux ordres du temps et tiraillé entre deux régimes d’historicité : l’ancien et le nouveau, le régime moderne. Car son écriture n’a jamais cessé de partir de ce changement de régime et de revenir sur cette brèche du temps, ouverte par 1789.

Avec Ordre du temps 2, c’est, en second lieu, notre contemporain que nous interrogerons, cette fois directement, à partir de ces deux maîtres mots que sont la mémoire et le patrimoine. Beaucoup sollicités, abondamment glosés et déclinés de multiples façons, ces mots clés ne seront pas déployés, ici, pour eux-mêmes, mais traités uniquement comme des indices, des symptômes aussi de notre rapport au temps – des façons diverses de traduire, réfracter, suivre, contrecarrer l’ordre du temps : comme témoignant des incertitudes ou d’une « crise » de l’ordre présent du temps. Une question nous accompagnera : un nouveau régime d’historicité, centré sur le présent, est-il en train de se formuler (38) ?

 

Histoires universelles (p32)

Les grandes « chronosophies », ces mixtes de prophéties et de périodisations, puis les discours sur l’histoire universelle – de Bossuet à Marx, en passant par Voltaire, Hegel et Comte, sans oublier Spengler ou Toynbee – n’ont pas manqué tout au long de l’histoire (39). Lancées par des interrogations sur l’avenir, ces constructions, si différents qu’aient pu être les présupposés qui les portaient (qu’elles aient au total privilégié une perspective cyclique ou linéaire), ont cherché fondamentalement à saisir les rapports entre le passé et le futur. À les découvrir, à les fixer : à les maîtriser, pour comprendre et prévoir. À l’entrée de cette longue galerie, depuis longtemps ruinée, nous pourrions d’abord nous arrêter un instant devant la statue apparue en rêve à Nabuchodonosor, le roi de Babylone.

C’était une statue immense, précise la description, « dont la tête était d’or fin, la poitrine et les bras, d’argent ; les reins et les cuisses, de bronze ; / les jambes, de fer ; les pieds, en partie de fer et en partie d’argile ». Voilà qu’une pierre tombée d’on ne sait où vint pulvériser la statue des pieds à la tête. Admis en présence du roi, le prophète Daniel, seul capable d’interpréter le songe, commence par déclarer : « Il y a un Dieu dans les cieux qui révèle les mystères et a fait connaître au roi Nabuchodonosor ce qui arrivera dans la suite des jours. » À chaque métal et à chaque partie, explique-t-il, correspond une monarchie : à une première monarchie succédera une deuxième, puis une troisième et une quatrième, avant que n’advienne, pour finir, la cinquième, qui sera pour l’éternité le royaume de Dieu (40). Tel est le sens de la vision.

Daté de l’année 164-163 avant notre ère, le livre de Daniel a en vue les royautés babylonienne, mède, perse et macédonienne, avec Alexandre et ses successeurs. Les auteurs du livre combinent de manière unique un schéma métallique avec celui de la succession des empires, présent chez les historiens grecs depuis Hérodote déjà. Mais de ce mixte ils font tout autre chose, en l’inscrivant dans une perspective apocalyptique (41). Par la suite, l’identification des monarchies a pu varier, les Mèdes disparaître et les Romains fermer la série pour longtemps, la valeur prophétique du schéma général n’en demeurait pas moins inentamée.

Une autre structure, de grande portée également, a été celle des âges du monde. Au 5e siècle de notre ère, Augustin reprit et illustra durablement le modèle des sept âges du monde. Il servait encore d’armature au Discours sur l’histoire universelle de Bossuet à la fin du 17e siècle. Déroulant sous les yeux du dauphin « l’ordre des temps », celui-ci reprend « cette célèbre division que font les chronologistes de la durée du monde (42) ». Adam inaugurait le premier, tandis que le sixième était ouvert par Jésus. Il correspondait au sixième jour, était aussi l’âge de la vieillesse, et devait durer jusqu’à la fin du monde (43). Mais ce « temps intermédiaire » était à la fois vieillesse et renouveau, dans l’attente du sabbat du septième jour qui apporterait le repos éternel dans la vision de Dieu.

Sur ces trames (celles des âges et de la succession des empires, à quoi est venu s’ajouter plus tard le concept du transfert (translatio) de l’empire), très longtemps présentes et efficientes dans l’histoire occidentale, s’opéra d’abord avec l’humanisme un partage en Temps anciens, Moyen Âge (Media Aetas) et Temps modernes. Puis l’ouverture du futur et du progrès se dissocia progressivement et toujours davantage de l’espérance de la fin. Par temporalisation de l’idéal de la perfection (44). On est alors passé de la perfection à la perfectibilité et au progrès. Et ce, jusqu’au point de dévaloriser au nom du futur le passé, dépassé, mais aussi le présent. N’étant rien d’autre que la veille du lendemain, meilleur sinon « radieux », il pouvait, voire devait être sacrifié.

L’évolutionnisme du 19e siècle naturalisa le temps, tandis que s’allongeait de plus en plus le passé de l’homme. Les 6 000 ans de la Genèse n’étaient plus qu’un conte pour enfants. On eut ainsi comme opérateurs les progrès de la Raison, les stades de l’évolution ou la succession des modes de production, et tout l’arsenal de la philosophie de l’histoire. Ce fut aussi l’âge d’or des grandes philosophies de l’histoire, auxquelles succédèrent, dans les années 1920, les diverses méditations sur la décadence et la mort des civilisations. Le Déclin de l’Occident de Spengler, mais aussi Valéry, déjà évoqué, « désespérant » de l’histoire et prenant acte du caractère mortel des civilisations (45). L’histoire universelle conquérante et optimiste semblait avoir fait son temps. L’entropie gagnait et finirait par l’emporter.

Dans ces mêmes années, l’histoire, celle du moins qui ambitionnait de devenir une science sociale, se mettait sérieusement en quête d’autres temporalités, plus profondes, plus lentes, plus effectives. À la recherche de cycles, attentive aux phases et aux crises, elle se fit histoire des prix (46). Ce fut le premier programme d’une histoire économique et sociale, tel qu’il s’est formulé, en France, autour des premières Annales. Après la Seconde Guerre mondiale, trois traits ressortent quant au temps. L’archéologie et l’anthropologie physique ne cessent de déplacer et de reculer dans le temps l’apparition des premiers hominidés. On compte désormais en millions d’années. La « révolution néolithique » s’est en somme passée hier, alors la révolution industrielle ! Chez les historiens, Fernand Braudel propose à tous les praticiens des sciences sociales la longue durée et invite à prendre en charge « la pluralité du temps social (47) ». Attentive aux structures, soucieuse des niveaux et des registres, chacun avec leurs temporalités propres, l’histoire se donne, pour sa part, comme « dialectique de la durée ». Il n’y a plus un temps unique et, si le temps est acteur, c’est un acteur multiforme, protéiforme, anonyme aussi, s’il est vrai que la longue durée est cette « énorme surface d’eau quasi stagnante » qui, irrésistiblement, « entraîne tout sur elle ».

Le troisième trait enfin, le plus important pour notre propos, est la reconnaissance de la diversité des cultures. Race et histoire de Claude Lévi-Strauss, commandité et publié par l’Unesco en 1952, en est le texte de référence (48). Dans ces pages, il commence par critiquer le « faux évolutionnisme », dénoncé comme l’attitude qui consiste pour le voyageur occidental à croire « retrouver », par exemple, l’âge de la pierre chez les indigènes d’Australie ou de Papouasie. Le progrès ensuite est fortement mis en perspective. Les formes de civilisation que nous étions portés à imaginer « comme échelonnées dans le temps » doivent bien plutôt être vues comme « étalées dans l’espace ». Aussi l’humanité « en progrès ne ressemble-t-elle guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés. […] C’est seulement de temps à autre que l’histoire est cumulative, c’est-à-dire que les comptes s’additionnent pour former une combinaison favorable » (49).

À cette première relativisation, de principe, il faut encore en ajouter une seconde, liée à la position même de l’observateur. Pour se faire comprendre, Lévi-Strauss fait alors appel aux rudiments de la théorie de la relativité : « Afin de montrer que la dimension et la vitesse de déplacement des corps ne sont pas des valeurs absolues, mais des fonctions de la position de l’observateur, on rappelle que, pour un voyageur assis à la fenêtre d’un train, la vitesse et la longueur des autres trains varient selon que ceux-ci se déplacent dans le même sens ou dans un sens opposé. Or, tout membre d’une culture en est aussi étroitement solidaire que ce voyageur idéal l’est de son train (50). »

Dernier argument enfin, qui pourrait sembler contredire le précédent, il n’existe pas de société cumulative « en soi et par soi » : une culture isolée ne saurait être cumulative. Les formes d’histoire les plus cumulatives ont en effet été atteintes par des sociétés « combinant leurs jeux respectifs », volontairement ou involontairement. D’où la thèse finale du livre, le plus important est l’écart différentiel entre les cultures. C’est là que réside leur « véritable contribution » culturelle à une histoire millénaire, et non dans « la liste de leurs inventions particulières » (51). Aussi, maintenant qu’on est entré dans une civilisation mondiale, la diversité devrait être préservée, mais à la condition de l’entendre moins comme contenu, que comme forme : compte surtout « le fait » même de la diversité, et moins « le contenu historique que chaque époque lui a donné (52) ». À travers ses conventions et ses chartes, l’Unesco a entendu (partiellement au moins) le message. Puisque est en cours d’élaboration une convention internationale sur la diversité culturelle. Tels sont les principaux points d’un texte, salué un temps comme « le dernier en date des grands discours sur l’histoire universelle (53) ».

Mais, en 1989 justement, le genre a soudain retrouvé une large audience avec « La fin de l’Histoire ?» de Francis Fukuyama. Comme pour une nouvelle, mais aussi une ultime floraison ? D’abord présentée sous la forme d’un article qui a fait le tour du monde, la thèse, reprise ensuite en livre, entendait suggérer que la démocratie libérale pourrait bien constituer « la forme finale de tout gouvernement humain » et donc, en ce sens, « la fin de l’Histoire ». « L’apparition de forces démocratiques dans des parties du monde où l’on ne s’attendait pas à leur présence, l’instabilité des formes autoritaires de gouvernement et la complète absence d’alternatives théoriques cohérentes à la démocratie libérale nous forcent ainsi à reposer l’ancienne question : existe-t-il, d’un point de vue beaucoup plus “cosmopolitique” que cela n’était possible du temps de Kant, une histoire universelle de l’homme ?» (54). Pour Fukuyama, la réponse est oui. Mais pour ajouter aussitôt : elle est achevée (55).

 

Régimes d’historicité (p37)

Où situer la notion de régime d’historicité dans cette galerie de grandes références parcourue au pas de course ? Sa prétention est infiniment plus modeste et sa portée, si elle en a une, bien plus limitée ! Simple outil, le régime d’historicité ne prétend pas dire l’histoire du monde passé, et moins encore de celui à venir. Ni chronosophie ni discours sur l’histoire, il ne sert pas non plus à dénoncer le temps présent, ou à le déplorer, mais au mieux à l’éclairer. L’historien a maintenant appris à ne revendiquer aucun point de vue surplombant. Ce qui ne l’oblige nullement à vivre la tête dans le sable, ou dans les seules archives et calfeutré dans sa période. Il ne cherche pas davantage à réactiver une histoire mue par un temps unique, réglé lui-même par le seul staccato de l’événement ou, au contraire, par les lenteurs de la longue ou très longue durée. Il n’est pas question de se priver de toutes les ressources d’intelligibilité apportées par la reconnaissance de la pluralité du temps social. De tous ces temps feuilletés, imbriqués, décalés, chacun avec son rythme propre, dont Fernand Braudel, suivi par beaucoup d’autres, a été le découvreur passionné. Ils ont considérablement enrichi, en l’affinant et le complexifiant, le questionnaire des sciences sociales.

Formulée à partir de notre contemporain, l’hypothèse du régime d’historicité devrait permettre le déploiement d’un questionnement historien sur nos rapports au temps. Historien, en ce sens qu’il joue sur plusieurs temps, en instaurant un va-et-vient entre le présent et le passé ou, mieux, des passés, éventuellement très éloignés, tant dans le temps que dans l’espace. Ce mouvement est sa seule spécificité. Partant de diverses expériences du temps, le régime d’historicité se voudrait un outil heuristique, aidant à mieux appréhender, non le temps, tous les temps ou le tout du temps, mais principalement des moments de crise du temps, ici et là, quand viennent, justement, à perdre de leur évidence les articulations du passé, du présent et du futur. N’est-ce pas d’abord cela une « crise » du temps ? Ce serait ainsi une façon d’éclairer, presque de l’intérieur, les interrogations d’aujourd’hui sur le temps, marqué par l’équivocité des catégories : a-t-on affaire à un passé oublié ou trop rappelé, à un futur qui a presque disparu de l’horizon ou à un avenir surtout menaçant, un présent sans cesse consumé dans l’immédiateté ou quasiment statique et interminable, sinon éternel ? Ce serait aussi une façon de jeter un éclairage sur les débats multiples, ici et là, sur la mémoire et l’histoire, la mémoire contre l’histoire, sur le jamais assez ou le déjà trop de patrimoine.

Opératoire dans l’espace d’interrogation ainsi produit, la notion vaudrait par et pour ces mouvements d’aller et retour. Si du temps, chaque être a, depuis toujours, une expérience, on ne vise pas ici à la prendre en compte en son entier, en allant du plus vécu au plus élaboré, du plus intime au plus partagé, du plus organique au plus abstrait (56). L’attention, faut-il le répéter, se porte d’abord et surtout sur les catégories qui organisent ces expériences et permettent de les dire, plus précisément encore sur les formes ou les modes d’articulation de ces catégories ou formes universelles que sont le passé, le présent et le futur (57). Comment, selon les lieux, les temps et les sociétés, ces catégories, à la fois de pensée et d’action, sont-elles mises en œuvre et viennent-elles à rendre possible et perceptible le déploiement d’un ordre du temps ? De quel présent, visant quel passé et quel futur, s’agit-il ici ou là, hier ou aujourd’hui ? L’analyse se focalise donc sur un en-deçà de l’histoire (comme genre ou discipline), mais toute histoire, quel que soit pour finir son mode d’expression, présuppose, renvoie à, traduit, trahit, magnifie ou contredit une ou des expériences du temps. Avec le régime d’historicité on touche ainsi à l’une des conditions de possibilité de la production d’histoires : selon les rapports respectifs du présent, du passé et du futur, certains types d’histoire sont possibles et d’autres non.

Le temps historique, si l’on suit Reinhart Koselleck, est produit par la distance qui se crée entre le champ d’expérience, d’une part, et l’horizon d’attente, d’autre part : il est engendré par la tension entre les deux (58). C’est cette tension que le régime d’historicité se propose d’éclairer, c’est sur cette distance que travaillent ces pages. Plus exactement encore, sur les types de distance et les modes de tension. Pour Koselleck, la structure temporelle des temps modernes, marquée par l’ouverture du futur et par le progrès, est caractérisée par l’asymétrie entre l’expérience et l’attente. Depuis la fin du 18e siècle, cette histoire peut se schématiser comme celle d’un déséquilibre qui n’a cessé de croître entre les deux, sous l’effet de l’accélération. Si bien que la formule « Plus mince est l’expérience, plus grande devient l’attente » pourrait résumer cette évolution. En 1975 encore, Koselleck s’interrogeait sur ce que pourrait être une « fin » ou une sortie des temps modernes. Ne se signalerait-elle pas par une formule du genre : « Plus grande est l’expérience, plus prudente et ouverte l’attente » (59)?

Or, n’est-ce pas une configuration passablement différente qui s’est imposée depuis ? Celle, au contraire, d’une distance devenue maximale entre le champ d’expérience et l’horizon d’attente, à la limite de la rupture. De sorte que l’engendrement du temps historique semble comme suspendu. D’où peut-être cette expérience contemporaine d’un présent perpétuel, insaisissable et quasiment immobile, cherchant malgré tout à produire pour lui-même son propre temps historique. Tout se passe comme s’il n’y avait plus que du présent, sorte de vaste étendue d’eau qu’agite un incessant clapot. Convient-il alors de parler de fin ou de sortie des temps modernes, c’est-à-dire de cette structure temporelle particulière ou du régime moderne d’historicité ? nous n’en savons rien encore. De crise sûrement. C’est ce moment et cette expérience contemporaine du temps que je désigne comme présentisme.

Ni discours sur l’histoire universelle, ni histoire du temps, ni même traité sur la notion de régime d’historicité, ces pages s’attachent donc à des moments d’histoire et à certains mots du moment, élisent quelques personnages fameux et lisent ou relisent plusieurs textes, en les questionnant tous du point de vue des formes de l’expérience du temps qui les constituent ou les habitent, à leur insu parfois. L’enquête ne vise pas à dénombrer tous les régimes d’historicité qui ont pu avoir cours dans la longue histoire des sociétés humaines. Lancée par la conjoncture présente, la réflexion ne cesse de la mettre à distance, en remontant loin dans le temps, pour s’efforcer d’y mieux revenir, mais sans jamais céder à l’illusion de la surplomber. Une fois encore, par conviction intellectuelle et par goût, j’ai opté pour « le mouvement qui déplace les lignes », privilégiant les limites et les seuils, les moments d’inflexion ou de retournement, les discordances.

Telle était déjà la dynamique organisatrice de mon livre Le Miroir d’Hérodote. Placé à l’orée de l’Histoire occidentale, de quel côté du seuil était donc Hérodote ? En deçà ou au-delà ? Pas encore ou, déjà, historien ? Père de l’histoire ou menteur ? Il en est allé de même quand, dans l’espace plus réduit et plus contraint aussi de l’historiographie française, j’ai rencontré Fustel de Coulanges. Avec lui, je l’ai traversée sur un siècle. Né en 1830 et mort l’année du centenaire de la Révolution française, il a été historien, sûrement, presque jusqu’à l’excès, mais il n’en a pas moins été en porte à faux : par rapport à une histoire-science dont il a, pourtant, été un des plus austères promoteurs, par rapport à une nouvelle Sorbonne qui a, pourtant, créé pour lui la première chaire d’histoire médiévale ; et c’est ce porte-à-faux même, qui a duré au-delà de sa mort, qui m’a permis de constituer le cas Fustel. Quant à Ulysse, celui de Mémoire d’Ulysse, livre d’interrogations sur la frontière culturelle dans le monde antique, il est pour moi emblématique de cette perspective. Comme voyageur inaugural et homme-frontière, il est celui qui ne cesse de poser des frontières et de les traverser, au risque de se perdre. Avec la cohorte de ceux qui l’ont suivi, voyageurs à un titre ou un autre dans l’espace de la culture grecque, il trace les contours d’une identité grecque. Avec eux se sont construits, dans l’espace et la longue durée d’une culture, ces itinéraires grecs, attentifs aux moments de crise où les perceptions se troublent, s’infléchissent, se reformulent.

Aujourd’hui, avec les régimes d’historicité, l’objet est autre, la conjoncture aussi. Il s’agit d’un nouvel itinéraire, entre expériences du temps et histoires cette fois, se développant dans un moment de crise du temps. La perspective s’est élargie, le présent est plus directement présent, mais perdure la manière de voir et de faire, d’avancer : ce qui est devenu ma manière de travailler.

[...]

 

 

NOTES :

(1).

Anaximandre, Fragment, B.1, « Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la destruction, selon la nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps (kata tou chronou taxin) », Les Présocratiques, éd. établie par Jean-Paul Dumont, Paris, Gallimard, coll. «Bibl. de la Pléiade », 1988, p. 39.

(2).

Catherine Darbo-Peschanski, Le Discours du particulier. Essai sur l’enquête hérodotéenne, Paris, Éd. du Seuil, 1987, p. 72-74. Sur le cas de Crésus, Fr. Hartog, « Myth into logos : the case of Croesus », From Myth to Reason. Studies in the Development of Greek Thought, sous la dir. de R. Buxton, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 185-195.

(3).

Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.

(4).

Krzysztof Pomian, L’Ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984, p. XII. Voir aussi, du même auteur, « La crise de l’avenir », Le Débat, 7, 1980, p. 5-17, repris dans Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999, p. 233-262.

(5).

Depuis, de multiples réflexions, menées à partir des divers champs disciplinaires mais soucieuses d’une portée plus générale, se sont déployées : voir, par exemple, Roger Sue, Temps et ordre social, Paris, PUF, 1994 ; Norbert Elias, Du Temps (1987), traduit par M. Hulin, Paris, Fayard, 1996 ; les réflexions de Paul Virilio, au fil de plusieurs livres depuis une quinzaine d’années ; Horst Günther, Le Temps de l’histoire, traduit par O. Mannoni, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1995 ; Jean Chesneaux, Habiter le temps. Passé, présent, futur : esquisse d’un dialogue possible, Paris, Bayard, 1996 ; Jean Leduc, Les Historiens et le Temps. Conceptions, problématiques, écritures, Paris, Éd. du Seuil, 1999 ; Zaki Laïdi, Le Sacre du présent, Paris, Flammarion, 2000 ; Jean-Noël Jeanneney, L’Histoire va-t-elle plus vite ? Variations sur un vertige, Paris, Gallimard, 2001 ; Lothar Baier, Pas le temps. Traité sur l’accélération, traduit par M.H. Desart et P. Krauss, Arles, Actes Sud, 2002 ; Étienne Klein, Les Tactiques de Chronos, Paris, Flammarion, 2003: après avoir montré que nous parlons du temps « pratiquement de la même manière qu’avant Galilée » et démontré que la physique moderne et le temps ont partie liée, É. Klein achève son livre sur une note plus épicurienne invitant « à se fier à la faveur du moment, au kairos ».

(6).

Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Éd. du Seuil, 2000, p. 1. Id., « Mémoire : approches historiennes, approche philosophique », Le Débat, 122, 2002, p. 42-44.

(7).

Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 89. Voir Jean Leduc, Les Historiens et le Temps. Conceptions, problématiques, écritures, Paris, Éd. du Seuil, 1999.

(8).

K. Pomian, « La crise de l’avenir », op. cit., p. 233-262. Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 345-359.

(9).

Au sens où on l’entend dans The Invention of Tradition, édité par E. Hobsbawm et T. Ranger, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.

(10).

François Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, Calmann-Lévy, 1995, p. 808.

(11).

Paul Valéry, Essais quasi politiques, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. «Bibl. de la Pléiade », 1957, t. I, p. 993 (lettre d’abord parue en anglais en 1919) et 1063 (conférence à l’université des Annales, 1935). En 1932, il reprenait dans une conférence donnée dans le même cadre son diagnostic de 1919 sur le désarroi de l’Hamlet européen.

(12).

Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Éd. du Seuil, 1992.

(13).

Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, traduit par S. Niémetz, Paris, Belfond, 1993, p. 9.

(14).

Lucien Febvre, « Face au Vent, Manifeste des Annales Nouvelles », in Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1992, p. 35, 40 et 41.

(15).

Id., « Vers une autre histoire », publié en 1949, repris dans Combats pour l’histoire, op. cit., p. 437 et 438 : « L’histoire, qui est un moyen d’organiser le passé pour l’empêcher de trop peser sur les épaules des hommes […]. Organiser le passé en fonction du présent : c’est ce qu’on pourrait nommer la fonction sociale de l’histoire. »

(16).

René Char, Feuillets d’Hypnos, 62, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «Bibl. de la Pléiade », 1983, p. 190. Ces notes, écrites entre 1943 et 1944, sont dédiées à Albert Camus.

(17).

Étienne Tassin, Le Trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot-Rivages, 1999, p. 32.

(18).

Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 13 et 14.

(19).

Ibid., p. 19.

(20).

Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. «Quarto », 2002, p. 867.

(21).

Edgar Morin, Claude Lefort et Jean-Marc Coudray, Mai 1968 : La Brèche, Paris, Fayard, 1968.

(22).

Olivier Rolin, Tigre de papier, Paris, Éd. du Seuil, 2002, p. 36.

(23).

Michel Deguy, dans Au sujet de « Shoah », le film de Claude Lanzmann, Paris, Belin, 1990, p. 40.

(24).

Yosef Hayim Yerushalmi, Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, traduit par E. Vigne, Paris, La Découverte, 1984, p. 12. Sylvie Anne Goldberg, La Clepsydre. Essai sur la pluralité des temps dans le judaïsme, Paris, Albin Michel, 2000, p. 52-55.

(25).

Charles S. Maier, « Mémoire chaude, mémoire froide. Mémoire du fascisme, mémoire du communisme », Le Débat, 122, 2002, p. 109-117. Anne-marie Losoncszy, « Le patrimoine de l’oubli, Le parc-musée des statues de Budapest », Ethnologie française, 3, 1999, p. 445-451, où l’auteur présente ce musée de plein air, un peu à l’écart et pas vraiment achevé, réunissant les statues de l’ère communiste. Conserver pour effacer.

(26).

Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1998 ; Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998 ; Fr. Hartog, « Le témoin et l’historien », Gradhiva, 27, 2000, p. 1-14.

(27).

Kerwin L. Klein, « On the Emergence of Memory in Historical Discourse », Representations, 69, 2000, p. 127-150. Politiques de l’oubli, Le Genre humain, 18, 1988. Sur l’historien à la fois « trouble-mémoire » et « sauve-mémoire », Pierre Laborie, Les Français des années troubles, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 53-71. Régine Robin, La Mémoire saturée, Paris, Stock, 2003.

(28).

Fr. Hartog, « Temps et histoire. Comment écrire l’histoire de France ? », Annales, 1, 1995, p. 1223-1227. Zaki Laïdi décrit un « présent autarcique » : Le Sacre du présent, op. cit., p. 102-129. À partir d’une double expérience de médiéviste et d’observateur du mouvement zapatiste, Jérôme Baschet parle de « présent perpétuel » : « L’histoire face au présent perpétuel, quelques remarques sur la relation passé/futur », dans Les Usages politiques du passé, sous la dir. de Fr. Hartog et J. Revel, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2001, p. 55-74. Marc Augé, Le Temps en ruines, Paris, Galilée, 2003,où il insiste sur le présent perpétuel de « notre monde violent, dont les décombres n’ont plus le temps de devenir des ruines » (p. 10). À quoi il oppose un temps des ruines, sorte de « temps pur, non datable, absent de notre monde d’images, de simulacres, de reconstitutions » (ibid.). Le sens que je donne à présentisme est plus large que celui, presque technique, que lui conférait George W. Stocking, dans son essai « On the limits of “Presentism” and “Historicism” in the Historiography of the Behavioral Sciences » (repris dans Race, Culture and Evolution. Essays in the History of Anthropology, Chicago, The University of Chicago Press, 1982, p. 2-12). L’approche présentiste est celle qui considère le passé en ayant en vue le présent, alors que l’historiciste met en avant le passé pour lui-même.

(29).

Écrire l’histoire du temps présent. En hommage à François Bédarida, Paris, Éd. du CNRS, 1993, p. 33. Henry Rousso, « Pour une histoire du temps présent », La Hantise du passé, entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 2001, p. 50-84.

(30).

Voir, en dernier lieu, Olivier Dumoulin, Le Rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003, p. 11-61.

(31).

Fr. Hartog, « Marshall Sahlins et l’anthropologie de l’histoire », Annales ESC, 6, 1983, p. 1256-1263.

(32).

Reinhart Koselleck, Le futur passé, traduit par J. Hoock et M.-Cl. Hoock, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990, p. 307-329.

(33).

Publié dans les documents préparatoires au colloque, le texte a été repris dans L’État des lieux en sciences sociales, Institut français de Bucarest, textes réunis par A. Dutu et N. Dodille, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 29. Voir la présentation du dossier par Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Éd. du Seuil, 2000, p. 61-80.

(34).

P. Ricœur, La Mémoire…, op. cit., p. 480-498, et « Mémoire : approches historiennes… », op. cit., p. 60-61.

(35).

Jean-François Lyotard, « Les Indiens ne cueillent pas de fleurs », Annales, 20, 1965, p. 65 (article sur La Pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss).

(36).

Par exemple, Günter Grass, Toute une histoire, traduit par Cl. Porcell et B. Lortholary, Paris, Éd. du Seuil, 1997 ; Cees Nooteboom, Le Jour des morts, traduit par Ph. Noble, Arles, Actes Sud, 2001. Dans un registre différent, Emmanuel Terray, Ombres berlinoises. Voyage dans une autre Allemagne, Paris, Odile Jacob, 1996 ; Régine Robin, Berlin chantiers, Paris, Stock, 2001.

(37).

Étienne François, « Reconstruction allemande », in Patrimoine et passions identitaires, sous la présidence de Jacques Le Goff, Paris, Fayard, 1998, p. 313 (pour la citation de Scharoun), et Gabi Dolff-Bonekämper, « Les monuments de l’histoire contemporaine à Berlin : ruptures, contradictions et cicatrices », in L’Abus monumental, sous la présidence de Régis Debray, Paris, Fayard, 1999, p. 363-370.

(38).

Voir, à partir d’un questionnement philosophique, les réflexions parallèles de Bertrand Binoche, « Après l’histoire, l’événement », Actuels Marx, 32, 2002, p. 139-155.

(39).

K. Pomian, L’Ordre du temps, op. cit., p. 101-163. Karl Löwith, Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire (1953), traduit par J.-F. Kervégan, Paris, Gallimard, 2002.

(40).

Daniel 2,28-45. Les références bibliques sont données dans l’édition de la Pléiade, publiée sous la direction d’Édouard Dhorme.

(41).

Arnaldo Momigliano, « Daniel et la théorie grecque de la succession des empires », in Contributions à l’histoire du judaïsme, traduit par P. Farazzi, Nîmes, Éditions de l’Éclat, 2002, p. 65-71.

(42).

Jacques-Bénigne Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 142.

(43).

Augustin, La Cité de Dieu, 22, 30, 5. Auguste Luneau, L’Histoire du salut chez les Pères de l’Église, Paris, Beauchesne, 1964, p. 285-331.

(44).

R. Koselleck, Le futur passé, op. cit., notamment p. 315-320.

(45).

Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. «Bibl. de la Pléiade », 1960, t. II, p. 921.

(46).

Ernest Labrousse, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au 18e siècle, Paris, Dalloz, 1933.

(47).

Fernand Braudel, « Histoire et sciences sociales. La longue durée », Annales ESC, 4, 1958, p. 725-753.

(48).

Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Unesco, coll. «La question raciale devant la science moderne », 1952, repris dans Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 377-431.

(49).

Ibid., p. 393-394.

(50).

Ibid., p. 397.

(51).

Ibid., p. 417.

(52).

Ibid., p. 421.

(53).

K. Pomian, L’Ordre du temps, op. cit., p. 151.

(54).

Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, trad. fr., Paris, Flammarion, 1992, p. 11 et 96. Spectres de Marx de Jacques Derrida (Paris, Galilée, 1993) est, notamment, une longue critique de la thèse de Fukuyama.

(55).

Robert Bonnaud qui, lui, n’a nullement attendu 1989 pour croire, ou croire à nouveau, en une histoire universelle ne pense pas non plus qu’elle soit finie ! Bénéficiant néanmoins des interrogations présentes sur le temps, ses recherches ont reçu plus d’attention de la part des médias et du public. Explorateur depuis sa jeunesse des mécanismes temporels, il cherche en effet à repérer ce qu’il nomme des « tournants historiques mondiaux », en documentant des synchronismes (par exemple celui de - 221, valant pour le monde méditerranéen et le monde chinois). Ayant publié, en 1989, Le Système de l’histoire (Paris, Fayard), il n’a cessé depuis d’affiner et de préciser ses analyses, convaincu que l’histoire ne souffrait pas « d’un excès de dates, mais d’un défaut de chronologie raisonnée » : Tournants et périodes, Paris, Kimé, 2000, p. 13. Ses recherches doivent permettre de tracer des séries de « courbes planétaires » et revendiquent une portée prédictive. Voir, en dernier lieu, les réflexions de Jean Baechler qui propose une Esquisse d’une histoire universelle, Paris, Fayard, 2002.

(56).

Sur la notion d’expérience, voir Reinhart Koselleck, L’Expérience de l’histoire, traduit par A. Escudier, Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. «Hautes Études », 1997, notamment p. 201-204.

(57).

Dans « Le langage et l’expérience humaine », Émile Benveniste proposait de distinguer entre le « temps linguistique » et le « temps chronique ». Le premier est « le temps de la langue », par laquelle « se manifeste l’expérience humaine du temps », tandis que le second est « le fondement de la vie des sociétés » (Problèmes du langage, Paris, Gallimard, coll. «Diogène », 1966, p. 3-13). Le régime d’historicité participerait de l’un et de l’autre. On peut se reporter également aux remarques de Norbert Elias sur les notions de passé, présent et futur : « Les concepts de passé, de présent et d’avenir expriment la relation qui s’établit entre une série de changements et l’expérience qu’en fait une personne ou un groupe. Un instant déterminé à l’intérieur d’un flux continu ne prend l’aspect d’un présent qu’en relation à un humain en train de le vivre, tandis que d’autres prennent l’aspect d’un passé ou d’un futur. En leur qualité de symbolisations de périodes vécues, ces trois expressions représentent non pas seulement une succession, comme l’année ou le couple « cause-effet », mais aussi la présence simultanée de ces trois dimensions du temps dans l’expérience humaine. On pourrait dire que passé, présent et avenir constituent, bien qu’il s’agisse de trois mots différents, un seul et même concept » (Du Temps, op. cit., p. 86 ; voir infra, chap.2, p. 69-70).

(58).

R. Koselleck, Le futur passé, op. cit., p. 314.

(59).

Ibid., p. 326-327.

 

François Hartog – Régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps – Seuil 2003
Tag(s) : #livres importants, #histoire
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