Blanc ou noir ? Blanc et noir ? Ni blanc ni noir ?
L’humain est un être profondément marqué par la binarité : blanc/noir, mâle/femelle, homme/femme, haut/bas, droite/gauche, dominant/dominé, riche/pauvre, bourgeoisie/prolétariat, nous/eux, rationalité/idéologie, bon/mauvais, privé/public, économie/politique, guerre/paix, individualisme/socialisme, nationalisme/internationalisme, sacré/profane, divin/démoniaque, etc. Le problème c’est que la réalité globale dans laquelle évoluent les humains n’est, elle, pas d’ordre binaire. Bernard Lahire suggère que l’opposition homme/femme doublée de l’opposition vieux/jeune pouvait être la matrice originelle de toutes les autres oppositions qui structurent les cohésions sociétales humaines. On pourrait donc considérer que toutes ces autres oppositions sont de fait, même à des degrés variables, d’ordre culturel, ordre culturel qui finalement rétroagit également sur les oppositions primaires de sexes et d’âges : sauf que, à strictement parler, l’opposé à blanc est non pas noir mais non-blanc, l’opposé à divin n’est pas démoniaque mais non-divin, etc.
Il faut souligner que ces oppositions ne mettent pas face à face deux termes de même poids, de même intensité, mais bien directement une structure hiérarchique immédiatement inégalitaire : dans leur usage courant et effectif, blanc vaut beaucoup plus que noir, nous vaut beaucoup plus que eux, etc. Bien souvent d’ailleurs c’est le terme positif de l’opposition qui définit et cadre le terme négatif : c’est la définition du paradis qui par inversion délimite les contours de l’enfer, sauf que ce différentiel n’est pas donné d’emblée, n’est pas sensible immédiatement, et suppose, pour devenir perceptible, l’épuisement de la dynamique historique qui porte cette structure. C’est la structure hiérarchique instituée, elle-même prise comme un tout, qui finit par entrer en contradiction avec une réalité historique substantiellement nouvelle, contradiction qui remplace donc la binarité primaire qui portait cette structure hiérarchique initiale.
Le tort du post-modernisme en général (et de sa version plus contemporaine wokiste…) est certes de percevoir que l’opposition blanc/noir devrait être reconsidérée, sauf qu’il ne fait que rajouter à cette opposition primaire blanc/noir de multiples oppositions entre le blanc et chacune des autres couleurs possibles – voire entre toutes ces couleurs elle-mêmes –, laissant intacte la structure hiérarchique de base, quand c’est la logique hiérarchique elle-même qu’il faut attaquer. Le post-modernisme perçoit confusément la limite historique de l’opposition primaire, mais ne comprend pas sa logique, sa cohérence, prétendant abolir la contradiction en multipliant les cas particuliers. Il confond en fait la crise particulière d’un universalisme historiquement déterminé avec le postulat, erroné, d’une prétendue imposture du principe même de l’universalité, préférant noyer l’universel dans le fantasme moderniste de la juxtaposition infinie des particularités, révélant au final un appauvrissement innommable de l’individualisme classique des Lumières. Cependant, les formes contemporaines de cet individualisme déstructuré ne sont, selon moi, pas la vérité ultime de l’individualisme de la modernité classique, mais sont la conséquence de l’effondrement historique concret du projet des Lumières : cet effondrement final ne présage pourtant en rien de la non-pertinence initiale de l’approche des Lumières dans le contexte historique particulier qui l’aura vu naître.
Ce qu’il faut souligner c’est la profonde crise actuelle, et simultanée, de toutes ces dualités, crise qui se manifeste par la dislocation généralisée des termes “faibles” de ces oppositions binaires, laissant fallacieusement croire à un coup de force des termes “forts”, alors que l’explication pourrait plus prosaïquement seulement signifier que le terme “faible” s’effondre un peu plus tôt que le terme “fort”, que la crise de l’ensemble se manifeste en commençant par le terme “faible”.
Pour prendre l’exemple de la contradiction nous/eux, sauf à considérer la possibilité dystopique d’une société uniforme à l’échelle planétaire, les différenciations culturelles auront toujours leur place : mais ces différenciations culturelles ne sont pas figées dans le béton des forteresses nationales puisque ces frontières culturelles bougent en continu, à tel point que, pour notre monde contemporain, ces différenciations calquées auparavant, et pour un temps, sur les frontières interétatiques se révèlent aujourd’hui largement en porte-à-faux par rapport aux réalités vécues – tant sur les plans rationnels qu’émotionnels. C’est d’ailleurs l’intensité de ces porte-à-faux qui explique en grande partie la montée des intégrismes populistes et des intégrismes religieux, en tant que réaction de défense à une dilatation des anciennes frontières traditionnelles nous/eux, que ce soit sous l’effet de la mondialisation des échanges, de l’extension géographique des espaces vécus, de la prise de conscience pratique de la finitude de la planète (écologique, climatique, biologique…) ou sous l’effet du changement d’échelle des référentiels historiques – tous ces éléments se renforçant l’un l’autre, interagissant l’un sur l’autre.
Pour que le clivage sociétal-identitaire puisse l’emporter sur le clivage traditionnel social-économique, il faut que le clivage social-économique entre en crise, et celui-ci entre en crise lorsque le sentiment du collectif ne coïncide plus avec la perception instituée des frontières, cette notion de frontière étant multidimensionnelle, simultanément d’ordre géographique, historique et culturelle : il faut que la conflictualité sociale en terme de classes économiques cesse d’être congruente avec une définition partagée d’une unité nationale instituée.
Le fait est que la critique sociale-sociétale telle qu’elle a pu se développer depuis la bifurcation capitaliste n’arrive pas dépasser ce porte-à-faux : une des causes pourrait résider dans le fait qu’elle s’est construite dans une tentative d’inversion des polarités hiérarchiquement structurantes de la modernité, à savoir combattre le pôle “positif” au nom et à partir du pôle “négatif” (typiquement la lutte contre la bourgeoisie à partir d’une inversion prolétarienne de la question sociale). Comme le souligne Michéa, la modernité capitaliste s’est construite conflictuellement dans une opposition entre un libéralisme économique et un libéralisme politico-culturel, tous deux pareillement issus de la même matrice dynamique des Lumières : c’est bien l’épuisement des conditions de cette conflictualité jusqu’ici structurante qui caractérise le moment historique que nous vivons (devenu visible et perceptible dans le phénomène global de l’implosion de la modernité dont l’effondrement de l’URSS n’est qu’un moment particulier, phénomène global qui avait commencé à être perçu et analysé par des mouvements comme Socialisme ou Barbarie, ou l’Internationale Situationniste, quelques années auparavant, mais qui s’inscrivaient dans la même phase historique, c’est-à-dire avant le basculement significatif des années 1990 qui nous fera sortir du statu quo de l’après-guerre – rappelons que ces mouvements datent déjà d’il y a plus d’un demi-siècle, ceci juste pour suggérer qu’il nous faut sans doute envisager la nécessité d’une mise à plat conceptuelle et théorique d’ampleur au moins équivalente à ce qui avait été réalisé à l’époque, puisque les représentations de la réalité sont globalement, historiquement, en retard sur les transformations induite de cette réalité, retard d’autant plus marqué que le poids de la traduction instituée de ces représentations est plus important…).
Je suis plus convaincu que jamais que la situation que nous avons aujourd’hui sous les yeux n’exprime pas la quintessence de la modernité telle qu’elle a émergé au XVIIIe siècle, mais bien l’épuisement de ses valeurs initiales, y compris de son propre point de vue : ce que nous avons sous les yeux n’est pas la réalisation de sa logique historique particulière, mais les conséquences de son incapacité à la faire désormais exister : aussi bien le libéralisme économique que le libéralisme politico-culturel sont pris en défaut : tant le renforcement continu du poids juridico-réglementaire qui seul permet la poursuite de la mondialisation, que les raidissements autoritaires ahurissants dans le cœur des démocraties représentatives occidentales, en sont des démentis cinglants. Les contradictions entre la réalité et ses nécessaires habillages conceptuels atteignent aujourd’hui des sommets, et tout le monde se ment globalement à soi-même pour en nier l’énormité : dans la logique historique du libéralisme il ne devrait pas y avoir, il n’aurait jamais dû y avoir, d’antagonisme entre sa dimension économique et sa dimension politico-culturelle, or c’est bien parce qu’il y a aujourd’hui un antagonisme réel et insurmontable entre elles, dans les conditions historiques héritées, que la montée des autoritarismes-intégrismes prend une dimension nouvelle (ce n’est pas tant l’un des termes qui commande l’autre que les deux termes qui deviennent irréductibles l’un à l’autre, ce qui n’était pas le cas auparavant).
Ce qu’il faut bien comprendre, à mon avis, c’est que les binarités qui structurent les sociétés humaines doivent être analysée hiérarchiquement, chaque binarité se caractérisant par un pôle “supérieur” et un “pôle inférieur”, au sens où c’est le pôle “fort” qui détermine ensuite le contenu du pôle “faible” : il est alors possible de considérer comme normal que l’effondrement de la structure hiérarchique elle-même commence par se manifester par son point faible, son point second. C’est en tout cas comme cela que j’explique l’effondrement de la gauche du capital, effacement particulier qui s’exprime peu ou prou, également et simultanément, dans l’ensemble des autres anciennes binarités structurantes, et qui ouvre un espace d’expansion provisoire à l’ensemble des anciens pôles “forts” sous une forme exacerbée, hystérisée et caricaturale (la fameuse « farce » de Marx – ce qui n’a jamais voulu dire que ce moment ne puisse pas être aussi dramatique que l’on voudra : ce que l’on peut parfaitement identifier dans le présent conflit, aussi meurtrier qu’absurde, entre l’intégrisme juif israélien et l’intégrisme musulman palestinien – sur fond d’intégrisme évangéliste américain –, qui ne peut aujourd’hui prospérer qu’à la suite de l’effondrement de l’ensemble des autres options qui structuraient jusque-là la conflictualité aussi bien locale que globale…).
Ce que rate l’approche matérialiste et économiste de l’État, c’est que l’État est aussi l’expression instituée d’une représentation (particulière) du monde, et que cette logique longue de l’État repose sur deux pieds indissociables : un ordre cosmique, incarné par le pôle religieux, et un ordre terrestre, incarné par la pôle politico-militaire. Ma thèse est que dans cette dualité particulière, le pôle “fort” est celui de la cosmogonie la plus englobante, à savoir le religieux, et que donc le présent retour du religieux, sous ses aspects, de fait, les plus intégristes et les plus repliés sur eux-mêmes, est l’expression d’un affaiblissement, certes à première vue paradoxal, du pôle politico-militaire, mais aussi, on l’oublie trop vite, du pôle religieux lui-même. Ce qui se passe sous nos yeux peut ainsi se comprendre comme la conséquence du fait que le pôle religieux n’est plus historiquement « équilibré » par son pôle politico-militaire, institutionnellement défaillant.
Il faut alors considérer que c’est l’affaiblissement du pôle “faible” de la dualité qui ouvre la porte à une sorte d’hypertrophisation du pôle “fort” : ce processus ne résulte donc pas de l’action positive de ce pôle “fort” sur son complément “faible”, mais est au contraire la conséquence de l’action “négative” du pôle “faible” sur son complément “fort”. Selon moi, l’essentiel de l’actualité contemporaine peut en être une illustration plus ou moins directe.
La binarité spécifique de la modernité classique consistait à vouloir combattre le pôle “fort” au nom du pôle “faible”, ignorant, ou incapable de voir que les deux termes relèvent au final de la même cohérence : combattre la richesse au nom de la pauvreté a certes un sens dans les premières phases d’une histoire en train de s’instituer, mais aboutit – du moins a provisoirement abouti –, de facto, à une impasse. De fait, on constate aujourd’hui (aujourd’hui seulement, comme résultat construit d’une dynamique), que richesse comme pauvreté sont devenus les symptômes d’une dynamique particulière qui produit simultanément les deux, ce que les logiques d’un autre partage, de répartition différente, sont bien incapables de saisir complètement. La sortie de ce genre d’impasse passe donc par une contestation de la dimension hiérarchique des présentes oppositions binaires, donc par un « pas de côté » : c’est cette dimension hiérarchique qui unit, relie, associe, les termes de la binarité historiquement instituée, et qui est constitutive de l’impasse, qui permet de comprendre que l’opposition primaire entre un pôle “fort” et un pôle “faible” est historiquement en mesure de muter, dans un second temps, en complémentarité à combattre en tant que telle.
C’est une logique particulière, historiquement datée, historiquement située, constitutive des binarités instituées et maintenant en panne, qui est en cause, en crise : parce que le pôle faible s’est liquéfié, le pôle fort n’a plus d’alternative qui le régule, le limite, le contraint. Plus concrètement, pour prendre l’exemple de la dualité nationalisme/internationalisme, nous n’avons plus à faire avec des évidences concernant tant le nationalisme que l’internationalisme qu’à une double mutation qualitative, sur le plan historique, qui est en train de redéfinir simultanément les deux termes, nationalisme comme l’internationalisme, mutation dont la perception biaisée produit actuellement les horreurs auxquelles nous sommes confrontés.
*
Les humains ont longtemps postulé, en outre, que l’intelligence humaine est coextensive à l’intelligibilité du monde global lui-même ; autrement dit, ils postulent que les capacités humaines de rationalisation sont en adéquation symbiotique avec la rationalité intrinsèque du monde dont ils ne sont qu’un élément (ils postulent au moins qu’elle l’est tendanciellement, dans un processus cumulatif). C’est la désormais classique définition du « progrès », qui considère que, certes, on ne comprend pas encore tout parfaitement, mais que, à force de persévérance et d’efforts, on se rapproche inéluctablement d’une maîtrise complète.
Je préfère quant à moi voir le problème de la façon suivante : la rationalité mise en œuvre par les humains est un filtre nécessairement approximatif de décryptage de la réalité, un peu à la manière dont le codage numérique de la musique reproduit une version instrumentale de cette musique, ou bien à la manière dont le codage numérique de l’image d’un paysage reproduit ce paysage… Tout est alors une question de distance/proximité pour pouvoir faire abstraction de l’inévitable pixellisation sonore ou visuelle…
Je considère pour ma part que la rationalité humaine n’existe, et ne peut exister, qu’à l’intérieur d’une cosmogonie globale, que l’on pourrait, pour simplifier, qualifier de « grille de lecture » : la modernité classique pensait ainsi que l’humanité était en mesure de réduire continuellement les mailles de cette grille pour en saisir des détails de plus en plus fins, quand il me semble, à se placer sur le temps long multi-civilisationnel, que ce n’est pas la même grille qui est en quelque sorte améliorée, mais que l’histoire de l’humanité se caractérise par des changements plus ou moins réguliers et plus ou moins complets des grilles de lectures elles-mêmes (ce que les historiens appellent des changements de civilisation).
Pour illustrer ce propos, j’en appellerais à une expérience de pensée : quand bien même il nous serait donné de contribuer à un bouleversement révolutionnaire du fait sociétal, y compris conforme à nos aspirations les plus généreuses et les plus optimistes quant à l’organisation d’une société réellement égalitaire, il est rationnellement impossible de considérer que cette société nouvelle puisse être éternelle (en supposant évidemment que l’humanité en tant qu’espèce biologique soit effectivement en mesure de survivre aux processus destructifs en cours). Cette dernière, comme toutes les autres civilisations qui ont jalonné l’histoire humaine, serait bien évidemment mortelle et aurait nécessairement un terme, pour être remplacée à son tour par une autre civilisation qualitativement distincte – ce qui ne signifie pas meilleure, ni pire, même si nous sommes bien incapables d’en dire quoi que ce soit de concret. A quoi sert ce type de considération ? Il sert à comprendre ce qu’est une révolution, il sert à comprendre qu’un processus révolutionnaire ne vise pas à faire triompher le terme “faible” d’une opposition binaire, mais à changer de grille de lecture et d’action (sur la base de binarités dialectiquement renouvelées, ou bien d’un changement de paradigme anthropologique qui permette une redéfinition de la question de l’égalité ? La question reste ouverte).
Est-il utile de le préciser ? Nous ne sommes absolument pas dans ce que d’aucuns décrivent comme un conflit de civilisations, au sens où ce qui se jouerait ce serait la survie d’une civilisation particulière aux dépends d’une autre, alors que toutes les aires civilisationnelles sont présentement en crise, mais seulement dans un processus d’implosions global de toutes les structures sociales-sociétales existantes. Nous ne sommes pas non plus dans un dilemme entre socialisme ou barbarie, comme si nous avions à prendre position entre un camp qui revendiquerait haut, fort et intentionnellement une dystopie de contrôle totalitaire sur tous les aspects de l’existence, et un autre camp qui incarnerait une utopie armée de pied en cap de générosité, d’altruisme et d’universalisme. Plus prosaïquement, je dirais que nous sommes dans une situation où la quasi totalité des grilles de lecture et d’action disponibles sont obstruées à des degrés divers, et que nous ne comprenons plus la réalité qu’à travers leurs mailles les plus grossières encore disponibles. La situation qui en résulte n’est certes pas simple, et il y va de notre survie la plus basique, mais rien ne dit non plus que nous ne serons pas capables de construire une autre grille de lecture et d’action, sauf que nous n’en avons pas de vue d’ensemble, et que nous devrons collectivement en être les acteurs, dans un monde institué qui veut plutôt nous entraîner aveuglément dans sa chute, car dans l’incapacité de penser et d’agir contre lui-même autrement qu’à la marge.
Louis, Colmar le 2 janvier 2024
< texte en pdf >