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Associer l’idée de légitimité à l’idée de violence revient toujours à légitimer en fin de raisonnement l’idée d’inégalité et d’injustice. En fait, il est impossible de dissocier violence illégitime et violence légitime, elles sont liées comme les deux faces de la même médaille : les opposer c’est laisser croire que la violence légitime serait possible, serait concevable, indépendamment de la violence illégitime, alors que toute situation de violence est révélatrice de relations inégalitaires et injustes dont la conflictualité intrinsèque déborde les cadres normalisés de la conflictualité raisonnée dans un cadre sociétal donné.

La violence est toujours la résultante, l’expression d’un dysfonctionnement, et non sa source, et c’est pourquoi elle ne saurait être légitime. La seule légitimité dont on peut se réclamer est celle d’un devoir de résistance à l’oppression et d’un refus actif de l’injustice : mais même dans ce contexte-là, il me semble contre-productif de revendiquer une légitimité de la violence, ce qui ne veut pas dire que cette violence ne puisse pas être incontournable. C’est la nature et la « qualité » de ces dysfonctionnements qui peut ne pas laisser d’option quant à l’usage éventuel ou non de la violence, que ce soit pour tenter de sauvegarder une situation de statu quo, ou pour contester cette situation.

Revendiquer une légitimité de la violence, si la violence est la résultante d’un dysfonctionnement, c’est donc revendiquer la légitimité d’un dysfonctionnement. Pour faire un parallèle, cautionner des associations comme les Restos du Coeur pour leur capacité de donner à manger à des gens qui ont faim et qui sont en même temps de plus en plus nombreux, est un scandale qui masque le scandale premier de la faim elle-même : la fermeture des Restos du Coeur devrait être une revendication centrale, revendication que l’on n’entend jamais, seulement des appels à leur donner de plus en plus de moyens quand c’est la situation de misère qui les rend nécessaire qui devrait être la préoccupation première. Revendiquer un droit à la violence c’est quelque part comme revendiquer un droit pour les Restos du Coeur à bénéficier de plus en plus de moyens. Cela ne veut donc pas dire qu’il ne faut pas aussi leur donner ces moyens, comme il ne peut pas aussi être nécessaire de combattre violemment la violence… La misère comme la violence n’ont pas de légitimité.

La violence doit être analysée à partir de relations, ou d’absence de relations, ou de relations faussées, entre des acteurs : la violence ne doit pas être considérée comme un attribut de ces acteurs, mais comme une caractéristique de leurs relations, comme une caractéristique de relations déséquilibrées et injustifiées, injustifiables. La violence est toujours l’expression d’un domination, d’un rapport de domination, et c’est encore pourquoi elle ne saurait être légitime. La violence des dominés n’a pas à être opposée « conceptuellement » à la violence des dominants : les deux violences sont l’expression d’un même rapport, et c’est ce rapport qui doit être dénoncé et combattu.

Sortir d’un rapport de violence ne passe pas toujours nécessairement et inévitablement par un recours à la violence : sauf que ce n’est pas au pôle bénéficiaire de la violence de juger de la pertinence de ce recours par le pôle dominé. C’est toujours le pôle bénéficiaire des rapports de violence qui a la clé du non recours à la violence par le pôle dominé, sachant que le recours à la violence ouverte est toujours l’option la plus « coûteuse » pour les dominés qui s’y engagent.

Ainsi, l’injonction rituelle posée en préambule par tous les médias mainstream « est-ce que vous condamnez les violences de la rue ? » ne peut pas être une question puisque la réponse est imposée par le postulat aveugle de la nécessaire « violence légitime » des autorités. Jamais la violence n’est interrogée comme dysfonctionnement d’une relation, mais toujours seulement condamnée comme choix arbitraire de certains individus. Seulement, dénoncer le caractère illégitime du recours à la violence par le pôle bénéficiaire de cette violence n’implique en aucune façon que la violence des dominés soit, par effet miroir, légitime : je veux ici souligner avec force qu’il ne saurait être question de remplacer une violence légitime par une autre violence légitime, quand bien même le recours à la violence ouverte par les dominés serait incontournable. La violence est une contrainte relationnelle qui nous est imposée, et elle doit rester une contrainte d’un combat pour en sortir, et pas une légitimité.

Postuler la légitimité de la violence pour sortir de relations sociales contraintes, c’est ouvrir un boulevard à l’institutionnalisation future de cette légitimité supposée : ce n’est que si la violence qu’il nous faut, éventuellement et en dernier recours, déployer, n’acquiert jamais un statut légitime, que l’on pourra, peut-être, éviter son institutionnalisation. Il faut distinguer usage contraint de la violence et usage légitime de la violence.

Une chose me semble claire, c’est que la légitimité relève toujours d’une extériorité aux acteurs et à l’action : les acteurs ne devraient jamais être autorisés à revendiquer eux-mêmes une légitimité, tout au plus et au maximum peuvent-ils se revendiquer d’une légalité, ou d’une contestation de la légalité établie.

Par légalité j’entends la rationalité historique qui institutionnalise un ordre social donné en lui donnant une forme et une formulation explicites provisoires (quand bien même elle se pense permanente), qu’il s’agisse d’ailleurs d’un ordre étatique ou d’un ordre non-étatique. Face à cette rationalité produisant une légalité formelle, il y a deux attitudes principales que l’on peut caractériser et qui produisent, ou non, une légitimité : toute société porte en elle une dynamique particulière, et se caractérise donc par une contradiction motrice particulière. Cette contradiction peut prendre deux expressions : les principes fondamentaux sur lesquels reposent cette légalité sont globalement partagés, et la conflictualité sociale-sociétale s’organise sur les modalités d’application de ces principes – il y a globalement dans cette phase concordance entre légalité et légitimité ; deuxième cas, les principes fondamentaux sur lesquels reposent cette légalité sont globalement questionnés, voire plus ou moins ouvertement contestés – et il y a développement d’une phase de discordance entre légalité et légitimité, dans laquelle le respect formel de la légalité instituée continue d’être reconnu et pratiqué, mais ne produit plus de résonance sociétale. Dans le premier cas nous somme dans une dynamique « réformiste » (indépendamment du degré de violence qui peut s’y exprimer), alors que dans le deuxième cas nous somme dans une dynamique « révolutionnaire » (indépendamment également du degré de violence qui peut s’y exprimer), ces deux dynamiques pouvant ici se superposer (même si personne n’a véritablement le choix entre l’une ou l’autre : ce n’est pas une question de choix mais de capacité de perception). La violence n’est pas ce qui permet de distinguer ces deux processus. Elle ne caractérise que le degré et le niveau de blocage des institutions, en tant que réponse liée à son absence de souplesse et à la rigidité de son aveuglement face à la transformation en cours de la réalité historiquement vécue. C’est le retard institutionnel à son égard qui est le premier moteur de la violence.

Un évêque sud-américain, Helder Camara, parlait ainsi de la violence :

« Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »

Le problème de cette a priori séduisante approche, est qu’elle repose sur une définition strictement instrumentale de la violence, qui relèverait finalement d’une question de bonne ou de mauvaise volonté des acteurs (où l’on retrouve donc un socle commun avec les fondamentaux du christianisme). Or, les approches instrumentales de la violence, et donc pareillement les visions instrumentales du pouvoir censé engendrer et instrumentaliser cette violence, restent fondamentalement des approches réformistes (au sens ci-dessus), puisqu’il suffirait de changer les acteurs et/ou les procédures qui régissent ce pouvoir pour limiter ou aggraver significativement le niveau de la violence.

Max Weber lui-même a inscrit sa notion de « violence légitime » dans ce cadre instrumental, dans son texte « Le savant et le politique », de 1919. Cette notion n’est chez lui pas dissociable d’un système de domination, de coercition, et cette « légitimité » ne signifie donc pas autre chose qu’une intériorisation de la soumission qu’elle implique, notion tout à fait absente chez tous ceux qui y font aujourd’hui référence pour justifier l’action de l’État.

« Comme tous les groupements politiques qui l’ont précédé historiquement, l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L’État ne peut donc exister qu’à la condition que les hommes dominés se soumettent à l’autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs. Les questions suivantes se posent alors. Dans quelles conditions se soumettent-ils et pourquoi ? Sur quelles justifications internes et sur quels moyens externes, cette domination s’appuie-t-elle ?

Il existe en principe – nous commencerons par là – trois raisons internes qui justifient la domination, et par conséquent il existe trois fondements de la légitimité. Tout d’abord l’autorité de l’« éternel hier », c’est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter. Tel est le « pouvoir traditionnel » que le patriarche ou le seigneur terrien exerçaient autrefois. En second lieu l’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu (charisme) ; elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d’un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu’elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l’héroïsme ou d’autres particularités exemplaires qui font le chef. C’est là le pouvoir « charismatique » que le prophète exerçait, ou – dans le domaine politique – le chef de guerre élu, le souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d’un parti politique. Il y a enfin l’autorité qui s’impose en vertu de la « légalité », en vertu de la croyance en la validité d’un statut légal et d’une « compétence » positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d’autres termes l’autorité fondée sur l’obéissance qui s’acquitte des obligations conformes au statut établi. C’est là le pouvoir tel que l’exerce le « serviteur de l’État » moderne, ainsi que tous les détenteurs du pouvoir qui s’en rapprochent sous ce rapport. » [Le métier et la vocation d’homme politique, p101-102]

Comprendre le monde contemporain sous l’angle prioritaire des rapports de force relève de références historiques d’un autre âge. Aucun anthropologue ne décrit plus aujourd’hui les sociétés non-étatique, et/ou non contemporaines, comme l’expression centrale et prioritaire de rapports de forces sociaux : pourquoi donc le monde contemporain devrait-il échapper à ces leçons, et pourquoi ce monde-ci est-il peut-être finalement le plus mal connu ? Au cœur de toute description sociétale il y a en effet toujours une cosmologie particulière : ce monde-ci a également la sienne, mais tout le monde (ou presque) semble faire comme si elle n’existait pas – ce qui signifie seulement qu’elle est « intériorisée », qu’elle est (généralement) perçue de manière non critique.

On peut remarquer que la modernité s’est construite sur cette notion de « rapports de forces », notion commune à la description du monde social (Hobbes) comme du monde naturel (Newton), formant et révélant ainsi une seule et unique cosmologie. Mais de même que les forces newtoniennes ne sont plus en état de rendre compte de l’intégralité des interrelations dites naturelles, de même les forces hobbesiennes ne sont plus en état de rendre compte de l’intégralité des interrelations dites sociales : la commune insuffisance de cette approche historique se traduit de nos jours non par une double crise, qui concernerait d’un côté le sociétal et de l’autre le naturel, mais par une seule et unique crise, de nature cosmologique, puisqu’elle concerne simultanément, et exactement au même titre, la représentation globale de la société et la représentation globale de la nature, en pointant aujourd’hui le caractère insoluble de leur opposition séminale dans l’émergence du monde contemporain.

Ce monde contemporain ne tombera cependant pas par l’apparition d’un grand mouvement qui s’en prendra frontalement, consciemment et simultanément à tout ce qui nous opprime : il est plus probable que son dépassement interviendra à travers le refus d’une nième « réforme », qui pourra éventuellement être des plus anecdotiques, mais qui, à la suite d’un empilement d’aveuglements et d’une accumulation d’incompréhensions de la situation réelle de la part du cadre institutionnel, mettra le feu aux multitudes de petites insatisfactions qui en elles-mêmes, prises une à une, auraient pu jusque-là passer pour insignifiantes. Il faut en effet, pour mettre le feu à la plaine, que tout ce qui n’est pas compris, intégré, perçu, limité, dans l’approche utilitariste et économiste des petits et plus gros tracas journaliers réussisse à enflammer l’imagination hors des cadres balisés.

Parler de violence légitime est un oxymore. Un incendie social a du combustible, ou n’en pas pas ; et je ne dis pas qu’il y a le feu, seulement que la plaine est bien sèche...

Louis, Colmar le 5 avril 2023

 

< texte en pdf >

Il n’y a pas, il n’y a jamais de violence légitime !
Tag(s) : #Textes perso, #crise sociale
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