Petit livre tout à fait remarquable, à lire absolument ! D’une part parce qu’il traite d’un sujet historique crucial, et d’autre part parce qu’il fait montre d’un sens tout à fait aigu de la discontinuité historique.
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4e de couv :
Quand le capitalisme a-t-il commencé ? L’interrogation paraît simple. Pourtant, aucun consensus n’émerge parmi les historiens : certains estiment sa genèse à deux siècles, d’autres à cinq ou huit siècles, voire à plusieurs millénaires. Il n’existe pas davantage d’accord sur la nature des facteurs à prendre en compte, ni, plus surprenant encore, sur la définition même du capitalisme.
En adoptant un critère rigoureux pour distinguer le capitalisme des simples pratiques commerciales et monétaires, Jérôme Baschet remet en question bien des modèles historiques classiques et explore la complexité des forces à l’œuvre dans la transition du féodalisme au capitalisme. Il interroge les dynamiques internes de la société médiévale, soulignant les spécificités de la trajectoire européenne tout en récusant les biais eurocentriques. Défendant une perspective discontinuiste, il souligne que cette transition n’a rien d’une évolution linéaire prédestinée, mais qu’elle représente une rupture radicale dans l’histoire humaine et planétaire, dont la portée se révèle pleinement dans le contexte actuel de crise climatique et écologique.
Sur les trois questions considérées – quand ? comment ? quoi ? –, l’auteur s’emploie à clarifier les termes des débats à mener, offrant ainsi une réflexion approfondie sur la formation historique du capitalisme, un monde caractérisé par l’autonomisation de l’économie et l’affirmation d’une logique d’illimitation, dont il nous est donné aujourd’hui d’éprouver les conséquences.
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( voir aussi Entretien de Jerôme Baschet avec Nonfiction )
Jérôme Baschet – Quand commence le capitalisme ? De la société féodale au monde de l’Economie – Crise&Critique 2024
Remarques finales (pages 189-204)
Comme on l'a indiqué d'emblée, on ne prétend ici livrer ni un exposé historique complet ni une théorie d'ensemble de la transition. On vise seulement un effort de clarification permettant de formuler quelques hypothèses et de mieux voir dans quelles directions poursuivre la réflexion. La distinction entre activités du capital et capitalisme peut être considérée comme le point nodal de la démarche suivie. Il s'ensuit qu'il existe une histoire des activités du capital au sein des sociétés non capitalistes; et il convient d'affiner les moyens d'en rendre compte dans des termes spécifiques et adaptés, permettant de minimiser les risques de rétroprojection capitalocentrique. Mais cette histoire ne doit en aucun cas être confondue avec celle de l'émergence du capitalisme proprement dit, d'autant que, dans ces sociétés, les activités du capital ont un caractère non capitaliste et que leur essor, même important, ne conduit pas, par lui-même, à la formation du capitalisme.
Deux aspects de la démarche suivie méritent d'être à nouveau soulignés. Le premier tient au souci de déjouer les pièges auxquels le légitime rejet des conceptions eurocentriques de l'histoire peut exposer. Ainsi, la volonté de se démarquer des approches admettant une exceptionnalité européenne (longtemps assimilée à une supériorité morale ou civilisationnelle) peut inciter à dénier ou à minimiser les particularités de la trajectoire de l'Europe. Chercher à réduire l'écart entre l'Europe et les autres civilisations, tout en attribuant à celles-ci un rôle actif dans l'émergence du monde moderne, expose alors à la tentation d'universaliser le processus de formation du capitalisme. Comme on l'a vu, ces thèses reposent sur une conceptualisation trop diffuse de cette notion, qui néglige de différencier activités du capital et capitalisme. En considérant que l'essor des pratiques marchandes suffit à attester l'existence de ce dernier, ou du moins en établissant entre l'un et l'autre une continuité directe, elles banalisent le capitalisme et éludent la rupture qu'implique sa formation. Enfin, en voulant défaire l'exceptionnalité de l'Europe, elles finissent par prêter les traits de celle-ci aux principales civilisations non européennes, reconduisant ainsi l'anti-eurocentrisme dans le piège de l'eurocentrisme.
Dénier l'importance de la question « pourquoi l'Europe?» et écarter du champ de la réflexion historique l'interrogation sur les chaînes de causalités ayant abouti à l'hégémonie planétaire exercée par ce continent – c'est-à-dire refuser de comprendre historiquement la constitution d'un monde eurocentré – paraît au contraire le plus sûr moyen de s'interdire de rompre avec l'eurocentrisme. Quant à définir si des particularités civilisationnelles de l'Europe ont pu jouer un rôle dans la singularisation de sa trajectoire, cela ne saurait relever d'une quelconque pétition de principe, eurocentrique ou anti-eurocentrique. Seul un authentique travail comparatif, qui reste largement à mener, peut permettre d'établir si de telles spécificités ont existé ou non et, le cas échéant, d'en prendre la juste mesure. Postuler des singularités inexistantes ou surévaluer celles qui existent est à l'évidence l'expression d'un biais eurocentrique; mais dénier ou sous-évaluer des singularités effectives n'est pas moins pernicieux. Ce n'est qu'en évitant conjointement ces deux périls que l'on peut mener la critique anti-eurocentrique des effets de la constitution d'un monde eurocentré.
L'analyse présentée ici établit entre l'expansion coloniale européenne et l'émergence du capitalisme un lien plus complexe que dans les lectures qui optent pour une stricte coïncidence entre ces deux phénomènes. Il est apparu au contraire pertinent d'identifier deux âges nettement différenciés de la colonisation européenne, ce qui est cohérent avec la chronologie des mondialisations que l'on a proposée. À une première mondialisation archaïque et polycentrique, du XIe au XVIIIe siècle, succède, de la fin du XVIIIe siècle jusqu'en 1945, une seconde mondialisation, proprement capitaliste, cette fois entièrement eurocentrée, en même temps que marquée par l'affirmation d'impérialismes rivaux. On doit alors reconnaître que la colonisa!ion du continent américain n'a pas été le fait d'un déploiement de type capitaliste. L'universalisme chrétien en a été le principal moteur, tandis que l'Église a constitué la colonne vertébrale des sociétés coloniales. Certes, cette première colonisation s'est en partie transformée, notamment à partir du milieu du XVIIe siècle, avec l'essor massif des plantations esclavagistes, comme aussi des haciendas fondées sur le travail contraint des populations amérindiennes, notamment dans la Nouvelle-Espagne. Et on ne saurait nier qu'elle a eu des effets importants, à la fois immédiats (afflux de métaux précieux, mais sans essor capitaliste) et surtout différés (matières premières alimentant le premier essor de la production industrielle, notamment en Angleterre). Mais elle n'a pas été suffisante pour donner, par elle-même, à l'Europe la force suffisante pour subjuguer les grandes civilisations asiatiques et accéder à une complète hégémonie planétaire. C'est seulement avec la seconde colonisation, qu'amorce la conquête britannique de l'Inde, qu'a pu s'affirmer la pleine imbrication entre capitalisme et colonialisme.
Il s'agit, en second lieu, de défendre une approche résolument discontinuiste de la formation historique du capitalisme. Celui-ci n'est pas l'aboutissement d'une histoire linéaire se déployant à travers différentes étapes préalables; et il n'existe aucun enchaînement nécessaire entre l'essor des pratiques du capital et la formation du capitalisme proprement dit. Une telle perspective discontinuiste devrait permettre de récuser la naturalisation du capitalisme, associée (directement ou indirectement) à la vision libérale selon laquelle la tendance innée des humains à l'échange trouverait sa pleine réalisation dans l'économie de marché capitaliste. Plus fondamentalement encore, il s'agit de souligner, sur la base d'une analyse anthropo-historique comparative, à quel point l'émergence du capitalisme constitue une césure d'une intensité exceptionnelle dans l'histoire humaine et planétaire. Dotée de dimensions multiples, cette rupture tient pour l'essentiel à l'autonomisation de la sphère économique, c'est-à-dire au fait que les pratiques productives et marchandes commencent à répondre à des règles propres, sans considération des relations sociales et des valeurs constitutives de l'ordre socio-cosmique. Cette autonomisation (notion qui diffère légèrement de celle de désencastrement, avancée par K. Polanyi) conduit à une transformation radicale du monde social, sous l'effet du passage de marchés cloisonnés à la logique d'un marché unifié, auto-régulé et concurrentiel - et plus largement, sous l'emprise croissante, quoique jamais absolue, du double impératif d'accumulation du capital et de reproduction des conditions de celle-ci. Cette rupture conduit à un essor productif d'une ampleur inédite, dès lors qu'un nouveau système technique, fondé notamment sur les énergies fossiles et, bientôt, sur les engrais chimiques, permet de dépasser les blocages écologiques sur lesquels butait la croissance des sociétés traditionnelles. Plus précisément, si l'accumulation du capital voit s'ouvrir à elle l'horizon d'une croissance supposément illimitée (et concrètement exponentielle), c'est parce qu'est levé un triple blocage- écologique, social et ontologique- qui s'opposait au plein déploiement des logiques de l'économie. Faire sauter le second suppose de balayer tous les reliquats d'un univers féodo-ecclésial fondé sur la caritas, et notamment les principes d'une économie morale impliquant éthique communautaire et devoir d'entraide. Et c'est en joignant ce trait au bouleversement anthropologique ayant donné naissance au grand partage entre l'homme et le monde (le naturalisme) et à des conceptions a-relationnelles de la personne (l'individualisme moderne) que le troisième peut être écarté.
En outre, cette rupture est marquée par l'accentuation de la domination européenne, s'imposant désormais aux grandes civilisations asiatiques, puis englobant tous les continents - ce qui conduit, pour la première fois dans l'histoire, à l'existence d'un seul système-monde, étendue à la totalité du globe. Et finalement, c'est ce grand basculement qui ouvre vers une nouvelle période géologique (Anthropocène/Capitalocène), au cours de laquelle vont être atteintes de tout autres limites écologiques, à une échelle cette fois planétaire. Affirmation inédite d'une forme sociale subordonnée aux impératifs de l'économie ; anthropo-ontologie dissociant entièrement l'humain du non-humain et l'individu de sa trame relationnelle ; productivisme sans limite transformant le monde social des humains en une force d'échelle géologique capable d'altérer drastiquement le système-Terre : ce n'est pas trop que de tenir la formation du capitalisme pour une rupture sans équivalent dans l'histoire planétaire. Et le capitalisme lui-même pour une véritable exception historique.
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En ce point, il ne sera pas inutile de relier les trois temporalités convoquées au fil des chapitres de ce livre afin de penser la formation historique du capitalisme : processus de longue durée liés à la dynamique du système féodo-ecclésial ; temporalité médiane d'intensification des pratiques du capital durant la phase de décomposition de ce même système ; et, enfin, moment concentré du grand basculement vers le capitalisme comme mode de production et comme synthèse sociale.
On peut alors esquisser la chronologie suivante. À la phase d'épanouissement du système féodo-ecclésial, du début du XIe à la fin du XIIIe siècle (essor démographique, agricole, urbain, commercial, artistique; renforcement des cadres spatiaux du dominium féodal - seigneuries, paroisses, communautés d'habitants-; accentuation de la puissance de l'institution ecclésiale et centralisation pontificale, etc.), succède une phase plus contrastée, des années 1300 jusque vers 1620. Tout en récusant l'hypothèse d'une crise finale du féodalisme au XIVe siècle (compte tenu de la récupération qui succède aux décennies de la Peste noire et des multiples fléaux qui l'accompagnent), il faut admettre que cette période est bien plus ambivalente que la précédente. Les cadres seigneuriaux et ecclésiaux se maintiennent et, à certains égards, continuent de s'affirmer, tout en étant plus vigoureusement contestés et contrariés dans leur essor. Ainsi, si l'Église romaine perd une part de son domaine d'influence du fait de la sécession réformée*1, elle bénéficie, sur le continent américain, d'une considérable extension de son emprise.
Au cours de ces périodes, les singularités de l'analogisme médiéval pourraient avoir consolidé quelques-unes des conditions d'émergence du naturalisme et de l'individualisme moderne. Par ailleurs, l'affirmation de l'institution ecclésiale a conduit à liquider la forme-Empire, tout en assurant une unité continentale forte (la chrétienté) et en permettant l'émergence d'une pluralité de formations politiques préfigurant la mise en place d'un système d'États rivaux. Enfin, le renforcement de la puissance de l'institution ecclésiale a permis d'activer les potentialités de l'universalisme chrétien, qui s'est avéré être le moteur décisif de la première expansion coloniale européenne. Certes, dans la seconde période, ces dynamiques sont davantage concurrencées, mais elles n'en continuent pas moins à produire leurs effets ; et même leurs contestations les plus radicales ne sortent pas entièrement des cadres conceptuels qu'elles ont définis. Au total, il est permis de souligner le rôle de la dynamique du système féodo-ecclésial dans l'affirmation initiale du continent européen - qui lui doit de n'être plus l'insignifiant finistère eurasiatique qu'il était aux environs de l'an mil - et dans le déploiement de sa première expansion coloniale - qui est l'une des conditions de la formation historique du capitalisme.
Puis, des années 1620 jusque vers 1760, prend place ce que l'on pourrait qualifier de phase agonisante du système féodo-ecclésial. Cette fois, le contexte initial est bien celui d'une crise généralisée, alliant effets du petit âge glaciaire, famines, guerres confessionnelles et mortalité élevée*2. La décomposition de bien des aspects essentiels de l'ordre féodo-ecclésial s'accompagne, notamment en France, d'une limitation des prérogatives de l'Église et d'une affirmation de l'absolutisme, qui assure à la fois la domestication de l'aristocratie et sa reproduction comme classe dominante. En Angleterre, deux révolutions freinent, au contraire, les velléités absolutistes de la monarchie, tandis que dans les Provinces-Unies, s'affirme une république marchande. Dans le même temps, des formes concentrées des pratiques du capital se développent notablement, dans l'agriculture anglaise, dans les plantations atlantiques et asiatiques, comme dans les manufactures de plusieurs pays européens. Enfin, à partir des années 1620-1650, la naissance des sciences modernes est accompagnée par le basculement ontologique vers le naturalisme, auquel se combine bientôt la pleine affirmation de l'individualisme possessif.
Pourtant, malgré les innovations de cette période, c'est seulement dans les années 1760-1830 que s'enclenche le grand basculement capitaliste. On a insisté sur la conjonction de trois facteurs déterminants: la conquête de l'Inde, qui amorce l'affirmation d'une hégémonie désormais planétaire de l'Europe et offre à l'Angleterre quelques-unes des conditions décisives pour l'essor de son industrie textile; l'affirmation de l'économie comme sphère autonome et dominante, aboutissant à la liquidation des formes traditionnelles de l'économie morale et de la caritas féodo-ecclésiale; enfin, l'essor de l'industrialisation qui, seule, permet la généralisation des rapports capitalistes de production (séparation des producteurs et des moyens de production, travail salarié comme médiation sociale fondamentale, monétarisation généralisée des rapports sociaux, etc.). On ajoutera que ces rapports de production jouent désormais un rôle décisif dans l'organisation du monde social, recomposé en fonction des exigences de la forme-marchandise.
On observera que la notion de basculement implique la prise en compte d'une double dimension temporelle : à la fois, le moment condensé du basculement proprement dit et la lente accumulation de ses conditions de possibilité*3. Ici, deux temporalités distinctes ont été convoquées au titre de ces dernières: la longue durée de la dynamique féodo-ecclésiale et la durée médiane des ruptures s'accumulant dans la phase agonisante du système féodo-ecclésial. Mais la difficulté principale consiste à analyser la lente accumulation des conditions de possibilité du basculement dans une perspective qui ne soit pas continuiste. C'est pourquoi il faut souligner, une fois encore, que le basculement implique une série de ruptures qui font passer dans un monde radicalement distinct de celui-là même qui a permis la formation de ses conditions de possibilité. Le basculement implique une grande reconfiguration des éléments présents antérieurement, y compris ceux qui se sont développés dans une logique d'essor des activités du capital. Le caractère brutal, non linéaire, de cette reconfiguration est bien exprimé par E. Hobsbawm lorsqu'il souligne « le paradoxe selon lequel le capitalisme ne peut se développer que dans une économie substantiellement capitaliste*4 ». Autrement dit, s'il est préparé de longue date (et n'atteint ensuite que lentement sa pleine extension), le mode de production capitaliste advient par une reconfiguration systémique qui métamorphose entièrement le sens des pratiques antérieurement développées dans le cadre d'une logique encore féodo-ecclésiale.
Pour finir, on esquissera quelques, brèves remarques ouvrant vers un autre horizon de la transition.
- L'intérêt que l'on peut porter à la transition du féodalisme au capitalisme n'est pas sans relation avec le souci d'une possible transition post-capitaliste, à venir ou déjà en cours.
- Cependant, il faut écarter toute idée d'un modèle de la transition, élaboré à partir de l'étude de la formation historique du capitalisme et susceptible de s'appliquer également à la transition post-capitaliste.
- Il y a tout lieu, au contraire, de considérer que chaque transition est spécifique. Et il est probable que les spécificités de chacune tiennent à la fois à la nature du système initial (caractéristiques, tendances propres, type de dynamique, nature des contradictions, etc.), à celle du nouveau système qui se met en place, ainsi qu'à la profondeur des ruptures à opérer pour passer de l'un à l'autre.
- Plutôt que de présupposer une réplique des mêmes logiques transitionnelles, il conviendrait de s'orienter vers un comparatisme prospectif permettant d'établir pour quelles raisons la transition post-capitaliste a toute chance d'être radicalement différente, dans ses mécanismes, ses formes et ses rythmes, de la transition du féodalisme au capitalisme - ce qui n'empêche pas d'articuler ces différences au repérage éventuel de facteurs similaires et de mécanismes en partie homologues.
- C'est sur la base d'une telle approche - très incertaine, du fait du caractère non encore advenu de la transition post-capitaliste, mais néanmoins susceptible d'affiner progressivement ses analyses qu'il devrait être possible de tirer parti d'une compréhension de la transition passée pour soutenir l'effort de pensée qu'appelle la transition à venir.
- Sans préjuger de l'ample réflexion à mener, on peut suspecter qu'une transition consistant à opérer une autonomisation inédite des logiques économiques (soit un peu plus que le désencastrement mis en avant par K. Polanyi) n'est en rien identique, dans sa nature et ses processus, à une autre transition dont le résultat ne peut être que le réencastrement de l'économie dans le social - ou, pour mieux dire, la disparition de l'économie comme sphère séparée et dominante. Le présent livre a souligné combien le passage au capitalisme a signifié un bouleversement radical par rapport à toutes les formes socio-historiques antérieures, aux manières de vivre, aux conceptions de l'être humain et de son rapport au monde expérimentées jusqu'alors, comme il a impliqué de basculer dans un régime démographique et productif totalement inédit, ayant conduit l'humanité à un saut d'échelle sans précédent, faisant d'elle une force géologique capable d'altérer radicalement le système-Terre. La transition post-capitaliste se heurte évidemment à des obstacles immenses, tant en raison de manières de faire et d'être profondément incorporées jusque dans l'intimité de milliards d'êtres humains que du fait de la position hégémonique d'intérêts puissants et fort bien organisés - certes souvent concurrents mais témoignant, tous ensemble, de la tenace résistance que le monde de l'Économie oppose à sa disparition. Ces obstacles sont si considérables qu'il est fort possible, sinon très probable, que cette transition échoue à advenir avant que l'habitabilité de la Terre n'ait atteint des seuils irréversibles de dégradation. Pourtant, on peut suspecter qu'une transition déployant une profonde exception historique n'est en rien comparable à une transition consistant à annuler cette exception. La transition à venir ne sera certainement pas un retour au passé: elle ne pourra advenir que comme invention de mondes inédits. Mais inventer des mondes neufs, dont certaines caractéristiques ont déjà existé dans l'histoire humaine (c'est-à-dire revenir à des rapports au monde plus proportionnés) pourrait disposer de davantage de points d'appui que le basculement qui a fait plonger l'humanité et la planète dans l'ère de l'illimitation. Peut-être est-ce d'autant plus le cas qu'il s'agirait non pas de créer les conditions d'une démultiplication exponentielle de l'appareil productif, avec tous les bouleversements que cela suppose, mais de s'appuyer sur les moyens matériels et techniques déjà existants et dont une bonne part demandent au contraire à être démantelés - ce qui, assurément, implique aussi des difficultés considérables et n'est nullement exempt de lourdes menaces.
- En tout cas, on admettra que ce n'est pas la même chose de penser le dépassement du capitalisme selon que l'on voit en lui l'aboutissement de tendances millénaires inscrites dans la nature humaine ou, au contraire, une anomalie historique radicale, ayant conduit à une drastique dégradation des conditions de vie sur Terre et mettant en péril l'existence de très nombreuses espèces, homo sapiens compris.
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Notes :
*1 J. Morsel relève que la Réforme fait disparaître le clergé, mais non la structuration ecclésiale du social (« L'ecclesia, institution dominante du féodalisme», art. Cité).
*2 Geoffrey Parker, Global Crisis: War, Climate Change and Catastrophe in the Seventeenth Century, New Haven, Yale U. P., 2013.
*3 Pour la notion de basculement, Jérôme Baschet, « Reopening the Future: Emerging Worlds and Novel Historical Futures», art. cité.
*4 Eric Hobsbawm, «The General Crisis of the European Economy in the 17th Century», art. cité.