Ce texte interroge la capacité politique du peuple, en cherchant à montrer que le peuple n’est pas né comme agent politique en 1789 comme cela est tacitement admis, mais qu’il est possible de lui reconnaître une existence et une agentivité bien antérieure à travers les jacqueries, émeutes et révoltes, tant paysannes qu’urbaines. Il rappelle que l’immense majorité de la population était liée au monde rural à l’époque de la révolution française, et que l’on ne peut donc pas comprendre cette révolution en faisant abstraction de la ruralité, et que le peuple ne peut pas être réduit au seul monde urbain (ni a fortiori au seul monde ouvrier…). On pourrait donc selon moi qualifier le premier populisme des années 1880 comme relatif à la perte de centralité du monde rural, et le dernier populisme des années contemporaines comme relatif à la perte de centralité du monde ouvrier, le populisme faisant appel à l’instrumentalisation de la mémoire d’une socialité en voie de dissolution effective.
Point important à rappeler : la notion de peuple n’a pas de place réelle dans l’approche marxienne, qui privilégie la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat : il n’est pas très étonnant que le développement des populismes soit corrélé à la perte de substance du concept de lutte des classes comme explication des conflictualités sociales et historiques… (la conflictualité sociale n’a pas diminué avec l’affaiblissement son explication téléologique dans le cadre d’une lutte des classes : l’omniprésence contemporaine des notions de peuple et de populaire se fait sur le terreau de l’inadéquation présente de l’approche en terme de lutte des classes – mais, il faut y insister, l’affaiblissement du terme ne doit pas être identifié à la disparition de la conflictualité, mais à un changement « qualitatif » de terrain historique – qualitatif n’étant bien sûr pas nécessairement synonyme de positif.) Le simple remplacement idéologique du prolétariat par le peuple comme moteur de la critique sociale ne peut pas fonctionner. Ce texte pose donc la question et le problème de l’unité supposée d’un peuple, qui ne peut qu’être multiple et paradoxal, et c’est bien cela, en dernier ressort, qui est la meilleure justification du principe de la démocratie directe : la diversité et non pas l’unité, unité supposée qui est la première justification de tout pouvoir qui se veut aussi, nécessairement, son incarnation. Le concept de peuple n’est pas nécessairement soluble dans celui d’humanité en tant qu'horizon universel.
< présentation critique du livre de Roger Dupuy , par Serge Bianchi in Varia 110-1 2003 (journal.openedition.org/abpo/pdf/1490 ) >
*
Roger Dupuy – La politique du peuple, Racines, permanences et ambiguïtés du populisme – Albin Michel 2002
[fin du CH6 : ]
Ultime retour sur la nature du populisme (p209-215)
Parler de populisme à propos de Boulanger, du général de Gaulle et de Le Pen, des sans-culottes et des chouans nous oblige à revenir sur ce terme dont historiens et sociologues s'accordent, dans le numéro spécial de Vingtième siècle, à dénoncer l' extensibilité excessive, l'indéniable flou conceptuel. C'est au moment où la politique du peuple est censée perdre une large partie de son influence avec l'adoption, par une large majorité de paysans, de la légitimité républicaine au détriment de celle incarnée par la continuité dynastique (1878-1879), que l'historiographie actuelle de la IIIe République voit dans la popularité soudaine et spectaculaire du «général Revanche» la première manifestation significative du national-populisme. Rappelons que les observateurs contemporains de l'événement, surtout ceux de sensibilité républicaine, parlaient plutôt de la menace d'un coup de force bonapartiste perpétré par un nouveau «Badinguet». Il nous paraît donc légitime de considérer la popularité subite de ce général-ministre comme une manifestation caractéristique de la politique du peuple. L'historien, toujours hanté par le péché mortel de l'anachronisme, doit s'interroger sur l'utilisation rétroactive d'un concept dont l'usage ne s'est apparemment généralisé en France que dans les années 1950, avec le poujadisme. D'autant que son utilisation actuelle est plutôt journalistique et polémique avec une forte connotation négative.
Ce handicap conceptuel se double d'un autre problème de vocabulaire: il n'existe apparemment pas de terme pour nommer le contenu «spontané» de l'imaginaire politique populaire au XVIIIe et XIXe siècle, quand bien même cette prétendue spontanéité serait le fruit d'une construction ancienne et continuée. Le mot | «démocratie» ne convient guère, car il exprime une forme de pouvoir plutôt que les convictions politiques supposées des couches populaires, en particulier à Paris avant l'expérience démocratique de la sans-culotterie ou dans les campagnes de l'Ouest avant qu'elles ne soient ravagées par la Vendée et les chouanneries. Il faut y voir, sans doute, le résultat logique du refus persévérant des élites d'accorder aux classes populaires la possibilité d'engendrer dans ce domaine quoi que ce soit de cohérent et digne d'une quelconque considération. Il n'était guère possible d'utiliser le mot «populisme», pourtant le mieux adapté à notre propos, car il aurait d'emblée classé à droite tous les comportements étudiés. D'où les deux périphrases que nous utilisons pour combler cette lacune dans la nomenclature des formes politiques traditionnelles: politique du peuple et populisme démocratique. La première insiste sur la cohésion et la continuité, de l'Ancien Régime à la fin du XIXe siècle, du corpus de notions ainsi dénommé et que nous avons tenté de décrire précédemment, la seconde veut exprimer les formes d'action qui ont pu manifester la politique du peuple avant toutes les formes de récupération et d'instrumentalisation opérées par des minorités activistes de droite ou de gauche.
Dans la mesure où nous estimons avoir prouvé l’existence d’une politique du peuple par son impact lors d'épisodes majeurs de notre histoire nationale depuis 1789, durant tout le XIXe siècle et, de façon plus épisodique, au XXIe, nous sommes amenés à réagir contre la condamnation a priori de toutes les formes de populisme qu'implique l'acception actuelle et dominante de ce mot. Il nous a même semblé pertinent de reconsidérer le jugement porté sur le «populisme/manipulation», dans la mesure où toute acculturation politique suppose des paliers de compréhension, des étapes dans la conversion et que donc tous les partis ont fait du populisme dans leur phase d'implantation initiale. L'histoire doit donc restituer, surtout en milieu paysan, la part de l'affectivité vécue et transmise par les mille canaux de la culture orale qui pérennisent les effets de la politique du peuple et ne pas s'en tenir à la simple diffusion des discours cohérents, rationnels et concurrents de la politisation classique. L'initiation aux options | classiques de notre spectre politique n'a pu être que tributaire de cette aura puissamment affective de la politique du peuple: ainsi la peur endémique du retour des droits féodaux a sans doute plus fait pour le ralliement à la République que la diffusion des textes de Henri Martin ou de Jules Simon.
Quant au national-populisme de la fin du XIXe siècle, il nous paraît plutôt concerner un mixte socioculturel, dans lequel la bourgeoisie moyenne occupe une place croissante, qu'exprimer une nouvelle version «spontanée» de la politique du peuple, d'où l'ambiguïté dans cette expression de la référence implicite au peuple, dont on nous dit qu'aux abords de 1900 il s'agirait plutôt de l'ethnos que du dêmos. Mais ne s'agit-il pas encore d'un dêmos dans la mesure où, au XVIIIe siècle, le dêmos en action dans les sections parisiennes n'est pas encore contaminé, aux yeux des théoriciens nationalistes, par je ne sais quelle corruption étrangère? Le sans-culotte, pour Barrès et malgré sa connotation populacière, reste un Français authentique qui a sa place dans l'épopée nationale. Le dêmos de 1793, de fait, apparaît donc comme un ethnos tout à fait acceptable et, plus de cent ans plus tard, on mobilise encore sa brutalité native, son instinct patriotique pour les opposer aux vertiges des salons parisiens quel' on dit fascinés par l'envoûtement des leitmotive wagnériens ou par les paradoxes de l'ironie primordiale de Nietzsche.
Il faut revenir également sur la subordination affirmée du populisme au nationalisme dont il ne serait qu'un surgeon spasmodique lié au charisme d'un individu et à un concours de circonstances. Nous avons déjà constaté que le populisme est antérieur au nationalisme dans la mesure où ce dernier ne serait encore, sous l'Ancien Régime, qu'un patriotisme élargi transitant par le loyalisme à la personne du roi. Au contraire, au même moment, la politique du peuple est déjà largement utilisée par les «Grands» qui se disputent le pouvoir. Ainsi, on pourrait estimer que l'utilisation du peuple de Paris par les ligueurs, puis plus tard par les différents clans de frondeurs, relevait déjà d'une démarche populiste au sens actuel du terme, instrumentalisant la méfiance du populaire à l'encontre des huguenots ou, plus tard, sa détestation d'un cardinal-ministre, italien et cupide. Menacé par | l'émeute populaire, le futur Louis XIV dut s'enfuir du Louvre au petit matin et la construction de Versailles fut une réponse à la menace «populiste» tout autant qu'une prison dorée pour neutraliser le «devoir de révolte» de la haute noblesse d'épée [*162]. Aux différentes formes du « populisme parisien» s'ajoutaient naturellement les jacqueries rurales encouragées souvent par la noblesse locale voulant utiliser la misère populaire pour conserver ses propres privilèges.
Ce premier populisme manipulateur concerne un espace relativement limité, restreint soit à Paris soit à l'étendue d' une province que secouent des émeutes frumentaires ou des violences provoquées par l'accroissement brutal des prélèvements du fisc royal. Et il fonctionne déjà comme celui de la seconde moitié du XIXe siècle, utilisant certaines des hantises et des convictions propres à la politique du peuple. Ou plutôt c'est le populisme du dernier tiers du XIXe siècle qui fonctionne encore selon les vieilles recettes des siècles précédents. Pour confirmer cette continuité, il serait bon de se poser certaines questions déjà esquissées plus haut. Ainsi serait-il bon de s'interroger sur les particularités d' un catholicisme populiste sous la Ligue, de s'interroger aussi sur le rôle des mazarinades dans la stratégie «populiste» des frondeurs. A contrario ce que nous venons de dire sur la construction de Versailles explique les raisons de l'inexistence, en France, d'un absolutisme populiste semblable à celui existant à Naples sous les derniers des Bourbons. Ce que l'on disait des plaisanteries et des gestes échangés entre le roi Ferdinand et le peuple de Naples, lors des promenades du souverain en carrosse dans les rues de Naples, continuait de surprendre Alexandre Dumas, mais explique sans doute que les lazzaroni défendirent férocement leur ville contre les soldats français. La paillardise devient une complicité car elle suppose un langage commun et des plaisanteries partagées. Ce serait une façon de ne pas s'en tenir à une lecture au premier degré de la littérature graveleuse ou franchement pornographique suscitée par les alcôves de Versailles. |
La confusion entre l'identité nationale et la personne même du roi entraîne une sorte d'assimilation entre le souverain et son peuple, et donc rien de ce qui regarde le roi et sa.capacité à assurer la continuité de la dynastie ne doit échapper à la curiosité légitime de ses sujets. Une sexualité gaillarde ne peut que rassurer la nation et lui faire honneur. L'on sait que sur ce point l'image de Louis XVI était loin d'être triomphale, mais il avait fini par accomplir son devoir conjugal et il passait pour un bon père de famille, ce qui lui ralliait une part importante de l'opinion acquise à la sensiblerie, façon Greuze ou Restif de La Bretonne [*163].
On pourrait prolonger ce genre de considérations pour rejoindre les interrogations de Maurice Agulhon enquêtant sur les origines de la symbolique féminine du pouvoir républicain. Est-ce que la substitution de la Nation au Roi n'implique pas aux yeux du dêmos parisien l'arrivée au pouvoir d'un peuple robuste et généreux au lieu et place d'une aristocratie corrompue, dont les plaisirs pervers étaient une insulte à la Raison et à la Nature? Et l'étreinte héroïque que ce peuple herculéen, majestueux et passionné a imposé à la Nation, n'a-t-elle pas provoqué, en août 1792, la naissance d'une République?
Mais, avant cela, il faut constater que 1788, c'est-à-dire la veille de la convocation des États généraux, est un tournant dans l'utilisation de la politique du peuple. La conjoncture météorologique et donc frumentaire relance un de ses thèmes majeur, la bourgeoisie en réactive d'autres dans sa lutte contre le monopole politique de la noblesse dans la future assemblée convoquée à Versailles. Comme la haute et la moyenne bourgeoisie prétendent parler au nom de la Nation, elles s'érigent en porte-parole de la totalité du Tiers État et, du coup, en viennent à célébrer les mérites du peuple. Et elles le font avec une chaleur d'autant plus sincère qu'elles tendent à voir le peuple à travers le postulat rousseauiste de sa bonté native et de ses vertus supposées, en prétendant qu'il est préservé, du moins dans les campagnes, des effets pernicieux' du luxe et du relâchement moral des puissants. Cohabitent donc | désormais dans les élites une pratique ancienne et cynique de la manipulation des couches populaires par le levier de la peur, de la faim, de l'argent ou de la religion menacée et celle, nouvelle, qui repose sur l'apologie d'un peuple vertueux, dont la bourgeoisie mais aussi le roi et bientôt le clergé prétendent être les défenseurs et interprètes naturels. En fin de compte, tous les politiques en viennent à dire qu'ils défendent, à leur façon, les intérêts véritables et bien compris du peuple, en ce monde ou dans l'autre, dans l'immédiat ou pour des lendemains qui ne pourront que chanter.
En regard de ce passé pas très lointain, ce qui demeure la spécificité de la politique du peuple, du populisme démocratique à l'état natif, c'est son côté brutal, explosif. Pendant longtemps, nous l'avons répété, c'est l'émeute puis l'insurrection qui incarnèrent cette poussée de fièvre populaire, mais le recours au suffrage universel avait théoriquement désarmé le peuple, et c'est donc par le biais d'un vote protestataire (Boulanger, Poujade, Le Pen, Ligue communiste révolutionnaire ... ) que s'est manifestée, depuis un siècle, la colère populaire. Vote contre les partis en place, coup de poing sur la table pour leur rappeler les promesses oubliées. On vote pour une formation créée pour l'occasion par un leader qui tire parti du mécontentement ambiant (Boulanger, Poujade) ou bien pour des partis extrémistes, de gauche ou de droite (Le Pen, Laguiller), déjà en place et qui servent de support à la protestation sans que cela puisse impliquer une adhésion totale au programme de ces formations préexistantes. Le propre de cette protestation, c'est qu'elle est une sorte de paroxysme colérique, exigeant des solutions immédiates (cf. le discours de Hébert à la veille du 10 août, ou contre les Girondins [*164]), alors que les partis-supports | existent pour durer et cherchent à canaliser et entretenir l'énergie populaire pour parvenir à leurs propres fins. Quant aux partis créés pour l'occasion, ils ne peuvent durer que si le chef charismatique entretient par ses discours et ses actes l'enthousiasme de ses troupes et met un système en place éliminant, d'une façon ou d'une autre, tous les obstacles à son maintien au pouvoir. Ce n'est donc pas tant la politique du peuple qui présente un danger, mais l'usage qui peut en être fait et le degré de discrédit où ont pu arriver les formations politiques traditionnelles, justifiant leur élimination partielle ou définitive (fusion imposée, procès pour corruption, etc.).
CH7 – Conclusion (p217-231)
Notre propos n'est pas une apologie de plus en faveur d'un peuple victime de toutes les injustices et réceptacle de toutes les vertus, c'est plus simplement un appel à plus de lucidité sur la réalité anthropologique de la politique et de simple équité sur la façon dont le peuple a pu infléchir, avec ses faiblesses et ses limites, depuis deux siècles et plus, notre destin national.
Échapper d'abord au carcan de l'historicisme érudit qui privilégie le document écrit et ses postulats implicites: une politique sans manifeste proclamé, sans programme élaboré, argumenté et périodiquement remanié, n'existe pas. Tout projet politique véritable doit viser à la conquête du pouvoir pour gérer les institutions ou les transformer dans l'intérêt des partisans de ce projet. Tout mouvement qui n'aboutit qu'à une mobilisation spasmodique de ses partisans pour assouvir un brutal accès de colère collective provoqué par une conjoncture devenue subitement insupportable, tout en sachant que le monde restera ce qu'il est et que la colère y a sa place, ne serait pas véritablement politique.
C'est-à-dire que la «grande» politique est la seule qui compte véritablement et prime sur la «basse» politique, sur les «basses» considérations du quotidien des individus et de leur survie individuelle ou familiale. Inverser le rapport de priorité et d'importance en faisant de la « bassa pulitica », telle qu'elle est vécue concrètement par l'immense majorité des citoyens et comme l'implique le projet même de la démocratie, la finalité première et permanente du débat politique, paraît, tant aux acteurs du pouvoir qu'à ses théoriciens et historiens, une sorte de régression, tendant vers le degré zéro de ce même débat, et donc une impasse, un fourvoie|ment, une utopie démagogique mettant la cité cul par-dessus tête. Et nous retrouvons là Robespierre exaspéré, reprochant aux sans-culottes d'obséder la Convention avec leurs incessantes et «chétives» revendications. Il faut respecter l'ordre politique des choses et les priorités qu'il impose. La gauche laisse entendre que cet ordre n'est que provisoire et que le peuple pourra sans cesse le modifier à son avantage, alors que la droite le présente comme inéluctable, car autrefois voulu par Dieu, aujourd'hui imposé par la nature ou plutôt par le marché. Le problème, nous l'avons vu, c'est que la politique du peuple, pour ce qui est de l'ordre des choses, serait plus proche du réalisme pessimiste de la droite que de l'optimisme prométhéen de la gauche.
Néanmoins, cette politique ne nous est pas apparue comme un corpus fermé. Dès l'Ancien Régime, on peut en distinguer des variantes régionales et surtout deux versions fondamentales : celle des villes et celle des campagnes. C'est dire que la stratification d'apports culturels particuliers entraîne déjà une diversification, et l'impact de la Révolution, avec les réactions qu'elle a pu susciter localement, n'a fait qu'accentuer cette diversité initiale, en fonction surtout des violences qu'elle a engendrées. Mais, paradoxalement, le choc révolutionnaire, que ce soit à Paris ou dans les départements, par sa violence même a plutôt renforcé la cohésion communautaire qu'éradiqué les solidarités traditionnelles. Autrement dit, au XIXe siècle, l'acculturation politique ne s'exerce pas sur une tabula rasa, mais affronte un noyau dur de convictions et de certitudes ancrées et légitimées par une expérience séculaire et souvent réactivées, confirmées par la conjoncture révolutionnaire récente. C'est notamment perceptible dans l'ouest du pays où prêtres et nobles ont globalement plus d'influence en 1815 qu'en 1788 !
Il nous semble évident que la politique du peuple, tant dans les villes que dans les campagnes, a été un élément déterminant de la dynamique révolutionnaire, du moins à ses débuts, et qu'ensuite les campagnes sont devenues plus réticentes face aux exigences croissantes de la nation en guerre jusqu'à sombrer, surtout dans l'Ouest et le Midi, dans les violences d'une jacquerie antirévolutionnaire. La violence populaire pendant la décennie révolution|naire a imposé la liquidation du système seigneurial et de l' absolutisme monarchique. Elle ne s'est pas manifestée comme une violence instinctive utilisée par des meneurs bourgeois, mais à travers une série d'initiatives des milieux populaires, nées de leurs ressentiments et de leurs peurs cumulés, visant à riposter à la menace contre-révolutionnaire fomentée par les aristocrates et par le roi. Chaque victoire renforçant la légitimité, la puissance et la majesté du peuple souverain, c'est bien la plebs qui imposait le règne du populus.
Les renversements successifs de tous les obstacles rencontrés par l'affirmation de la souveraineté nationale créaient des situations à la fois nouvelles et toujours plus extrêmes, anticipées par une partie des politiques bourgeois mais qui, réduits à leurs seules forces, étaient incapables d'en surmonter les conséquences. Aussi nous paraît-il préférable de ne pas tant parler d'une révolution bourgeoise que d'une révolution amorcée, au nom de la nation, par la noblesse rapidement débordée par les impatiences et les exigences bourgeoises, et qui s'impose uniquement grâce à l'intervention populaire qui, de ce fait, la radicalise. Comme à court et à moyen terme, les bourgeois et une poignée de nobles libéraux semblent les bénéficiaires effectifs de l'opération, ils en sont devenus, aux yeux des historiens, les auteurs conscients utilisant à leur profit les colères populaires.
En fait, le peuple s'est levé mais ne veut pas gouverner et passe donc la main à ceux qui le peuvent, ce qui ne signifie pas pour autant qu 'il soit manipulé. D'autant que le roi et l'Assemblée nationale, contraints de s'installer à Paris dès octobre 1789, sont placés sous surveillance populaire. En dépit de l'activisme de La Fayette et de la Garde nationale, le roi et les députés ne pourront échapper à cette vigilance qui aboutit, le 10 août 1792, à la prise des Tuileries et à la suspension de l'Assemblée législative qui n'avait pas même une année d'existence. Là encore, le peuple a imposé les urgences de sa stratégie insurrectionnelle aux tergiversations d'une bourgeoisie incapable d'imposer sa règle du jeu.
S'instaure alors une sorte de démocratie directe ; en fait la surveillance exercée sur la Constituante et la Législative s'est muée en droit d'ingérence immédiate, car seuls les députés de Paris et | quelques autres ont la confiance des sans-culottes qui ne laissent gouverner la Convention que dans la mesure où elle respecte leurs priorités et leurs exclusives. La Terreur, prolongement légal des violences de l'émeute justicière de jadis, écrasera toutes les résistances contre-révolutionnaires et fera triompher les vrais principes.
Mais au bout de quelques mois la Terreur s’amplifie, alors que la colère populaire retombe ; c'est que les robespierristes l'on transformée en instrument de domination et l'ont même retournée contre le mouvement populaire en liquidant les hébertistes et les dantonistes accusés d'être à la solde des coalisés. Du coup, la sans-culotterie se détourne de Robespierre et de ses amis qui ne peuvent plus résister à la revanche des modérés. Mais en favorisant thermidor, la politique du peuple, à terme, prépare sa propre éviction sous la pression conjuguée de la Convention, des muscadins et de l'armée. Malgré cet échec final inscrit dans la nature même de la protestation populaire, l'expérience démocratique vécue de 1792 à 1795 entre dans la mémoire collective des couches populaires urbaines, notamment à Paris, pour y consacrer le mythe de l'insurrection victorieuse, donc nécessaire et juste. L'émeute protestataire de l'Ancien Régime s'est transformée en insurrection révolutionnaire, le peuple reprenant la plénitude de ses droits et incarnant pleinement la souveraineté nationale dans toute sa brutalité originelle et créatrice d'un nouvel ordre des choses.
L'expérience de démocratie directe imposée par les sans-culottes, contre la majeure partie de la Convention, ressuscitée momentanément par les révolutions parisiennes du premier XIXe siècle, ne procède donc pas d'une tentative pour réaliser l'idéal démocratique tel qu'avaient pu l'imaginer Jean-Jacques Rousseau et ses disciples; elle résulte plutôt d'une sorte de vigilance suspicieuse prolongée mais toujours provisoire. Elle ne traduit que l'émergence des inquiétudes, des impatiences impulsives et punitives, mais aussi, à terme, des résignations qui continuent de composer la politique populaire, même si l'utopie militante y a désormais sa part, confortée par les réussites de l'émeute parisienne.
Par deux fois, en juillet 1830 et en février 1848, la barrière censitaire n'a pu empêcher que le soulèvement armé des quartiers | populaires de la capitale impose le départ du souverain et le changement de régime. Quant à la révolution de 1830, que l'historiographie de gauche tend à minimiser, en y voyant une sorte de tour de passe-passe pour retarder l'avènement de la République, il faut lui restituer toute son importance. Elle offre la preuve éclatante de la puissance retrouvée du peuple, dans une perspective qui rend au premier nationalisme sa fonction d'exaltation symbolique et de mobilisation populaire. C'est 1815 qu'il faut effacer, sans pour autant ressusciter les excès de la Terreur ; on laisse alors sa chance à Louis-Philippe, roi de la Révolution, car il revendique le drapeau tricolore, et l'on sait qu'il était à Valmy, du côté de la nation! Mais ce que le peuple a laissé faire en 1830, il le défait en février 1848, quand, tout comme en 1793, le mélange détonant de la misère populaire et de l'humiliation permanente de la nation disqualifie une monarchie accusée de n'avoir pas voulu tenir les promesses implicites de juillet 1830 et d'utiliser avant tout ses soldats pour tirer sur la foule.
Avec la Révolution et l'Empire, la politique du peuple, dans sa version urbaine et, à un degré moindre, dans sa version rurale, s'est donc enrichie de deux convictions majeures. D'une part, le sentiment profond que l'insurrection populaire constitue l'expression première et dernière de la souveraineté nationale et qu'elle s'impose comme le « plus saint des devoirs», quand le pouvoir trahit les intérêts fondamentaux de la nation et donc ceux du peuple. Équivalence évidente aux yeux des intéressés, la Révolution ayant été sauvée, à plusieurs reprises de 1789 à 1794, par la mobilisation populaire. D'autre part, l'idée que respecter la souveraineté nationale c'est aussi respecter l'image que la France doit continuer de donner d'elle-même au reste de l'univers, après s'être proclamée la patrie de la liberté, de l'égalité et de la fraternité et après avoir détrôné la plupart des autocrates de l'Europe. Restaurer la plénitude de la souveraineté nationale en France implique de défendre ce même principe partout où il est nié par les partisans de la Sainte Alliance et des traités de 1815.
Tout cela débouche, nous l'avons rappelé, sur un premier nationalisme exaltant la gloire des armées révolutionnaires et impériales et accusant les rois d'avoir sacrifié, par deux fois, la | grandeur et la générosité de la nation en lui imposant capitulation et indignité, en échange d'un trône imposé par l'invasion ou la menace d'une nouvelle guerre. C'est à Paris surtout que bouillonne un tel patriotisme, mais il progresse également dans les campagnes où les anciens soldats diffusent les thèmes et les clichés de la légende napoléonienne, faisant oublier aux paysans les rigueurs de la conscription et la lourdeur du fisc impérial.
Plus généralement, les campagnes, surtout dans le centre et le midi du pays, restent obsédées par la crainte du retour des seigneurs et des droits féodaux. Elles se bornent donc à entériner les coups de force parisiens, dans la mesure où ils ne ressuscitent pas les excès d'une nouvelle Terreur. La légende napoléonienne, forme personnalisée du premier nationalisme, là où elle s'implante, facilite ces ralliements successifs aux victoires de l'insurrection parisienne sur des monarques discrédités. Le départ de Louis-Philippe entraîne l'abandon de la forme monarchique du pouvoir et l'écroulement définitif de la barrière censitaire. La victoire politique du peuple parisien impose la République et le suffrage universel. Mais ce dernier se retourne contre Paris, dans la mesure où il signifie la suprématie arithmétique du peuple des campagnes et donc, du même coup, le triomphe des notables toujours persuadés, à tort, de contrôler dans leurs circonscriptions l'expression de la volonté du peuple. Autrement dit, la poursuite de la politique du peuple doit leur réserver l'accès à la « grande politique», moyennant, pour le bon peuple, la satisfaction négociée des ambitions locales que suscite la «bassa pulitica».
En juin 1848, l'armée, obéissant à ces mêmes notables, écrase l'insurrection parisienne pour lui imposer le respect du scrutin national et mettre fin à toute résurrection de la démocratie directe façon 1792-1793. Le suffrage universel permet désormais de dénier toute légitimité à l'insurrection, quelle qu'elle soit, et s'affirme comme le meilleur rempart possible contre la version urbaine et armée de la politique du peuple.
Symétriquement, la République issue du suffrage universel apparaît aux insurgés de la plèbe parisienne comme la revanche des ruraux, politiquement immatures, engoncés dans un conservatisme timoré et asservis aux notables traditionnels. Immaturité | scandaleusement confirmée à leurs yeux et à ceux de beaucoup d'historiens par l'élection triomphale, en décembre 1848, de Louis Napoléon Bonaparte à la présidence de la République. Nous y voyons plutôt l'effet prévisible du premier nationalisme s'incarnant dans un candidat au nom prestigieux, signifiant la fin de l'humiliation nationale et, de surplus, clairement identifié comme étant hostile à la fois au retour des droits féodaux et aux excès révolutionnaires. Exactement ce que souhaitait la version rurale de la politique du peuple et qu'elle exprima massivement sans tenir compte des consignes des notables.
L'effondrement militaire brutal du Second Empire, pourtant consolidé in extremis par le plébiscite des campagnes (mai 1870), et l'échec du sursaut militaire de la toute nouvelle République provoquent l'ultime et sanglant sursaut insurrectionnel de la Commune de Paris. Une nouvelle fois, la misère accrue par le siège, le patriotisme humilié, la haine des ruraux et des notables, la frustration politique née des élections font prévaloir la solution de l'insurrection armée contre le résultat des urnes. On évoque les grands souvenirs de 1793, de juillet 1830 et de juin 1848 pour les accomplir dans un projet communaliste vécu comme leur aboutissement légitime, exaltant et finalement suicidaire en regard de la volonté nationale exprimée par le suffrage universel.
La liquidation physique d'une partie des révolutionnaires parisiens permet, à moyen terme, la conversion progressive des paysans du Midi et du Sud-Ouest à un républicanisme « opportuniste» et parfois même radical. C'est donc au moment où semblent disparaître par la fusillade, le bannissement et l'exil, d'une part, la conversion progressive et intéressée à un républicanisme relativement modéré, de l'autre, les deux courants antagonistes de la « politique du peuple», qu'historiens et politologues font surgir ce qu'après eux, on dénomme, aujourd'hui, le« populisme».
Avec la Commune de Paris disparaît donc tragiquement ce que nous avons appelé le populisme démocratique auquel se substitue progressivement le populisme tel que l'entendent actuellement les médias, c'est-à-dire !'instrumentalisation partisane de certaines angoisses héritées de la politique du peuple, comme la peur de la | guerre ou la crainte du complot de l'étranger. Des minorités activistes renouent ainsi avec les manipulations cyniques des élites d'Ancien Régime. L'ingrédient nécessaire et primordial de l'émeute était alors la disette ; elle engendrait la colère qu'on pouvait amplifier et diriger contre la cible choisie. À partir de 1890, cet ingrédient, encore présent en 1885, tend à perdre son caractère massif et rend la mobilisation populaire plus aléatoire. D' autant que Paris a perdu les concentrations populeuses de ses quartiers centraux et que le chemin de fer contribue à atténuer le rôle déterminant de la population de la capitale dans le devenir politique du pays.
Dans les trois décennies qui précèdent la Première Guerre mondiale et malgré l'inquiétude que suscite, chaque 1er mai, le militantisme anarcho-syndical, on assiste donc à une atténuation de la pression du populisme démocratique dans Paris. Elle est relayée par le malaise de la petite bourgeoisie malthusienne, inquiète de son statut social et de ses possibilités de promotion dans une République taraudée par la hantise de la «Revanche» et effectivement menacée par les pressions économiques et militaires de Berlin, sous l' œil impavide de la « perfide Albion», du moins jusqu'en 1904 !
Dans un tel contexte peut-on encore repérer les traces d'une possible influence de la « politique du peuple»? D'une part, le découpage électoral de l'hexagone, d' autre part, les modalités des scrutins pour le recrutement des deux chambres préservent indéniablement l'influence politique du monde rural et des notables, anciens ou nouveaux, qui en restent les indispensables relais. Et donc la «bassa pulitica», fondement de l'influence de ces mêmes notables, continue de structurer le monde immense des campagnes. À ce poids institutionnel des campagnes, il faut ajouter l'influence directe des migrations rurales sur les comportements des nouvelles populations urbaines. Enfin, ces influences superposées ne pouvaient qu'être accentuées par le discours permanent d'une presse nationaliste célébrant, derrière Barrès, les vertus de l'enracinement et le bénéfice d'une civilisation supérieure transmise et accrue par le labeur incessant des générations successives. Ce que confirmaient le darwinisme ambiant et | les thèses, très à la mode, d'un Gustave Lebon convaincu, lui aussi, de l'influence déterminante d'un patrimoine d'images héritées et devenues quasi organiques du fait de la sélection naturelle.
Le glissement socioculturel de la « politique du peuple» vers les classes moyennes nous incite à penser que, parmi les problèmes politiques majeurs du dernier quart du XIXe siècle, se posent ceux, rarement évoqués, liés aux conditions idéologiques qui ont permis ce transfert. Tout d'abord, comment s'opèrent les ralliements des couches populaires rurales aux formations de la gauche opportuniste puis radicale et parfois même socialiste? Supposent-elles des concessions, des aménagements ou des transpositions dans les programmes de ces formations au bénéfice de la thématique traditionnelle de la « politique du peuple»? Par ailleurs, les nationalistes opèrent-ils un choix dans cette thématique ou bien, à l'écoute de leurs sympathisants, tendent-ils à en multiplier au maximum les emprunts, sans être conscients de la continuité qu'ils incarnent de ce fait. On peut constater qu'avant 1914, ils ne mordent guère sur l'électorat rural rallié à la gauche, et assez peu sur l'électorat ouvrier rallié au socialisme et à l' anarcho-syndicalisme. Et pourtant le raz de marée de l'Union sacrée prouve que le pacifisme et l'internationalisme prolétarien n'avaient pas vraiment entamé le patriotisme du monde ouvrier et que la menace de l'invasion faisait taire à droite tous les ressentiments que pouvait susciter le régime.
Par-delà les résurgences liées aux conditions terribles des combats lors de la « Grande Guerre», dans quelle mesure la thématique de la « politique du peuple» est-elle encore présente à l'arrière plan politico-culturel de l'entre-deux-guerres? Nous avons vu que le discours de la plupart des associations d'anciens combattants analysé par Antoine Prost nous permet de répondre par l'affirmative. Présence corroborée, d'une autre façon, par les œuvres les plus marquantes du cinéma français des années trente, marquées par un pessimisme profond, celui d'une génération littéralement décimée et qui pressent la fragilité de sa victoire, et donc l'ineptie terrible du sacrifice consenti. À ses yeux, la IIIe République était incapable de consolider la victoire obtenue par le sacrifice d' un million et demi de soldats. Cela contribuerait | à expliquer le succès initial relatif du maréchalisme, mais aussi celui plus tardif du gaullisme, illustrant ainsi, à nouveau, les ambivalences permanentes d'un même héritage.
Le rappel des pesanteurs héritées d'un passé lointain nous semble rejoindre ou plutôt éclairer certaines réflexions, apparemment sans illusion, de la science politique actuelle sur le contenu et le devenir du mythe démocratique. Non pas que la démocratie pluraliste, telle que nous la concevons aujourd'hui, n'existe pas, non pas qu'elle ne se soit pas consolidée dans l'Occident industriel ces dernières décennies, mais ce qui inquiète Guy Hermet ou bien Philippe Braud, c'est le divorce permanent entre principes et réalité, et la fragilité d'un triomphe dont on ose espérer qu'il n'est pas qu'un faux semblant. Dans Le Peuple contre la démocratie [*165], Guy Hermet rappelle que les violences populaires ont été longtemps un des obstacles principaux à l'établissement d'une démocratie véritable, et d'invoquer les massacres de septembre 1792, l'exaltation suicidaire des communards et les fusillades de la guerre d'Espagne, sans oublier le discours stalinien du P.C.F. dénonçant les libertés formelles comme autant de faux-semblants masquant les rapports de force véritables de la société capitaliste. Quant à Philippe Braud, constatant dans Le Jardin des délices démocratiques [*166], que soixante pour cent des Français interrogés avouaient, dans un sondage de 1980, qu'ils étaient très peu ou pas du tout intéressés par la politique, il se demandait si certains politologues américains n'avaient pas raison de vouloir considérer l'abstention comme une des conditions nécessaires à la bonne marche de la démocratie, en lui évitant les tensions excessives et la dramatisation dangereuse pour la paix publique que constituerait une nation composée à cent pour cent, de militants de tous bords. Les paradoxes lucides de Philippe Braud concernent surtout la Ve République et la pérennité d'une symbolique et d'un vocabulaire destinés à permettre l'alternance des ambitions et la relance cyclique des espérances. |
Reste que ces paradoxes, ces remarques alarmistes, ne font que traduire l'illusion généralisée qui confond volonté populaire et idéal démocratique. Ce dernier, pour s'établir, depuis deux siècles, n'a pas dû seulement vaincre l'hostilité obstinée des élites réactionnaires, de la plupart des hiérarchies cléricales et des théoriciens de l'ordre établi, il lui a fallu surtout surmonter les appréhensions, les refus enracinés de la politique du peuple, les violences compensatoires qu'elle engendre, les solidarités étroites qu'elle préfère, l'égoïsme sacré qu'elle professe. Tout cela n'excluant en rien les élans d'une générosité chaleureuse, un goût certain pour le panache et l'éloquence imagée ou féroce du tribun véritable ni, a contrario, les découragements profonds pouvant s'achever en rage meurtrière ou suicidaire.
En fait, il paraît évident que, depuis 1789 et durant tout le XIXe siècle, l'idéal démocratique ne s'est jamais incarné dans sa plénitude théorique, mais sous la forme d'un compromis inévitable avec certaines des composantes de la politique du peuple. Et les résurgences permanentes, depuis deux siècles, de la protestation populaire contre les pouvoirs en place et les appareils qui prétendent exprimer et encadrer l'opinion politique soulignent la fragilité de l'acculturation démocratique. Depuis 1880, la politique du peuple tend à faire office de subconscient collectif, réactivable en période de crise identitaire par des minorités ultras, comme le prouvent, aujourd'hui encore, les succès électoraux du Front national et les avatars de la question corse. Reste donc à savoir depuis quand la démocratie véritable a commencé à l'emporter durablement dans le dosage? Question d'autant plus délicate, que les retours en arrière, les régressions déjà évoquées prouvent que rien n'est jamais totalement acquis.
En définitive, l'essentiel de notre réflexion nous semble se ramener à deux constatations majeures: l'une soulignant la continuité des comportements populaires, en particulier du milieu du XVIIIe siècle à la fin du siècle suivant, l'autre portant sur la réalité stratifiée du populisme.
D'abord, il nous a semblé pertinent d'affirmer deux continuités majeures masquées par une approche trop intellectuelle et trop segmentaire de l'histoire politique de notre pays depuis la fin de | l'Ancien Régime. Trop intellectuelle dans la mesure où historiens et politologues ont été fascinés par les débats théoriques et les expériences successives concernant la nature et le fonctionnement du régime appelé à succéder à l'absolutisme bourbonien. Le débat n'est toujours pas clos, mais il a contribué à occulter la réalité concrète des pratiques politiques des couches les plus larges et les plus modestes de la population, qui continuaient à vivre et donc étaient contraintes d'élaborer des compromis permanents entre leurs comportements et modes de vie traditionnels et les institutions successives, c'est-à-dire les exigences administratives, :fiscales et militaires imposées, plus ou moins autoritairement, par les élites en place. Il s'agit donc de prendre en compte la réalité politique vécue par les couches les plus modestes, mais aussi les plus nombreuses, en ignorant la périodisation de l'histoire politique classique, car il nous semblait évident que les pratiques politiques populaires ne s'inscrivaient pas dans les découpages chronologiques habituels.
La première continuité à rétablir fut donc celle entre Ancien Régime et Révolution. Tout, et en particulier les pratiques politiques populaires, ne commençait pas avec 1789. Il nous a paru évident que les motivations et les modalités des interventions populaires sous la Révolution française reproduisaient celles des émeutes d'Ancien Régime et que la coupure de 1789 n'avait aucune pertinence en ce qui regardait la politique du peuple.
La seconde continuité à établir concernait la prétendue naissance du populisme aux alentours de 1885. Il nous est apparu que c'était bien toujours le même type de protestation populaire, dans le contenu et l'expression, qui continuait de se manifester à travers le soutien d'anciens communards et de bonapartistes au général Boulanger. Et nous avons vu que l'héritage de la politique du peuple pouvait finir par concerner d'autres catégories sociales que les couches populaires à proprement parler, ce qui explique que le terme «populisme» ait fini par prévaloir pour désigner ce glissement socioculturel. Autant de raisons pour affirmer une seconde continuité: celle reliant politique du peuple et populisme.
Autre constat de notre démarche: la malléabilité de la politique du peuple dont nous savons qu'elle fait cohabiter en son sein des | thématiques habituellement revendiquées par la gauche (égalitarisme contractuel, refus de l'affairisme et de la spéculation, méfiance à l'encontre des puissants ... ) et d'autres habituellement considérées comme relevant d'une sensibilité de droite (respect de l'ordre des choses et des hiérarchies légitimes, clientélisme contractuel, confiance en un pouvoir central fort et paternel ... ). Que dans les quartiers populaires de Paris ou de Lyon a longtemps prévalu la thématique de gauche, alors que dans l'Ouest profond s'imposait surtout la thématique de droite, sans que pour autant, dans l'un et l'autre cas, on ignorât totalement les interrogations et certitudes de l'autre versant.
La politique du peuple n'est donc pas un tout idéologiquement structuré, son contenu contradictoire fait prévaloir, selon la conjoncture nationale et locale, des configurations thématiques variables et du coup, en l'absence de crise particulière, elle se coule dans les programmes des formations politiques classiques, en fonction d'inclinations héritées ou de l'influence des notables locaux. Mais qu'une crise survienne faisant douter de l'efficacité de l'appareil d'État et de la légitimité des partis, alors ressurgissent les peurs et les défiances ataviques. La politique du peuple peut ainsi être récupérée par les vieux routiers des extrémismes antiparlementaires, car ils savent que l'enchaînement de la provocation et de la répression engendre une violence contagieuse, que le sang peut couler et qu'un coup de force est alors possible. C'est ce second moment que les médias retiennent, prenant la conséquence pour la cause, et décrivant, dans ce qu'ils appellent le populisme, un processus de fascisation. Il faut prévenir cette dérive de la politique du peuple en refusant de confondre ras-le-bol populaire et droite extrême.
D'autant que, si la politique du peuple sommeille à l'état latent, dans une large partie de l'opinion, la dérive vers les extrêmes reste exceptionnelle et doit être considérée surtout comme le révélateur d'une crise identitaire profonde frappant, pour des raisons diverses, plusieurs secteurs de la population. Ajoutons que l'accumulation des images télévisuelles accélère encore le processus de la contagion, en faisant prévaloir l'émotion brute qui alimente les préventions de la politique du peuple au détriment d'analyses plus rationnelles. |
Pour le reste, il nous paraît même que la politique du peuple peut être tenue pour un des fondements implicites de la Ve République. En instaurant l'élection du président de la République au suffrage universel, le général de Gaulle a tenté d'institutionnaliser le charisme et la dimension historique de son propre personnage. Outre son aura personnelle, cela suppose que tout candidat, pour obtenir une majorité véritable, transcende l'éventail des partis en présence, ce qu'il ne saurait faire en multipliant promesses et concessions, mais en faisant appel à la confiance des électeurs. Non pas pour obtenir un chèque en blanc, mais par une sorte de pari sur la tonalité globale de l'action politique à mener en fonction de sa personnalité et d'un programme dont la crédibilité dépend surtout de son action passée et de sa réputation. Une telle confiance nous paraît davantage relever des tendances profondes de la politique du peuple que de la propension du militant à voir dans l'élection présidentielle un vote impératif imposant au candidat, issu de son parti, la réalisation d'un programme collectivement élaboré.
Plus largement, l'emprise latente de la politique du peuple sur les comportements d'une large partie de nos concitoyens viendrait donner raison à Jean-Jacques Becker qui soutenait, dans sa contribution au livre sur les voies nouvelles de l'histoire politique, que l'histoire de l'opinion, par-delà l'écume des jours et des humeurs, appartiendrait plus à l'histoire des mentalités et des «profondeurs» qu'à celle des concepts et des idées claires tirés d'un système explicatif rationnel.
Finalement, il apparaît souhaitable que médias et politiques accordent plus d'égard à toutes les inquiétudes du peuple supposé citoyen et peut-être plus d'attention à toutes les formes de la politique du peuple et donc du populisme, d'hier et d' aujourd'hui, car certaines nous sont apparues comme des étapes nécessaires à la consolidation de la démocratie, et qu'à y bien réfléchir, aujourd'hui encore, sous sa forme latente, elle joue un rôle déterminant dans le fonctionnement de la Ve République. Quant au vote pour les partis extrêmes, quand il s'amplifie brutalement, il est avant tout symptôme d'un malaise. Malaise qu'on ne peut réduire à l'utilisation que tentent d'en faire les extrémismes, quels | qu'ils soient. Malaise qu'on ne peut impunément ignorer en s' obstinant à vouloir prendre certaines de ses conséquences pour sa véritable cause. Et de fait, continuer de contester l'existence et l'influence de la politique du peuple, forme primaire et substrat permanent des populismes, se borner à vitupérer contre un prétendu fascisme, c'est s'aveugler sur la nature exacte des mutations sociopolitiques que nous vivons. Nous subissons un reclassement brutal de l'ordre mondial dont notre prospérité actuelle nous masque sans doute l'importance alors que des pans entiers de nos sociétés en subissent déjà le contrecoup et de façon irréversible. C'est dire combien serait grave, une fois de plus, une erreur de diagnostic, fruit d'un mauvais usage de l'Histoire.
Rennes, juillet 2001
Notes :
[*162] Arlene JOUANNA, Le Devoir de révolte, la noblesse française et la gestation de l'État moderne , 1559-1661, Paris, Fayard, 1989.
[*163] Cf. Daniel ROCHE, La France des Lumières, Paris, Fayard, p. 473.
[*164] Il est souhaitable de rappeler que, en 1792 et 1793, Le Père Duchesne d'Hébert, lorsqu'il se proposait de mobiliser massivement les sans-culottes contre une cible politique déterminée, intitulait quotidiennement ses numéros « La grande colère du Père Duchesne contre ... » ; spontanément notre journaliste utilisait le mot qui traduisait le mieux la nature profonde de la mobilisation populaire dans Paris. Ainsi, dans son numéro 195 (octobre 1972), Le Père Duchesne reproche violemment à la Convention de ne pas vouloir juger Louis XVI. On reconnaît dans ce texte toute l'argumentation qui justifiait déjà les exécutions sommaires de juillet 1789 : « Avez-vous oublié que le scélérat que vous n'osez envoyer à la guillotine est déjà jugé d'avance? Le dix août, nous | allions user du droit de la guerre et passer au fil de l'épée la bougre de race qui venait de se baigner dans le sang de nos mères et de nos pères. Elle se réfugia au milieu de vous. Nous ne voulûmes pas souiller le temple de la loi en y immolant de pareils monstres, mais vous nous promîtes que justice en se rait faite. Tenez-nous parole, sinon, foutre, nous vous retirons notre confiance, et nous rentrerons dans nos droits, et Je bourreau du peuple tombera sous le glaive du peuple. Sa tête est à nous par Je droit de la guerre. Et vite donc, plus vite que cela ... Nous sommes las d'attendre. » (Cité par G. WALTER, Hébert et le Père Duchesne, Paris,]. B. Janin, 1946, p. 96.)
[*165] Guy HERMET, Le Peuple contre la démocratie, Paris, Fayard, 1989.
[*166] Philippe BRAUD, Le Jardin des délices démocratiques, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1991.