Ce livre, pourtant extrêmement sérieux, et précieux, est comme une boule qui dégomme allègrement, et même avec une certaine jubilation indignée, les quilles du conformisme des sciences sociales… Le regard acerbe que pose ce médiéviste sur sa discipline et l’histoire en général, nous amène à nous interroger sur un Moyen Age qu’en fait nous ne connaissons pas, et, en redéfinissant ce socle de notre modernité, d’en interroger à nouveaux frais également la cohérence et les limites.
Selon moi, le questionnement que Guerreau applique au Moyen Age (et strictement au Moyen Age) peut très facilement être appliqué au capitalisme, les redéfinitions de cette époque médiévale européenne qui sont suggérées ayant des implications directes sur la cohérence historique du monde contemporain…
« Une seule chose est claire : la grande division canonique politique/économie/religion, invention du XVIIIe siècle, est un obstacle majeure à la mise au jour de grandes structures de la société. médiévale. (p270) ». J’ai la faiblesse de penser que c’est également un obstacle majeur pour comprendre la dynamique de sortie du capitalisme : le défi théorique de « découvrir un groupe organisé de macroconcepts qui permette de penser la société médiévale » pourrait être exactement le même que celui qui permettrait de penser l’impasse contemporaine.
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Alain Guerreau. L'avenir d'un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Age au XXIe siècle ? Seuil 2001
Conclusion – 12 thèses (p295-310)
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Thèse 1. La société médiévale, objet d'un rejet méthodique au moment où elle fut conçue (seconde moitié du XVIIIe siècle), fut pensée par principe, dès ce moment et jusqu'à aujourd'hui, à l'aide de macroconcepts (économie, politique, religion) qui la saisissent en porte-à-faux et la font nécessairement apparaître comme stagnante et oppressive.
Commentaire
L'importance déterminante de cette phase initiale a été bien pressentie par Ludolf Kuchenbuch. On se trompe lourdement en faisant remonter notre concept de Moyen Age au XVIe siècle, ou au contraire en interrompant les recherches historiographiques rétrospectives quelque part dans le XIXe siècle. Or ce tournant crucial du XVIIIe a été celui de l'invention des notions de politique et de religion, qui a brisé les macroconcepts antérieurs d'ecclesia et de dominium. Processus qu'on peut appeler celui de la double fracture conceptuelle. Mais ces macroconcepts nouveaux étaient avant tout destinés à remodeler fondamentalement l'ordre social, et c'est bien pourquoi, appliqués à l'ordre ancien, ils en démontraient le caractère anarchique et stagnant. Ainsi se mit en place une incongruence originelle entre la réalité historique médiévale et les outils pour l'analyser. L'identification claire de cette incongruence et son éradication constituent la tâche numéro un de la médiévistique à venir.
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Thèse 2. Les historiens qui construisirent la médiévistique employèrent les notions du bon sens contemporain, dont l' intemporalité supposée garantissait la possibilité d'une lecture directe des documents, fondement d'une méthode ne visant rien au-delà du tri entre vrai et faux.
Commentaire
L'établissement et l'affermissement progressifs de la société contemporaine dans le cours du XIXe siècle sont allés de pair avec l'établissement d'une histoire de l'Europe précontemporaine autour de trois axes majeurs : a) une histoire des États et de la propriété individuelle, conçue dans un cadre national et fondée sur un apriorisme juridiste massif : l'histoire comme suite d'avatars de notions intemporelles ; b) une histoire de la religion médiévale destinée à illustrer la permanence et le triomphe des effets d'une Révélation, c'est-à-dire de l'incarnation d'une présence hors du temps ; c) une collecte méticuleuse de tout le résidu, assimilé aux formes d'une expression primitive et populaire (i.e. dénuée de sens). Ce cadre, massivement et innocemment téléologique, à la fois fixe et simple, offrait l'armature pour une lecture directe des sources, toute « la méthode » consistant simplement à distinguer le document authentique du faux, le témoin fidèle du narrateur secondaire. L'histoire ne consistait qu'à relier entre eux les éléments authentiques : paradigme des ciseaux et de la colle. Faiblesse conceptuelle et indigence méthodologique allaient exactement de pair. La reconstruction devra être simultanément celle des concepts et des techniques.
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Thèse 3. La naissance des sciences sociales conforta par antithèse cette conception de l'histoire comme pur récit, conception qui a survécu à l'apparition des sujets collectifs (les groupes sociaux) et d'autres « nouveaux objets ».
Commentaire
Le paradigme des ciseaux et de la colle, en dépit ( ou peut-être à cause) de son simplisme, a suffi comme cadre d'un intense travail pratique d'inventaire, catalogage et édition. Les outils simples de datation, élaborés à partir du XVIIIe, enrichis, ont permis d'établir assez clairement la trame chronologique fine de l'histoire-récit (dans la majorité des domaines, mais pas tous). L'impression de précision formelle qui régnait à la fin du XIXe siècle a été perçue comme la marque d'un succès total, ce qui explique en bonne partie pourquoi la plupart des historiens n'ont eu aucune conscience du caractère catastrophique de la rupture causée par la naissance des sciences sociales, à l'écart de l'histoire sinon contre elle, en gros entre les années 1880 et la Première Guerre mondiale.
La domination sans partage des tenants de ce cadre juridico-institutionnel, individualiste et formaliste, a réussi, en Allemagne, à enrayer l'apparition d'une histoire économique à la fin du XIXe siècle. En Grande-Bretagne et en France, ce courant n'est apparu que dans les années 30 et ne s'est vraiment développé qu'après la Seconde Guerre mondiale. Décalage et non révision : à la liste des objets d'étude traditionnels ont été ajoutés la population, la production et les échanges ; surtout, le sujet individuel a dû concéder une partie de la place à un sujet collectif, le groupe social. Les documents ont été lus plus cursivement, à la recherche d'un effet de masse. Mais la possibilité d'une lecture immédiate n'a pas été mise en cause, ni non plus l'idée de synthèse par simple accumulation d'observations élémentaires pertinentes. D'où est résulté un amoncellement de descriptions de fragments du tissu social médiéval.
Dans ce mouvement, la divergence avec les sciences sociales s'est approfondie. Les historiens ont continué à se satisfaire d'une logique de l'intentionnalité, de nature purement psychologique (même à l'échelle des groupes), tandis que les sciences sociales élaboraient des instruments de plus en plus efficaces d'analyse du fonctionnement d'une société, mais en dehors du temps et de tout mouvement d'ensemble.
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Thèse 4. Le passage d'une accumulation de fragments à une logique du morcellement marginalise et étouffe toute recherche d'une échelle congrue et des principes de cohésion d'un système social.
Commentaire
La déconfiture, à première vue étrange, de l’« histoire quantitative », est exemplaire : variante du paradigme des ciseaux et de la colle, elle se contentait de dénombrer des éléments implicitement jugés « authentiques », rien de plus. Entre-temps, le dépérissement progressif (essentiellement par épuisement de la matière) des grands programmes d'édition et de catalogage réduisait comme une peau de chagrin le champ d'application de la centenaire « vieille méthode ». Une conjoncture globale favorable jusque vers 1975 donna une impulsion décisive à une logique du morcellement, sous couvert d'une putative division du travail et d'un accroissement (presque exclusivement apparent) du nombre d' « objets », dans le cadre d'un refus général de toute réflexion sur le fonctionnement d'ensemble de la société médiévale.
Le retournement de cette conjoncture, depuis une vingtaine d'années, met peu à peu en lumière les effets de cette inconsistance conceptuelle; la commodité du chacun pour soi n'a qu'un temps : on finit par s'apercevoir que, si toute critique s'est évaporée, ce n'est pas pour des raisons de stratégies personnelles cumulées, mais parce que plus personne n'est en mesure de définir des critères de jugement scientifique acceptables par tous les médiévistes. Les points de repère ont disparu dans le brouillard. D'aucuns se réclament des cadres de pensée des années 1860-1880, preuve d'un vrai naufrage intellectuel. Un angle d'observation intéressant pourrait être construit autour du destin des deux notions jumelles de corpus et de cas exemplaire (bases de données et microstoria). Il y a là un vrai champ organisé autour d'une opposition factice, propice à tous les faux débats qui permettent d'éviter les questions trop radicales sur la nature de l 'instrumentarium conceptuel. La pseudo-épistémologie issue du néokantisme (Aron, Marrou, Veyne et consorts) n'a de cesse de donner un vernis de respectabilité à l'invraisemblable « primat de l'intentionnalité », construction burlesque destinée à justifier le récit autocentré, tenu le plus éloigné possible de toutes les préoccupations et de toutes les méthodes des sciences sociales, et à disqualifier ainsi toute visée d'explication de la dynamique historique, laquelle suppose au contraire l'hypothèse de cohérence du tout social.
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Thèse 5. La médiévistique a pour unique objet la reconstitution du fonctionnement et de la dynamique de la société de l'Europe féodale saisie en tant que tout.
Commentaire
L'urgente nécessité de construire un instrumentarium conceptuel approprié à son objet implique que celui-ci soit assez clairement reconnu (quitte à être ultérieurement remis en discussion) ; ce ne peut être que la société médiévale en tant que tout articulé. La phrase de Fustel de Coulanges : « l'histoire est la science des sociétés humaines », doit être complétée simplement ainsi : « l'histoire médiévale est la science de l'évolution de la société de l'Europe médiévale ». Au-delà d'inévitables querelles sur les limites chronologiques et géographiques, l'immense majorité des médiévistes européens n'oppose pas d'objection de principe à la notion d'Europe médiévale ; les difficultés s'élèvent à partir du moment où il est question d'unité et, plus encore, de principe d'ordre; resurgissent alors inexorablement les vieux poncifs assommants de l'infinie diversité du réel et/ou du caractère irréductible de telle ou telle zone, voire de telle ou telle ville (quand il ne s'agit pas d'une vallée des Alpes ... ). L'idée d'une réalisation locale d'un mouvement d'ensemble, avec tous les effets de rétroaction possibles, n'apparaît qu’avec une excessive rareté, et la dialectique décisive des parties et du tout n'est jamais abordée. Si l'on excepte les deux grands ouvrages de Jacques Le Goff et Arno Borst, on ne trouve à peu près aucune tentative pour mettre au jour la logique générale des structures de la société médiévale, ni encore moins pour tirer d'une telle réflexion une construction susceptible d'éclairer la dynamique de cette économie-monde. Et l'on n'a guère d'autre manière d'expliquer cette situation que de faire l'hypothèse que le blocage originel continue de peser d'un poids déterminant, disproportionné avec les forces des médiévistes.
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Thèse 6. L'utilisation dans le champ de la médiévistique de certains modes d'analyse élaborés par les sciences sociales sera d'un profit notable, mais au prix d'efforts tenaces et périlleux.
Commentaire
Au pied du mur, les médiévistes soucieux de l'élaboration d'un nouvel instrumentarium scientifique ne peuvent pas ne pas tenir compte, soigneusement, du labeur des sciences sociales depuis un siècle. Mais les difficultés sont redoutables et, en les sous-estimant, l'on risque beaucoup de désillusions. Jusqu'à présent, les contacts ont été rares, ponctuels, bien moindres que ne pourraient le laisser croire certaines étiquettes abusives. Au demeurant, dans ces contacts, pas mal de quiproquos. Mais surtout, massivement, une indifférence réciproque profonde.
L'historien doit être bien conscient que dans la plupart de ces disciplines règnent à présent un marasme, une parcellisation outrancière et une instrumentalisation galopante, par rapport auxquels la crise de l'histoire semble presque imperceptible. Les techniques d'analyse et de manipulation à courte portée marginalisent toute visée scientifique. La politique des « contrats » a des effets cataclysmiques. Les effets d'annonce et de soi-disant recomposition obscurcissent la vue. C'est pourquoi le médiéviste a tout intérêt à scruter en priorité les travaux antérieurs aux années 50, puis ce qui a été produit jusque vers 1975 ; le reste, s'il a beaucoup de temps et de courage ; bien entendu, d'excellents travaux sont parus, dans la masse, mais ils sont malaisés à apercevoir et leur lecture requiert une bonne connaissance des traditions disciplinaires : deux ou trois lectures ponctuelles ne peuvent déboucher sur rien. Au milieu des pseudo-sciences qui font florès ( « sciences juridiques », « sciences politiques », « science de la communication », « science de la cognition», etc.), il faut faire un tri drastique et aller chercher, laborieusement, les outils abstraits d’analyse des fonctions sociales. Ceux-ci existent, assez nombreux et efficaces, mais leur notoriété est le plus souvent faible, pour les raisons susdites. La société européenne médiévale ne présente que des analogies limitées avec toute autre société ancienne ou actuelle ; les rapprochements avec telle ou telle société du tiers-monde peuvent être utiles, mais doivent être manipulés avec d'extrêmes précautions, car les dangers de l'analogie sont considérables et souvent peu perceptibles. On ne devra jamais perdre de vue le refus du temps historique dans les sciences sociales, avec tous les biais que cela peut provoquer. Les historiens sont les seuls à placer le changement au cœur de leurs analyses, et c'est pour cette raison que l'on peut penser qu'ils auront un rôle cardinal à jouer dans la restructuration générale du dispositif de l'ensemble des sciences sociales.
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Thèse 7. Il est grand temps de reconnaître que les textes et objets légués par le Moyen Age sont opaques : la médiévistique doit se réorganiser tout entière autour d'une vaste sémantique historique, appropriée à cet objet sans équivalent.
Commentaire
Un renversement de la manière d'aborder la question du sens est aujourd'hui l'impératif catégorique des médiévistes. Non seulement il faudra s'avouer à soi-même que la plupart des textes médiévaux nous paraissent complètement illogiques et que leur cohérence nous échappe (qu'il s'agisse de vies de saints, de chroniques, de cartulaires, de cimetières mérovingiens, etc.) ; et qu'il est indécent de continuer à prétendre que les vocables médiévaux ont un sens flottant et incertain simplement parce que leur armature sémantique nous demeure opaque ; mais, bien plus généralement, on devra s'apercevoir que, si tant de choses nous sont obscures, c'est que l'organisation commune d'attribution du sens dans la société médiévale différait sensiblement de la nôtre et que la tâche du médiéviste doit consister, après avoir éliminé sans état d'âme l'hypothèse de la possibilité d'une lecture directe des documents, à reconstruire patiemment le système médiéval de détermination du sens et, peu à peu, l'ensemble des structures sémantiques propres à cette civilisation. Élaborer une véritable sémantique historique est une tâche qui pourra s'appuyer sur beaucoup d'acquis de la sociologie et de la linguistique (thèse 6). Mais là peut-être encore plus qu’ailleurs, la difficulté consistera à identifier sans erreur la singularité de l'Europe médiévale.
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Thèse 8. Sémantique et analyse des structures sont impensables sans un traitement fin du problème des seuils et des ordres de grandeur : une statistique historique complexe sera un des outils de base de la nouvelle médiévistique.
Commentaire
La difficile question des seuils, élément essentiel de toute sémantique, est impensable sans un attirail statistique de bon niveau. Les ordres de grandeur et les répartitions de fréquence sont des éléments clés des objets dont on cherche à mettre en lumière les structures. Une statistique historique sophistiquée et adaptée à son objet devra faire partie de la panoplie de recherche de tous les médiévistes. Ce qui implique une modification substantielle des cursus de formation, qui sera sans doute malaisée à faire passer dans les mœurs. Mais on ne devra pas perdre de vue qu'une statistique bien assimilée, c'est, outre un outil heuristique d'une efficacité irremplaçable, tout un état d'esprit de réflexion permanente sur les biais, les approximations, les degrés d'incertitude et de précision, aussi bien que sur le primat des relations par rapport aux substances. C'est le seul instrument de contrôle qui pousse à se soucier et permette de ne pas confondre l’élucubration marginale et la conception dominante. C'est surtout, ne nous lassons pas de le répéter, un outil incontournable de toute recherche de sémantique cohérente.
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Thèse 9. Dans un environnement technique en pleine évolution, les médiévistes doivent repenser la notion même de sources de l'histoire médiévale, de manière à disposer de méthodes et de procédures particulières, suffisamment adaptées.
Commentaire
Rejeter le paradigme des ciseaux et de la colle, c'est-à-dire l'illusion de la possibilité d'une lecture directe des documents, implique de repenser la notion même de source et de traitement élémentaire. Les nouveaux supports d'information se développent à point nommé pour faciliter un accès direct et rapide à la matérialité des documents, d'un côté; et pour permettre la mise en œuvre de systèmes complexes (et souples) d'indexation, de répertoriage, de création de liens, d'autre part. Les médiévistes, face à ce nouveau système technique, devront accomplir un effort considérable d'appropriation spécifique pour utiliser ses possibilités, non comme un écran supplémentaire, mais comme un outil d'analyse structurale. Car il serait fort rassurant d'utiliser les nouveaux moyens comme l'équivalent d'un grand ensemble de boîtes remplies de fiches en bristol, ou de se satisfaire des outils standard de recherche documentaire élaborés pour divers domaines de pratiques techniques. Mais il s'agit ici d'une reconstruction du sens (thèse 7), qui part de l'hypothèse que la société médiévale disposait d'un système original de production du sens. Si les procédures employées sont articulées au contraire autour du système sémantique actuel, il est clair a principio qu'on ne trouvera rien d'autre que la énième justification du paradigme des ciseaux et de la colle ...
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Thèse 10. Les sources archéologiques, dont l'enrichissement constitue actuellement l'apport essentiel au renouvellement des connaissances empiriques sur l'Europe médiévale, doivent faire l'objet d'une attention concentrée: les médiévistes, proprio sensu, sont les seuls à pouvoir rendre son efficacité intellectuelle à une archéologie médiévale à la dérive.
Commentaire
Si l'on considère que l'Europe médiévale était une (thèse 5), cela signifie aussi que toutes les sources renvoient à un seul et même objet, qu'elles contribuent à éclairer de diverses manières. Les sources archéologiques fournissent des contributions irremplaçables, dans pratiquement tous les domaines et toutes les époques. Mais, contrairement aux textes, dont la littéralité est peu muable, l'apport d'un site fouillé dépend dans une large mesure de la stratégie de fouille du responsable qui, disposant d'un certain contingent de moyens d'investigation, est nécessairement amené à privilégier telle ou telle procédure, en fonction de ce qu'il espère trouver. Et c'est pourquoi on doit attendre de ce responsable que, d'un côté, il connaisse suffisamment l'état de l'art en matière de possibilités d'observation et d'analyse, et que surtout, d'un autre côté, il se pose des questions en fonction des problèmes (convenablement maîtrisés) de l'histoire médiévale, et non à propos des objets qui s'imposent sur le site par leur masse matérielle et leur immédiate visibilité. Quitte à enfreindre les tabous, pesants, du micromilieu technique qui s'autodéfinit comme « l' Archéologie » (avec deux A majuscules … ).
Cet énoncé implique d'abord que l'on rejette la prétention saugrenue du ministère de la Culture à « gérer » l'Archéologie, comme s'il s'agissait d'une activité de conservation, à l'instar des archives ou des musées ; et comme si la préhistoire et l'histoire médiévale n'étaient que deux variantes dans un même cadre. Cela implique ensuite que l'on dissèque et élimine la notion controuvée de « culture matérielle », qui revient à supposer que les objets ont, dans leur matérialité même, un sens intrinsèque ; que tous les médiévistes aient une expérience de fouille et sachent lire et interpréter un rapport de fouille, seul moyen pour que les observations archéologiques prennent leur sens dans le cadre de la reconstruction générale des structures de la société médiévale (thèse 7). L'enjeu est simple : les fouilles actuelles tournent de plus en plus au gaspillage, tandis que les instances du ministère de la Culture, sous le prétexte stupide que les crédits de fouille sont affectés au budget de ce ministère, prétendent régenter cette activité et tendent de facto à exclure des chantiers les chercheurs et les universitaires. Les fouilles ne sont ni de près ni de loin une activité de conservation, mais un processus de recherche ; s'agissant de sites médiévaux, c'est aux médiévistes à tenir les affaires en main, s'ils se préoccupent de l'avenir de leur discipline.
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Thèse 11. L'idéologie de la spécialisation détruit toute possibilité de mise au jour des relations et des significations ; il faut rétablir fermement la prééminence des réflexions menées dans un cadre global pertinent et n'accepter que la plurispécialisation, entre les mains de généralistes expérimentés.
Commentaire
Si l'on souhaite mettre au jour et reconstruire les structures et la dynamique de l'économie-monde médiévale, il faut, dans ce cadre, exclure tout exclusivisme. Dès que l'on a reconnu qu'un objet ou une relation n'ont de sens que par leur insertion et leur fonction dans une structure, on s'aperçoit que tout morcellement équivaut à une destruction du sens. Plus il y a de morceaux et moins il y a de sens. L'idéologie et la logique de la spécialisation sont, pour l'histoire médiévale, l'expression de la dynamique du non-sens. Mais, le croirait-on, la réalité est pire encore : cette logique de la spécialisation induit un renfermement hostile et une prolifération de manies puériles qui servent de signes de ralliement à des micro-groupes d'encensement réciproque. Pour autant que des « compétences pointues » sont nécessaires, ce qu'il faut vérifier cas par cas, on ne doit les mettre qu'entre les mains de « généralistes » aguerris et développer méthodiquement la plurispécialisation, unique moyen de maintenir et de conforter la possibilité d'une discussion générale.
Le corollaire implicite de cette thèse est que des « histoires spéciales » (au sens du XIXe siècle) ne peuvent produire que des chroniques, mais aucune explication, sauf à être la juxtaposition d'études empruntées à l'étude de chacune des grandes civilisations (qui constituent le seul cadre où les logiques sociales ont été à l'œuvre et peuvent être étudiées avec une chance de succès). Il n'y a strictement aucune logique possible dans une « histoire de la population des origines à nos jours », pas plus que de l'agriculture en général ou de la culture du blé en particulier. Comme on l'a rappelé plus haut, le choix massif du seigle au Ve siècle en Occident fut la traduction d'une nouvelle logique sociale générale, en aucune manière la conséquence d'un putatif développement de la culture des céréales (universel et linéaire?). L'historien de l'agriculture en général, s'il y en a, est condamné à la compilation et aux banalités.
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Thèse 12. La médiévistique sombrera dans la collecte dérisoire d'anecdotes invérifiables si l'on ne réorganise pas une activité régulée, et fortement valorisée, de discussion critique, soigneusement articulée à l'étude de l'ensemble de l'Europe médiévale.
Commentaire
Le rétablissement d'une activité ordonnée de critique rationnelle est un devoir d'état. Qui d'autre que les scientifiques sait manier le « trébuchet de la simple raison » ? Le jugement scientifique s' oppose point par point aux réactions du bon sens. La raison scientifique réside dans la soumission organisée et réfléchie à des procédures de vérification des expériences et d'examen des concepts dans leur capacité à subsumer le plus grand nombre de phénomènes de la manière la plus économique. L'expérience de l'historien n'est rien d'autre que la confrontation avec les sources : la pratique fondamentale de l'apparat critique est là pour rendre possible les relectures, c'est-à-dire la réitération et la vérification des expériences. L'examen des constructions élémentaires (traductions, datations, identifications) est une partie constitutive essentielle du métier, si fastidieuse soit-elle. La difficulté actuelle est d'élaborer, empiriquement, des règles ou, au moins, des coutumes précises et explicites d’appréciation critique des méthodes d’analyse, et des concepts qui sous-tendent les résultats. L'adéquation des méthodes et des concepts à la matière de base est un problème central, à propos duquel le recenseur est tenu de développer un argumentaire précis, articulé à l'évaluation de l'apport de l'ensemble à la connaissance de la société médiévale, qui constitue indéniablement l'ultima ratio, mais qui n’a aucune portée sans une considération précise de toutes les étapes intermédiaires. La constitution d’une nouvelle organisation collective de discussion critique est une condition capitale du passage à une nouvelle étape de la médiévistique.
On n’a pas le droit de se contenter d'un lapidaire « cela n’est pas très convaincant » sans avancer des arguments rationnels, clairs et vérifiables. On n'a pas le droit de louer, ou de critiquer, des résultats en négligeant l’examen des méthodes qui ont permis leur production ; sinon, c'est le règne du n'importe quoi. Il est malsain de déclarer : « ce travail est faux et incohérent, mais il contient des pépites » ; cela doit être démontré, par un démontage de la mécanique de l'erreur, quitte à signaler au passage quelques observations intéressantes (préciser alors en quoi). Naturellement, renverser ces habitudes ne sera pas aisé : la revalorisation du labeur de recension critique devra être l'objet d'efforts opiniâtres ; à cet égard, on ne devra pas lésiner sur les moyens. Corollairement, une vigilance de fer devra être appliquée à l'activité proliférante dénommée colloque. Là encore, il faudra tenter de cerner et d'éradiquer les contraintes de la mondanité et du mépris des impératifs scientifiques.
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Qui si convien lasciare ogni sospetto
Ogni viltà convien que sia motta.
DANTE. Cité par MARX
Si l'on considère la recherche sur la civilisation médiévale d'un point de vue même modérément rationaliste, il apparaît que de nombreux traits actuels sont interprétables comme des symptômes de déliquescence. Mais la grande majorité de ces traits ne résultent pas des caractères propres du développement de la médiévistique. Et l'on pourrait donc être tenté, comme médiéviste, de se laisser aller à l'attitude fataliste qui domine pour l'heure l'ensemble des sciences sociales, sinon même au cynisme tranquille que provoque la domination du néolibéralisme totalitaire.
On espère avoir donné ici des indications susceptibles d'étayer une autre attitude. D'abord se rappeler que quelques médiévistes, dans des circonstances bien pires, ont su faire front avec une détermination lucide. Ensuite, procéder à une analyse serrée des fondements de la discipline et de son évolution, d'où il ressort assez clairement que la médiévistique repose sur une série de biais tout à fait spécifiques, ce qui assigne aux médiévistes un programme de redressement non moins spécifique. Enfin, identifier, dans le maquis des transformations les plus contemporaines, une série d'éléments, divers, dont le médiéviste serait bien avisé de se saisir, car ils offrent des possibilités heuristiques étonnantes et peuvent donc contribuer de façon décisive au renouvellement de la discipline.
Ces éléments de programme ne s'entendent pas en dehors d'un cadre : on ne saurait se préoccuper rationnellement de la civilisation médiévale sans avoir une idée suffisante, sinon adéquate, du cadre dans lequel on agit et sur lequel il faut agir. Une réflexion en termes de structures, qui est la ligne directrice de tout ce qu'on vient de lire, implique que soit sans cesse recherché, à tous les niveaux d'activité et d'analyse, un équilibre (tout le contraire d'un compromis) entre une radicalisation de la recherche et de l'usage de formes et de relations particuliers et spécifiques, et une attention sans faille aux cadres et aux déterminations, attention étant ici entendue dans son sens le plus actif.
L'ampleur de la tâche peut effrayer, mais vaincre toute peur est la clé du développement des connaissances rationnelles. L'esprit de lucre le plus agressif et un opportunisme imbécile s'étalent dans notre société avec une morgue croissante et prétendent s'ériger en normes morales universelles : conditions détestables pour toute activité scientifique ; la plus élémentaire lucidité fait obligation de résister. Le médiéviste doit se souvenir de Marc Bloch et, si besoin est, se remémorer in petto la devise de Guillaume le Taciturne [« Je maintiendrai » (note perso)].
Alain Guerreau. Novembre 2000