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En ces temps où le chant des sirènes guerrières vire à la cacophonie, on peut se rappeler ici la dénonciation de la guerre et de la religion, rédigée par Carlo Levi dans les derniers mois de 1939. Bien que non dénué de difficultés, ce texte pointe l’articulation des États et de leurs armées avec une cosmogonie d’essence religieuse. Précisons toutefois que le moment présent n’est pas le résultat d’un énième retour du même historique et de tendances ancestrales, mais bien plutôt le résultat de leur désarticulation : ceux qui s’en réclament sont comme ces naufragés qui s’agrippent désespérément aux débris de leur fier vaisseau fracassé sur les récifs du temps, quitte à s’entretuer dans le bruit et la fureur...

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< Sur la plage de La Baule en 1939, alors que les divisions blindées allemandes parcourent les plaines polonaises et se préparent à envahir la France, l’auteur, âgé de 37 ans, pose son regard sur la crise de la culture européenne et s’interroge sur les raisons qui ont mené une civilisation entière à une telle catastrophe. Levi soumet à une critique implacable la religion (qui transforme le sacré en sacrifice), l’État (idole sociale par excellence, de laquelle la politique occidentale ne peut se libérer), la guerre, le sang, la masse, l’amour et l’art. Ce n’est qu’à partir de la liberté révélée par ce sentier halluciné et presque prophétique que les œuvres ultérieures de Levi, du Christ s’est arrêté à Eboli à La montre, acquièrent leur véritable sens, qui est celui d’un témoignage qui ne concerne pas le passé, mais notre présent.

(4e de couverture) >

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< pages 131-146, fin du chapitre « Sang » >

Le sacrifice de l'ennemi vaincu est la nécessité de la guerre religieuse : d'où la férocité, d'autant plus grande que la guerre est sacrée, que le drapeau est aimé. Mais le sang de l'ennemi représente le sang de l'idole: l'état doit saigner pour vivre et pour vaincre ; mourir pour la patrie constitue donc un privilège sacerdotal. La guerre est réservée aux hommes libres, aux citoyens, et non aux esclaves : la classe des guerriers est jalousement fermée. Les guerres héroïques ne sont donc que des duels de guerriers insignes, de pères militaires – et le peuple ne combat pas, mais sert sous les tentes, porte les équipements et nourrit les chevaux, que guident des héros mineurs ; les guerres féodales sont réservées aux cavaliers, et les paysans ne forment pas des troupes de combattants mais des serfs de guerres. Les services belliqueux ainsi que le sang répandu constituent la principale source du droit et de l'acquisition de la citoyenneté et de la noblesse, d'où la force politique, par exemple de la yeomanry anglaise. Les différents degrés d'autorité et de puissance dans l'état sont distingués par des différences d'armes : les hastati, les quirites, les licteurs, les archers, etc. Le seigneur, même aux époques paisibles du dix-huitième siècle, ne sort pas sans une dague parfaitement inutile ; et le paysan méridional, aujourd'hui encore, n'oublie pas de sortir avec sa hache anarchique de brigand, même lorsqu'il ne va pas au bois. C'est pourquoi, même en temps de paix, les officiers portent leur sabre et doivent au contraire s' en séparer pour symboliser leur captivité. L'uniforme militaire est sacré : il est l'habit même d'un dieu. L'apparition d'un guerrier sauvage, peint en blanc, taché et monstrueux, suffit à elle seule, parce qu'elle est divine, à mettre en fuite l'ennemi. L'aspect du guerrier doit être, autant que possible, identique à l'image de l'idole ; afin de pouvoir se substituer réellement à elle quand il tue et quand il meurt. C'est pourquoi les écus présentent une figure de l'image divine, et décrivent dans un langage religieux l'état, sa formation et sa nature. Même les couleurs des vêtements des armées modernes rappellent les drapeaux particuliers des terres et des cieux nationaux : dans le gris mimétique commun, la France est bleue, l'Italie verte, l'Allemagne blanche ou noire. Le guerrier médiéval est enfermé dans son armure en fer, serrée comme les frontières du fief, panachée de noblesse, recouverte par l'écu comme le sont par leurs murailles les tours et les forteresses, avec la visière baissée qui contraint au silence et à la superbe. Les troupes populaires méprisent les épées parce qu'elles méprisent une idole étatique ; et elles se glorifient d'armes ignobles, de fourches, de faux, ou de fusils de chasses, de couteaux ou de pierres. Lorsqu'elles posent sur l'autel la Justice ou la Raison, leur arme peut être la guillotine, l'une des armes les plus légitimement et rationnellement religieuses : mais tant que la justice et la raison sont l'œuvre d'une impulsion sacrée et libre, les combattants n'ont pas d'uniforme ni de devise parce qu'ils ne sont pas divisés de ceux qui ne combattent pas. Avec la renaissance des dieux monstres et des dieux machines, les uniformes et les devises contemporaines se revêtent à nouveau d'aspects monstrueux et pittoresques : la forme animale typique du masque à gaz est un symptôme ainsi qu'une preuve du véritable aspect de nos idoles étatiques.

Mourir à la guerre constitue un privilège, et un sacrifice particulièrement cher et nécessaire pour le dieu de l'état. Tuer à la guerre ne constitue pas un délit ·mais un mérite : verser le sang n'est alors pas criminel mais sacré: c'est une œuvre de sacerdotes et de sacrificateurs. Être tué à la guerre, ce n'est pas mourir, ainsi que le disent des milliers d'épigraphes ; c'est se faire réellement immortel, de l' immortalité même de l' État, parce que c'est mourir pour lui, en son lieu, sous ses enseignes, sous son aspect. Partout et à chaque époque, la poésie et la mythologie ont distingué cette mort de la mort pour en faire l 'œuvre la plus convoitée, la fin la plus digne. La tradition populaire elle-même confère à ce type de mort des formes similaires à la mort des dieux : une chanson de guerre italienne parle d'un officier mourant qui fait diviser son corps en sept parts ; et pour les héros les plus admirés se crée spontanément la légende qu'ils sont tous morts d'une balle au front, même si les circonstances de leurs fins furent des plus diverses. Seules la mutation totale des dieux étatiques et les libertés conséquentes permirent à l'Achille de l'Odyssée de pleurer la mort de l' Achille de l' Iliade, ou à Horace de raconter comment il a fui, pour se sauver de la mort héroïque

relicta non bene parmula
[« après avoir abandonné honteusement son bouclier » Horace, Odes II, 7].

Seul celui qui verse à la guerre le sang de l'ennemi comme le sien peut réellement, matériellement, participer de la divinité de l'État. Jamais un serf ne pourra donc toucher les armes : et la guerre sera conservée, recherchée, considérée nécessaire par ·ceux qui s' identifient à leur propre idole étatique, parce qu'elle constitue l'unique moyen de conserver le Dieu et l'esclavage. Guerre continue, mais aussi guerre limitée. Les guerriers sauvages et les seigneurs féodaux ne vivent pas d'autre chose que d'une guerre ininterrompue, qui confirme leur puissance, la consacre, et permet ainsi d'augmenter le nombre des esclaves et de rendre plus certaines leurs chaînes. Mais la guerre est limitée par Je faible nombre des participants, et, en conséquence de son caractère rituel, par les mille usages, déclarations et cérémonies qui la constituent : la requête suprême des non-guerriers est de pouvoir être admis au combat, pour pénétrer le mystère de l'État et la nature hiératique d'hommes et de citoyens.

Les dieux se battent entre eux, sur le rivage de la mer, conduisent leurs chars et échangent des coups de lance. Le petit peuple (popolo minuto) des serfs reste de côté pour regarder, victime silencieuse, patiente et volontaire du dieu qui sera vainqueur. li est un témoin de la guerre, comme il est un témoin de l'état, dans son esclavage indifférent. li sait bien, dans son cœur, que les dieux sont des maux nécessaires ; et qu'ils se ressemblent tous, aussi différents puissent-ils être par leurs couleurs, leurs écus, leurs voix, leurs aspects, parce que tous consistent en un rite de mutilation : en un poids qui courbe les échines, afin que les yeux ne s'égarent pas dans l'immensité bleue du ciel, mais se contentent de la terre et se réjouissent du grain et de l'herbe. Il ressent l'obscure terreur dont naissent les dieux ; il sait que sa propre puissance est trop indécise, ses propres contours trop incertains ; il accepte comme nécessaires les limites religieuses héritées. La servitude sur la terre pour les dieux de la terre, jusqu'à ce que vienne la mort, pour les dieux du ciel. La liberté paraît impensable : que serait en effet une vie sans lien, une norme toujours nouvelle, une limite égale à l'infini ? La guerre génère servitude, vie du dieu, et mort, sang du dieu. Le paysan serf. non participant, mais victime passive, regarde passer sur ses champs les guerriers appesantis d'armes, leurs chevaux et leurs chars, ainsi que les bandes des pillards ; et il se cache dans le bois à leur passage.

L'état-idole ne connaît en vérité que deux castes fondamentales : les serfs et les guerriers - toutes deux victimes, les premiers sacrifiant au dieu leurs corps, dans les accablements et les charges du travail ; les seconds leurs âmes, leur sang: victimes passives, animales, étrangères à l'idole pour les uns, actives et sacerdotales, unies au dieu pour les autres. Pour échapper au service, il n'y a pas d'autre possibilité que de tuer ou de mourir. C'est pourquoi le droit de combattre est le plus convoité, en tant qu'il est le seul permettant de participer matériellement à la divinité de l' état. C'est pourquoi les fanfares de guerre font battre le cœur des jeunes,

versent quelque héroïsme au cœur des citadins [Baudelaire]

comme si elles étaient des trombes célestes, les cloches qui annoncent la liberté éternelle. Mais l'image sacerdotale de la guerre est si juste et enracinée que, même quand tous les hommes y participent, on continue à les considérer non comme des prêtres mais comme les serfs du temple - et on réserve ainsi au général la couronne de chêne du sacrificateur, tout en laissant aux anciens esclaves devenus citoyens et soldats la besace du serf, avec le masque porcin de la victime totémique. La guerre constitue un privilège et un honneur sacerdotaux: c'est pourquoi, même pour les États qui se disent populaires il est impossible de ne pas instaurer une forme de discipline qui ne soit pas autoritaire et tyrannique. Ce n'est pas une simple question de technique ou de compétence qui conseille l'obéissance absolue au supérieur: c'est une raison de foi. Tout, dans une armée, est religieux; de la langue militaire, faite de commandements identiques et de formules évocatoires dont la nature est celle de la prière et de la magie ; à la forme des armes, fruit d'une parfaite symbologie plutôt que d'une technique parfaite ; à l'aspect des uniformes et des décorations des divisions ; aux enceintes sacrées où se trouve caché, intouchable, le drapeau, que l'on ne montre qu'au cours de la cérémonie religieuse de la bataille, sur l'autel du champ de guerre ; à la vertu de la hiérarchie et de la discipline, fondement nécessaire de la religion militaire ; à l'homicide consacré de l'ennemi et à la mort rituelle des sacerdotes-idoles-victimes.

Le but du guerrier était d'être un holocauste vivant, et de conquérir pour son dieu les ennemis qui lui sont dus. Le but de l'armée est analogue, mais elle l'accomplit le mieux lorsque,de partie et d'organe de l'état qu'elle était et qui devait donc se distinguer des victimes serviles, elle se transforme en l'état lui-même, en sa totalité. Le guerrier devient soldat, le privilège des armes devient la servitude militaire ; la discipline permet de bien distinguer la victime du sacerdote. La guerre n'a plus besoin de fins externes, d'ennemis à subjuguer ; elle accomplit tous ses buts même sans raison ni bataille: fournir à l'État des serfs qui puissent témoigner, dans leur déconvenue, de sa puissance, ainsi que des victimes qui puissent lui insuffler par leur sang une âme divine.

La composition de l'armée est le reflet de la religion sociale. Le héros combat seul, le paladin court par les bois et les vallées à la recherche de l'un de ses pairs. Les états aristocratiques ont une classe de nobles guerriers, et c'est un honneur extrêmement convoité, qui se gagne au prix de luttes civiles, que d'entrer parmi ceux qui portent les armes. Les peuples privés de religion étatique, comme les Chinois et les Napolitains, méprisent le soldat, presque comme s'il était un assassin. La décadence de la religiosité étatique transforme le privilège en un métier : alors surgissent les auxiliaires, les mercenaires, alors on transforme en soldats jusqu'aux peuples vaincus, au lieu d'en faire des esclaves. Dans les temps de liberté, si on lève des armées défensives contre de vieilles institutions ou des idoles encore survivantes, le peuple tout entier est soldat, et on improvise les cadres et les généraux ; et les morts librement acceptées sont le signe d'une communauté qui n'éprouve ni peur ni besoin de s'adorer. Combattre n'est alors plus un simple privilège, mais une nécessité morale, un devoir qui n'inscrit ni parmi les patrons ni parmi les serfs. Dans tous les autres cas, l'héroïsme est une religion, l'armée une église. Une vague, d'ampleur multiséculaire, de liberté, et, en même temps, la religion jacobine de la liberté, unies, font surgir des sillons du labour un peuple en arme. Le simple souvenir de cet enthousiasme et de cette foi suffit à le porter jusqu'aux extrémités du monde.

Un libéralisme purement juridique (la vraie « religion » de la liberté) devait ensuite faire la distinction entre ce qui était de l'ordre du devoir et ce qui ressortissait du droit dans le fait de porter les armes pour l'état; et puisque ses termes étaient tous fonctionnels, il devint impossible de parler, en vérité, de privilège militaire ou d'honneur militaire; et même d'esclavage ou de sacrifice militaire – mais seulement de service militaire, qui oblige également tout le monde, et qui est accepté par tous comme une charge volontaire. Toutefois, sous cet aspect juridiquement impeccable, l'armée, devenue celle de tous, est restée ce qu'elle était : une église, avec ses propres rites, ses castes fermées, ses palladiums sacrés et sa discipline sacrée : un état en somme, un dieu, contredisant ce libéralisme abstrait et, plus encore, le peu de liberté concrète qui vivait cachée dans cette abstraction. La guerre mondiale envoya à la mort ces armées citoyennes ambiguës – et de nombreux soldats crurent être des combattants libres, crurent s'identifier désormais pour de vrai, puisqu'ils transcendaient par la guerre et le sang toute différence sociale et historique ainsi que toute servitude, à l'État, libre communauté des hommes. D'autres perçurent leur propre participation comme un véritable rituel ; ils égorgèrent des victimes, s'en complurent, et crurent pouvoir à juste titre, eux seuls, les sacrificateurs, être l'état divin - ils devinrent à jamais des combattants. D'autres moururent, ou se résignèrent à servir. Le fait cependant que le peuple tout entier ait été appelé au combat, sans devenir pour autant l'état tout entier ; le fait qu'il doive participer à la guerre par son corps et par son sang, et qu'il ne participe à l'état que sous la fiction juridique de la délégation de pouvoirs ou de l'approbation plébiscitaire, cela constitue un paradoxe autant qu'une contradiction évidente. La participation universelle au rite belliqueux devrait supprimer toute servitude et toute idolâtrie étatique pour devenir ainsi le signe apparent de la liberté humaine. Là où 1' idolâtrie étatique héritée des pères ou nouvellement reparue était la plus vive, on dut donc renforcer la discipline militaire, c'est-à-dire distinguer deux espèces différentes de combattants : les sacerdotes et les serfs du temple. Les milices guerrières furent instituées, caste guerrière privilégiée, avec des armes spéciales, avec ses uniformes et ses couleurs (le noir, couleur sacrée de la mort), ses insignes. On chercha à éviter les guerres requérant l'intervention populaire et à mener au contraire plutôt des guerres limitées, héroïques, avec peu des troupes restreintes, en laissant, comme dans les temps barbares, le paysan à sa bêche, étranger aux choses d'armes. On chercha surtout à identifier l'état tout entier à l'année, et à donner à l'armée un caractère toujours plus ecclésiastique, avec une servitude militaire interne marquée, et le refleurissement des rites. La religion militaire s' identifie ici à la religion de l'état : seul ce dernier permet de faire la guerre générale tout en conservant l'esclavage. Le pas de l'oie est une nécessité absolue pour une année ecclésiastique et servile - et il n'est décidément pas plus surprenant que les génuflexions, les courbettes ou les milliers de belles cérémonies des milliers de cultes religieux officiels ou privés. Son prestige rituel réside précisément dans son absurdité et son inutilité. C'est une marche dans une langue étrangère, une espèce de danse sacrée armée – de même que la prière est une parole dans une langue mystérieuse.

Qui croit à la nécessité de l'idolâtrie étatique, et, par là, à celle de l'esclavage et de la guerre, se voit donc contraint, pour pouvoir faire la guerre avec le peuple tout entier et maintenir cependant l'esclavage, de réduire l'État tout entier à une armée, et l'armée à une église. Si le peuple est guerrier, l'État chute de ses autels divins. Il faut que la guerre ne soit pas faite par un libre peuple armé, mais par une masse de serfs organisée en armée. Les idoles de l' état, de l' armée, des machines et de l'organisation doivent coïncider: pour que continuent de vivre les dieux de l'état, la guerre doit être continue, non interrompue par les apparences de paix, totale, organisée, mécanique. Il faut que devienne manifeste le détachement du guerrier vis-à-vis de la guerre, qu'elle devienne elle-même inhumaine, hors de la portée de l'homme particulier combattant, œuvre de monstres symboliques et d'entités bureaucratiques incompréhensibles. Il est en somme nécessaire d'un côté que le peuple tout entier soit organisé en armée-église, afin que l'esclavage subsiste, et que de l'autre la guerre soit soufferte, endossée par le peuple des soldats serfs, mais pas véritablement combattue par lui, de façon à ce que le privilège de liberté du guerrier ne s'universalise pas et n'abolisse ainsi l'adoration de l'État. Satisfaire à ces deux exigences est une tâche difficile : c'est pourquoi, de toute part, on hésitait à faire la guerre, et après sa déclaration, à en faire une guerre véritablement combattue et sanglante. Les guerres du peuple créent la liberté ; et la liberté rend vaines les guerres : mais les idoles étatiques ne vivent que de guerres ; et elles ont besoin des peuples pour les combattre. D'où la nécessité de l'organisation moderne et militaire de l'État.

La guerre est un rite ; comme telle, elle n'a pas besoin de justifications. Elle est au contraire d'autant plus efficace et créatrice de divinité qu'elle est absurde et incompréhensible pour la raison. Les guerres justes, c'est-à-dire celles combattues pour défendre sa propre vie ou sa propre âme, ne sont pas des guerres religieuses, et n'ont donc aucune efficacité idolâtrique. Ce ne sont précisément que les guerres injustes qui génèrent de la puissance et de la vie pour les idoles de l'État. Une prière est d'autant plus efficace qu'elle est incompréhensible : la guerre est d'autant plus nécessaire et utile à la divinité étatique qu'elle est injustifiable. Les victimes doivent, dans n'importe quelle religion, être parfaites: si ce sont des animaux, ils doivent être sains ; si ce sont des humains, ils doivent être exempts de faute, de défaut et de maladie : la vraie victime est pure ;t innocente. Tous ceux qui continuent à voir la guerre comme un moyen violent pour résoudre une question matérielle déterminée, qui pourrait être beaucoup mieux résolue autour d'une table de billard, etc., mais qui peut, malheureusement, être réglée par une confrontation de forces, confrontation toutefois légitime à condition que tout autre moyen se soit révélé impossible, etc., et qui réfléchissent donc à la possibilité d'arbitrages des controverses et versent de chaudes larmes sur les bombardements des villes ouvertes ou sur les torpillages sans préavis, tous ceux-là ne parviennent pas à penser qu'il n'y a pas de raison de guerre, de même qu'il n'y a pas de raison de prière : que l'unique raison de guerre, c'est de ne pas avoir raison (car là où il y a raison, il n'y a pas de guerre) ; ils ne parviennent pas à concevoir que les guerres réelles et efficaces ne peuvent être que les guerres injustes ; et que les victimes innocentes sont les plus utiles aux dieux et les plus douces à leurs narines.

Les « guerres raisonnables », et les armées populaires, appartiennent à une conception purement juridique de la liberté. Une liberté réelle, une liberté qui n'est pas purement institutionnelle, ne connaît pas de guerre, parce qu'elle les a déjà toutes remportées; elle ne connaît pas d'armée parce qu'elle les a toutes détruites; et s'il lui arrive de devoir combattre pour se défendre contre les dieux renaissants et les armées résurgentes, c'est parce qu'elle n'était pas elle-même entièrement vraie et libre. Chacune de ses guerres est une guerre intérieure, un enrichissement, un agrandissement de la paix, une guerre civile : cette guerre civile qui ne connaît jamais commencement ni fin, de même que n'ont ni commencement ni de fin les naissances et les morts. Un autre produit du même pharisianisme sont les conventions pour l'humanisation de la guerre, pour le respect des non-combattants, et ainsi de suite. L'adoucissement des mœurs de guerre ne dérivait que d'une diminution et d'une décadence du sentiment religieux de la guerre, de la transformation de certaines aventures de guerre en pures entreprises commerciales, comme les guerres coloniales, les guerres pour la conquête des puits de pétrole ou des mines, etc., en coexistence avec une religion réelle de l'humanité et de la liberté abstraites, qui s'opposait toutefois à ces religions étatiques. Mais, en vérité, la guerre ne peut pas être humanisée, parce qu'elle est divine. Le prisonnier doit être sacrifié. Le non-combattant, les femmes, les enfants peuvent être épargnés et oubliés par le guerrier, qui ne leur reconnaît pas le privilège de mourir; or, là où il n'y a plus de vrai guerrier, mais des masses armées et serviles, il ne peut y avoir ni privilège ni distinction. Les femmes et les enfants font partie de la masse, et toute pitié est sacrilège.

La guerre pèse sur la masse qui pourtant y participe, comme une terrible obscurité, comme un fait de nature, indifférent et mystérieux. Les froides étoiles hivernales brillent dans le ciel dégagé, dans leurs logis bien connus ; mais des quatre anges du ciel peuvent surgir, comme des anges ou des démons, les avions de bombardement. Le hurlement des sirènes citoyennes, sous la grisaille aurorale des toits, est la voix de la guerre, sa langue sacrée. Une machine parle, une machine combat, et l'homme qui est en son sein n'est plus un guerrier ni véritablement un homme : il a fusionné avec la machine, il a revêtu son indifférence, sa certitude, il est redevenu en elle l'un de ces très anciens monstres à double nature animale. Une nouvelle ambiguïté trouve sa forme, une association machinique et sportive de puissance et de servitude. Mille nouveaux Orion parcourent en chassant, malins et souriants, la grande forêt du ciel. Au grondement de leurs cornes se réveillent les vieux dragons, et le sang, prêt à être versé, bat violemment dans tous les cœurs, saturés des terreurs et des espérances immémoriales.

 

 

Carlo Levi, Peur de la liberté 1939, La Tempête 2020
Tag(s) : #livres importants, #archive, #critique de l'Etat, #guerre
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