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La question de l’Anthropocène est aujourd’hui devenu incontournable à de nombreux titres, et ce texte aide grandement à en cerner les contours et les apories. On a coutume de désigner sous ce terme une « nouvelle ère géologique », mais je dirais qu’il désigne surtout une sorte de vertige qui nous confronte à une mise en impasse et en abîme de la quasi totalité des continuités historiques patiemment construites par les humains et leurs diverses sociétés, ce qui en fait le terreau central et incontournable d’une inévitable révolution, certes entièrement à ré-inventer. Ce qu’il faut bien percevoir, c’est que les questions climatiques, écologiques, de biodiversité, etc., ne sont pas des conditions « externes » à maîtriser d’un point de vue « technique », en sus des problématiques sociales et sociétales, mais qu’il y va directement et indissolublement d’une bifurcation cosmologique qui suppose dans le même mouvement une redéfinition conjointe des pratiques et des imaginaires. C’est dans ce contexte-là qu’il nous faut appréhender l’ensemble des crises qui déstructurent notre quotidien, quel qu’en soit le niveau, et dont les manifestations politiques et militaires particulières (intégrismes politiques-religieux, replis nationalistes dans un large contexte d’effondrement des entités nationales, guerres identitaires, etc.) partout sur la planète ne sont que de pauvres et inutiles, quoique dramatiques, exorcismes. S’il n’y a nulle part d’avenir pré-défini, il y a par contre un immense mur d’impasses dans notre dos, et qui nous empêche de rebrousser chemin malgré les incantations magiques unanimes (ou presque).

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< La pression que les activités humaines font peser sur le Système Terre s’accroît si vite que les sciences de la Terre annoncent l’entrée dans une nouvelle époque géologique. L’anthropocène, âge de l’homme, est ainsi le temps où les effets conjugués de la consommation, de la technologie et de la démographie deviennent la force géologique dominante.
Au croisement des temps géologique et historique, le récit que propose l’anthropocène est controversé. Sommes-nous les héros de cette nouvelle époque ? Ou les bâtisseurs d’un nouvel âge de pierre, avec une planète de plus en plus hostile et un accès raréfié aux ressources ? Finalement, qui est cet homme que mettent en scène les discours sur l’anthropocène ?
En montrant que nous arrivons au terme d’un long parcours, celui de la modernité, cet ouvrage ouvre une réflexion philosophique sur un monde où l’entrelacs nature-société est devenu inextricable.  4e de couverture>

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Vous trouverez ci-dessous une présentation assez détaillée de ce livre par Renaud Hétier dans le revue Raisons Politiques (même si sa conclusion ne me semble pas à la hauteur).

 

 

L’Anthropocène : de quel monde devons-nous prendre soin ?
(Alexander Federau, Pour une philosophie de l’Anthropocène, Paris, PUF, 2017, 436 pages)

 

Cet ouvrage, issu d’un travail de thèse, se distingue par sa rigueur épistémologique. Le titre tient ses promesses. Il ne s’agit jamais, sur ce sujet brûlant, d’un plaidoyer ou d’une quelconque forme de militantisme (écologiste, notamment), mais bien d’une analyse des conditions de pensée et d’expression de l’Anthropocène. Le travail est très bien documenté, ce qui représente un tour de force, du fait de l’interdisciplinarité mobilisée (sciences, histoire, anthropologie, philosophie notamment). On dispose ainsi d’une précieuse synthèse de nombreux travaux scientifiques.

Cette interdisciplinarité ne s’oppose pas à la portée philosophique de l’ensemble : les concepts, au premier rang desquels celui d’Anthropocène, sont bien questionnés pour eux-mêmes. La réflexion engagée permet de penser les termes du débat (sommes-nous et depuis quand en « Anthropocène » ?), en même temps qu’elle peut contribuer à une prise de conscience. Prise de conscience non seulement de l’état des choses – qui est bien cerné – mais aussi des conditions de la prise en charge de cet état, ce qui ouvre un horizon politique. L’enjeu philosophique essentiel de cette contribution est d’interroger le statut de la modernité, et notamment à travers la tension entre nature et liberté. La conquête humaine s’est construite sur une forme d’affranchissement vis-à-vis de la nature, manifestation d’une liberté toujours plus poussée. Or, cette liberté semble se heurter à des limites, par lesquelles se manifeste notre dépendance à la nature. Comme le formule l’auteur dans son introduction, « l’Anthropocène pousse la modernité, en particulier son cadre dualiste, dans ses derniers retranchements » (p. 21).


 

1. Cycles et limites


 

Il s’agit d’abord d’établir un état des lieux de la situation écologique actuelle. L’importance de l’impact humain est notamment établie. Le problème n’est pas exclusivement qualitatif : il y a toujours eu un impact, dans la mesure où l’homme se caractérise par sa capacité à transformer son environnement : « l’essor de l’homme dépend en partie de ses capacités avancées de constructeur de niche. Il aménageait déjà activement son milieu à l’âge de bronze, mais l’avènement de l’agriculture du néolithique a amorcé un changement d’échelle. » (p. 29) Ce changement d’échelle peut être pensé comme un passage du local au global, via le « cumul » : « un changement est d’abord local, mais sa répétition en des points multiples et sa réitération finissent par produire, par agrégation, un effet global » (p. 30). Cet impact environnemental pèse aussi sur le vivant, un certain nombre d’animaux sauvages étant menacés d’extinction, et les végétaux étant de plus en plus ceux que l’homme a sélectionnés. L’auteur évoque ainsi une « anthropisation » de l’environnement, c’est-à-dire une trans- formation profonde de l’environnement par les activités humaines.

Pour comprendre cette anthropisation, il faut comprendre comment fonctionne cet environnement. C’est l’objet de la partie, technique, intitulée « les cycles globaux ». Il s’agit de montrer que le « système Terre » est soumis à des cycles, en tant que système limité (non infini). Le premier cycle étudié est celui du carbone et de ses deux principaux effets. Premier effet, l’effet de serre, qui contribue au réchauffement de la température moyenne de l’atmosphère. Second effet, l’acidification des océans, qui absorbent une partie importante du carbone libéré par les activités humaines. Le second cycle, auquel l’auteur consacre un long développement, est celui de l’azote. L’azote « est abondant sur Terre puisqu’il constitue presque 80 % de l’atmosphère » (p. 68). Mais « la presque totalité des organismes vivants ne peut (...) pas accéder à l’azote sous cette forme » (p. 68). L’azote atmosphérique est en effet un gaz inerte, et se distingue de l’azote réactif, produit notamment par des bactéries, et en particulier des bactéries qui vivent en symbiose avec les légumineuses, ce qui fait qu’un sol peut « s’enrichir lorsqu’on y plante une légumineuse, alors qu’il s’appauvrit lorsqu’on y plante une céréale » (p. 70). C’est le procédé Haber-Bosch qui va permettre, au début du 20e siècle, la production industrielle d’azote, et rendre l’agriculture dépendante de cet engrais synthétique. La dispersion de l’azote dans les sols et dans les eaux, mais aussi dans l’atmosphère, pose problème dans la mesure où « il s’agit d’un gaz à effet de serre 298 fois plus puissant que le CO2 et qui reste longtemps dans l’atmosphère » (p. 88).

L’auteur achève sa première partie sur la considération de limites. Il en repère neuf, en s’appuyant notamment sur les articles de Johan Rockström et Will Steffen en 2009 et 2015 sur les limites planétaires : le changement climatique, l’acidification des océans, la couche d’ozone, les aérosols, les entités nouvelles, les cycles biogéochimiques, l’utilisation des sols, l’usage de l’eau, l’intégrité de la biosphère. « Sur ces neuf limites, quatre sont déjà franchies. Il s’agit des cycles biogéochimiques, du changement climatique, de l’utilisation des sols, et [de] l’intégrité de la biosphère. » (p. 99) Ces notions ne sont pas seulement scientifiques, mais relèvent de la politique, puisque certains de ces phénomènes restent incertains, et qu’il s’agit finalement de faire des choix (certes, plus ou moins risqués).


 

2. Transformations anthropiques et traces


 

En ce qui concerne genèse et géologie de l’Anthropocène, il s’agit d’abord de cerner les conditions d’apparition du terme même d’Anthropocène. Celui-ci est « défini pour la première fois dans un article » en mai 2000 (p. 105) co-signé par Paul Josef Crutzen et Eugene F. Stoermer *1. Par ce terme il est désigné que l’homme devient une nouvelle force géologique, à laquelle contribue « l’exploitation de la moitié de la surface terrestre, la déforestation, les changements du cycle de l’azote, l’augmentation des gaz à effet de serre, le trou dans la couche d’ozone, ou encore la diffusion des polluants émis par l’industrie » (p. 107). Une discussion a lieu à propos de la datation de l’Anthropocène : découverte du feu, néolithique, découverte du nouveau monde, ère industrielle. Mais les indicateurs produits, qu’ils soient sociaux (comme l’augmentation de la population ou le nombre de véhicules à moteur) ou naturels (comme la concentration en CO2 atmosphérique ou la diminution de la couche d’ozone) concordent tous et marquent une croissance exponentielle à partir des années 1950.

Du point de vue géologique, la notion d’Anthropocène n’est pas évidente. Une discussion a notamment lieu à propos de sa qualification en tant que période, époque ou ère. La question se pose des traces durables que laisse déjà l’humanité (p. 122). L’auteur discerne quatre catégories rendant compte du phénomène : « – l’apparition et l’abondance de traces anthropiques, – les modifications de la composition du biote, – les traces liées aux changements de cycles globaux, – les événements catastrophiques » (p. 123). Quelles seraient donc les traces, stratigraphiques, susceptibles d’attester de l’empreinte humaine ? Il faut tenir compte de l’érosion naturelle, mais un certain nombre de matériaux manipulés par l’homme seraient susceptibles de résister, comme dans l’exemple des réseaux routiers (p. 125). Le marquage de l’empreinte humaine pourrait aussi venir de la structure des sols, leur nivellement, leur changement chimique (enrichissement en engrais, appauvrissement en matière organique). La chimie de synthèse, et notamment celle qui produit le plastique, est susceptible d’être un marqueur durable : les microplastiques, produits de la dégradation du plastique, sont « devenus une couche sédimentaire marine discernable dès les années 50 » (p. 127).

Une autre source de traces peut être celle liées aux « perturbations des cycles globaux » (p. 132) que différents éléments atmosphériques déposent sur la glace et que la stratigraphie peut repérer. Il en est de même avec les dépôts lacustres et avec l’acidification des océans. Les traces laissées par les essais nucléaires pourraient marquer géologiquement l’entrée dans l’Anthropocène, mais leur persistance transitoire ne leur permet pas de jouer ce rôle.

 

 

3. Une histoire de l’Anthropocène


 

L’auteur reprend de Christophe Bonneuil l’expression « récit naturaliste » pour désigner une « histoire de l’humanité dont l’impact sur l’environnement grimpe par paliers » (p. 198). Une première phase commencerait avec la mise au point de la machine à vapeur (1850), et avec l’exploitation du charbon, puis

de pétrole, et avec « le début d’émissions massives de CO2 » (p. 200). Une deuxième phase commencerait un siècle plus tard, sous la forme d’une « explosion de l’épopée humaine », en termes de population, de niveau de vie, de technologie et d’impact sur l’environnement (p. 201). Une troisième phase commencerait en 2010, avec « la prise de contrôle des cycles biogéochimiques » (p. 201). Alexander Federau reproche à ce récit de penser les choses de façon trop mécaniste, en croisant les différents facteurs que sont la technologie, la démographie et le niveau de vie, construisant un sujet unique, l’humanité, qui « n’a ni motivation, ni désir, ni psychologie, ni même conscience » (p. 201).

C’est alors la forme du récit téléologique qui est discutée en elle-même, sous les trois structures narratives repérées : « la théodicée, le récit progressiste, et la vision “organique” de l’histoire » (p. 208). Pour expliciter cette dernière structure, on peut dire que la civilisation est comparée à un organisme, qui connaît des cycles, et notamment croissance et déclin. La discussion épistémologique est importante, qui distingue l’Anthropocène comme concept et comme idée : « le discours de l’Anthropocène n’est pas seulement un concept scientifique, mais il véhicule une vision particulière du monde » (p. 211). La critique du récit naturaliste se poursuit contre le postulat d’une « nature humaine » comme cause du progrès technologique. Sur le plan historique, la révolution industrielle, par exemple, n’est pas le fait de l’« humanité » mais d’une élite restreinte, dans des conditions particulières (l’Angleterre coloniale), « au travers de processus hautement inégalitaires » (p. 215). Contre une explication mécaniste, l’auteur rappelle que « les pays où la population augmente le plus rapidement sont ceux où la croissance d’émissions de gaz à effet de serre est la plus faible » (p. 219).

Le discours catastrophiste, évoquant la perspective d’un « effondrement », vient s’opposer à l’optimisme d’un « bon Anthropocène » (par lequel le progrès permettrait in fine de maîtriser les effets délétères des activités humaines). L’effondrement peut être compris comme le « processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi » (Yves Cochet, cité par Alexander Federau, p. 237). Là encore, c’est en termes systémiques qu’il s’agit de penser le problème. Au-delà d’une dégradation de l’environnement, c’est la vie sociale qui est affectée, l’auteur évoquant un effet boomerang « de la biosphère vers la société » (p. 234). Les effets sociaux vont de la déstabilisation des infrastructures et des États à l’augmentation sans précédent des inégalités. Ce sont enfin des pers- pectives de conflits généralisés, pour l’accès à des ressources de plus en plus limitées, dans des conditions existentielles de plus en plus précaires.


 

4. Conservation ou préservation


 

Une opposition peut être repérée entre conservation et préservation. De fait, la conservation visée ne permet pas de préserver la biodiversité : « malgré l’ouverture régulière de nouveaux parcs, de nouvelles réserves, le monde perd plus de lieux naturels et d’espèces qu’il n’en sauve » (p. 256). Mais, par ailleurs, la préservation est une « chimère » (p. 257), dans la mesure où l’Anthropocène fait qu’il n’y a plus, depuis longtemps, de nature vierge. Les enjeux de préservation de la biodiversité supposent qu’on dépasse la logique des réserves : vue l’ampleur de l’occupation humaine, c’est dans les espaces habités – et jusqu’aux villes elles-mêmes – qu’il faut sans doute œuvrer à cette biodiversité. Cette orientation est encore renforcée par le constat que certains milieux anthropisés (des « anthromes ») ont une biodiversité supérieure à celle de zones protégées.

Les termes d’un débat sont ainsi posés, entre une logique de conservation (à travers les réserves) qui permet de disposer d’espaces de biodiversité proches de la nature vierge, et une logique de préservation qui peut entériner l’omniprésence humaine dans la direction d’une « domestication du monde » (p. 260).

Un exemple édifiant est donné avec le cas de la réserve d’Oostvaarderplassen. Un site aménagé en polder, prévu pour un développement industriel, a finalement été abandonné. Il est devenu une réserve, abritant notamment des oies cendrées. Des aurochs et des chevaux y ont été introduits et se sont ensauvagés. « Le but spécifié de la nouvelle politique de conservation n’est plus alors de sauvegarder, mais de produire une “nouvelle nature”. » (p. 270) Un conflit a éclaté à propos de la surmortalité des animaux ré-introduits, mourant de faim l’hiver. La responsabilité des gestionnaires de la réserve n’est pas la même selon qu’on considère ces animaux comme sauvages ou domestiques (p. 275). Cet exemple questionne la démarcation entre naturel et artificiel, et la responsabilité spécifique liée à l’artificialisation croissante des biotopes.


 

5. « Par-delà nature et culture »


 

La mobilisation internationale concernant la réduction de la couche d’ozone liée à la libération de gaz CFC pourrait servir de paradigme pour affronter la question climatique actuelle, et au-delà, celle de l’Anthropocène : « dans les deux cas, il s’agit de questions environnementales de portée globale, dont l’origine humaine est attestée » (p. 291). Cependant, un paramètre clé de l’action dans le cas des CFC est lié à l’existence de produits de substitution. Dans le phénomène global de l’Anthropocène, on ne peut en dire autant. Par ailleurs, au-delà du rôle du scientifique lanceur d’alerte, la question environnementale pose des questions épistémologiques. Les sciences humaines, notamment, doivent-elles être mobilisées ? L’auteur donne l’exemple d’une équipe interdisciplinaire de chercheurs ayant travaillé sur l’effondrement des effectifs de morue en mer Baltique : « le modèle qu’ils ont construit intègre aussi bien des composantes écologiques, sous la forme de liens de compétitions et de prédations entre différentes espèces de poissons, sur des paramètres sociaux, comme le prix du poisson, les quotas de pêche, etc., donnant au final ce qu’ils nomment un modèle socio-écologique marin » (p. 298). Une approche systémique semble être de rigueur, pour laquelle l’interdisciplinarité est pertinente. On peut même aller au-delà : « en effet, la Terre constitue à ce jour notre seul habitat, et une transformation rapide de nos conditions de vie définit une nouvelle condition humaine. Il ne s’agit plus seulement d’une question de sciences naturelles, ou même de sciences humaines, mais d’une question philosophique qui peut mener l’humanité à se détourner de la modernité. » (p. 310)

La question à laquelle mène cette dernière réflexion est celle de la « fin de la modernité » (p. 310), modernité comprise comme manière de partager le monde entre nature et culture. Se référant au travail de Philippe Descola (Par- delà nature et culture), l’auteur met en perspective notre « naturalisme » qui sépare le monde entre nature et cultures, pour défendre l’idée de la pluralité de natures (p. 321). Le dualisme traditionnel nature/culture, et la coupure qu’il opère, devrait laisser place à une « coupure (...) plutôt historique et épistémique » (p. 320). Dit d’une autre façon, le dépassement du dualisme naturaliste permet de prendre en compte l’interdépendance de l’homme et de l’environnement : « L’Anthropocène (...) vient contester l’idée de l’autonomie de l’individu, en remettant l’accent sur sa dépendance matérielle, sa fragilité et son inclusion nécessaire dans un tout biogéochimique accueillant. » (p. 317)


 

6. Quelle herméneutique de l’Anthropocène ?


 

Le concept d’herméneutique est mobilisé à partir de son origine philosophique. Avec Friedrich Schleiermarcher, il s’agit de poser que tout texte suppose « un travail actif de compréhension » (p. 341), au sein d’un « cercle herméneutique » qui fait qu’un « élément ne peut être compris qu’à partir du tout » (Friedrich Schleiermarcher, cité par Federau, p. 341), le tout n’étant accessible qu’à partir de ses parties. Dilthey est ensuite convoqué pour donner à l’herméneutique son acception la plus large : ce n’est pas seulement le texte qui est l’objet du travail interprétatif, mais tout phénomène de l’existence, et l’existence elle- même (p. 343). Cette extension existentielle de l’herméneutique ne renvoie pas à la pure subjectivité de chacun : avec Hans-Georg Gadamer, Alexander Federau suggère que « toute interprétation se déroule au sein d’un contexte intersubjectif qui est social, mais aussi historique, ce qu’il appelle la tradition » (p. 344). Jusqu’à la Renaissance, il s’agissait justement de lire dans « le livre de la nature ». Ceci prend fin avec Newton, Descartes et Malebranche, et « la nature se comprend désormais comme un mécanisme, une machine » (p. 347).

Sur cette base, la question est posée d’une herméneutique de la nature. Les philosophes de l’herméneutique, déjà cités, n’envisagent pas cette interprétation possible. On peut notamment relever, chez Gadamer, la reprise de l’opposition kantienne entre concept de nature et concept de liberté. La nature resterait fermée à l’interprétation humaine, qui ne pourrait porter que sur les œuvres humaines, en tant qu’elle témoigne d’une liberté et d’une intériorité, selon Wilhelm Dilthey, intériorité dont la nature est dépourvue (p. 351). Federau repère cependant une « brèche » dans la pensée de Dilthey : à partir du moment où la nature est ordonnancée selon la volonté humaine (il évoque des arbres dans un parc), alors les êtres naturels sont le « produit de l’histoire » (p. 352). L’opposition intériorité/extériorité n’en marque pas moins la philosophie occidentale, et tend à exclure la nature de l’horizon herméneutique.

Pour penser une herméneutique de la nature, il faut faire un vrai pas de côté, comme l’accomplit Hannah Arendt dans La vie de l’esprit. Dans cet ouvrage, la philosophe réévalue l’apparence (et de ce point de vue on peut aussi penser au travail plus récent de Emanuele Coccia, dans La vie sensible). « C’est au travers des apparences, écrit Federau, que les êtres se présentent à nous. » (p. 355) Arendt, pour sa part, affirme que « tout ce qui voit veut être vu, tout ce qui entend crie pour se faire entendre, tout ce qui peut toucher s’avance pour être touché » (citée par Alexander Federau, p. 356). Cela permet de réévaluer la question de l’herméneutique. C’est avec la référence à Uexküll et à la notion d’Umwelt qu’une ouverture est faite en direction d’une compréhension élargie de la signification. Chaque animal a son monde propre, qui « n’est pas seulement peuplé d’objets ; l’animal y perçoit aussi des significations » (p. 357). On pourrait ajouter ce qu’on sait de façon très récente sur la communication des végétaux entre eux. Mais si les vivants non-humains vivent eux aussi dans un monde de signification, cela vient bouleverser notre conception de l’éthique. Celle-ci n’est plus exclusivement relationnelle (au sens d’une responsabilité envers un autrui humain), elle s’ouvre à la considération d’autres êtres et du monde (considération qu’on trouve chez Jonas, notamment). L’auteur insiste sur les dimensions historiques et culturelles d’une éthique environnementale (p. 362) : « on n’établit pas de lien avec “la Nature” avec un grand “N”, comme s’il s’agissait d’un concept ou d’un sujet, mais on établit des liens au sein de la nature, c’est-à-dire en un lieu déterminé » (p. 363).

In fine, « notre rapport à la Terre se comprend à partir d’une médiatisation » (p. 382-383). Nous avons besoin d’une représentation, et cette représentation est toujours située. D’autre part, « la Terre de l’Anthropocène mémorise des traces des activités humaines, elle se comporte comme une mémoire du passage humain, un médium qui enregistre des signes » (p. 383). L’herméneutique, complémentaire de l’approche systémique, permet enfin la lecture « des traces laissées dans les strates » (p. 384). Cette condition historique fait que « la signification de l’Anthropocène n’est pas définie une fois pour toutes, mais se construit et se reconstruit au gré des narrations » (p. 384).


 

Discussion


 

L’un des mérites essentiels de cet ouvrage est d’établir un solide état des lieux, sans pour autant s’arrêter à celui-ci. Il apparaît notamment que la question de l’Anthropocène interroge l’humanité sur ce qu’elle veut faire de son environnement et d’elle-même au sein de celui-ci. Cette question est donc indéniablement politique. Cet aspect des choses tient en particulier au fait que l’Anthropocène, comme le précise l’auteur, se situe en grande partie dans le futur, d’une part, et que d’autre part certains phénomènes qu’on peut associer à cette époque restent incertains. Le débat, dans ces conditions, n’est pas seulement scientifique (pour faire un état des lieux et des prévisions), et il n’est pas non plus seulement technique (au sens où à un problème précis on pourrait répondre par une solution disponible, comme dans le cas des CFC et de la possibilité de recourir à des produits de substitution).

On peut même aller jusqu’à dire que l’époque de l’Anthropocène, et en particulier sous la forme de l’anthropisation de l’environnement et de l’écocide en cours, est trop avancée pour pouvoir s’en remettre à des solutions « naturalistes ». Par ce dernier terme on peut entendre le sens que lui donne Philippe Descola et que reprend Alexander Federau, celui d’un dualisme nature/culture. De fait, l’espèce humaine a ceci de particulier qu’elle ne cesse de produire et d’aménager son environnement en transformant la nature. Dès lors, il n’y a pas plus de nature naturelle (du moins n’y en a-t-il plus) qu’il n’y a de culture « indépendante ». C’est sous le signe de l’interdépendance que doit être pensée la condition humaine à l’heure de l’Anthropocène.

Cette condition d’interdépendance est celle-là même que met en avant une éthique du care, telle que Carol Gilligan et à sa suite Joan Tronto ont pu la définir. Joan Tronto explicite clairement que le travail du care s’opère sur tout objet et sur l’environnement quand elle écrit : « Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie *2.»

Cette approche, qui s’enracine originellement dans les études féministes, vise à dénoncer l’invisibilisation du travail du soin, invisibilisation notamment due au fait que ce sont des femmes et des personnes issues de l’immigration qui concourent à « prendre soin ». Or, comme le souligne Joan Tronto, le problème est non seulement épistémologique (il s’agit alors de ne pas s’en remettre aux seules théories de la justice, générales et abstraites), il est aussi politique. En effet, il s’agit de savoir comment est reconnu le travail de soin (et les personnes qui s’y consacrent), travail de soin qui ne se réduit pas au soin des proches (sur le mode des soins maternels), ni même au soin aux personnes fragiles (malades ou autres), mais s’étend au soin du monde. Il s’agit in fine de reconnaître que nous sommes tous bénéficiaires de soin (la revendication d’autonomie s’inscrivant en fait sur fond d’une interdépendance plus ou moins reconnue : qui s’occupe de mes enfants pendant que je travaille ? qui balaie mon trottoir ?, etc.). Mais au-delà sans doute de ce qu’en dit Joan Tronto, on peut comprendre que prendre soin du monde (de notre environnement) c’est prendre soin d’un milieu au sein duquel nous sommes « soignés » (par des conditions de vie viables et supportables).

Pour reformuler la question qui est à la fois philosophique et politique en Anthropocène, on peut se demander ce qu’il est juste de faire à l’heure de ce qui peut être interprété comme une crise globale du care. Une telle formulation ne vise pas à revenir à une théorie de la justice : il s’agit de prendre des décisions concrètes et situées concernant le soin que nous devons apporter à notre environnement. De quelles espèces, de quels cycles entendons-nous prendre soin ?

Ceci pouvant s’entendre directement (prendre soin de formes de vie dont on considère qu’il n’est pas de notre droit de les altérer irréversiblement) comme indirectement, on l’a vu plus haut (prendre soin d’un milieu au sein duquel nous pouvons continuer à vivre). Ce qu’il y a évidemment de spécifique dans la question écologique, c’est son caractère à la fois situé (telle espèce de grenouilles à protéger lors de la construction d’un pont) et global (les effets des activités anthropiques à l’échelle du système Terre et de ces cycles). C’est à ce point que cette question est une question de soin, mais de soin politique, dans la mesure où les gestes de proximité faits par chacun doivent encore être relayés par des décisions à une autre échelle.

Renaud Hétier - Université catholique de l’Ouest/CREN EA-2661

source : Renaud Héier : in Raisons Politiques 2020/1 n77 Pages 95 à 103 - https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2020-1-page-95.htm


 

notes RH :

*1 - Paul Josef Crutzen et Eugene F. Stoermer, « The “Anthropocene” », Global Change, News Letter, no 41, p. 17-18.

*2 - Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, trad. fr. Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009, p. 40.

 

 

 

Alexander Federau, Pour une philosophie de l’Anthropocène, puf 2017
Tag(s) : #livres importants, #anthropocène, #science, #histoire
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