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Ce texte montre la transformation, la métamorphose de la valeur sociale de l’héroïsme, à son apogée lors de la Première Guerre mondiale, en l’exacerbation contemporaine de la valorisation de la victimisation : ce processus s’opère sur fond de transformation du concept d’oppression en celui de victimisation, qui culmine aujourd’hui dans les approches décoloniale, intersectionnelle, wokiste, et dans les néo-politiques du care.

Le plus surprenant de cette approche est qu’elle fait un parallèle entre dépolitisation de la société et effondrement du fait religieux occidental. Ce livre laisse entendre que le sacré englobe le religieux, ce qui permet de penser le sacré indépendamment du religieux. Je ne me prononcerai pas sur cette problématique : ce que je retiens, par contre, c’est que dans un domaine qui a priori n’a pas grand-chose à voir avec une approche révolutionnaire de la dynamique historique des sociétés humaines, on retrouve le grand basculement de la Première Guerre mondiale, qui enclenche et révèle une rupture anthropologique majeure, celle que je m’efforce de caractériser (la charnière des deux Guerres mondiales comme moment de rupture pré-révolutionnaire, sur des bases neuves et originales, par rapport à la cohérence classique de la modernité, telle qu’elle est vécue à son apogée au XIXe siècle. Plus nous nous éloignons de ce moment charnière, et plus se creuse le fossé d’incompréhensions entre la réalité vécue et la réalité instituée sur les bases historiques, philosophique, culturelles du XIXe siècle qui continuent pourtant peu ou prou de servir de référentiel).

Ce livre illustre selon moi ce mécanisme. En tout cas il pointe un phénomène singulier et en propose une dynamique qui mérite attention, même si le cadre d’analyse repose surtout sur le principe d’un effondrement du religieux, mais pas encore sur celui d’un dépassement du religieux. Cette approche pourra surprendre en ceci qu’elle pointe un effondrement de l’approche de la conflictualité sociale en terme de critique de la domination et de l’oppression, qui traditionnelle sert de carburant à la critique révolutionnaire classique : cela entraîne pour moi la nécessité d’une redéfinition de cette critique révolutionnaire plutôt qu’un problème rédhibitoire avec le fond de l’approche de ce texte.

Petite remarque annexe : la figure du héros était tout à fait centrale dans la période romantique, dimension romantique qui était également un moment indissociable du XIXe siècle : l'effondrement du héros caractérise ainsi une dimension de l'effondrement de la cohérence spécifique du XIXe siècle. Cette dimension n'est cependant pas traité dans le livre.

 

*

< Autour des années soixante et soixante-dix du siècle dernier, un bouleversement anthropologique s’est produit en France et dans la plupart des sociétés occidentales : le modèle du héros qui prévalait jusqu’alors et dictait nos comportements a cédé la place au modèle de la victime.
Que nous ne soyons désormais plus requis de nous comporter en héros mais invités à nous constituer en victimes, c’est un fait dont on convient généralement. Mais on ne s’était pas jusqu’à présent interrogé sur les raisons et les modalités de cette mutation.
François Azouvi reconduit l’émergence de la société des victimes à une autre transformation, d’immense portée : le retrait du religieux dans sa forme institutionnelle. La victime a pu ainsi être sacralisée au point d’incarner, dans nos sociétés sécularisées, le Vrai et le Bien. Son règne marque la métamorphose du religieux en sacré.
Pour retracer cette histoire, François Azouvi suit le trajet et les mutations de l’héroïsme depuis son apogée, en 1914, jusqu’à son effacement progressif et son remplacement par le modèle victimaire. Son enquête nous mène aux formes tout à fait contemporaines que ce modèle revêt aujourd’hui, dans une société morcelée par les irrémédiables compétitions auxquelles les victimes se livrent entre elles. (4e de couverture) >

 

Chaitre 6 - Epilogue (p220-228)

[...] J'arrive ici à ce qui est ma thèse : l'apparition de la victime dans notre société sécularisée n'est pas la marque d'une sécularisation inachevée, elle suppose au contraire la rupture consommée avec la matrice religieuse. C'est parce que nous avons perdu nos « ancres dans le ciel » – c'est la jolie formule que Rémi Brague emprunte à l'Épître aux Hébreux (6, 19) – qu'a pu surgir cette nouvelle figure qu'est la victime. Elle est sacrée parce qu'elle n'est pas religieuse et dans l'exacte mesure où elle ne l'est pas.

Je m'inscris donc en faux à l'égard de ceux qui considèrent que cette sacralisation des victimes est la marque d'une société incomplètement sécularisée. Je pense bien entendu à René Girard § qui, faisant du « souci des victimes » une disposition qui date du christianisme et de lui seul, dénonce dans le fait que ce nouveau souci soit devenu notre nouveau « totalitarisme » la marque d'un « ultra-christianisme caricatural », qui le radicaliserait « dans un sens antichrétien »*22. Ni ultra-christianisme – ou alors au sens de l'après-christianisme –, ni antichristianisme ne sont à l'œuvre dans l’idéologie victimaire pour la pour bonne raison que le christianisme n’a connu les victimes que pour en faire des martyrs. Quand un martyr n’est plus un témoin, c’est une victime ; mais alors, c’est que le christianisme s’est bel et bien effacé.

De même, je ne suis pas convaincu par la thèse de Derrida qui avait choisi d'appeler « mondialatinisation » l'espèce de « christianité romaine qui surdétermine aujourd'hui le langage du droit et de la politique » dans un âge de demandes de pardon généralisées. Il notait que « les scènes de repentir, d'aveu, de pardon ou d'excuses qui se multiplient sur la scène géopolitique » se font « dans un langage abrahamique [qui est] devenu l'idiome universel du droit, de la politique, de l'économie ou de la diplomatie ». Et il constatait qu’« aucun prétendu désenchantement, aucune sécularisation ne vient interrompre ce processus*23. Il est vrai que la « frénésie d’excuses », le mot est du prix Nobel de littérature Wole Soyinka*24, dont le monde a été saisi depuis le milieu des années quatre-vingt a souvent pris une tournure religieuse. Et la « justice transitionnelle », ou « restauratrice», dont la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud constitue le plus célèbre exemple, a sans doute son origine dans l’initiative d’un membre d’un groupe d'étude chrétien, Mark Yantzi, pour régler le cas de deux jeunes délinquants, coupables de la destruction de plusieurs biens, en les confrontant à leurs victimes*25. Il est non moins vrai que la personnalité, et la fonction, de l'archevêque Desmond Tutu, nommé à la présidence de la Commission Vérité et Réconciliation, à côté d'autres personnalités religieuses, a contribué à donner à ces instances une dimension chrétienne explicite. Desmond Tutu écrit ainsi : « Notre expérience va réussir car Dieu le veut, non pas pour notre gloire et notre grandeur personnelles, mais pour le bien de sa création*26. » Toutefois, c'est là l'aspect le plus visible, mais aussi peut-être le plus trompeur de ces procédures dont la dimension strictement laïque est en fait la norme. De façon plus prosaïque que ce que Desmond Tutu décrivait, les spécialistes de la justice transitionnelle soulignent son côté que je qualifierais de bricolage. La justice transitionnelle est « moins un concept qu’une prescription », dit très bien Sandrine Lefranc*27, qui écrit ailleurs qu’il « ne faut pas prendre au pied de la lettre [ses] représentations naïves*28 ». Kora Andrieu montre de son côté que § la justice transitionnelle, si elle a pour ambition d’accomplir une régénération morale des individus, se donne en fait des « objectifs pragmatiques » de démocratisation et de pacification*29. Ainsi , dans le cas de l'Afrique du Sud, les audiences de la Commission Vérité et Réconciliation se faisaient avec des bougies, des prières et des confessions ritualisées, dit la même chercheuse, mais la réalité était plus prosaïque et un grand nombre de victimes réclamaient la justice en un sens beaucoup plus traditionnel, de punition des coupables : « L'apartheid était mauvais, témoignait Kalukwe Mawila, mais ce qui me met encore plus en colère, c’est qu’ils nous ont forcé à pardonner*30. » Rien là qui justifie selon moi, l'idée que ces formes de justice et les demandes de pardon qu'elles comportent, même si elles se font dans « un langage abrahamique », comme disait Derrida, signifient une sécularisation inaboutie. Que ce langage ait été utilisé avec conviction par certains n'est pas douteux, mais il ne constitue pas le nerf de ces procédures, lesquelles imitent des gestes religieux mais dans un contexte qui ne l'est plus – comme les woke imitent les rites chrétiens mais sans le christianisme.

En réalité, nous avons inventé la victime parce que aucune société ne peut se dispenser de faire une place au mal, au négatif, au malheur et que ni la transcendance politique – l’État, l’histoire – ni la transcendance religieuse – permettant le rachat des péchés – n'ont plus cours aujourd'hui – l'État ne semble plus être utile et présent que pour réparer les victimes lésées. « Le sens du péché subit comme une éclipse dans la conscience personnelle d'un grand nombre », notaient déjà en 1966 les évêques français en réponse à une demande du cardinal Ottaviani*31. Quand il n'y a plus aucune transcendance pour rendre compte de la faute et donner un horizon de repentir, il faut inventer la victime et la sacraliser. Nul ne l'a dit aussi clairement que le philosophe Alain Cugno, spécialiste d'histoire religieuse, dans un court article intitulé « Sacrées victimes ! ». « La seule possibilité connue » pour penser la victime, dit-il d’abord, « est la possibilité d'une transcendance qui permette d inscrire les actions finies dans un sens infini, capable de les reprendre et de les transformer, de les sublimer. » Mais il n'y a plus de transcendance. D’où ce statut ambigu de la victime :

« Les victimes sont désormais à la fois l'affirmation de la transcendance et de son impossibilité, puisqu'elles témoignent infiniment de son absence : si la transcendance était là, les victimes cesseraient d'être des victimes pour devenir des héros, des martyrs, que sais-je ? , mais plus des victimes. § Mais tout aussi bien, si les victimes sont ainsi capables d'effacer la transcendance, c'est parce qu'elles sont devenues sacrées, que nous tournons autour d'elles, en manque de la transcendance disparue*32. »

Je dirais pour ma part : c'est parce que les victimes sont devenues sacrées qu'elles se sont montrées capables d'effacer la transcendance, et c'est parce qu'elles ont effacé la transcendance qu'elles sont devenues sacrées. Le retrait du religieux est la condition de possibilité de l'apparition des victimes. Et, si j'ai raison, le règne complet des victimes montre que la sécularisation est, elle aussi, complète.

Mais la condition de possibilité n'est pas tout. Encore a-t-il fallu une cause instrumentale à cette advenue. Ici, nul doute : c'est la Shoah qui l'a fournie, avec ses millions de morts auxquels ne présidait aucune rationalité, ni économique, ni stratégique, ni politique. Innocents, au sens propre. Dans un Occident dont le religieux se retirait, ces morts ont été le vecteur principal de la transformation du martyr en victime. Ils sont devenus, tout le monde en convient, le paradigme de la victimité. « Dans un monde sans Dieu, dit très bien l'historien Yuri Slezkine, les seuls absolus qui subsistent sont le mal et la victime. L'émergence de l'Holocauste en tant que concept transcendant a conféré aux Juifs le statut de Peuple élu des temps nouveaux*33 » Au cours de ce livre, je me suis demandé souvent comment et pourquoi on peut maintenant désirer être une victime, et spécialement une victime de la Shoah. J'ai déjà cité la réponse de Pascal Bruckner : « Parce que nous avons en Europe une vision chrétienne qui fait d'eux les crucifiés par excellence. » J'apporte maintenant un correctif à cette assertion : je ne pense pas que l'Occident ait à proprement parler une vision chrétienne des Juifs car, précisément, c'est quand et parce que le christianisme s'est effacé que nous avons véritablement commencé à en faire, mais par métaphore, les crucifiés par excellence. Cette vision chrétienne des Juifs, nous ne l'avons pas toujours eue, Dieu le sait, si j'ose dire. Nous l'avons acquise quand le christianisme a commencé à se retirer, et ces crucifiés par excellence que sont devenus les Juifs ne le sont devenus que parce que le Christ s'est effacé. Sans ce retrait, se seraient-ils ajoutés à la figure du véritable Crucifié? J'en doute. Ils seraient plutôt restés ce qu'ils étaient, les témoins de l’Ancienne Alliance mais aussi un peuple déicide. On dira peut-être qu'à la Libération plusieurs ténors du catholicisme ont christianisé le judéocide et recouru à l'analogie judéocide/Calvaire. C'est exact. Mais le paradoxe – apparent – est que c'est seulement quand les chrétiens ont cessé de penser le judéocide en termes chrétiens que les victimes du grand massacre § ont commencé à être identifiées à des crucifiés et à susciter la concurrence. Sans la guerre, sans les nazis, peut-être n'y aurait-il pas eu Vatican II, il n'y aurait certainement pas eu Jules Isaac et les Juifs auraient continué d'être ce qu'ils étaient depuis vingt siècles, ce qu'ils étaient pour un Daniel-Rops, qui écrivait encore en 1937 sans que personne ne trouve à y redire :

« Toledot Jesu ! Le cri de meurtre couvre éternellement le cri de détresse qui monte de ce peuple [juif], comme l'autre cri en montait au pied du tribunal romain. Nous ne lèverons pas nos yeux de ce visage torturé d’Israël, si ce n'est pour contempler cet autre visage, sur qui l'opprobre et le crachat se mêlèrent au sang. Pour que la Nouvelle qui Alliance se scellât sur les ruines de l’Ancienne, il fallait ce sacrifice du Dieu fait homme*34. »

En 1937 on aurait beaucoup surpris Daniel-Rops, et tant d'autres avec lui, en leur disant que les Juifs étaient les crucifiés par excellence ! Ils étaient ceux par qui le meurtre du Christ avait été rendu possible, appelé, ce qui était tout autre chose. Pour que les Juifs deviennent le moteur qu'ils ont été dans l'avènement de la victime, il fallait précisément que s'efface le véritable crucifié, le Christ, dont ils ont pris la place, c'est vrai, mais dans un monde sans christianisme. Les victimes montrent-elles « la permanence de l'image du Christ dans nos sociétés laïques », comme l'affirme Guillaume Erner*35 ? En un sens, si l'on veut, car notre conception de la victime comme incarnation du Bien et du Vrai emprunte au Christ ses traits – « Je suis la voie, la vérité et la vie » dit Jésus dans l'Évangile de Jean ; mais en un autre sens, non, car cette imitation n’est pas une permanence, elle est une substitution. Si les paroles de saint Jean avaient encore force de vérité, nos victimes exigeraient-elles d'incarner la voie, la vérité, la vie? Le religieux s’est métamorphosé en sacré.

D'où la question qui sert d'intitulé à cet épilogue : nous aussi, sommes-nous encore pieux comme le disait Nietzsche au paragraphe 344 du Gai Savoir ? Pieux, nous le sommes car les victimes font maintenant l'objet d'un culte, que le wokisme atteste de la façon la plus parlante mais qui est largement antérieur puisqu'il date de l'institution du devoir de mémoire, à la fin des années quatre-vingt. Ce culte a ses servants, ses dogmes, il partage le monde entre purs et impurs, entre bons et mauvais. Cela étant, peut-on vraiment être pieux dans un univers sans transcendance, sans Dieu ? Nietzsche considérait que ses contemporains étaient encore pieux car ils croyaient en la vérité, laquelle est, selon le philosophe, l’antichambre de l’arrière-monde : notre foi en la § vérité, disait-il, nous « l'empruntons encore au brasier qu'une foi millénaire a allumé, à cette foi des chrétiens qui fut aussi celle de Platon et qui veut que Dieu soit la vérité et que la vérité soit divine*36 ». Nous, en quoi croyons-nous? Ni en un avenir radieux – l'idée du progrès a sombré avec les « grands récits » qui la portaient –, ni en une société fraternelle – nous faisons plutôt l'expérience d'une émulation victimaire et d'une montée de ce qu'on appelle désormais « incivilités » et qui n'est que la traduction euphémisante de cette donnée nouvelle, en vertu de laquelle des individus définis par leurs droits ne sont soumis qu'à eux. Quant à la vérité, nos éveillés se font un devoir de s'en méfier, biaisée qu'elle est, disent-ils, par les appartenances à la race et au sexe : les « victimes de violence épistémique » ne sont pas moins victimes que les victimes de violences sexuelles ; la science est faite par des sujets « situés » par leur sexe, leur race, leur histoire. Et pour ce qui est des vérités universelles, elles ont le défaut, nous dit-on, d'être terriblement « ethnocentriques*37 », d'être « blanches*38 ». La vérité, au sens des contemporains de Nietzsche, a pris un terrible coup de vieux. Si nous sommes encore pieux, c'est donc d'une bien étrange façon, que l'auteur du Gai Savoir, assurément, n'aurait pas reconnue.

Nous croyons en nos droits singuliers et en nos irréductibles différences. Mais notre incapacité à croire en quelque chose d'autre est sans doute le plus puissant motif d'inquiétude que l'on puisse avoir concernant la société des victimes dans laquelle nous sommes entrés sans l'avoir vraiment voulu. Comment fabrique-t-on un monde commun à partir d'une myriade de porteurs de droits susceptibles à tout moment de se transformer en victimes ? L'historien Pieter Lagrou a dit ses inquiétudes :

« On est aujourd'hui en droit de se demander si le débat démocratique n'a pas plus perdu que gagné en troquant, dans ses discours mémoriaux, la figure du héros pour celle de la victime. Le mouvement des droits civiques était porteur d'un projet de société ; une histoire émancipatoire d'un objectif de participation politique. À quel projet politique correspond le discours des droits de l'Homme (en fait un discours sur leurs violations exclusivement) ? Il s'agit d'un projet rétrospectif, fait de torts à redresser, de réparations à obtenir, de retrait du politique sans aucun engagement pour le présent ou pour l'avenir au-delà de la satisfaction immédiate de revendications catégorielles*39. »

Du reste, n'est-ce pas explicitement ce qu'annonce et revendique l'éthique du care lorsqu'elle esquisse ses prolongements sous forme de politique? Certes, l'éthique du care, telle que § voulue par Joan Tronto, a beaucoup à voir avec la démocratie dont elle est, nous dit-elle, une « valeur centrale ». Mais, si l’on comprend sans difficultés que le care aide le fonctionnement de la société, s'ensuit-il qu'il puisse fonder l'ordre politique ? On n'a aucun mal à admettre que l'introduction du congé de paternité, par exemple, soit une manière de« politiser le care », mais plus de mal à admettre que cela puisse constituer le politique*40. « L’éthique du care, écrit Sandra Laugier, se centre sur des concepts moraux différents de ceux de l’éthique de la justice*41. »

Mais fait-on une société viable sans la norme de la justice ? « La vulnérabilité, écrit Fabienne Brugère, détruit le mythe selon lequel nous sommes des citoyens immédiatement égaux, rationnels et autonomes; elle remet en cause l'ordre théorique qui fonde la possibilité d’un discours démocratique sur la politique. » Dès alors, affirmer, comme elle le fait, que « l’éthique du care peut faire l'objet d'une politique*43 », c'est tomber dans l'ordre du wishful thinking. Encore une fois, ce n’est pas nier la valeur et l'intérêt de la bienveillance, c'est émettre un doute sur sa capacité à fonder un ordre politique. La réalité d'une société de victimes, c'est bien plutôt celle que Jérôme Fourquet a décrite comme un archipel, un ensemble d'îlots plus ou moins ignorants les uns des autres, arc-boutés sur le désir d'une reconnaissance qui a peu de chances de devenir mutuelle et qui prend plutôt l'allure d'une compétition.

Y a-t-il lieu d'espérer que les formes nouvelles de justice, transitionnelle ou restauratrice, puissent rétablir les communautés politiques que la société des droits et des victimes a fait éclater ? Paul Ricœur, dans les dernières pages de son Parcours de la reconnaissance, esquissait discrètement une perspective heureuse aux demandes de pardon de la politique contemporaine, gestes qui, en « portant au jour les limites de la justice d’équivalence et en ouvrant un espace d’espérance à l’horizon de la politique et du droit au plan post-national et international », déclenchent « une onde d'irradiation et d'irrigation qui, de façon secrète et détournée contribue à l'avancée de l'histoire vers des états de paix ». Mais il ajoutait aussi que de tels gestes « ne peuvent faire institution*43 ». Et c’est bien le problème d’une société des droits et des victimes, que l’extrême difficulté qu’elle rencontre pour faire société. Dès 1987, Régis Debray disait des droits de l'homme « comme credo » qu'ils sont « une idéologie politique de sortie de la politique*44 ». Sommes-nous sortis de la politique ? Vingt ans plus tard, Antoine Garapon, réfléchissant aux modalités nouvelles de justice, se demande à son tour comment faire droit à « une manière de rester politique sans tout donner à la politique ». Mais § de fait, il donne finalement très peu à celle-ci ! L'autorité des institutions, « concurrencée par la nouvelle autorité des victimes, est gravement affectée dans nos démocraties », constate le magistrat. « L’entrée dans le corps politique, remarque-t-il, se fait plus par l’individu – par un corps susceptible de souffrir – que par le citoyen. C'est pourquoi sa manifestation dans l'espace public se fait sous la forme de la plainte, jusqu’à transformer la communauté politique en un syndicat de plaignants. » Et d'ajouter que l’affaiblissement de la nation nous met au défi de construire « un autre organisateur symbolique*45 ». Car il est bien clair que nous ne l’avons pas trouvé. Et cette autre spécialiste des politiques du pardon, Sandrine Lefranc, dit en conclusion d'un ouvrage qui porte ce titre : « La figure du pardon n'a pas permis une édification de la politique*46. » Il ne semble décidément pas que ces figures nouvelles de la réparation constituent une véritable solution de remplacement de la communauté politique qui a été dynamitée par la société des victimes.

Sans doute n'y a-t-il pas lieu de jeter le bébé avec l'eau du bain et d'en conclure que l'effondrement de la communauté politique d'antan nous condamne au pire. Après tout, l'avènement des droits de l'homme en 89 s'est soldé par un siècle de très vives turbulences. Que le second moment des droits de l'homme celui qui nous porte depuis les années soixante-dix et qui fait la société victimaire, induise des troubles et des apories n'est pas si étonnant si l'on y réfléchit. Nous sommes, disait encore Antoine Garapon, dans un monde qui se cherche, ce qui est parfaitement exact. Rien ne m'est plus étranger que la formule « C'était mieux avant » – avant quoi, d'ailleurs? Mais quant à savoir quel avenir nous promet cette société des victimes, bien malin qui le dira. Ce qui est sûr, c'est que le régime héroïque d'exemplarité ne reviendra pas, lié qu'il était à des valeurs qui ont sombré. L'héroïsme demeure assurément une constante anthropologique susceptible de se manifester dans certaines circonstances : on le voit avec les femmes iraniennes, on le voit en Ukraine et, dans les deux cas, cet héroïsme fait notre admiration. Mais ce qui était une norme est devenu un cas d'exception. Et on ne peut pas non plus le déplorer sans mélange car la victime est aussi une conquête de l'esprit moderne : nous avons appris à considérer la pure souffrance, celle de l'innocent, non pas comme une valeur dégradée mais comme quelque chose qui requiert notre sollicitude – notre soin. Quant à l'héroïsme, personne, je pense, ne peut regretter sans mélange sa relégation quand on se souvient des massacres qu'il a cautionnés au cours de l'histoire et dont 1914 a marqué le paroxysme. Mais en attendant de savoir comment tout cela va tourner, et de quelle § manière les sociétés démocratiques sortiront de cette nouvelle impasse, on peut peut-être méditer ce propos de Malraux, tenu vraisemblablement au début des années soixante-dix : « Si l'humanité du siècle prochain ne trouve nulle part un type exemplaire de l'homme, ça ira mal*47. »


 

Notes

*22. René Girard, Je vois Satan tomber comme l'éclair, op. cit., p. 274.

*23. Jacques Derrida, « Le siècle et le pardon », entretien avec Michel Wieviorka, Le Monde diplomatique, décembre 1999.

*24. Wole Soyinka, The Burden of Memory. The Muse of Forgiveness, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 1.

*25. Sandrine Lefranc, « Le mouvement pour la justice restauratrice : "an idea whose time has corne"», Droit et société, 2006/2, n° 63-64, p. 397.

*26. Desmond Mpilo Tutu, Il n'y a pas d'avenir sans pardon, trad. fr. Josiane et Alain Deschamps, Paris, Albin Michel, 2000, p. 276. Dans le même sens, André du Toit, « La commission Vérité et Réconciliation sud-africain », Politique africaine, 2003/4, n° 92, p. 97-116.

*27. Sandrine Lefranc, « La justice transitionnelle n'est pas un concept"• Mouvements, 2008/1, n° 53, p. 63 et 65.

*28. Le Monde, 10 décembre 2022.

*29. Kora Andrieu, « La politique de la justice transitionnelle : concurrence victimaire et fragmentation du processus en Tunisie», Les Cahiers de la justice, 2015/3, n° 3, p. 353.

*30. Kora Andrieu, « Afrique du Sud : ma réconciliation au prix de la justice ? », Les Cahiers de la justice, 2010/3, n° 3, p. 103.

*31. La Documentation catholique, n° 1481, 6 novembre 1966, cité par Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien, op. cit., p. 233.

*32. Alain Cugno, « Sacrées victimes! », Revue Projet, 2014/3, n° 340, p. 23.

*33. Yuri Slezkine, Le Siècle juif, trad. fr. Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2009, p. 393.

*34. Daniel-Rops (dir.), Les Juifs, Paris, Plon, 1937, p. 18.

*35. Guillaume Erner, La Société des victimes, op. cit., p. 181.

*36. Ce paragraphe du Gai Savoir a fait naguère l'objet d'un magnifique commentaire d'Henri Birault dans la Revue de métaphysique et de morale, 67, n° 1, janvier-mars 1962, p. 25-64. J'emprunte sa traduction.

*37. Manon Garcia, Philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice, Paris, Vrin, 2021. Voir notamment Jean-François Braunstein, La Religion woke, op. cit., chap. N.

*38. Françoise Vergès, L'Homme prédateur. Ce que nous enseigne l'esclavage sur notre temps, Paris, Albin Michel, 2011.

*39. Pieter Lagrou, « De l'histoire du temps présent à l'histoire des autres. Comment une discipline critique devient complaisante », Vingtième Siècle, n° 118, 2013, p. 112.

*40. Joan Tronto, « Care démocratique et démocraties du care », in Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Qu'est-ce que le care? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot, 2009, p. 50.

*41. Sandra Laugier, « Vulnérabilité et expression ordinaire », ibid., p. 160.

*42. Fabienne Brugère, L'Éthique du « care », op. cit., p. 80 et 122.

*43. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004, p. 354.

*44. Régis Debray, « Les droits de l'homme : une fausse réponse », in Mario Bettati et Bernard Kouchner, Le Devoir d'ingérence. Peut-on le laisser mou­rir ?, op. cit., p. 63.

*45. Antoine Garapon, Peut-on réparer l'histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 138-139.

*46. Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Paris, PUF, 2002, p. 346.

*47. Le mot est cité dans l'article « Religieux (le XXIe siècle sera ou ne sera pas) », de Michaël de Saint-Chéron, in Dictionnaire André Malraux, Paris, CNRS éditions, 2011, p. 678.


 

 

François Azouvi – Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré – Gallimard 2024
Tag(s) : #livres importants, #modernité, #histoire
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