Cet ouvrage est un recueil de textes autour de la « sémantique des temps historiques ». Il cherche à analyser, avec talent, le bouleversement de la conscience historique au cours du XVIIIe siècle, qui s’était mis en place avant la Révolution française. Le leçon que l’on peut en tirer est ainsi qu’une révolution qui se met en place réinterroge l’historicité du monde institué : et c’est cette même interrogation qu’il nous faut reprendre à notre compte concernant nos propres ambitions.
Les textes réunis dans ce livres ont été rédigés au tournant des années 60 et 70, dans une période de profonds bouleversements qui leur donne donc une saveur particulière, non pas tant comme bilan mais comme enjeu.
Pour un avant-goût, je vous propose le premier chapitre du livre.
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En supplément, un texte de Reinhart Kosellect (1923-2000), présenté lors d'une conférence de 2005, sur le thème : « Structures de répétition dans la langue et dans l’histoire » (Revue Synthèse 2006-1)
A mon ami Jean-Luc G.
décédé ce 30 décembre 2024
Reinhart Koselleck - Le passé futur, contribution à la sémantique des temps historiques – ehess 2016
Chapitre 1 - Le futur passé des Temps modernes *1 (p39-58)
En 1528, le duc de Bavière Guillaume IV passa commande d'une série de fresques historiques pour son nouveau pavillon dans le Marstallhof. Le choix des thèmes était tout à fait dans l'esprit chrétien-humaniste, une suite de scènes bibliques et une autre inspirée par l'Antiquité classique. La plus célèbre de ces fresques est, à juste titre, la Bataille d’Alexandre, d 'Altdorfer.
Sur une surface d'un mètre carré et demi, Altdorfer déploie sous nos yeux le panorama cosmique d'un affrontement décisif pour le monde entier, la bataille d'Issos, qui ouvrit, en l'an 333 avant J.-C., ce que nous appelons aujourd'hui l'époque hellénistique. Avec une maîtrise jusqu'alors inconnue, il réussit à représenter des milliers de combattants regroupés en troupes compactes; il nous montre le choc des cavaliers sous leurs armures et des fantassins armés de lances, l'avancée victorieuse des Macédoniens avec Alexandre à leur tête, la confusion et la dispersion qui s'emparent à cet instant même des Perses et l'attitude d'attente des troupes de réserve grecques qui vont ensuite parfaire la victoire. |
Un examen précis de la toile nous permet de reconstruire le déroulement général de la bataille. Altdorfer fixe ici en un tableau « l'histoire », avec la signification que pouvait alors avoir ce terme : à la fois image et histoire racontée. Afin d'être le plus exact possible, le peintre – ou plutôt l'historiographe de la cour qui l'assistait – a pris conseil auprès de Curtius Rufus, auquel il a emprunté les chiffres, alors supposés exacts, des combattants, des morts et des prisonniers. Ces chiffres sont inscrits sur les bannières des troupes : celles-ci mentionnent donc des morts qui, dans le tableau, sont encore au nombre des vivants et tiennent peut-être cette même bannière au pied de laquelle ils vont bientôt s'effondrer. C'est là un anachronisme conscient, dont Altdorfer s'est servi pour peindre la bataille passée tout en restant fidèles à son déroulement.
Mais, quand nous regardons le tableau de la Pinacothèque de Munich, nous sommes frappés par un autre anachronisme, car ce que nous croyons avoir sous les yeux, c'est bien le dernier des chevaliers, Maximilien, et les troupes de lansquenets de la bataille de Pavie. La plupart des Perses ressemblent de pied en cap aux Turcs qui, en cette même année 1529 où la peinture a été exécutée, assiègent en vain Vienne. En d’autres termes, l'événement historique retenu par Altdorfer était pour lui quasi contemporain. Alexandre et Maximilien, pour lequel Altdorfer exécutait cette peinture, se confondaient de manière exemplaire; l'expérience vécue de l'espace historique se nourrissait de ce qui faisait l'unité d'une génération. L'état de la technique militaire ne s'opposait alors pas fondamentalement à ce que l'on représentât d'une manière actuelle la bataille d'Alexandre. Machiavel venait tout juste, dans ses Discorsi, de tenter de démontrer combien les armes à feu modernes avaient peu modifié les techniques de la guerre. Croire que l'invention des munitions affaiblissait la force exemplaire de la référence à l'Antiquité était une erreur totale. Quiconque s'en remettait aux Anciens ne pouvait que sourire d'une telle idée. Présent et passé se trouvaient donc englobés dans un seul et même horizon historique.
Il ne s'agissait même pas de gommer arbitrairement une différence de temps, elle n'existait pas. La preuve en est tangible dans le tableau même. Altdorfer, soucieux d'étayer en quelque sorte statistiquement l'histoire représentée, range en dix colonnes numérotées les participants à la bataille mais ne renonce qu'à un seul chiffre, celui de la date. Sa bataille est non seulement quasiment de son temps, elle semble aussi être hors du temps. Découvrant trois cents ans plus tard le même tableau, Friedrich Schlegel avoue avoir été pris d'un immense étonnement devant ce chef-d'œuvre. | Il en fait l'éloge dans une série d'éblouissants propos, y reconnaissant « la plus haute aventure de l'ancienne chevalerie». Ce faisant, il prend ses distances historiques et critiques vis-à-vis de l 'œuvre d 'Altdorfer. Schlegel fait fort bien la différence entre le tableau et sa propre époque et, tout autant, entre le tableau et la période de !'Antiquité qu'il prétend représenter. L'histoire prend ainsi à ses yeux une dimension temporelle spécifique, de toute évidence inexistante chez Altdorfer. En d'autres termes, il s'est écoulé pour Schlegel, pendant les trois cents ans qui le séparent d'Altdorfer, plus de temps ou en tout cas un temps différent de celui perçu par Altdorfer pour les mille huit cents ans qui séparaient la bataille d'Issos de la représentation qu' il en donnait.
Que s'est-il passé pendant les trois siècles qui séparent nos deux témoins Altdorfer et Schlegel ? Quelle qualité nouvelle a pris le temps historique entre 1500 et 1800 ? C'est la question à laquelle nous allons tenter de répondre. Et si nous lui trouvons une réponse, nous aurons alors à identifier quelque chose qui n'a pas simplement rempli ce laps de temps mais lui a donné son caractère propre.
Pour formuler mon hypothèse de manière plus précise, je dirai que nous assistons au cours de ces siècles à une temporalisation de l'histoire au terme de laquelle on trouve cette forme singulière d'accélération qui est la marque de notre monde moderne. Nous nous interrogerons donc sur la spécificité de ce que nous appelons les Temps modernes, tout en nous limitant ici à un aspect bien précis qui s'offre à nous aujourd'hui à travers le futur propre à chaque génération d'alors : en un mot, nous nous limiterons au seul futur passé.
I. En premier lieu, examinons de plus près le présent immédiat et l'ébauche a-chronique que nous avons décelés dans le tableau d'Altdorfer. Essayons de voir l'œuvre avec les yeux de l'un de ses contemporains. Pour un chrétien, la victoire d'Alexandre sur les Perses signifiait le passage du deuxième au troisième empire, auquel devait succéder le quatrième et dernier, l'Empire romain. Dans cette bataille, les puissances célestes et cosmiques se trouvaient impliquées : le soleil et la lune figurent sur la toile comme forces de la lumière et des ténèbres attribuées à chacun des deux princes; mais en même temps, le soleil surplombe un bateau, donc le mât figure une croix. La bataille qui doit signifier la fin de l'Empire des Perses n 'est pas n'importe quelle bataille mais bien l'un des rares événements se situant entre le début et la fin du monde et préfigurant aussi la fin du Saint Empire. Face à une fin du monde qui ne s'accomplissait pas, on pouvait s'attendre à | des événements analogues. En d'autres termes, le tableau d'Altdorfer avait valeur eschatologique. La bataille d'Alexandre, prélude, représentation, symbole même du combat final entre le Christ et l'Antéchrist, se situait hors du temps. Ceux qui y participaient étaient les contemporains de ceux qui vivaient dans l'attente du Jugement dernier.
L'histoire de la chrétienté est, jusqu'au milieu du XVIe siècle, essentiellement une histoire des attentes ou plus exactement une attente permanente de la fin des temps et, à la fois, des multiples retardements de la fin du monde. Dans quelle mesure était-ce pour l'immédiat ? Cela variait selon les situations, mais les figures fondamentales de la fin du monde restaient immuables. Les formulations mythiques de l'Apocalypse de saint Jean étaient adaptables à chaque situation et les prophéties non canoniques elles-mêmes ne proposaient que des variantes limitées aux figures destinées à entrer dans l'Éternité, comme les papes angéliques, l'Empereur de la Paix ou les précurseurs de l'Antéchrist, Gog et Magog, qui, selon une tradition orientale fort répandue en Occident, restèrent enfermés au Caucase jusqu'à ce qu'Alexandre les en déloge. Quelles que soient les variations subies par ces figures de fin du monde, le rôle de l'Empire romain en reste un élément constant : tant que ce dernier a existé, l'idée de l'Apocalypse finale s'est perpétuée, l'Empereur étant le katechon de l'Antéchrist.
À l'époque de la Réforme, ces figures semblent faire leur entrée dans la réalité historique. Luther voyait l'Antéchrist installé sur le Saint-Siège, Rome était à ses yeux la prostituée de Babylone. Les catholiques, eux, voyaient en Luther l'Antéchrist; les guerres de paysans comme les fronts militants qui se dessinaient dans une Église décadente semblaient préparer l'ultime guerre civile qui devait précéder la fin du monde. Les Turcs, enfin, assiégeant Vienne l'année même où fut peint le tableau, apparaissaient comme le peuple déchaîné de Gog.
Altdorfer, qui avait contribué à chasser les juifs d'Augsbourg et qui était en relation avec l'astrologue Grünspeck, avait certainement connaissance de ces signes. En sa qualité d'architecte de la ville, il veillait, tout en travaillant à son tableau, au renforcement des fortifications, afin de tenir tête aux Turcs : « Si nous mettons les Turcs en fuite », disait alors Luther, « la prophétie de Daniel sera nulle et non avenue, car alors le jour du Jugement dernier sera à notre porte*2. » |
Luther ne cessait de répéter que la fin du monde était pour l'année à venir, voire pour l'année en cours. Mais il avait ajouté – comme ses Propos de table le montrent – que Dieu, par amour des Élus, réduirait les Jours derniers « vers lesquels le monde se presse car ils ont fait entrer en l'espace d'une décade presque la totalité du nouveau siècle*3 ». Luther croyait que tous les événements du nouveau siècle s' étaient concentrés sur une seule décennie, celle qui, commencée par la Diète de Worms, allait s'achever, nous le savons, avec la réalisation de la Bataille d'Alexandre. La contraction du temps indique que la fin du monde approche à grands pas, même si la date en reste cachée.
Arrêtons-nous ici un instant et jetons un regard sur les quelque trois cents ans postérieurs, dont les transformations des structures du temps constituent notre thème de réflexion. Le 10 mai 1793, Robespierre, dans son célèbre discours en faveur de la constitution révolutionnaire, s'écrie : «Le temps est venu d'appeler chacun à sa vraie mission. Le progrès de la raison humaine a préparé cette grande révolution et vous, vous êtes ceux à qui est confiée la tâche particulière d'en accélérer le cours*4. » La phraséologie providentielle de Robespierre ne peut masquer le fait que, par rapport à la situation de départ, l'horizon d'attente s'est inversé. Pour Luther, la contraction du temps est le signe visible que Dieu veut en venir au Jugement dernier, à la fin du monde. Pour Robespierre, l'accélération du temps est une tâche propre aux êtres humains qui s'emploient à réaliser l'ère de la liberté et du bonheur, l'âge d'or futur. En dépit de tout ce que la Révolution doit à la Réforme, ces deux positions marquent le début et la fin de l'époque que nous envisageons. Essayons maintenant d'articuler celle-ci selon la perspective du futur. |
Un des principes de souveraineté de l'Église romaine était de garder le contrôle sur tous les visionnaires. Toute vision du futur exigeait, comme l'atteste encore une décision du cinquième concile du Latran (1512-1517), une autorisation de l'Église. L'interdiction de la doctrine du Troisième Empire de Joachim de Fiore, le destin de Jeanne d'Arc brûlée vive pour avoir affirmé imperturbablement des visions non cautionnées par l 'Église, ou la mort de Savonarole sur le bûcher sont autant d'exemples de la façon dont on coupait court à toute prophétie postbiblique. Pas question de mettre en cause la stabilité de l'Église ; son unité était, tout comme l'existence de l l'Empire, garante de l'ordre jusqu'à la fin des temps.
Conformément à cet état des choses, l'avenir du monde et sa fin se sont trouvés intégrés à l'histoire même de l'Église, ce qui a eu pour conséquence de faire tomber plus d'une prophétie toute neuve sous le coup de l'hérésie. L'Église en effet organisait cette fin du monde qui n'arrivait pas, de manière à pouvoir se stabiliser elle-même sous la menace d'une fin du monde possible et dans l'espoir de la parousie*5. Il faut prendre l'eschaton inconnu comme un facteur d'intégration de l'Église qui pouvait de ce fait se constituer en monde et s'ériger en institution. L'Église en soi est eschatologique. Mais dès l'instant où les représentations de l'Apocalypse de saint Jean peuvent être appliquées à des événements ou à des instances concrètes, l'eschatologie devient un facteur de désintégration. La fin du monde n'est donc un facteur d'intégration que dans la mesure où elle reste non déterminable sur le plan historico-politique.
Le futur comme fin possible du monde se trouve ainsi, en sa qualité d 'élément constitutif de l'Église, intégré dans le temps; il ne se situe pas à la fin d'un temps conçu comme linéaire: au contraire, la fin du temps ne peut être perçue que parce qu'elle a été de tout temps sauvegardée au sein de l'Église. Et pendant tout ce temps, l'histoire de l'Église a été l'histoire du salut.
La Réforme a rompu radicalement avec cette tradition. Ni l'Église ni les puissances séculières n'avaient la capacité d 'enrayer les énergies libérées par Luther, Zwingli et Calvin en Europe. Luther lui-même, dans ses vieux jours, désespérait de parvenir à la paix: les diètes d'Empire ne servaient plus à rien et lui-même, implorant la venue du Dernier Jour, ajoutait : « Je demande seulement qu'elles n'aggravent pas les choses, afin que nous ayons encore un bref séjour ici-bas*6. » La mission de l'Empire, | qui était de retarder la fin du monde, transparaît encore à travers ce cri de détresse d'un homme qui ne voit plus d'issue pour ce monde. L'Empire avait, selon lui, échoué.
Peu de temps après, en 1555, la paix religieuse d'Augsbourg était signée – comme il est dit dans le paragraphe 25, pour protéger « cette louable nation d'une fin prochaine ». Les « ordres » (Stände) se mirent d'accord pour que soit établie une « paix permanente, durable, inconditionnelle et conclue à jamais *7 »; même si, chose décisive autant que controversée, les factions religieuses ne devaient trouver aucun arrangement, aucun accord. Dès lors, la paix et l'unité de la religion n'étaient plus identiques, la paix devant désarmer les fronts de la guerre civile religieuse et, en quelque sorte, les geler. Il est aujourd'hui difficile de mesurer à quel point une telle proposition fut alors perçue comme inouïe. Mais le compromis, né de la nécessité, recélait un principe nouveau, le principe « politique », qui devait s'affirmer au siècle suivant.
Les hommes politiques ne se souciaient plus que du temporel et non de l'éternel, comme le leur reprochaient les vrais croyants de tous bords. « L' hérésie n'est plus aujourd'huy en la religion ; elle est en l'Estat », affirmait, au moment des guerres de Religion, un juriste et homme politique français *8. L'expression est dangereuse quand nous la répétons aujourd'hui ; en 1590 , elle avait pour fonction de reformuler l 'orthodoxie en question de droit politique. Cujus regio, ejus religio est une première formule pour exprimer le fait que les princes, de quelque confession qu' ils fussent, se mettaient en leur qualité même de princes au-dessus des partis religieux. Mais ce n'est qu'au terme de trente ans d'une guerre qui les avait anéantis que les Allemands furent à même de faire du principe de l'indifférence religieuse le fondement de leur paix. Ce qui avait essentiellement commencé comme une guerre civile religieuse à laquelle se livraient les « Stände » de l'Empire romain se terminait avec le traité de paix de ces princes-souverains qu'étaient devenus, en s'émancipant, les seigneurs territoriaux. Et tandis qu 'en Occident un étatisme moderne naissait de la guerre civile *9 et de la « civil war », la guerre civile religieuse devenait au cours de ces trente ans en Allemagne – grâce aux interventions extérieures – une guerre | interétatique, donc le résultat fut paradoxalement de maintenir l'Empire en vie. Sous de tout autres auspices certes : la paix de Münster et d'Osnabrück a été considérée jusqu'à la Révolution française comme le fondement, en droit international, de la tolérance. Quelles ont été les conséquences de cette nouvelle dépendance entre religion et politique dans l'élaboration de la perception moderne du temps, et, par ailleurs, par quel glissement du futur ce processus a-t-il été marqué ?
Première expérience acquise au cours d'un siècle de luttes sanglantes : les guerres de Religion n'avaient visiblement pas hâté l'échéance du Jugement dernier, du moins pas sous la forme concrète jadis attendue. Bien au contraire, la paix n'était possible que dans la mesure où les puissances religieuses se consumaient et s'épuisaient en luttes ouvertes et où l'on réussissait à les soumettre politiquement et à les neutraliser. Ainsi s'ouvrait un futur à la fois neuf et original.
Le processus, fort lent, était depuis longtemps à l'œuvre. Ce qui frappe d'abord, c'est le fait que, depuis le XVe siècle et en partie déjà auparavant, la fin du monde n'avait cessé de reculer. Nicolas de Cues la prédit pour le début du XVIIIe siècle ; Mélanchton compte deux mille ans à partir de la naissance du Christ avant que ne s'achève la vieille ère. La dernière grande prophétie pontificale, attribuée à saint Malachie, date de 1595 ; elle multiplie par trois la liste jusque-là traditionnelle des papes, de sorte que, compte tenu de la durée moyenne de leur règne, la fin des temps se situerait au plus tôt vers 1992.
On est frappé en second lieu par le rôle – à ne pas sous-estimer – de l'astrologie. Elle atteint son apogée à la Renaissance mais son influence ne diminue guère jusqu'à ce que les sciences naturelles, en quelque sorte portées par l'astrologie, jettent sur elle le discrédit. Vers 1700, Newton prophétisait encore la fin du règne des papes pour l'an 2000. Le calcul astrologique du futur faisait reculer dans un avenir de plus en plus lointain les attentes eschatologiques, en les englobant dans ses opérations. Les attentes de la fin des temps se retrouvèrent submergées par des déterminants qui paraissaient d'ordre naturel. Coïncidence symbolique, c'est en 1555, l'année de la paix religieuse d'Augsbourg, que Nostradamus publie ses Centuries. Certes, ses visions se concluent en général par une prophétie de la fin des temps mais il formule, sur le temps intermédiaire, un nombre infini d'oracles non datables, variables, de sorte que s'ouvre pour le lecteur quelque peu curieux un avenir incroyablement fascinant.
Troisième remarque: avec l'effacement des attentes de la fin du monde, le Saint Empire romain perd désormais, et d'une autre manière, | sa fonction eschatologique. Depuis la paix de Westphalie au plus tard, il est devenu évident que maintenir la paix était la tâche première du système des États européens. Dans ce domaine Bodin a joué, en tant qu'historien, un rôle pionnier aussi important que lorsqu'il a élaboré le concept de souveraineté. En dissociant l'histoire sainte, l'histoire humaine et l'histoire de la nature, il a fait de la question de la fin des temps un problème de calcul astronomique et mathématique . La fin du monde devint une date du cosmos, l'eschatologie se trouva réduite à une histoire de la nature spécialement préparée à cette fin. Dans la pure tradition cabalistique, Bodin tenait pour possible que le monde ne finisse qu'au terme d'un cycle de cinquante mille ans . Le Saint Empire romain germanique se trouva ainsi dépouillé de toute mission à caractère sacré. Selon Bodin, l'histoire de l'humanité considérée en elle-même n'avait pas de but mais elle était le champ de la probabilité et de l'intelligence humaine . Maintenir la paix était le devoir de l'État, non la mission de l'Empire. Et si un pays était en droit de revendiquer la succession de l'Imperium, ce serait tout au plus l'Empire ottoman, car il s'étendait sur trois continents. Pour Bodin, l'émergence d'une historia humana, sans lien avec l'histoire sainte et la légitimation de l'État moderne capable de dompter les factions religieuses relevaient d'un seul et même processus.
Ceci nous amène à un quatrième point : la genèse de l'État moderne s'accompagne d'une lutte incessante contre les prophéties religieuses et politiques de tous ordres. L'État s'arroge le monopole de la domination du futur en réprimant toute interrogation apocalyptique et astrologique ; ce faisant, il reprend, certes, dans un but anti-ecclésial, une des tâches de l'ancienne Église. Henri VIII, Édouard VI et Elizabeth d'Angleterre ont promulgué de sévères édits contre de celles prédictions. Et les prophètes récidivistes risquaient le bagne à perpétuité. En France, Henri III et Richelieu ont suivi le modèle anglais, afin de tarir une fois pour toutes la source toujours renaissante des attentes religieuses. Grotius, qui publie en 1625 son traité de droit international alors qu'il vient de s'exiler pour fuir la persécution religieuse, classe la volonté de prophétiser, voluntatem implendi vaticinia, parmi les causes injustes de la guerre. Et il ajoute cet avertissement : « Prenez garde, théologiens trop présomptueux ; mais, vous les politiques, prenez garde aux théologiens trop présomptueux *10 ! » En somme, une politique rigoureuse a, | semble-t-il, réussi à éliminer peu à peu du domaine de la formation et des décisions de la volonté politique les tenaces attentes religieuses relatives au futur, si foisonnantes après le déclin de l'Empire.
On assiste au même phénomène en Angleterre où, pendant la révolution puritaine, les vieilles attentes enrobées de prophéties renaissent de plus belle. Mais le dernier grand pugilat autour du phénomène prophétique dans le domaine politique a lieu en 1650: il y va du retour ou non de la monarchie. Déjà les armes sont celles de la critique philologique. L'astrologue républicain Lilly démontre que son adversaire royaliste a bien mal recopié ses sources. Et quand Cromwell rend publiques ses intentions pour l'année à venir en reprenant la pratique d' un calendrier astrologique, il faut l'attribuer à son froid réalisme plutôt qu'à sa foi en la révélation divine. En Allemagne, la dernière annonce de la fin du monde qui ait eu quelque retentissement date de la guerre de Trente Ans : c'est le commentaire de l'Apocalypse donné par Bartholomée Holzhauser qui accordait aux hommes un répit de quelques décennies.
Les topoi des prophéties ont toujours existé en nombre limité, mais jusqu'au XVIIe siècle, ils ont été compilés de façon originale et créatrice. Au-delà, les réimpressions s'accumulent, comme dans le cas de ces « prophètes européens » qui tentent d'appliquer aux guerres de Silésie des textes anciens – et la démarche est encore de mise de nos jours. La dernière tentative pour sauver la doctrine des quatre monarchies a été imprimée en 1728; mais ce n'était plus là qu'un épilogue.
Le XVIIe siècle se caractérise donc par l'élimination de toute interprétation du futur, quelles qu'en soient les motivations. L'État fait taire ces interprétations là où il en a le pouvoir, comme, en dernier lieu, dans la guerre des Camisards, sinon il les relègue dans des cercles privés, locaux ou folkloriques, ou encore dans des sociétés secrètes. Parallèlement, les esprits humanistes et sceptiques partent en campagne contre les oracles et les superstitions de toutes sortes. Les premiers noms connus sont ceux de Montaigne et de Bacon, qui, largement en avance sur leurs contemporains, ont démasqué, dans de virulents essais, les prophéties sur le mode psychologique. En Allemagne aussi, en 1632, on annonce une « mise en cause par écrit des visions ». C'est Spinoza qui, en 1670, formule la critique la plus conséquente de la prophétie. Il ne se contente pas de combattre les visions religieuses comme des attributs derrière lesquels se cachent des factions ambitieuses et ennemies de l'État de son temps, il va plus loin, tentant de démasquer les prophètes canoniques qui ne seraient les victimes que de leur propre manque d'imagination primitive. | Avec Fontenelle et son Histoire des oracles (1686), cette bataille atteint son apogée stylistique en formules souveraines, empreintes d'une distance toute rationnelle, auprès desquelles l'ironie déversée par Voltaire sur les prophètes fait figure de mépris du vainqueur.
C'est à partir de 1650 que disparut la faculté des attentes des chrétiens ou des prophéties de tous ordres à se transformer en acte politique. Calcul politique et réserve humaniste définissent un nouvel horizon. Manifestement, ni la grande fin du monde ni ses multiples petites fins ne peuvent plus entraver de quelque manière que ce soit le cours des choses en ce bas monde. En lieu et place de la fin des temps si attendue s'ouvre désormais un temps autre, un temps nouveau.
Nous touchons ici à notre cinquième point. Il est désormais possible de jeter un regard en arrière sur un passé considéré comme relevant du Moyen Âge. Depuis l'Humanisme déjà, les concepts eux-mêmes – cette triade faite des Temps anciens, du Moyen Âge et des Temps modernes – existaient bel et bien, mais ils ne se sont imposés à l'histoire dans son ensemble que lentement, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Dès lors, on commence à vivre dans un temps nouveau et l'on a conscience de le vivre *11. Ce sentiment varie selon les nations et les couches sociales mais c'est là un constat qui doit être compris, pour reprendre l'expression de Paul Hazard, comme la crise de la conscience européenne*12 .
II. Nous avons jusqu' ici suivi la mise au pas, le travail de sape, l'usure ou la canalisation des attentes eschatologiques. Tournons-nous maintenant vers les pronostics d'avenir, car ce sont bien eux qui s'imposent à la place d'un futur en train de passer. On peut en distinguer deux types, même s'ils dépendent étroitement l'un de l'autre et renvoient aux mêmes attentes de salut éternel. Il s'agit, d'une part, de la science rationnelle des pronostics; de l'autre, de la philosophie de l'histoire. |
Le pronostic, cette pré-vision qui se fonde sur la raison, s'est développé en opposition à la prophétie, qui lui était contemporaine. L'art subtil du calcul politique a conquis ses lettres de noblesse en Italie aux XVe et XVIe siècles, puis dans les cabinets des cours européennes pendant les XVIIe et XVIIIe siècles. On en trouve la définition dans une citation d'Aristote introduite par Guichardin dans la littérature politique : « De futuris contingentibus non est determinata veritas » (en ce qui concerne les choses futures, la vérité reste indéterminée). Il existe des gens, ajoute Guichardin, qui ont élaboré des traités entiers sur le déroulement du futur. De tels traités sont cerces plaisants à lire, mais « comme dans ces considérations toute conclusion se déduit d'une autre, l'édifice s'écroule dès qu'une seule est fausse*l3 ».
Cette conviction, que Guichardin a acquise en Italie, le pays fondateur de la politique moderne, a conduit à adopter une certaine attitude. Le futur devient le domaine des possibilités finies et s'ordonne selon des degrés de plus ou moins grande probabilité. C'est le même horizon que celui découvert par Bodin pour fonder son historia humana. Calculer la probabilité d'événements susceptibles d'arriver ou non a pour première conséquence d'éliminer une conception du futur évidente pour les partis religieux et qui consistait à imposer dans la certitude du Jugement dernier l'alternative du Bien et du Mal comme seule maxime d'action.
Le seul jugement moral qui reste à l'homme politique se définie à la mesure d'un mal pire ou moindre. C'est dans ce sens que Richelieu disait que rien n'était plus nécessaire à un gouvernement que la prévision, seul moyen d'éviter tant de maux, qui, une fois déclarés, ne pouvaient être guéris qu'au prix de difficultés croissances. La seconde conséquence d'une telle attitude était de risquer de s'exposer à d'éventuelles surprises, car ce n'était en général pas l'une ou l'autre de ces possibilités qui se réalisaient, mais une troisième, une quatrième, une énième. À force de se trouver confronté à de telles incertitudes, la nécessité d'une prévision encore plus précise se trouva renforcée; d'où la résonance particulière de la formule de Richelieu : il est plus important de penser le futur que le présent*14. C'est là en quelque sorte l'ébauche politique du système des assurances vie, qui va se multiplier à partir de la fin du XVIIIe siècle avec le calcul des espérances de vie. |
Alors que la prophétie dépasse l'horizon de l'expérience calculable, le pronostic se sait, lui, imbriqué dans la situation politique. Et il l'est à un tel point que faire un pronostic, c'est déjà transformer la situation. Le pronostic est donc un facteur conscient d'action politique, il se rapporte à des événements donc il dégage la nouveauté. Aussi le pronostic lui-même réexclut toujours le temps d'une façon généralement possible, mais inattendue dans ses détails.
Le pronostic produit le temps qui l'engendre et dans lequel il se projette, tandis que la prophétie apocalyptique détruit le temps dont la fin est précisément sa raison d'être. Du point de vue de la prophétie, les événements ne sont que des symboles de ce qui est déjà connu. Un prophète déçu ne peut douter de ses propres prophéties. Avec la souplesse qui les caractérise, celles-ci peuvent à tout moment être renouvelées. Plus encore, à chaque déception, la certitude de l'accomplissement à venir augmente. En revanche, un pronostic faux ne se répète pas, même par erreur, car il reste prisonnier de ses prémisses définies une fois pour toutes.
La science rationnelle du pronostic se contente de possibilités qui sont de ce monde mais elle produit, de ce fait précisément, un excès de stylisation dans sa façon de dominer le monde. Le temps se reflète toujours d'une manière très surprenante dans le pronostic : le caractère identique et fixe de l'attente eschatologique est remplacé par celui sans cesse renouvelé d'un temps qui se fuit lui-même et qui est rattrapé par le biais du pronostic. Ainsi, considérée sous l'angle de la structure temporelle, la science du pronostic doit être comprise comme un facteur intégratif de l'État, dépassant le monde qui lui est confié vers un avenir limité.
Prenons un exemple au hasard dans la diplomatie moderne: le premier partage de la Pologne. On peut avec raison en attribuer non la cause mais la manière à Frédéric II. Après les affres de la guerre de Sept Ans, ce souverain vivait dans une double crainte, la première étant celle d'une revanche autrichienne. Afin de réduire cette éventualité, il fit alliance avec la Russie: Mais il se liait ainsi à une puissance dont le poids grandissant, mesuré pour l'essentiel en termes d'accroissement démographique, lui apparut à plus longue échéance comme un danger plus grave encore, voire comme le danger en soi. Ces deux prédictions, le pronostic autrichien à court terme et le pronostic russe à long terme, interférèrent dans l'action politique de telle sorte qu'elles modifièrent le fondement même du pronostic - autrement dit, la situation. La population grecque orthodoxe de Pologne donnait aux Russes un prétexte continuel pour y intervenir en tant que force protectrice religieuse. L'envoyé russe, Repnine, | opérait à Varsovie en qualité de quasi-gouverneur général et les séances à la Diète polonaise se tenaient directement sous sa surveillance. Des députés réticents furent sans autre forme de procès transférés en Sibérie, et la Pologne devint de facto une province russe, où les guerres civiles, attisées par la Russie, justifiaient un renforcement constant de sa tutelle. La pression croissante à l'Est rapprochait de façon inquiétante la réalisation du pronostic à long terme tout en faisant reculer jusqu'aux limites de l'inaccessible le projet spécifique de Frédéric, qui voulait intégrer à son État les territoires prussiens de l'Ouest. En 1770, la situation se détériora : la Russie s'apprêtait à engloutir non seulement la Pologne mais encore la Roumanie, dans une guerre contre la Porte ottomane – menée intolérable pour l'Autriche pour laquelle l'annexion de la Roumanie constituait un casus belli. Frédéric II, en tant qu'allié de la Russie, eut en outre été contraint de se plier à l'alternative qu'il redoutait tant, c'est-à-dire obligé de combattre l'Autriche, ce qu'il voulait éviter à tout prix. La solution pour laquelle il opta en 1772 pour sortir de ce dilemme est fort étonnante.
Dès qu'il apprit – avant même que les Russes n'en soient informés – que les Autrichiens hésitaient à s'engager dans la guerre, Frédéric obligea la Russie, en faisant jouer tout le poids de ses obligations d'allié envers elle, à renoncer à l'annexion de la Roumanie. En compensation, elle reçut en partage la partie orientale de la Pologne, qu'elle dominait déjà, tandis que la Prusse et l'Autriche se partagèrent la Prusse occidentale et la Galicie, régions de grande importance, qui se trouvaient ainsi, de surcroît, soustraites à l'influence russe. Au lieu de faciliter par une guerre l'avancée vers l'Ouest de son si redoutable allié, Frédéric avait non seulement sauvé sa propre paix mais il avait verrouillé stratégiquement l'avance russe. Et ces deux éléments qui, en apparence, s'excluaient absolument, il les avait combinés à son double avantage.
Il est clair qu'un jeu aussi souple avec un nombre limité – mais dans ses limites mêmes quasi illimité – de possibilités n'était lui-même possible que dans une situation historique donnée. Quel est donc cet horizon propre aux Temps modernes au sein duquel tout le raffinement d'une politique absolutiste pouvait se déployer ? Il était possible d'embrasser l'avenir d'un regard – dans la mesure où le nombre de forces agissant dans le domaine politique restait limité au nombre des princes. Derrière chaque souverain se profilait un potentiel administrativement calculable de soldats et d'habitants, de capacités économiques et de ressources financières. Dans cet horizon-là, l'histoire était encore relativement | statique et le mot de Leibniz, « le monde futur est tout entier
contenu et entièrement préformé dans le monde présent*15 », s'appliquait aussi à la politique. Dans le cadre d'une politique menée par des princes-souverains, mais dans ce cadre seulement, rien de fondamentalement neuf ne pouvait se produire.
L'extrême limite, en deçà de laquelle pouvait jouer le calcul politique, était tout à fait caractéristique de cet état des choses. Hume, lui-même auteur de pronostics à long terme, déclara un jour qu'un médecin ne s'aventurait pas à faire des prévisions au-delà de quinze jours, et un homme politique au-delà de quelques années*16. Cette assertion se trouve confirmée par les archives diplomatiques de l'époque. Il existait certes des constantes qui bien souvent se perdaient dans un avenir plus ou moins hypothétique. On comptait par exemple sur la constance des caractères que confirmait si bien, par exemple, la corruptibilité des ministres. Mais surtout, la longévité présumée des souverains régnants était un facteur permanent de calcul de probabilités historiques. Le futur le plus lointain que put prédire en 1648 l'envoyé de Venise à Paris était le cas, à ses yeux assuré, d'une guerre de succession d'Espagne – qui se produisit exactement cinquante ans plus tard. Le fait que la plupart des guerres qui se sont déroulées dans la république des princes européens aux XVIIe et
XVIIIe siècles soient des guerres de succession montre bien à quel point l'horizon historique était encore aux dimensions de l'homme et de la nature. Mais même là, comme le rapporte notre envoyé de Venise, « il restait de la place pour le temps et le futur, car tout ce qui peut arriver ne se produit pas pour de bon*17 ». Il suffit de rappeler ici le rôle joué par la mort de la tsarine en 1762, qui changea le cours de la guerre.
Familière de la vie et du caractère des acteurs politiques, la république des princes d'Europe pouvait effectivement encore saisir son histoire comme liée aux lois de la nature. On ne s'étonnera pas de voir le modèle cyclique antique, remis à l'honneur par Machiavel, bénéficier d'une évidence généralisée. La faculté de se répéter propre à cette expérience de l'histoire rattachait au passé le futur pronostiqué. |
Ainsi l'écart entre la conscience du temps politique propre aux Temps modernes et l'eschatologie chrétienne se révèle-t-il, certes, moins grand qu'il n'y paraissait au premier abord. Au regard de l'éternité (sub specie aeternitatis), il ne peut rien arriver de nouveau, que l'on scrute le futur avec la réserve du croyant ou avec le prosaïsme du calculateur. Un homme politique peut se montrer plus intelligent ou plus rusé, raffiner à l'extrême ses techniques, devenir plus sage ou plus prudent: jamais cependant l'histoire ne le portera vers les sphères nouvelles et inconnues du futur. La transmutation d'un futur prophétisé en un futur pronosticable n'a à aucun moment véritablement perturbé l'horizon de l'attente chrétienne. Par là précisément, la république des princes se rattache au Moyen Âge, même si on ne la saisit plus comme fondamentalement chrétienne.
C'est la philosophie de l'histoire qui, la première, délivre les Temps modernes de leur propre passé et inaugure notre époque par un futur nouveau. A l'ombre de la politique absolutiste s'était formée, d'abord en secret puis ouvertement, une conscience du temps et du futur qui se nourrissait d'un mélange hardi de politique et de prophétie, mélange particulier au XVIIIe siècle, fait de science rationnelle du pronostic et d'attente assurée du salut , et qui s'est intégré à la philosophie du progrès. Ce dernier s'est développé dans la mesure où l'État et sa science du pronostic se sont révélés incapables de satisfaire l'exigence sotériologique, dont la motivation fondamentale passait par un État qui, dans son existence, demeurait dépendant de l'élimination des attentes de fin du monde.
En quoi consistait l'originalité de l'attente d'un avenir lié au progrès ? La non-réalisation de la fin du monde avait renforcé l'Église et, du même coup, un temps statique perçu comme tradition. La science politique du pronostic avait, elle aussi, une structure temporelle statique dans la mesure où elle opérait avec des données naturelles dont la répétitivité potentielle induisait le caractère cyclique de son histoire. Le pronostic implique un diagnostic qui incorpore le passé dans le futur. Du fait de cette part d'avenir toujours inhérente au passé, le champ de manœuvre de l'État s'est trouvé autant ouvert que limité. Dans la mesure où le passé n'est expérimentable que parce qu'il contient un élément à venir – et réciproquement –, l'existence politique de l'État reste tributaire d'une structure temporelle qui peut se saisir comme une mobilité statique. Le progrès, lui, libère désormais un passé qui dépasse l'espace de temps et d'expérience traditionnel, celui que l'on peut pronostiquer, qui est conforme à la nature et provoque par sa dynamique propre de nouveaux pronostics à long terme, qui vont au-delà de la nature. |
L'avenir de ce progrès se caractérise par deux éléments: l'accélération avec laquelle il fond sur nous, d'une part, et son degré d'inconnu, d'autre part. Car le temps accéléré en soi, c'est-à-dire notre histoire, rétrécit les champs d'expérience, les prive de leur pérennité et met sans cesse en jeu de nouvelles inconnues, de sorte que face à la complexité même de ces inconnues, le présent se dérobe dans l'inexpérimentable. C'est là précisément ce qui commence à se dessiner juste avant la Révolution française.
Le vecteur de la philosophie moderne était le Bürger (le bourgeois) émancipé de la sujétion absolutiste et de la tutelle de l'Église, le « prophète-philosophe », comme on l'a fort justement désigné au XVIIIe siècle. Les spéculations sur le futur émises par la religion chrétienne et qui avaient désormais libre cours, tout comme le calcul politique, l'ont en fait porté sur les fonts baptismaux. Lessing nous brosse son portrait : « Il jette souvent des regards très justes sur le futur mais, semblable au rêveur, il est incapable d'attendre le futur. Il voudrait que celui-ci advienne plus rapidement et en être l'accélérateur ... Car quel avantage en tire-t-il, quand ce qu'il tient pour le meilleur ne le devient pas précisément de son vivant*18 ? » Le temps qui s'accélère de la sorte empêche le présent d'être saisi comme présent et s'égare dans un futur où il faut aller chercher en recourant à la philosophie de l'histoire un présent qui se dérobe à toute expérience vécue. En d'autres termes, l'accélération du temps, jadis catégorie eschatologique, devient au XVIIIe siècle matière à planification terrestre, bien avant que la technique n'ouvre complètement le champ d'expérience convenant à l'accélération.
C'est dans le sillage de l'accélération que se produit un décalage qui propulse le temps historique dans l'alternance révolution/réaction. Ce qui, avant la Révolution, pouvait se comprendre comme katechon devint un élément moteur de la révolution. La réaction, tenue encore au XVIIIe siècle pour une catégorie mécanique, en vint à fonctionner comme un mouvement qu'elle cherche à arrêter. La révolution, à l'origine le mouvement naturel des étoiles, et introduite dans le rythme naturel de l'histoire comme la métaphore d'un cycle, prend dorénavant une direction irréversible. Elle semble se libérer de ses entraves, se projetant dans un futur qu'elle appelle de tous ses vœux mais qui chaque fois se soustrait entièrement à l'expérience présente, et, ne cessant de repousser | la réaction, elle tente de la détruire en la reproduisant. Car la révolution moderne est toujours marquée de son contraire, la réaction.
Il faut comprendre cette alternance révolution/réaction, censée conduire au stade final paradisiaque comme un futur sans avenir puisque la reproduction et l'abolition sans cesse nécessaire du contraire déterminent un « mauvais infini ». Dans la poursuite de ce « mauvais infini » – pour reprendre l'expression de Hegel –, la conscience des acteurs se fixe sur un « pas-encore », lequel revêt la structure formelle d'une obligation morale qui se pérennise. Dès lors, il devient possible de donner une réalité historique à des fictions comme l'empire millénaire ou la société sans classe. Le fait que les acteurs soient liés à un stade final devient prétexte à un processus historique se dérobant à l'examen de ceux qui y participent. Aussi est-il nécessaire de recourir à une science du pronostic historique qui aille au-delà des pronostics des hommes politiques et qui, tel l'enfant légitime de la philosophie de l'histoire, relativise le projet de cette philosophie.
Ici encore, on trouve des témoins bien avant la Révolution française. Les prédictions concernant la Révolution de 1789 sont nombreuses, mais rares sont celles qui s'intéressent à l'époque qui suivra et à sa nature. Rousseau est au nombre des grands pronostiqueurs, qu'il ait entrevu le caractère durable de la crise ou qu'il ait perçu l'assujettissement de l'Europe par les Russes et des Russes par les Asiatiques. Voltaire, qui n'eut de cesse de présenter la « belle révolution » d'Angleterre sous des couleurs bien plus fades et donc sous un jour bien plus favorable, dénonça ses adversaires comme de faux prophètes retombés dans des comportements révolus.
Ne nous attardons pas sur l'analyse des divers pronostics rêvés ou imposés grâce auxquels la philosophie des Lumières s'est forgé son auto-assurance. Parmi elles, cependant, on peut trouver l'une des plus importantes prédictions, restée jusqu'à présent dans l'ombre de l'anonymat et du camouflage géographique. Il s'agit d'un pronostic datant de 1774, qui s'applique en apparence à la Suède mais, en réalité, à la France. Il est imprégné de littérature classique sur la guerre civile, des doctrines sur le despotisme et de la conception cyclique héritée de l'Antiquité ainsi que de la critique de l'absolutisme éclairé, mais son aboutissement est moderne. Diderot en est l'auteur :
Il ne faut alors qu' un grand revers pour abandonner le despote à la merci de son peuple. Alors, ce peuple, indigné de sa longue souffrance, ne manque guère de profiter de l'occasion pour rentrer dans ses droits. | Mais comme il n'a ni vues ni projets, il passe en un clin d'œil de l'esclavage à l'anarchie. Au milieu de ce tumulte général, on n 'entend qu'un cri: Liberté ! Mais comment s'assurer de ce bien précieux ? On l'ignore ; et voilà la nation divisée en diverses factions mues par différents intérêts [ ... ] À l'instant il n'y a plus que deux partis dans l'État, distingués par deux noms, qui, quels qu'ils soient, ne signifient jamais que royalistes et antiroyalistes. C'est le moment des grandes secousses; c'est le moment des complots [ ... ] Le royalisme est une hypocrisie, l'antiroyalisme en est une autre; ce sont deux masques divers de l'ambition et de la cupidité. La nation n 'est plus qu'un amas d'âmes dégradées et vénales [ ... ] Ce qui va arriver alors n' est pas difficile à deviner.
Il suffit d' un instant propice et d'un homme propice pour que se manifeste un événement tout à fait inattendu. Et Diderot décrit cet événement à travers la fiction d'un traité de soumission prétendument conclu en Suède mais qui vise en réalité l'avenir de la France, afin d'empêcher qu 'il ne se réalise :
Il est venu, cet instant; il s'est montré cet homme [ ... ] Il a dit à ces hommes qui se croyaient tout : Vous n'êtes rien ; Il leur a dit : Je suis le maître ; et ils ont dit unanimement : Vous êtes le maître. Il leur a dit : Voilà les conditions sous lesquelles je veux vous soumettre ; et ils ont
dit : Nous les acceptons [ ... ] Quelle sera la suite de cette révolution ? On l'ignore*19.
Diderot dévoile un processus qui devait rester caché à la plupart de ceux qui y contribuèrent. Il fait un pronostic à long terme, en présupposant comme une chose certaine le début encore inconnu de la Révolution, en démasquant des mots d'ordre dualistes le bien et le mal, | la liberté et l'esclavage, en les réduisant à la dialectique de la liberté et en en déduisant la fin inattendue. Mais son interrogation ne s'arrête pas là. Car la suite des événements restait pour lui obscure. C'est pourquoi il formule la question que reprendra Tocqueville et à laquelle nous avons encore aujourd'hui à chercher une réponse.
Jetons, enfin, un dernier regard sur le tableau d'Altdorfer qui nous a accompagné dans notre itinéraire de la Réforme à la Révolution. L'homme de la prédiction, Napoléon, rapporta en 1800 le tableau à Paris et le suspendit dans sa salle de bains au château de Saine-Cloud. Il n'a jamais été un homme de goût. Mais la Bataille d'Alexandre était son tableau préféré et c'est sans doute la raison pour laquelle il a voulu l'introduire dans son intimité. A-t-il pressenti combien l'histoire de l'Occident était présente dans ce tableau ? Nous sommes en droit de le supposer. Il se prenait lui-même pour une figure majeure comparable au grand Alexandre. Mais il y a plus. La force intrinsèque de la tradition était si forte que, même à travers la « nouvelle ère » amorcée par la Révolution de 1789, la mission de l'Empire, marquée par l'histoire du salut et depuis bien longtemps affaiblie, transparaissait encore. Napoléon, qui avait définitivement détruit le Saint Empire romain germanique, épousa par la suite la fille du dernier empereur – exactement comme quelque deux mille ans auparavant, Alexandre avait épousé en secondes noces la fille de Darius, lui aussi par calcul. Et Napoléon fit de son fils le roi de Rome.
Après sa chute, il déclara que ce mariage avait été la seule erreur qu'il avait véritablement commise : avoir renoué avec une tradition que la Révolution, et lui-même en tête, avaient paru détruire. Était-ce véritablement une erreur ? Napoléon, au comble de sa gloire, voyait les choses autrement : « Mon fils même, mais cela est inutile à dire, aurait souvent besoin d 'être mon fils pour me succéder tranquillement*20 .»
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notes :
*1. Les conversations que j'ai eues avec Gerhard Hergt ont contribué à la conception de ce travail. Sur la notion de « futur passé », cf. aussi Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire, Paris, Gallimard, 1948, p. 182, et Reinhatd Wittram, Zukunft in der Geschichte, Gottingen, Vandenhoeck & Ruprech, 1966, p. 5. Concernant l'imbrication des dimensions temporelles, voir Niklas Luhmann, « Weltzeit und Systemgeschichte » dans Peter Christia Ludz (ed.), Soziologie und Sozialgeschichtt, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1972 (Kölner Zeitschrift for Soziologie und Sozial-psychologie, n° spéc. 16), p. 81-115.
*2. Martin Lucher, Tischreden, dans Werkausgabe, Weimar, 1913, t. 2, p. 678. Sur Altdorfer, voir entre autres Ernst Buchner, Albrecht Altdorfer und sein Kreis, Katalog, Munich, 1938; Id., Die Alexanderschlacht, Stuttgart, Reclam-Verlag, 1956; Karl Oettinger, Altdorfer-Studien, Nuremberg, 1 959; Franz Winzinger (ed.), A. Altdorfer, Graphik, Munich, Piper, 1963. Voir aussi Gisela Goldberg, « Die ursprüngliche Schrifttafel der Alexanderschlacht Albrecht Altdorfers », Münchener Jahrbuch der bildenden Kunst, 3e sér., 19, 1968, p. 121-126; F. Winzinger, « Bemerkungen zur Alexanderschlacht Albrecht Altdorfers », Zeitschrift for Kunstgeschichte, 31, 1968, p. 233-237; Kurt Martin (ed.), Die Alexanderschlacht von Albrecht Altdorfer, Munich, Bruckmann, 1969; pour d'autres analyses, Joseph Harnest, « Zur Perspektive in Albrecht Altdorfers Alexanderschlacht », Anzeiger des Germanischen National-museums, Nuremberg, 19 77, p. 67-77 (avec bibliographie).
*3. (quia per hoc decennium fere novum saeculum fait.) M. Luther, Werkausgabe, op. cit., p. 2756b (annexe).
*4. M. Robespierre, Œuvres complètes, Paris, éd. M. Bouloiseau, 1958, t. 9, p. 495. Voir infra , p. 28-29.
*5. Saint Augustin, La Cité de Dieu, XVIII, c. 53 et XX, c. 7.
*6. M. Luther, Tischreden, op. cit., 6893.
*7. Karl Zeumer, Quellensammlung zur Geschichte der deutschen Reichsverfassung, Tübingen, J.G.B. Mohr, 1913, p. 346 sq.
*8. Cité d'après Roman Schnur, « Die Franzôsischen Juristen im konfessionellen Bürgerkrieg des 16. Jahrhunderts », dans Festschrift.for Carl Schmitt zum 70. Geburtstag, Berlin, Duncker und Humblot, 1959, p. 186.
*9. Les mots en italiques suivis d'un astérisque sont en français dans le texte [NdT].
*10. Hugo Grotius, De Jure belli ac pacis, Amsterdam, 16 70, p. 389, 398 (II, 22, | 15).
*11. Voir infra , p. 263 sq.
*12. Pour ce qui précède, voir Herbert Grundmann, « Die Papstprophetien des Mittelalters», Archiv for Kulturgeschichte , 19 (!), p. 77-138 ; Arthur Hübscher, Die groẞe Weissagung, Munich, Heimeran, 1952; Adalbert Klempt, Die Säkularisierung der universal-historischen Auffessung, Göttingen, Musterschmidt-Verlag, 1960; Will-Erich Peuckert, Die groje Wende, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1966, 2 vol.; Rupert Taylor, The Political Prophecy in England, New York, Columbia University Press, 1911; sur l'Angleterre voir surtout Keith Thomas, Religion and the Decline of Magic, New York, Scribner, 1971.
*13. Francesco Guichardin, Ricordi, Bari, 1935, II, p. 58, 114, cité d'après Ernesto Grassi, Das politische Erbe der Renaissance , Berne, A. Francke, 1946, p. 36 sq.
*14. Richelieu, Testament politique, éd. Louis André et Léon Noël, Paris, 1947, p. 334.
*15. Leibniz, « Brief an Coste, 19 décembre 1707 », Leibnitz. Deutsche Schriften, éd. G. E. Guhrauer, Berlin, 1838, t. 2, p. 48 sq.
*16. David Hume, Essays in Theory of Politics, I, 7, éd. F. Watkins, Édimbourg, 1951, p. 162.
*17. Barozzi et Berchet, Relazioni degli ambasciatori Veneti nel secolo decimosettimo, sér. II : Francia, Venise, 1859, II ; voir Battista Nani, Ein Venezianischer Gesandschaftsbericht, éd. A. von Schleinitz, Leipzig, 1920, p. 61, 72.
*18. Gotthold Ephraim Lessing, Die Erziehung des Memchengeschlechts, | 90, Gesammelte Wérke, Leipzig, 1858, t. 9, p. 423.
*19. Guillaume Thomas Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Genève, 1781, vol. 4, p. 488 sq. Herbert Dieckmann a démontré que ces passages sont de la main de Diderot (« Les contributions de Diderot à la "Correspondance littéraire" et à l"'Histoire des deux Indes" », Revue d'Histoire littéraire de la France, 51, 1951, p. 417-440). Cf. aussi l'impression en parallèle de la première version, plus longue, extraite de la correspondance de Grimm et de la version abrégée, systématiquement publiée par Raynal pas avant 1774 (La Haye, vol. 7, p. 203-207). Le texte de 1781 publié ici renvoie aux deux versions. Le baron Grimm fit aussitôt remarquer que le pronostic d'avertissement de Diderot était dans la lignée d'une « théorie politique a priori », alors que le lecteur attendait un rapport sur les événements survenus en Suède, donc « des événements historiques a posteriori »; sur ce point, je renvoie à mon article « Wie neu ist die Neuzeit ? », Historische Zeitschrift. 251 (3), 1990, p. 539-553.
*20. C. M. Talleyrand, « Entrevue d'Erfurt, le 9 octobre 1808 », dans Mémoires, éd. Duc de Broglie, Paris, 1891, t. 1, p. 448.
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Reinhart Koselleck – Structures de répétition dans la langue et dans l’histoire – Revue Synthèse 2006-1
Quiconque parle d’histoire a volontiers recours à des modèles téléologiques, affirmant par là soit que l’histoire marche sur les traces du progrès vers des buts définissables, soit qu’elle se meut en mouvement circulaire, la fin étant alors contenue dans le commencement. Et, afin d’éviter toute déchéance, progrès et mouvement circulaire sont pensés comme une spirale qui tirerait vers le haut. Même un processus dialectique, qui génère ses propres buts, s’oriente de manière linéaire. Quant à l’historisme, dans la mesure où il fait de l’histoire une chaîne d’événements uniques qu’il enfile l’un après l’autre, il reste tributaire d’une figure de pensée linéaire.
Tous ces théorèmes, qui tentent de cerner l’histoire par et dans le langage, sont marqués par une évidence largement nourrie d’expérience. Car tous ont ceci en commun qu’ils témoignent d’une irréversibilité, d’une irrévocabilité qui caractérisent la vie de tout un chacun. Une décision, une fois abandonnée, ne se corrige pas. Un mot, une fois lancé, ne se récupère pas. Une catastrophe, une fois arrivée, ne se laisse pas changer. Une phrase, une fois énoncée, est capable d’anéantir à jamais tout espoir. Ainsi histoire et langage semblent coopérer et s’étayer mutuellement pour attester l’irréversibilité de toutes les séquences événementielles. Un pan de vie déjà accompli ne se rattrape pas, pas plus que des événements, une fois advenus, ne peuvent être considérés comme non advenus.
Toute expérience historique semble donc aller à l’encontre de l’idée qu’il existe, qu’il puisse exister quelque chose qui s’apparente à la « répétition ». Qu’il soit permis d’opposer ici à cet axiome fort mais quelque peu rigide un certain nombre d’arguments.
Ce qui emprunte sans retour ni révocation possible les cheminements événementiels de la langue ou des données politiques, économiques ou sociales, peut apparaître dans une tout autre perspective pour peu que l’on interroge les structures qui habitent tous ces phénomènes à caractère unique. Ma thèse est donc que tous ces phénomènes à caractère unique tels qu’ils apparaissent dans le langage parlé comme dans l’histoire en train de se faire ne sont ni pensables ni possibles sans des structures de répétition. Ce sont elles qui conditionnent et rendent possibles tout discours exprimé et tout événement accompli sans pour autant déterminer ces derniers. Il n’est pas question ici de renoncer à notre constatation première que tout discours et toute action est irréversible et unique, mais simplement de la compléter : il s’agit de structures de répétition capables de stocker les conditions préalables diachroniques et les conditions synchroniques afin de dégager et de ménager quelques surprises. Un exercice mental permettra d’apporter ici quelques éclaircissements :
• si tout dans ce monde devait se répéter toujours de la même manière, il n’y aurait aucun changement et donc aucune surprise – que ce soit en amour ou dans la politique, en économie ou dans la poésie. Il n’y aurait alors que vide et ennui béants ;
• si, à l’inverse, tout n’était que nouveauté et innovation, l’humanité tomberait du jour au lendemain dans un trou noir, sans la moindre aide, le moindre repère.
Ce que nous enseignent ces deux axiomes d’une imparable logique, c’est que ni la catégorie de la durée qui trouve sa confirmation dans la répétition du même, ni celle des événements uniques enfilés de manière diachronique ne sont à même de livrer une interprétation des histoires humaines ou de leurs équivalents dans le langage. La nature historique de l’être humain ou, formulé en termes scientifiques, l’anthropologie historique a son ancrage entre les deux pôles de l’expérience mentale évoquée ci-dessus, entre répétitivité permanente d’un côté et innovation permanente de l’autre.
La question qui se pose est de savoir comment analyser et représenter les proportions de ce mélange – car l’un ne va pas sans l’autre. Notre modèle, qui oblige à combiner de manière différenciée répétition et innovation, permet aussi de prendre en compte les ralentissements et les accélérations en fonction du degré de coordination entre répétitivité et unicité et en fonction de ce qui domine. On peut dire qu’il y a accélération quand, dans une série comparative, on trouve toujours moins de répétitions qu’auparavant mais, en revanche, toujours plus de nouveautés capables d’évacuer les anciennes données. Par contre, on peut parler de ralentissement quand des répétitions traditionnelles commencent à s’enrayer ou se bloquent de sorte que tout changement en est freiné ou rendu impossible.
Qu’il soit permis d’exemplifier ici ces réflexions préalables théoriques à l’aide de quelques indications empiriques et ceci, en deux phases : comment se comportent l’une par rapport à l’autre unicité et répétition, d’abord dans la langue et ensuite dans l’histoire ?
Tout discours, tout langage qui s’exprime, se nourrit de la possibilité qui lui est donnée de faire référence à un savoir préétabli, stocké dans le langage et donc de devoir se répéter pour être compréhensible. Prenons l’exemple de la « métaphorique », cet accomplissement immanent à la langue, qui au gré des comparaisons crée de la connaissance et engendre du savoir. Une phrase de toute évidence dénuée de sens comme « Alexandre est un lion » ne se comprend que si l’on est capable d’en assurer la transcription : « Alexandre est brave, courageux, triomphant comme peut l’être un lion. » Pour être efficace, toute métaphore se nourrit d’une connaissance préalable ancrée dans la langue, vit donc d’une utilisation susceptible d’être répétitive au sein d’une communauté de langue. Et c’est là un fait général. Aucune phrase, qu’elle soit parlée ou écrite, n’est compréhensible, si elle ne recourt pas à quelque chose déjà inscrit dans la langue, à cette compréhension préalable, au sens que lui donne Hans-Georg Gadamer.
Et ce qui est valable pour le retour durable sur le passé, l’est tout autant pour l’anticipation d’un avenir jusque-là inconnu. Même ce qui est neuf, ce que l’on reconnaît et découvre comme neuf, ne peut se traduire en savoir que si la langue jusqu’alors pratiquée permet de l’exprimer. En 1784, Kant forgea le concept innovateur de « fédération des peuples », un bon siècle et demi avant qu’il n’entre dans la réalité historique. Le langage des physiciens de l’atome, des techniques génétiques ou de l’électronique témoigne jour après jour à quel point il reste tributaire d’une concrétisation par la langue afin de pouvoir être pensé. Des innovations immanentes à la langue n’aboutissent et ne deviennent compréhensibles que si elles s’inscrivent dans un ensemble linguistique traditionnel et sont forgées d’une manière analogue à celle en usage pour les terminologies déjà existantes. Ferdinand de Saussure l’a fort bien montré et son éminent successeur, le Roumain Eugenio Coseriu nous a enseigné comment, pris comme un tout, le parler quotidien et la langue à laquelle on fait appel constituent un système en devenir – pour lequel il a d’ailleurs créé le concept quelque peu provocateur d’« histoire structurelle ».
Au fil des interrogations concernant le rapport entre unicité et technicité, on a pu observer, selon la couche de langage prise en considération, des vitesses de changements différentes. Syntaxe et grammaire restent relativement stables et ce, sur de longues durées. Elles sont les moins dépendantes des influences extralangagières. Par contre, si attachées qu’elles soient à leurs propres règles, pragmatique et rhétorique sont déjà beaucoup plus soumises à des variations bien plus rapides, car toutes deux se règlent sur les êtres humains, sur leurs situations qu’il faut influencer et sur leurs intérêts qu’il faut représenter. En retour, leur variabilité joue sur les procédés langagiers afin de les orienter. Quant à la sémantique, qui touche toujours à des phénomènes extra-linguistiques, qu’il s’agisse de faits, de choses, d’idées ou de situations humaines et sociales, elle est la plus exposée aux changements politiques, militaires, sociaux, économiques qu’elle a pour charge de diagnostiquer.
C’est la raison pour laquelle, rhétorique et sémantique sont toutes deux si étroitement imbriquées dans chaque moment de l’histoire actuelle. Elles peuvent devancer les événements qu’elles contribuent à déchaîner tout comme elles peuvent être à la traîne du changement qui touche l’histoire réelle. Il suffit de se remémorer ici la sémantique triomphante des temps de guerre nazis qui donna aussi le ton aux formules pacifistes de la « reeducation » ou l’élocution saccadée propre aux actualités cinématographiques qui a longtemps survécu à la défaite allemande. (On trouverait certainement des choses analogues dans les anciens systèmes socialistes de l’Europe de l’Est après 1990.) L’élocution et la sémantique caractéristiques de la langue de propagande nazie ont fini par disparaître, à l’instar du système nazi lui-même. Mais en dépit des vociférations guerrières, la langue allemande s’est structurellement à peine transformée pendant les douze années entre 1933 et 1945. C’est que syntaxe et grammaire ont une autre vitesse de changement. À cela s’ajoute le fait que la responsabilité de l’usage des mots et des nuances de sens ne relève pas du mot mais uniquement de ceux qui les emploient. Les mots en eux-mêmes sont innocents.
Avant de nous tourner vers les structures de répétition que l’on trouve dans l’histoire, il convient de revenir sur un résultat de nos réflexions touchant au domaine de la langue. Quoi que l’on constate ou que l’on dise en ce qui concerne l’histoire, tout reste lié à la transmission par la langue. Mais celle-ci n’est pas identique avec l’histoire. Il est impossible de trouver une équivalence absolue, valable à cent pour cent, entre le changement concret dans les histoires et le changement linguistique dans les langues. Déjà la double fonction de la langue l’interdit, celle-ci visant d’un côté des hommes et des faits en dehors d’elle-même et obéissant, de l’autre, à ses propres codifications et innovations linguistiques. Le caractère référentiel universalisant de la langue d’une part, la force d’expression qui l’habite d’autre part peuvent bien se stimuler mutuellement, il restera toujours dans les histoires universelles non saisies par le langage un petit plus ou un petit moins que ce que l’on peut en exprimer par le langage. De même que, à l’inverse, dans chaque discours, que celui-ci précède, accompagne ou vienne après, s’exprimera toujours un petit plus ou un petit moins que dans la réalité des faits.
La différence entre langue et histoire factuelle est une marque indélébile. C’est pourquoi il est nécessaire de garder présent à l’esprit l’hiatus qui existe entre forme langagière et fait réel. L’ordre (ou l’accord donné) de tuer, la nouvelle rapportée d’une mort ne sont pas identiques avec la mort elle-même.
Avant même d’aborder l’analyse des structures de répétition dans l’histoire, deux remarques préliminaires s’imposent. À la différence des doctrines traditionnelles prônant le mouvement circulaire ou le retour, les structures de répétition se rapportent aux conditions, toujours possibles, diversement actualisables, d’événements isolés et de leurs conséquences mais dont le retour ne se fait qu’en situation donnée. Une doctrine de la probabilité stochastique esquisse de telles possibilités toujours présentes, mais leur réalisation dépend d’une série inconnue de hasards. C’est pourquoi – et ceci est la seconde remarque préliminaire – il est nécessaire de mettre en garde et d’éviter toute coordination causale. Un historien peut pour chaque événement trouver autant de raisons qu’il en a envie ou qui lui assurent l’approbation du public. Le modèle que nous proposons vise, lui, une aporie entre les conditions de répétition d’événements possibles et ces événements eux-mêmes avec leurs acteurs comme leurs victimes. Aucun événement ne se laisse déduire de manière concluante à partir de ses conditions synchroniques ou de ses présupposés diachroniques, que ceux-ci soient d’ordre économique, religieux, politique, mental, culturel ou autre. La seule multiplicité des marges d’actions publiques laissées aux participants empêche déjà que l’on invente des chaînes de causalité unilinéaires ou déterminantes, sans parler des arguments heuristiques tout à fait légitimes :
• les structures de répétition contiennent à la fois toujours plus ou moins qu’il n’apparaît dans les faits ;
• les structures de répétition ne témoignent pas d’un simple retour du même ;
• les structures de répétition sont la condition même de l’unicité des événements mais ne la fondent pas de manière suffisante.
Analysons maintenant quelques structures de répétition prises à des échelons différents.
1. Considérons tout d’abord ces préalables naturels qui, indépendamment des hommes, rendent l’existence de ces derniers possible. Il s’agit du cosmos au sein duquel la révolution de la Terre, tournant sur elle-même, autour du Soleil et celle de la Lune autour de la Terre rythment dans un retour régulier notre vie quotidienne. L’alternance du jour et de la nuit tout comme les saisons déterminent au nord et au sud de l’équateur – inversé selon l’hémisphère – le rythme de notre sommeil et de nos veilles et aussi, en dépit de la technique, notre temps de travail. Semailles, moissons, récoltes, marées et même le changement climatique et jusqu’aux ères de glaciation historiquement connues, tout reste inséré dans les voies récurrentes de notre système solaire. En faire le calcul pour établir des calendriers, condition même de ces règles répétitives ritualisées ou rationalisées qui contribuent à ordonner notre vie quotidienne, compte parmi les premiers hauts faits de presque toutes les cultures.
Jusqu’au XVIIIe siècle, ce cosmos – qu’il soit œuvre de la Création ou pensé comme éternel – a été considéré comme stable, de sorte que l’on pouvait en déduire ou y projeter des lois indépendantes du temps. Avec la temporalisation de la vieille science de la nature devenue une histoire de la nature, le statut de temporalité de toutes les sciences naturelles a évidemment changé. Même les lois naturelles se retrouvent entre temps prises entre leur commencement pensable et leur fin possible. Dès lors, unicité et répétitivité se trouvent imbriquées l’une dans l’autre d’une tout autre manière.
2. De nombreuses répétitions font partie des données biologiques de la nature humaine et nous les partageons – avec des dosages différents – avec bon nombre d’animaux. La pulsion sexuelle, sans laquelle il n’y aurait pas d’histoires, la procréation, la naissance et la mort mais aussi l’acte de tuer non seulement sa proie mais aussi ses congénères, toute forme d’assouvissement de nos besoins et plus particulièrement la prévention de la famine, qui amène à des planifications à long terme, tout cela nous le partageons avec plus d’un animal, même si ces processus fondamentaux sont enrobés et modelés culturellement par l’homme. S’y ajoutent trois dispositions formelles fondamentales : haut/bas, interne/externe, plus tôt/plus tard qui sous-tendent toutes les histoires humaines et engendrent ainsi la temporalisation des événements. Elles aussi sont en quelque sorte préprogrammées de manière naturelle.
Les délimitations interne/externe sont constitutives de tous les territoires animaux mais correspondent aussi à la forme minimale des besoins humains en matière de délimitation permettant d’être et de rester dans l’action. Au cours de l’histoire, les délimitations se sont multipliées et ont en partie empiété les unes sur les autres jusqu’à en arriver à ce que l’on appelle la mondialisation qui propose à son tour de nouvelles différenciations internes réparties sur l’ensemble de notre planète.
Quant aux déterminations hiérarchisantes haut/bas, que l’on trouve dans le domaine animal sous forme de « Hackordnung », de privilège du premier à se servir, on les retrouve quelque peu transformées dans toutes les constitutions et organisations humaines, même là où celles-ci s’efforcent de garantir la liberté et l’égalité de ses membres – par rotation, par exemple. Simplement, la démocratie directe en tant que domination de tous sur tous – afin d’écarter toute différence entre haut et bas –, cette démocratie-là n’a jamais encore été vraiment réalisée.
La tension entre plus tôt/plus tard se trouve déjà au stade naturel dans la fonction génératrice et dans la suite de générations qu’elle produit. Quelles que soient les différences entre les cohortes générationnelles naturelles, sociales et politiques, toutes s’inscrivent dans cette différence imposée par la nature qui les fait participer plus tôt ou plus tard aux expériences et aux actions déclenchées par les séquences événementielles.
Les trois différenciations évoquées ci-dessus renvoient au fondement biologiquement établi, que nous partageons en partie avec les animaux, de notre anthropologie historique. La réflexion faite par Rahel Varnhagen – « Nous ne faisons pas d’expériences nouvelles, ce sont des hommes toujours nouveaux qui font des expériences anciennes » – reste valable jusqu’au seuil de notre époque moderne. Ce n’est qu’avec les processus d’accélération, liés à la science, à la technique, à l’industrie et au capital, que le lien existant entre une répétitivité constante et l’innovation se desserre au profit de cette dernière, sans jamais pour autant réussir à défaire totalement leur imbrication réciproque.
3. C’est ce que prouvent aussi les institutions. Ces dernières se fondent sur des structures de répétition générées uniquement par l’homme. Citons-en brièvement quelques-unes. Tout travail, auquel le jeune Marx rattachait l’ensemble de l’histoire, se nourrit de modèles à imiter, donc à pratiquer et à répéter. Même le changement qui mène d’une agriculture et d’un artisanat séculaires à la production de type industriel génère de nouvelles structures de répétition. Dès lors, la productivité à accroître prend le pas sur la production dans chaque cas particulier empirique. La fabrication automatisée ou électronique de tout produit dépend des capacités de répétition emmagasinées dans chaque entreprise, tout comme elle dépend des débouchés futurs calculés dans le temps et qui, eux aussi, reposent sur un minimum de capacités à se reproduire. L’élargissement de l’oïkos à une économie développée dans un cadre territorial, national ou global ne fait que reproduire les conditions en permanence renouvelées de constantes réitérables, sans lesquelles toute économie s’écroulerait.
Comme les institutions, le droit excelle à vivre de l’emploi itératif que l’on en fait. Équité, sécurité et confiance dans le droit ne peuvent exister que lorsque le droit, s’étant une fois imposé, est appliqué de nouveau. Certes, l’histoire dans son ensemble montre bien que, de cas en cas, il est nécessaire d’établir une réglementation et une législation nouvelles. Dans les conditions de vie accélérées qui sont les nôtres, on voit se multiplier les dispositions juridiques décrétées ad hoc et d’une validité toujours plus réduite qui abolissent les règles de vie et les coutumes traditionnelles et parfaitement adaptées en vigueur depuis des temps immémoriaux. C’est la raison pour laquelle apparaissent, afin au moins de garantir l’équité, ces incitations à la répétition inscrites dans la durée destinées à protéger de tout changement les réglementations du droit constitutionnel et donc à inviter à en faire un usage répété. En font partie, dans notre loi fondamentale, le respect de la dignité humaine et la garantie de stabilité de la séparation des pouvoirs sur le plan fédéral.
On trouve des facteurs de stabilité analogues, destinés à lutter contre tout changement arbitraire et inconsidéré, dans la dogmatique religieuse – afin de rester digne de foi –, dans les partis politiques – afin de garantir la réélection –, dans les règlements des parlements, des partis, des organisations, des associations, des usines et des entreprises. Tout comme on en trouve dans le droit budgétaire et dans l’ensemble des réglementations des transports et des communications sur tous les continents. Sans règles et sans incitations à la répétition, toute notre vie sociale s’écroulerait tant au niveau du local, du régional, du national, du continental que de l’intercontinental, O.N.U. comprise. Partout où les incitations à la répétition sont en désaccord ou deviennent incompatibles, on voit naître conflits, révoltes, révolutions, guerres et guerres civiles. Tous ces phénomènes résultent des préalables diachroniques et des conditions synchroniques, bien que chaque événement garde son caractère propre.
Ce qui, peut-être, reste le plus étonnant c’est que les événements eux-mêmes, qui par définition génèrent leur caractère unique, voire exceptionnel, connaissent aussi ces régularités qui se répètent dans la diachronie. Dans son anatomie comparée des révolutions anglaise, française et russe, Crane Brinton a démontré la répétitivité des déroulements dans des événements similaires.
Prenons ici trois exemples qui touchent à la prophétie, au pronostic et à la planification. Il s’agit à chaque fois de types de calcul différents, projetés dans le futur, dont la force démonstrative tient à la répétitivité de séquences antérieures.
Les prophéties peuvent, par exemple, reposer sur les calculs astrologiques de constellations récurrentes constituées par le mouvement en orbite des planètes dont l’influence astrale se traduit dans un diagnostic personnel ou politique. Autre hypothèse : les prophéties reposent sur la Bible, texte révélé à partir duquel, du fait de la transmission de l’Ancien Testament avec le Nouveau, s’est constitué un système très subtil d’attentes soit apocalyptiques soit à court terme – système auquel on peut, à tout moment, faire appel et donc réitérable.
La loi diachronique d’attentes susceptibles de se répéter reposait sur la croyance biblique que, pour chaque prophétie non réalisée, la probabilité qu’elle se réalise d’autant plus sûrement à l’avenir ne faisait que s’accroître. La non-réalisation passée garantissait son potentiel croissant de se réaliser à l’avenir. Cette Manifestatio Dei théologiquement fondée a mené, en passant par Johann Albrecht Bengel et Friedrich Christoph Œtinger, à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel pour finalement afficher dans le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels une certitude pérenne, insensible à l’erreur, en la victoire finale de la lutte des classes. Un siècle et demi plus tard, au terme d’un certain nombre d’ersatz et de rajouts à ces prophéties, cette certitude, il est vrai, a aussi disparu.
Les pronostics, bien que procédant au niveau de l’expérience historique des prophéties ou y étant encore étroitement imbriqués, se différencient, sur le plan de l’analyse, fondamentalement des énonciations sur le long terme que sont les prophéties. Un pronostic, en effet, concerne des événements politiques, sociaux, économiques à venir qui sont uniques. Qu’ils s’accomplissent ou non, ces pronostics visent des événements conditionnés par l’action et qui ne peuvent être confirmés comme un fait à venir qu’une seule fois. Toutes les variantes alternatives disparaissent avec l’accomplissement des événements eux-mêmes. Pour reprendre une expression de Leibniz, il s’agit là d’une « vérité de fait » unique en opposition aux « vérités de la raison » qui restent réitérables, donc durablement vraies.
L’étonnant est que de tels pronostics établis en fonction de l’unicité se voient dans l’obligation de prendre en compte eux aussi des préalables réitérables qui, visant un futur possible, ne s’épuisent pas totalement lorsqu’arrivent des événements isolés, causés par des individus isolés. Il s’agit alors, forme parmi bien d’autres, d’un pronostic conditionnel réitérable. Prenons un exemple à l’appui. Après sa cinglante défaite à Kunersdorf en 1759, Frédéric le Grand écrivit un bref essai sur Charles XII de Suède, qui avait, quelque cinquante ans plus tôt, été écrasé à Poltava par Pierre le Grand. Frédéric en tira un pronostic sur la durée, à savoir que quiconque s’aventurerait d’Europe de l’Ouest vers l’Est sans tenir compte des conditions géographiques et climatiques, serait coupé de ses arrières et perdrait toute chance de remporter la victoire. Si Napoléon ou Hitler avaient lu ce texte et avaient compris quels événements menaçants y étaient prédits, jamais ils n’auraient entrepris leur campagne de Russie. Tous deux ont connu leur Poltava, l’un à Moscou, l’autre à Stalingrad. Ce n’est qu’avec la destruction potentielle de l’Union soviétique, de Leningrad à Vladivostok, par la bombe atomique en moins de trente minutes que le pronostic structurel de répétition fait par Frédéric II s’est trouvé dépassé, mais pas totalement. Car l’avertissement de Frédéric II face au danger d’une hyperextension d’une puissance européenne garde toujours sa force.
Notre troisième exemple a trait à la faculté de planifier des événements à venir suscités par des actions particulières. Celle-ci recourt nécessairement à des déroulements antérieurs, dans lesquels doivent se trouver des conditions réitérables d’un futur possible. En septembre 1939, Hitler ne cherchait pas encore à déclencher une « deuxième guerre mondiale » mais plutôt à l’éviter. Hitler voulait certes la guerre mais pas celle qui lui était offerte. Il conclut donc le pacte avec Staline dans le but d’empêcher la guerre sur deux fronts comme en 1914, et sur ce point il obtint d’autant plus de succès qu’à l’Ouest il parvint très rapidement à imposer la révision telle qu’il la prévoyait de la Première Guerre mondiale. Ce n’est que lorsqu’il déclara la guerre à la Russie qu’il négligea les leçons de 1709 et de 1812, préférant accorder une dimension de planification à trois événements beaucoup plus récents. L’histoire enseigne tout et son contraire. Hitler pouvait se référer à la victoire sur la Russie des tsars en 1917, à l’élimination quasi totale des membres du bureau politique ainsi que des hauts dignitaires de l’armée, ce qui avait privé l’Union soviétique de ses élites de commandement, et il pouvait aussi rappeler l’humiliation qui s’en était suivie, subie par Staline lors de la campagne qu’il avait lui-même déchaînée contre la Finlande. Les succès récoltés par Hitler au début de la campagne de Russie ont paru confirmer ces trois dates tirées d’un passé récent et entrant dans un calcul faisant office de plan.
Cet exemple suffira pour étayer les arguments en faveur de la répétition d’une planification rationnelle. Que Hitler ait sous-estimé la force de la Grande-Bretagne et du Commonwealth, qu’il ait méconnu les réserves cachées de la Russie, qu’il n’ait pas eu un regard pour la capacité de développement des États-Unis, tout cela n’a rien à voir avec des planifications rationnelles. On peut faire une analyse rationnelle de l’aveuglement utopique et du terrorisme fanatique qui marquent le cours de la guerre mais on ne peut pas en donner une explication raisonnable.
Pour notre réflexion concernant les structures de répétition dans la langue et dans l’histoire, nous étions partis de deux positions extrêmes, à savoir que ni la répétition permanente ni l’innovation permanente ne suffisent pour apporter une explication au changement historique. Les deux approches sont nécessaires afin de mieux cerner les divers apports de part et d’autre. Unicité et répétitivité se conditionnent mutuellement mais ne se laissent pas réduire l’une à l’autre. Il en ressort deux conséquences en apparence contradictoires. C’est précisément quand il faut garder stable une situation, qu’il faut – dans la mesure du possible – en changer les conditions qui jadis l’ont fait naître. Et inversement, il apparaît qu’une situation se modifie d’autant plus rapidement que les données qui la conditionnent restent les mêmes.
Pourquoi en est-il ainsi ? On peut le comprendre à partir de nos trois exemples. À cause des différentes vitesses de changement de séries événementielles synchrones dans un sens chronologique – dans le domaine politique, militaire, social, mental, religieux ou économique – se forment des structures de répétition que l’analyse permet de différencier et qui influent à leur tour sur les séries événementielles. Se différencient, de manière analogue, les courbes d’évolution syntaxiques, pragmatiques et sémantiques des langues capables de saisir et de développer ces processus historiques.
Décalages, ruptures, fractures, éruptions et révolutions sont inévitables – pour rester ici dans le cadre des métaphores géologiques, ce qui en dit long sur la façon dont nous dépendons de l’histoire de notre terre.
Reinhart KOSELLECK*
Traduit de l’allemand par Marie-Claire Hoock-Demarle
* Ce texte a fait l’objet du discours d’ouverture du congrès Historische Anthropologie qui s’est tenu à Fribourg-en-Brisgau en septembre 2005. Une version abrégée est parue dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung (21 juillet 2005) sous le titre « Was sich wiederholt ». Reinhart KOSELLECK (1923-2000) était professeur émérite à l’université de Bielefeld (RFA) après avoir enseigné aux universités de Bochum, Heidelberg et Chicago. Il a publié, avec Otto Brunner et Werner Conze, l’encyclopédie en 8 volumes Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland (Stuttgart, Klett/Cotta, 1972-1997). Parmi ses nombreux ouvrages et essais traitant de l’interaction de l’histoire et du temps, de l’expérience historique et de la langue, et plus particulièrement de la sémantique des temps historiques, certains ont été traduits en français : Le Règne de la critique (Paris, Minuit, 1979), Le Futur passé (Paris, Éditions de l’EHESS, 1990). Divers articles plus récents ont été réunis dans le recueil L’Expérience de l’histoire (Paris, Gallimard /Seuil, 1997).