Longtemps les mots ont hésité ; désormais, ils manquent. Chaque jour qui passe dans cette guerre d’extermination sans limites que mène le gouvernement fasciste israélien contre Gaza, atteste qu’aucun mot n’est plus apte à dire une réalité échappant à toute raison, à toute rationalité, même guerrière. D’où cette mutité qui saisit nos consciences ravagées par la polymorphie du malheur infini qu’éprouve toute une population civile martyrisée, et désormais affamée. Oui, les mots manquent. Et pourtant il faut exprimer, ne pas taire faute de mots adéquats l’horreur infiniment réitérée que, depuis plus de six cents jours, nous éprouvons chaque matin en apprenant qu’un nouveau palier dans la volonté exterminatrice de Netanyahu et de ses tueurs a été franchi. Et que demain sera pire et après-demain pire encore si rien n’arrête le bras surarmé par l’Occident des criminels de guerre, ces maniaques d’une loi du talion augmentée qu’aucun interdit moral ou religieux ne semble être capable de contenir. C’est dans ce cercle infernal de la déraison exterminatrice que crèvent un par un les Gazaouis et que les habitants de Cisjordanie résistent, tant que faire se peut encore et avec le peu qu’ils ont, à la volonté colonisatrice de fous de dieu qui, s’ils étaient tenants de l’islam, se verraient irrémédiablement voués aux gémonies des défenseurs des « valeurs » de l’Occident.
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Après plus de six cents jours, donc, ce qui nous taraude, ce qui exaspère nos impuissances, c’est de constater que, jour après jour et sans que personne ne le contrarie, l’État d’Israël verse, pour sauver la clique qui a capté le pays, dans une logique d’extermination d’un peuple déjà pour partie chassé de sa terre en 1948 [*1], et qui vit désormais sa seconde Nakba. Ce qui nous fait mal, un mal de chien, c’est de devoir éprouver, jour après jour, un sentiment d’écœurement à l’idée que, malgré quelques courageuses voix dissidentes, le peuple israélien, né lui-même d’un génocide (et quel génocide !), semble couvrir passivement un processus de nettoyage ethnique de grande ampleur et les crimes contre l’humanité que sa clique dirigeante commet en son nom, sans que personne, malgré ce qui remonte des états d’âme d’une fraction du Mossad et de l’armée, ne songe à déposer la bande d’assassins qui les gouverne – ce qui ne semble pas impossible au vu du pouvoir réel dont ils disposent. Car le pire à vivre pour les Israéliens, ce sera ce sentiment de honte qui, un jour, fatalement, les saisira – et, du même coup les juifs de la diaspora, dont beaucoup pourtant sont engagés dans la résistance à cette cynique entreprise – à l’idée d’avoir acquiescé, directement ou indirectement, à un génocide pensé, acté et accompli par une clique de nervis osant tout, même attiser sciemment, partout dans le monde, une nouvelle vague d’antisémitisme. La bêtise crasse a fait le reste, notamment en France, où, vautrée dans son soutien inconditionnel à Israël après le massacre du 7 octobre 2023 commis par l’autre clique d’allumés – celle du Hamas –, la caste médiatico-politique dominante, cornaquée par des « anti-antisémites » aussi crédibles que ceux qui se revendiquent du Rassemblement national, s’est déshonorée à un point tel qu’aucun mea culpa postérieur ne parviendra à laver la faute originelle que constitua leur inconditionnalité à Tsahal et à ses porte-parole fanatisés.
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« L’État d’Israël – déclare l’historienne Sophie Bessis dans un récent entretien accordé à Mediapart – a commis et continue de commettre des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité. D’héritier des victimes du génocide, il est en train de passer dans le camp des bourreaux aux yeux d’une grande partie de l’opinion mondiale. Tout cela est documenté, mais cela reste nié, tu ou occulté par les dirigeants occidentaux. On n’a pas encore pris la mesure de ce séisme [*2]. » Cet ébranlement, les Palestiniens le vivent dans leurs chairs ; les Israéliens, eux, ceux qui, du moins, n’ont pas perdu la raison – le vivent dans leurs têtes, au même titre que bien des juifs de la diaspora. Comme un drame infini porté à sa plus haute expression par un suprémacisme colonial débridé, éradicateur et pathologique où rien ne subsiste de la moindre empathie humaine pour l’altérité. Au bout de cela, tout est néant. La mort est la seule perspective. Une mort sans sommation ouvrant sur un champ de ruines d’où sera définitivement effacée toute espérance, même minime, de cohabitation possible. On pourra toujours dire que le Hamas est à l’origine de ce séisme puisque, le 7 octobre 2023, il a ouvert les hostilités, mais cette vision à courte vue de l’histoire ne convaincra que les croisés de l’ordre suprémaciste israélien, qui n’ignorent pas, s’ils lisent Haaretz même distraitement, que cet assaut barbare n’aurait jamais pu avoir lieu sans complicités – objectives ou subjectives – avec le Hamas de la part des services secrets israéliens dont la légendaire efficacité est attestée depuis longtemps. Bien des pistes semblent attester que ce 7-Octobre fut pensé et favorisé en haut lieu, pour donner prétexte et justification à la clique fasciste au pouvoir – Netanyahu-Smotrich-Ben Gvir – et régler une fois pour toutes la question de Gaza et, au-delà, dans la fureur guerrière que déchaîna cet atroce événement, celle de la Cisjordanie, appelée, dans l’imaginaire sioniste conquérant, à redevenir la Judée-Samarie, une « terre juive » enfin éradiquée des autochtones palestiniens [*3].
C’est dans cette même perspective nihiliste que doit s’inscrire cette information – confirmée le 7 juin par Avigdor Lieberman, ancien ministre de la Défense –, selon laquelle l’État israélien fournirait, dans la bande de Gaza, des armes à des milices rivales du Hamas, liées à des activités mafieuses et en affaires avec Daesh, pour piller, sous protection de Tsahal, les rares réserves alimentaires qui devraient parvenir à une population affamée. L’innommable, c’est cela. Une parfaite auto-complaisance dans l’ignominie. « Israël travaille à vaincre le Hamas par divers moyens », a récemment déclaré Netanyahu dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux. Et tous les moyens sont bons pour ce criminel de guerre. Ce disant, il s’inscrit, à sa manière de fasciste décomplexé, dans les traces de ses prédécesseurs qui, depuis plusieurs décennies, ont régulièrement parié sur le pire : faire émerger le Hamas pour contrer le Fatah, instrumentaliser les divisions internes à l’OLP pour l’affaiblir, sous-traiter la traque du Hamas en recourant à des bandes mercenaires soudoyées. Toutes pratiques qui définissent un État-voyou en marche vers le pire quand le pire est la condition de l’écrasement de toute espérance, même minime : obtenir un sac de farine pour nourrir sa famille. Toutes les bornes de l’infamie ont dès lors été franchies.
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Qu’importe après tout à cette clique de suprémacistes fous, de racistes congénitaux, de fous de dieu et de massacreurs sans limites dirigeant l’État israélien que, sous l’exercice de leur pouvoir, l’image de leur pays se dégrade chaque jour un peu plus aux yeux du monde. Que lui importe que son armée, autoproclamée la « plus morale » du monde, soit devenue, sous ses ordres, l’incarnation même de la barbarie en actes. Que lui importe de piétiner les règles du droit international de la guerre, les principes moraux les plus élémentaires, les décisions de l’ONU. Le cynisme de la clique est tel que rien n’y fera, hors les sanctions, la mise en place d’un embargo militaire et la reconnaissance internationale immédiate d’un État palestinien.
C’est peu de dire, plus six cents jours après le début de cette offensive meurtrière, qu’il y a urgence à arrêter, par tous les moyens, l’incroyable massacre qu’a déjà provoqué cette guerre d’anéantissement mené par l’État israélien. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur 2 millions d’habitants, 54 000 dépouilles palestiniennes ont été dûment enregistrées à Gaza – le chiffre le plus vraisemblable devant avoisiner les 100 000 victimes, soit 5% de la population gazaouie. Il parle de lui-même, ce bilan atroce, et ce d’autant qu’il concerne exclusivement une population civile directement visée par des snipers ou des drones tueurs pilotés par l’intelligence sacrificielle de Tsahal. Quant aux chiffres des disparus, blessés, estropiés, handicapés à vie, ils sont à un tel étiage que les statistiques ne suivent plus.
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Comment en est-on arrivé là, à un tel degré de déshumanisation et d’inculture politique, chez les gouvernants du monde et leur porte-parolat médiatique, pour oblitérer à ce point, au nom d’impératifs purement marchands ou d’intérêts stratégiques, la seule question qu’il faille se poser : comment arrêter la main du crime et isoler, du même coup, le clan des criminels. Il n’en est pas d’autre qui vaille, qui soit plus urgente. Or, cette question n’est toujours pas à l’ordre du jour alors que Gaza brûle et que la situation empire chaque jour un peu plus en Cisjordanie occupée avec l’utilisation d’armes lourdes par l’armée et de méthodes de guerre par les colons, les déplacements forcés de populations, les enlèvements, les démolitions d’habitations. Tout cela est d’une noirceur confondante. La ligne est tracée par la clique fasciste israélienne au pouvoir. Ce sera jusqu’au bout. Pire qu’en 1948. Car il s’agit, cette fois, d’en finir avec les Palestiniens. Et pour ce faire tous les moyens seront bons. Le Hamas, lui, qui prospère sur la martyrologie, se fout qu’il y ait 50 000, 100 000 ou 200 000 victimes. Au contraire, plus il en a, des martyrs, plus ses affaires marchent, plus il recrute. C’est une autre donnée de ce drame à effet dédoublé. Favorisé, voire manipulé, par le pouvoir israélien, le Hamas ne peut prospérer qu’en état de guerre. C’est l’autre face de la terreur qui s’abat sur les Palestiniens, son bras armé et sa police. Quand eux – les Palestiniens – ne demandent qu’à vivre, simplement vivre, sur leur terre.
Ce qu’on sait, de manière sûre, c’est que, livré à des criminels de guerre aussi dingues que Netanyahu, Smotrich et Ben Gvir, Israël a franchi toutes les limites de l’abjection. En passant du statut de peuple génocidé à celui de puissance génocidaire, l’ « État des juifs » aura porté un coup probablement fatal au judaïsme et à son histoire de résistance aux répressions qu’il a subies au long des siècles. Ce qu’on a compris également, depuis maintenant plus de six cents jours, c’est que ceux qui, politiciens de petite envergure et éditocrates appointés, ont joué de manière si déguelasse la partition d’antisémitisme contre celles et ceux qui s’opposaient, en pacifistes, aux criminels de guerre israéliens, ont banalisé pour longtemps son exceptionnalité. Et c’est grave. Ils en portent la pleine et entière responsabilité. Elle est si lourde qu’elle leur reviendra tôt ou tard, en boomerang, dans la gueule.
Enfin, un peu perdus dans cet innommable qui nous accable, ravagés par la passivité des pouvoirs qui, de par le monde, continuent d’alimenter un crime de masse en armant les tueurs, il n’est pas inutile, pour finir, de saluer le puissant mouvement de solidarité avec la Palestine qui se développe dans la société civile mondiale, principalement dans la jeunesse. Et d’honorer, du même coup, les initiatives de blocage de containers de composants militaires à destination d’Israël – comme celles des dockers de Fos-sur-Mer ou de Gênes – et l’affrètement de flottilles humanitaires, comme celle du Madleen, cherchant à briser le blocus israélien de Gaza.
Quand le crime est sans nom, la résistance à l’indignité reste le plus sacré des devoirs. Pour que vive dans nos cœurs l’espérance d’un monde simplement vivable, c’est-à-dire débarrassé de tous ses porteurs de haine. L’enjeu est considérable. Pour l’existence même de la Palestine, pour que le judaïsme cesse d’être assimilé aux bourreaux qui le pervertissent et pour nous-mêmes.
Freddy GOMEZ