Le libéralisme s’est souvent vu reprocher une vision individualiste de la société et une compréhension dépolitisée du devenir. Cette critique occulte toutefois le modèle inédit d’écriture de l’histoire qu’il a inspiré dans les années 1820 : le récit des luttes d’un sujet collectif contre l’oppression et son occultation. Or ce modèle a marqué les sciences historiques et sociales comme la philosophie, bien au-delà des approches se réclamant ouvertement du libéralisme politique. Réinterprétant l’histoire de la liberté au prisme du récit de la guerre des « races », l’histoire libérale de la masse a inspiré les premières histoires de la nation, mais aussi la première histoire de la lutte des classes. Elle a également ouvert la voie aux pensées critiques pour lesquelles la vérité historique ne peut être établie que du point de vue du groupe dominé.
Ce livre met ainsi au jour l’histoire libérale de la modernité et ses prolongements, éclairant la puissance et les limites de cette matrice politico-scientifique dont nous sommes toujours tributaires.
<4e de couverture>
*
Excellente contribution à l'histoire des débuts du libéralisme, avant sa dissociation d'avec les approches socialistes ultérieures, lors de la grande bifurcation des années 1848. L'intérêt selon moi de cette approche est qu'elle donne des pistes de compréhension de la double disqualification contemporaine du socialisme ET du libéralisme, courants issus d'un même tronc historique... De bifurcations en déphasages, c'est le coeur de ce tronc commun qui est aujourd'hui pris en défaut.
Ci-dessous, deux présentations de ce livre, la première par Florence Hulak dans la revue AOC (présentation indirecte sur une thématique proche), la seconde par Stéphane Bonnet dans la revue La Pensée (compte-rendu de lecture).
*
La critique sociale et le point de vue des dominés
Par Florence Hulak - Philosophe - AOC 29 mars 2024
https://aoc.media/analyse/2024/03/28/la-critique-sociale-et-le-point-de-vue-des-domines/
Il y a d’un côté des dominés et de l’autre des dominants, et la critique sociale doit s’opérer du point de vue des dominés : contrairement à une croyance largement répandue, cette double idée ne vient pas de Marx, qui l’a simplement reprise, mais du libéralisme. Une telle généalogie éclaire du même coup les difficultés propres à cette tradition intellectuelle.
La critique sociale doit se situer du côté des groupes dominés. Cette thèse se distingue par sa centralité dans l’espace intellectuel contemporain, tant au sein des sciences sociales que de la philosophie politique. Une telle affirmation n’est pas seulement politique et morale, mais aussi épistémologique. Elle suppose que l’expérience de la domination confère une forme d’accès, direct ou voilé, à la vérité des rapports sociaux.
Cette conviction est un héritage du marxisme, et tout particulièrement de la voie ouverte par Georg Lukács : l’expérience de l’aliénation révèle la vérité des rapports d’oppression. Si le marxisme n’occupe plus le devant de la scène dans le monde intellectuel depuis plusieurs décennies, cette thèse n’en reste pas moins au cœur de la pensée contemporaine.
L’idée de « point de vue » est toutefois équivoque. Elle se prête à des interprétations variées, admettant des formes et degrés divers d’élaboration théorique et scientifique. Le point de vue peut être jugé indissociable de la situation réelle des individus qu’il manifeste, comme le défendent les épistémologies du point de vue (standpoint epistemologies). Il peut aussi être considéré comme le fruit d’une reconstruction intellectuelle plus ou moins détachée de l’expérience vécue par ces derniers. Si Pierre Bourdieu, par exemple, assume une rupture épistémologique forte entre les prénotions des acteurs et l’élaboration de la science, il n’en affirme pas moins l’existence d’« une affinité » « entre la position de dominé et la position scientifique »[1]. La sociologie ne saurait à ses yeux être critique qu’en se situant du même côté de l’espace social que les dominés, même si l’accès de ceux-ci à la vérité sur le social est toujours déjà entravé par les effets de la violence symbolique. L’idée de vérité reste ainsi indissociable du point de vue dominé, depuis lequel la réalité des rapports sociaux devient seulement visible.
Or cette idée ne prend sens qu’en s’articulant à une seconde thèse, également issue du marxisme : celle de « l’universalité de l’antagonisme » [2], qui sépare le côté des dominants de celui des dominés. La remise en cause des versions proprement marxistes de ce récit, jugées trop focalisées sur l’exploitation des prolétaires, amène toutefois désormais à envisager des formes plus larges ou complexes de « lutte des classes sans classes »[3] pour reprendre les termes d’Étienne Balibar. Mais l’identité des dominés du côté desquels il s’agit de se situer s’en trouve rendue incertaine. Elle est inévitablement contestée.
Revenir sur les sources de cette idée permet d’éclairer les dilemmes auxquels la pensée critique contemporaine est aujourd’hui confrontée. Il se trouve en effet que ce doublet théorique hérité du marxisme – l’antagonisme universel et l’ancrage de la critique du côté des dominés – n’est pas en réalité une création de Marx. Il l’a lui-même emprunté à la première histoire libérale de la modernité[4], qui s’élabore sous la Restauration.
L’idée d’un antagonisme fondateur entre des groupes en lutte est même bien plus ancienne. Elle se déployait déjà dans les discours de ce qui est désormais désigné comme la « guerre des races » de l’âge classique. Le comte de Boulainvilliers racontait ainsi l’histoire comme une guerre perpétuelle entre des groupes en lutte. Il entendait par là dévoiler le fait originel de la conquête de la Gaule et des Gaulois par les nobles Francs, fondant les droits actuels de la noblesse française sur le royaume de France. Le pouvoir monarchique était critiqué du point de vue du groupe conçu comme étant le véritable vainqueur de l’histoire. Les adversaires politiques de Boulainvilliers se sont employés à réécrire cette guerre, en contestant que les Francs aient été victorieux. Mais, le bon point de vue sur l’histoire restait dans les deux cas celui des vainqueurs, quels qu’ils soient.
Pour contester la validité politique de ces récits, les philosophes contractualistes ont par la suite inventé un autre mode de critique politique, fondant les droits de l’individu sur les exigences propres au contrat entre égaux. Ils faisaient quant à eux abstraction de l’histoire et prétendaient n’adopter aucun point de vue particulier. Deux voies théoriques s’offraient donc à la critique politique jusqu’au XVIIIe siècle : elle pouvait choisir la voie de l’historicité (au risque de la particularité) ou la voie de l’universel (au risque de l’abstraction).
C’est l’expérience de la Révolution qui bouleverse cette séparation : en présentant l’oppression comme un mal politique et moral pour l’humanité, elle autorise à donner un sens universel au combat d’un groupe particulier pour sa liberté. Pendant la Restauration, l’historien libéral français Augustin Thierry peut ainsi s’approprier le récit mythique fait par la noblesse de la conquête originelle – des Saxons par les Normands ou des Gaulois par les Francs – en en inversant la signification. La conquête n’est plus la source des droits, mais l’origine de l’injustice. Thierry peut, depuis cet événement fondateur, développer ce que Sismondi qualifiera de « généalogie du malheur », c’est-à-dire réécrire l’histoire d’Angleterre comme celle de France depuis la déchirure séparant irrémédiablement les vainqueurs et les vaincus, éternels ancêtres des dominants et des dominés. Le sujet de l’histoire est désormais la « race » roturière, qui n’est pas présentée comme un simple groupe bourgeois en lutte contre les féodaux, mais est identifiée à la « masse », en tant qu’elle incarne le combat universel contre l’oppression.
Or cette conviction politique trouve un corrélat immédiatement scientifique : si la « race » roturière porte seule la lutte pour la liberté, c’est de son point de vue que peut être dévoilée la vérité historique. L’histoire a, pour Thierry, toujours été écrite jusqu’ici par les vainqueurs, soucieux de légitimer leur pouvoir en effaçant les traces de leur domination. Il engage alors un type nouveau de travail critique, visant à lire à rebours les documents historiques, afin de repérer les traces de la violence dans les récits du pouvoir légitime. Il faut réécrire l’histoire du point de vue de celles et ceux qui ont été réduits au silence, mais qui, « souvent vaincus, jamais subjugués »[5], portent toujours la résistance en leur cœur. Il n’en va pas seulement ici de l’écriture de l’histoire, mais du fondement de la critique sociale : pour Thierry la contestation de l’ordre social ne doit pas s’ancrer dans une théorie de la justice, mais dans une histoire des luttes réelles contre l’injustice.
Ce moment théorique où s’invente l’histoire des vaincus est toutefois de courte durée, car il est tributaire du contexte politique de la Restauration, qui amène les libéraux à s’investir dans une opposition, parfois violente, contre le nouveau régime des Bourbons. Dès lors que les libéraux français s’emparent du pouvoir, le discours contestataire de la guerre des races s’infléchit pour être mis au service de la justification de la mission universelle de la bourgeoisie et de l’État national. Chez Thierry, l’histoire libérale devient alors nationale, l’histoire des vaincus se transforme en histoire des nouveaux vainqueurs de la révolution de Juillet 1830.
Le dispositif critique né de l’histoire libérale ne disparaît toutefois pas pour autant : Karl Marx se le réapproprie. Si Thierry est pour Marx « le père de la “lutte des classes” dans l’historiographie »[6], ce n’est pas seulement, comme on le dit souvent, parce qu’il aurait été le premier à raconter la lutte des classes, quoique d’un point de vue bourgeois. C’est d’abord parce qu’il invente un nouveau dispositif théorique consistant à fonder la critique dans une prise de position politique en faveur des dominés, à se situer du côté de la lutte pour la liberté afin de dégager la vérité historique sur les rapports de pouvoirs. Il suffit en effet à Marx de montrer que ce n’est pas la roture, mais le prolétariat, qui incarne véritablement la masse, c’est-à-dire le sujet porteur de la lutte contre l’oppression et contre l’illusion, pour que l’histoire libérale de la lutte des races se mue en histoire marxiste de la lutte des classes.
Cette esquisse d’une généalogie de la critique nous invite à reposer en de nouveaux termes la question du rapport entre critique et libéralisme. Précisons toutefois que l’histoire de Thierry n’est pas libérale au sens que prendra par la suite ce terme. Il n’est pas un apologue du libre-échange, quoiqu’il n’y soit pas défavorable, mais son histoire ne se situe pas sur le plan économique. Il n’est pas non plus un défenseur des droits humains ; la liberté n’est pour lui jamais un droit, mais ce qui se gagne dans un combat. Thierry a même été le premier secrétaire d’Henri Saint-Simon, le grand fondateur du socialisme français, et ils ont rédigé ensemble leurs premières œuvres politiques, entre 1814 et 1817.
Ils se rejoignent dans une lutte commune contre l’ordre monarchique et contre-révolutionnaire, dans une même volonté de réécrire scientifiquement l’histoire du point de vue de la masse sociale. Le récit de Thierry n’en est pas moins pleinement libéral, en un autre sens, parce qu’il n’identifie pas d’autre objectif politique que le renversement de l’oppression. Il suppose que la liberté se déploierait spontanément, sous toutes ses formes, si elle n’était pas toujours déjà en butte à une volonté de domination. Or, de son côté, Saint-Simon pense déjà à cette époque que la liberté doit, non seulement être désentravée, mais aussi être organisée socialement selon des principes de justice. C’est la raison majeure pour laquelle leur collaboration a été de courte durée.
Le sens de cette première histoire libérale n’est donc pas univoque. Il a donné lieu à des réécritures nationalistes et libérales comme à des réélaborations socialistes. Marx lui-même prend déjà ses distances, après 1850, avec cette histoire libérale qui l’avait jusqu’alors guidé : il découvre que l’hostilité envers un même adversaire ne produit qu’un conglomérat d’individus séparés les uns des autres, et non une véritable classe constituée par des dynamiques internes de solidarité, en même temps qu’il prend conscience de la perméabilité du prolétariat à l’idéologie, affectant fondamentalement son accès à la vérité.
La mise au jour de cet héritage libéral met en lumière la puissance contestataire de cette idée selon laquelle la masse des dominés constitue le véritable sujet de l’histoire, qui nourrit les sciences sociales et la philosophie depuis plus de deux siècles : y renoncer, ce serait épuiser la source vive de la critique sociale pour l’époque contemporaine. Lorsque les premières études subalternes indiennes proposent de prendre à contre-pied les documents historiques produits par les élites afin de restaurer les paysans indiens comme sujets de leur propre histoire, elles renouvellent et réactivent de façon saisissante ce dispositif critique, qu’elles retrouvent à travers un relecture politique du marxisme.
Mais une telle généalogie éclaire aussi les difficultés propres à cette tradition intellectuelle. Parce que cette histoire est libérale dans sa forme élémentaire, elle ne dit encore rien de ce qui lie, positivement, les individus en lutte. L’unité du groupe qui résiste à la domination s’épuisant dans le partage d’un même combat, elle risque toujours de s’effriter, pour ne laisser subsister qu’une pluralité d’individus porteurs d’intérêts particuliers. Seuls deux types de voies ont été empruntées pour éviter cette dislocation : l’imposition d’un principe externe d’unité, telle l’identité nationale, ou la mise au jour des normes susceptibles de guider les dynamiques sociales de solidarité.
C’est la raison pour laquelle l’héritage de Thierry est d’emblée clivé. Il est indéniable que l’histoire libérale prépare l’invention de nouvelles formes d’histoires identitaires de la nation, cherchant à trouver un principe étatique, territorial, voire racial, à l’unité nationale, pour combler l’indétermination du sujet libéral. Mais il a aussi ouvert la voie aux critiques socialistes, qui puisent dans ce modèle d’histoire des luttes, tout en l’intégrant à une réflexion sur les conditions économiques et juridiques d’une réorganisation juste et solidaire de la société. Aujourd’hui encore, la célébration de la lutte ne peut suffire à conjurer les formes contemporaines du (néo-)libéralisme, parce qu’elle-même d’origine libérale et reconduit ultimement au modèle d’une société civile composée d’intérêts individuels. Seule la réflexion sur les normes susceptibles de guider une juste transformation de la société peut mener sur une autre voie.
NDLR : Florence Hulak a récemment publié L’histoire libérale de la modernité, Race, Nation, classe aux PUF
Florence Hulak
Philosophe, Professeure au département de science politique de l’université Paris 8
Notes :
[1] Pierre Bourdieu, Sociologie générale 1, Le Seuil, 2015, p 71.
[2] Étienne Balibar, « De la lutte des classes à la lutte sans classes ? », in É. Balibar et E. Wallerstein, Race, Nation, Classe, Les identités ambiguës, La découverte, 2007, p. 242.
[3] Idem, p. 207-246.
[4] C’est l’objet de mon livre L’histoire libérale de la modernité, Race, Nation, classe, Puf, 2023.
[5] Augustin Thierry, Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, Firmin Didot, 1825, Tome 1, p. 98.
[6] Karl Marx, Lettre du 27 juillet 1854 à Engels.
***
Stépahne Bonnet, in La Pensée 2024/2 N° 418
https://shs.cairn.info/revue-la-pensee-2024-2-page-171?lang=fr
Deux idées du libéralisme qui ont largement cours parmi nous peuvent faire obstacle à la compréhension de ce qu’est l’histoire libérale de la modernité dont Florence Hulak scande les différentes étapes. Première idée : par un usage anachronique de la notion de libéralisme telle que, depuis le xixe siècle, nous pouvons la concevoir, par contraste avec le socialisme et le conservatisme, on qualifiera l’attitude de la bourgeoisie éclairée du xviiie siècle de libérale. Deuxième idée : on rencontrera dans les écrits historiques contemporains de la consolidation du libéralisme politique, chez Tocqueville en particulier, une histoire libérale, dont les présupposés seront encore ceux du néolibéralisme après la Seconde Guerre mondiale ; liberté politique et liberté économique y sont liées en un destin commun qui peine à s’actualiser, parce que l’État, dont l’excès de puissance ne se dément pas, lui fait entrave.
Mais il y a une autre histoire libérale de la modernité qui, à la différence de ce que l’on peut appeler l’histoire libérale des Lumières –laquelle n’est définie que par une atmosphère idéologique– consiste effectivement dans la construction d’un discours sur l’histoire et d’une méthode d’interprétation centrés sur la dynamique des luttes de libération, et qui, à la différence du libéralisme compris comme adversaire du socialisme, apparaît au contraire comme la matrice commune à partir de laquelle se formera cette dernière opposition. Avant 1828 et son ralliement à Guizot, Augustin Thierry est le promoteur de cette première histoire libérale, dont Marx, jusqu’en 1848, est pleinement l’héritier. Du marxisme la critique contemporaine a généralement conservé la conviction que l’histoire est faite d’antagonismes et que la critique doit se ranger aux côtés des dominés qui résistent à l’oppression. C’est là le retour aux présupposés de la première histoire libérale, mais sur un mode appauvri. Car il ne suffit pas de prendre en compte les différentes situations de domination pour que se constitue un sujet de l’histoire, qui pourrait conduire la transformation sociale, ni non plus une science de l’histoire qui ferait de ce sujet son objet et lui donnerait la conscience de sa pratique. C’est pourquoi il est très nécessaire, selon Florence Hulak, de considérer ce qu’a été la première histoire du libéralisme, de renouer le fil rompu d’une tradition dont la critique contemporaine reste à son insu et de manière tronquée largement tributaire.
En un sens, Florence Hulak remet ses pas dans ceux de Michel Foucault qui a étudié la constitution chez Boulainvilliers d’un discours historico-politique prenant pour objet la guerre des races, puis sa transformation par le bio-pouvoir en un programme d’élimination de l’ennemi impur. Le thème de la lutte, y compris lorsqu’elle est devenue lutte des classes puis, selon l’expression de Balibar, « lutte des classes sans classes », porte toujours avec lui le risque de la naturalisation de l’altérité et du racisme. Il ne suffit donc pas d’opposer l’internationalisme compris comme un antagonisme universel transnational au racisme d’essence nationaliste pour échapper à l’héritage de la guerre des races. Selon Foucault, après la Révolution, Augustin Thierry, Michelet, puis Marx recueillent cet héritage dans un effort de dépassement de l’antagonisme et de réconciliation des adversaires sous l’hypothèse de la nation ou la perspective du communisme avec tous les risques de sa réinterprétation raciste par le bio-pouvoir. Foucault leur oppose un retour à la pluralité et à la labilité des rapports de pouvoir telles qu’ils se montrent avant la Révolution, dans le discours de la guerre des races, avant l’universalisation de l’antagonisme par le discours historique national ou internationaliste. Mais ce faisant Foucault participe de l’occultation de la première histoire libérale de la modernité. Et c’est ici que Florence Hulak propose une autre manière de penser l’héritage de la guerre des races.
Afin de raconter l’histoire de la liberté et de servir la lutte contre l’ordre contre-révolutionnaire, le premier Augustin Thierry compose les deux grands modèles d’interprétation de l’histoire qui dominaient le dix-huitième siècle : celui de la guerre des peuples ou nations, requalifié en guerre des races, celui des progrès de la liberté. La Révolution est comprise comme l’aboutissement d’un processus séculaire dans lequel le conflit entre la race des vainqueurs de la conquête germanique et la race gallo-romaine des vaincus se fait entreprise de libération de la « roture » dont le premier moment est celui de l’essor économique et politique de la bourgeoisie médiévale. Thierry entend écrire l’histoire du point de vue des vaincus de la conquête, dont les descendants sont aussi les vaincus du conflit entre monarchie féodale et libertés communales, et donner voix par son travail d’historien au long passé du Tiers-État. Cela implique une nouvelle manière de lire les documents sur lesquels travaille l’historien en y cherchant dans les archives, qui conservent les discours des dominants, la trace de la condition et des aspirations des dominés. Cela implique aussi une conception de la race qui ne doit rien à ce que sera le bio-pouvoir et tout à une définition socio-politique par la communauté des mœurs, le rôle économique, le statut juridico-politique. Au concept de race se trouve lié celui de masse : considérés comme les descendants des vaincus de la conquête assujettis par l’aristocratie d’ascendance germanique et la monarchie qui en est l’expression politique, les membres de la roture ne sont rien d’autre qu’une masse qui trouve son unité dans l’opposition à l’ennemi commun. C’est en tant que masse que les vaincus sont une puissance capable de renverser l’ordre existant. Le sujet de l’histoire, c’est la masse.
Le problème que pose à Marx l’échec de la révolution de 1848 en France tel qu’il est décrit dans le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte résulte directement, selon Florence Hulak, de la reprise par le Marx d’avant 1848 de cette manière de faire jouer le concept de masse : à la place de la guerre des races, la lutte des classes, à la place de la bourgeoisie, le prolétariat, à la place de la roture comprise comme masse des dominés, l’ensemble des classes qui sont exposées à la domination de la bourgeoisie. Mais dès lors que la bourgeoisie échoue à se constituer en sujet historique de la domination (c’est ce qui a lieu en 1848), le prolétariat échoue aussi à rassembler autour de lui la masse des dominés, faute d’un ennemi commun dont la consistance soit avérée. Le sujet de l’histoire devient fantomatique. La recherche qui s’ouvre à partir de là, et qui conduit Marx à rompre véritablement avec l’histoire libérale de la modernité dont il est pourtant l’héritier, porte sur la définition positive d’un sujet social dont la constitution interne, et non seulement l’opposition à l’ennemi commun, assure qu’il sera porteur de l’émancipation pour l’ensemble des dominés. C’est ici que le projet socialiste prend son sens. Et c’est ce que la critique contemporaine, par ignorance de la tradition qui l’a engendrée, a généralement perdu de vue.
*