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Patrick Tort – Darwinisme et sciences sociales. Analyses et entretiens avec Wonja Ebobisse, Georges Guille–Escuret, Marc Joly, Philippe Kernaleguen, Lilian Truchon – Champion 2024

Ce livre rappelle que l’oeuvre de Darwin, généralement réduite à L’Origine des espèces (1859), ne saurait être assimilée à ce qu’en ont fait ses épigones du « darwinisme sociale », en particulier Spencer et Galton, ce qu’expose précisément le dernier livre largement méconnu de Darwin, La filiation de l’homme (1871) : c’est le sujet de ce livre d’hommage, sous forme d’entretiens, à l’oeuvre de Patrick Tort. A noter en fin d'extrait, une critique de Kropotkine.

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[ Patrick Tort est certainement l’homme au monde qui a le plus écrit sur Darwin. En restituant en 1983 la logique de l’œuvre anthropologique du naturaliste anglais, étrangement ignorée ou mésinterprétée jusqu’alors, il met en évidence le ressort profond de ce qu’il va nommer la « seconde révolution darwinienne » : en retenant comme avantageux le développement des instincts sociaux et ses conséquences relationnelles et rationnelles au sein des sociétés humaines, la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle. C’est cet « effet réversif de l’évolution », inscrit dans La Filiation de l’Homme de 1871, qui donne la clé de ce que Patrick Tort défendra ensuite sous l’enseigne d’une « refondation des études darwiniennes » que l’on peut estimer aujourd’hui largement accomplie.

Théoricien de la connaissance, épistémologue, historien de la philosophie et des sciences sociales, historien des sciences biologiques et linguiste, Patrick Tort est également un méthodologiste en matière d’histoire des idées : sa longue élaboration d’une discipline d’étude intitulée « Analyse des complexes discursifs » lui a permis d’éclairer notamment, sur des bases en partie darwiniennes, les racines biologiques du symbolique, renouvelant ainsi le secteur des études scientifiques sur le rapport nature/société.

Ce sont ces différents aspects qu’analysent les auteurs de ce livre, eux-mêmes soucieux d’apporter aux sciences sociales un lien mieux problématisé avec l’évolution : Lilian Truchon étudie les rapports entre darwinisme et marxisme ; Marc Joly revient sur la révolution anthropologique contenue dans La Filiation de l’Homme et ses liens avec la « révolution sociologique » ; Wonja Ebobisse s’attaque au concept d’hypertélie comme instrument pour la critique du libéralisme économique, et Georges Guille-Escuret montre la parenté méthodologique du marxisme et de l’écologie scientifique issue de Darwin. Un long entretien conduit par Wonja Ebobisse et Philippe Kernaleguen permet enfin à Patrick Tort d’illustrer sur plusieurs plans la démarche d’élucidation qui est celle de son « Analyse des complexes discursifs ». [4e de couverture] ]

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INTRODUCTION À LA FILIATION DE L'HOMME (p194-208)

4. Philippe Kernaleguen – Venons-en à Darwin : La Filiation de l'Homme [*36] possède une structure assez particulière. L'ouvrage (1871) comprend trois grandes parties : la première est composée de sept chapitres établissant l'origine animale de l'espèce humaine, identifiant les mécanismes qui ont présidé au développement exceptionnel de ses aptitudes sociales, intellectuelles et morales, et réfléchissant enfin sur la formation des différentes races· la deuxième a la forme d'un traité zoologique comportant onze chapitres sur la sélection sexuelle, dont quatre ornithologiques ; la troisième consacre deux chapitres au rôle de la sélection sexuelle dans l'espèce humaine, avant de résumer et de conclure. Pourquoi Darwin associe–t–il la question de l'origine de l'espèce humaine à | la sélection sexuelle, notamment après deux cents pages sur le plumage et le chant des oiseaux ?

Patrick Tort – Darwin savait que La Filiation, dont la tâche théorique majeure était de relier l'espèce humaine à la série animale – et donc de l'inscrire dans une histoire évolutive dont le ressort principal était la sélection naturelle–, avait toutes chances d'être celui de ses livres dont la réception serait la plus périlleuse. C'est le versant le plus résistant des croyances et des dogmes de l'Eglise – l'Homme créé à l'image de Dieu, son âme spirituelle et sa conscience morale – qui se trouvait atteint, ce qu'avaient déjà laissé prévoir les quelques anticipations anthropologiques discrètes de L'Origine des espèces. Soucieux d'apporter préalablement à sa théorie le renfort d'une illustration factuelle massive, Darwin avait de ce fait intercalé entre L'Origine (1859) et La Filiation (1871) un ouvrage de consolidation naturaliste intitulé La Variation des animaux et des plantes à l'état domestique (1868), énorme compilation de faits empruntés à l'univers de la domestication, qui ne s'autorisait que dans son vingt–septième et avant–dernier chapitre une hypothèse « provisoire » sur la génération. Mais, en réalité, son « mutisme anthropologique » entre 1860 et 1871 correspond à la fois à une décision tactique d'atermoiement et de prudence concernant toute prise de parole « sur l'Homme et sur son histoire » souhaitée par ses partisans, à la défense des thèses de L 'Origine attaquées par ses contradicteurs, et à l'obligation de mener à bien le travail hautement fastidieux de La Variation. Or c'est très précisément au cours de cette période de travail solitaire et de silence tactique de Darwin sur la question humaine que la hâte de voir l'Homme concerné va produire dans le petit monde des épigones les | deux phénomènes majeurs qui vont décider pour longtemps de la méconnaissance de son anthropologie et de l'orientation idéologique qui va rapidement dominer la mentalité libérale issue de la Révolution industrielle : le « darwinisme social » de Spencer ( où la sélection naturelle ponctuellement empruntée à Darwin et appliquée à la société va remplacer la « main invisible » d'Adam Smith), et l'eugénisme de Galton (où la peur de la « dégénérescence » engendrée par la perte d'efficacité de la sélection naturelle du fait des règles protectrices de la civilisation va induire une recommandation généralisée de recours à une sélection artificielle appliquée à la société). Lorsque Darwin publiera enfin La Filiation, l'attente trop longue de ses partisans aura été comblée par l'étrange duo de Spencer et de Galton, cela ayant pour effets de faire saluer avec satisfaction la parution (enfin !) de l'ouvrage où Darwin était censé « appliquer la loi de sélection naturelle à l'Homme », mais du même coup de dispenser de sa lecture tous ceux qui étaient convaincus d'avoir déjà lu chez Spencer ou Galton les développements rigoureux de cette « application ». Darwin ne pourra jamais se débarrasser des effets catastrophiques de ce recouvrement, et demeurera de ce fait incapable d'imposer dans l'opinion les thèses les plus puissantes et les plus originales de son grand ouvrage sur la civilisation. C'est cette « anthropologie inattendue » qu'il m'est échu de devoir tenter à mon tour d'arracher à l'oubli en la restaurant dans sa puissance logique et dans ses concepts. Nous aurons certainement à y revenir. 

Mais venons–en à votre question. L'Origine a établi que le mécanisme de sélection naturelle s'appliquait à l'ensemble du monde organique (plantes et animaux). La | Filiation y intègre expressément l'espèce humaine et l'ensemble de ses caractéristiques naturelles (dont les plus « élevées » – la conscience, l'âme, l'intelligence, les sentiments moraux – étaient considérées par l'Église comme propres nativement à l'humanité et issues de sa création transcendante). Il s'agit donc dans cet ouvrage d'examiner la naissance de ces « facultés » d'un point de vue exclusivement naturaliste. Tout mouvement évolutif étant le fruit d'une sélection de variations, il faudra donc expliquer par exemple qu'une variation d'instinct doit être sélectionnée selon la même loi qu'une variation d'organe, c'est–à–dire lorsqu'elle présente un avantage adaptatif dans un milieu donné. Or chez les animaux à reproduction gonochorique (= sexuée), la première variation intraspécifique sensible et régulière est la différence qui s'observe entre les sexes. Elle concerne d'abord les caractères sexuels primaires, c'est–à–dire les organes de la génération. Mais elle concerne également d'autres caractères, physiques et instinctuels, qui sont soit présents chez un sexe (le plus souvent le sexe mâle) et absents chez l'autre, soit nettement plus développés chez un sexe (idem) que chez l'autre : armes individuelles servant aux combats contre les rivaux, tempérament belliqueux, ornements de parade, organes vocaux pour les chants d'appel, glandes odoriférantes, crinière du lion, ergots du coq, organes préhensiles servant au maintien de la femelle pendant l'accouplement chez certains Crustacés ou Insectes, couleurs éclatantes, etc. Ces caractères sexuels (dits secondaires car non liés directement à la reproduction), transmis en ligne unisexuelle, n'ont pas été sélectionnés pour l'avantage qu'ils conféreraient à leurs porteurs dans la lutte pour la survie, mais pour celui qu'ils contèrent à certains mâles dans leur rivalité avec d'autres mâles en vue de disposer des femelles, et en raison du choix exercé par ces dernières. La sélection | sexuelle est ainsi une forme de sélection distincte de la sélection naturelle mais s'y intégrant sur un mode parfois contradictoire, et conférant un avantage qui ne s'actualise que dans le champ de la reproduction, au prix d'une fragilisation objective des chances de survie. Les ramures considérablement développées et complexes du cerf pendant la saison du rut sont un handicap pour les déplacements de l'animal en milieu de végétation dense, et ne constituent pas une arme aussi efficace dans les combats que le serait, selon Darwin, une simple pointe acérée. Mais leur hyperdéveloppement exerce un effet potentiellement dissuasif sur leurs concurrents en même temps qu'un charme attractif sur les femelles. Ainsi, le mécanisme de la sélection sexuelle est parfois capable de compenser, voire de surcompenser les conséquences négatives de la dépense d'énergie liée à la pousse hypertrophique d'appendices défensifs désinvestis de leur fonction primitive au profit de leur nouvelle fonction d'ornement : les armes sont devenues des charmes assez puissants pour assurer au mâle le plus lourdement chargé un avantage directement reproductif qui contribue à accentuer dans sa descendance l'amplitude du dimorphisme sexuel. C'est donc bel et bien dans le corps en quête de son complément sexuel que s'enracine, à travers la séduction, l'ébauche de l'hypertélie et celle du symbolique, et il me faudra naturellement revenir sur ces concepts. 

On assiste au même phénomène chez les Oiseaux, dont les mâles se chargent parfois de lourdes parures de noces qui entravent leur envol, ou arborent des couleurs très vives qui les surexposent à la prédation, ou encore se livrent à des gesticulations, des danses ou des transes qui les rendent inattentifs au danger, et donc particulièrement vulnérables. | Dans les quatre chapitres de La Filiation consacrés aux Oiseaux, Darwin. qui suit rigoureusement l'ordre imposé par sa méticuleuse « traversée » des principales Classes animales, étudie une matière singulièrement riche, car cumulant tous les éléments qui donnent prise à une action maximale de la sélection sexuelle : un dimorphisme sexuel ordinairement accentué, entraînant chez les mâles une profusion remarquable des couleurs, des performances vocales éducables, une variété presque infinie de parades nuptiales collectives ou individuelles, des mues saisonnières du plumage, une ornementation somptueuse et fascinante (taches et ocelles) des plumes exhibées lors d'étalages multiples, le recours à des éléments de décoration externe (Oiseaux à berceaux ou « jardiniers »), l'ébauche sensible d'un « goût pour la beauté », etc. Suivant de la sorte son plan naturaliste, Darwin passera ensuite aux Mammifères, puis à l'Homme. 

Il ne semble donc pas que l'on puisse soutenir l'idée que la structure de La Filiation soit « particulière ». La première partie établit l'ascendance animale de l'Homme et place son évolution sous la dépendance de l'action de la sélection naturelle, qui affecte en même temps ses caractères corporels, instinctuels et mentaux, et dont il est signalé que son action s'amenuise au cours du processus de civilisation, qui tend à substituer à l'élimination des malchanceux une dynamique de rationalité coopérative fondée sur la sympathie. La deuxième étudie la sélection sexuelle chez les animaux en définissant les caractères sexuels secondaires comme cibles d'une sélection particulière. La troisième revient à l'Homme et à sa phylogénie en l'assujettissant également à la sélection sexuelle, ferment probable des sentiments et des relations qui donneront naissance à la civilisation et permettront son développement. | 

Philippe Kernaleguen – Vous avez identifié dans La Filiation le mécanisme d' « effet réversif de l'évolution » dont vous avez forgé l'expression et défini le concept en 1983 dans La Pensée hiérarchique et L'Évolution [*37]. Pour Darwin, l'histoire de la civilisation, comme vous venez de l'indiquer, est celle du dépérissement de la sélection naturelle éliminatoire au profit d'une généralisation de l'aide et du secours. On peut dès lors considérer votre travail comme l'explicitation de la contribution de Darwin au débat sur la nature de l'altruisme. Certains visent à le réduire à un instrument de l'intérêt personnel – on pense au « gène égoïste » de Richard Dawkins (Le Gène égoïste, 1976) –, d'autres ont voulu y voir une autre loi de la nature opposée à celle de la sélection naturelle – on pense à Pierre Kropotkine (L'Entr'aide, un facteur de l'évolution, 1902), reconvoqué il y a peu par le conférencier Pablo Servigne (L'Entraide, l'autre loi de la jungle, 2017). Vous affirmez à partir du texte de Darwin que ce dernier n'a jamais défendu la thèse d'un égoïsme fondamental et persistant, pour lequel l'altruisme ne serait qu'une ruse ou un moyen indirect de parvenir à ses fins, argument du « darwinisme social » spencérien. Mais vous contestez aussi que l'on puisse ramener l' « effet réversif de l'évolution » à l'entraide de Kropotkine. Pouvez–vous revenir sur le mode d'exposition de l'effet réversif dans La Filiation, et préciser ce en quoi il diffère radicalement de l'entraide de Kropotkine? | 

Patrick Tort – Le 1er mars 1864, soit sept ans avant la parution de La Filiation, le darwinien Alfred Russel Wallace, en qui il est juste de reconnaître le naturaliste qui a découvert indépendamment de Darwin, bien que d'une manière beaucoup moins précoce, la modification des espèces par la sélection naturelle, prononce lors d'une réunion de l'Anthropological Society of London une conférence qui sera publiée dans le cours de la même année par le Journal de cette société sous le titre « The Origin of Human Races and the Antiquity of Man Deduced from the Theory of 'Natural Selection' » [*38] Darwin, qui en reçoit le texte adressé par l'auteur le 11 mai, admire profondément son idée directrice, tout en pressentant la proche dérive de Wallace hors de la stricte investigation naturaliste. Mais nous nous bornerons ici à examiner cette « main new leading idea » que Darwin adoptera dans La Filiation (chap. V) en l'intégrant d'une manière théoriquement cohérente à sa conception de l'évolution de L'Homme et de la civilisation. Cette idée peut se résumer ainsi : chaque espèce animale confrontée aux rigueurs de son environnement est soumise à la nécessité de subir la sélection naturelle et, à travers elle, de répondre à des conditions hostiles par une adaptation corporelle progressive conditionnée par la survie exclusive de ceux qui auront été individuellement aptes à résister à de telles conditions. Mais grâce à ses caractéristiques cérébrales supérieures, ou, comme le dit exactement Wallace, by means of his intellect alone, l'Homme possède la capacité, exonérée de toute modification physique, de transformer son environnement en milieu non hostile, voire en adjuvant de survie. Dès lors, | « tandis que l'animal ne peut répondre à un changement physique ou climatique de son milieu que par une modification de la structure de son corps ou de son organisation interne, sur laquelle s'exerce immédiatement la sélection naturelle en l'adaptant à de nouveaux besoins, l'Homme au contraire échappe à ce mécanisme en perfectionnant ses armes, en modifiant ses techniques de chasse, son type d'habitation ou de vêtement, sans que cela requière un changement corporel. Il surveille et guide les opérations de la nature en cultivant des plantes qu'il choisit, il élève en considération des services qu'il en attend diverses catégories d'animaux domestiques, se préservant ainsi de changements alimentaires brusques aux effets destructeurs. Il accommode ses aliments par la cuisson et accroît ainsi leur variété ». Il en résulte pour Wallace une conséquence lumineuse, que Darwin adoptera également : « L'action de la sélection naturelle s'en trouve donc entravée ("The action of natural selection is therefore checked"), et les moins aptes eu égard aux capacités physiques n'ont plus à souffrir de leurs déficits. En même temps et à proportion que les caractères physiques voient leur importance décroître, les qualités mentales et morales exercent une influence croissante sur le bien-être de la race. La capacité d'action collective pour la protection, l'obtention de nourriture et d'abris ; la sympathie, qui conduit à l'aide mutuelle ; le sentiment du droit, qui fait obstacle aux offenses ; l'affaiblissement des tendances au combat et à la destruction ; la contrainte personnelle opposée à la satisfaction immédiate des appétits ; l'intelligence prévisionnelle enfin "sont autant de qualités qui, depuis leur première apparition, ont dû exister pour le bien de chaque communauté, et devraient par conséquent être devenues matière à sélection naturelle". Car il est clair qu'elles servent le bien–être de l'Homme, chez lequel de tels facteurs font plus pour l'abriter des attaques | de ses ennemis ou le rendre indépendant des famines qu'une simple modification physique » [*39] 

Malheureusement, Wallace interprétera cette capacité humaine en regardant le cerveau humain comme le produit de la Providence divine, ce qui altérera d'une façon déplorable, aux yeux de Darwin, la cohérence naturaliste de son propos. 

Mais l'idée demeure d'une civilisation qui est à la fois le produit de la sélection naturelle des capacités intellectuelles, affectives et relationnelles qui constituent le socle du droit et de la morale ( et qui toutes dépendent de la sélection des instincts sociaux et de la sympathie), et la source du dépérissement de la sélection naturelle dans sa version éliminatoire, celle qui opérait dans le Règne animal (et, pour Darwin, dans l'état primitif de l'humanité). Une seule phrase de la Conclusion de La Filiation de l'Homme (1871) pourrait suffire à établir chez Darwin l'existence et la nécessité logique du concept d'effet réversif de l'évolution : « Si importante qu'ait été, et soit encore, la lutte pour l'existence, cependant, en ce qui concerne la partie la plus élevée de la nature de l'homme, il y ad' autres facteurs plus importants. Car les qualités morales progressent, directement ou indirectement, beaucoup plus grâce aux effets de l'habitude, aux capacités de raisonnement, à l'instruction, à la religion, &c., que grâce à la sélection naturelle ; et ce, bien que l'on puisse attribuer en toute assurance à ce dernier facteur les instincts sociaux, qui ont fourni la base du développement du sens moral » [*40] | 

Ce passage, évidemment, n'est pas isolé. Il appartient à une construction cohérente qui s'édifie pour l'essentiel au fil des chapitres III, IV, V et XXI de l'ouvrage, et qui s'attache à produire l'explication du passage (lui–même sélectionné) entre l'élimination naturelle des moins aptes par le mécanisme sélectif archaïque et leur sauvegarde par la civilisation. 

Ce qu'enseigne Darwin, c'est que la sélection naturelle ne s'est pas bornée à sélectionner, chez l'Homme vivant en groupe (comme d'ailleurs chez tous les animaux), de simples variations organiques favorables à son adaptation physique, mais a sélectionné également des instincts dont certains (les instincts dits sociaux) développent des comportements qui sont avantageux dans et pour la communauté au sein de laquelle il vit. Dans la logique de la théorie sélective, l'existence universelle, au sein de l'espèce humaine, du mode de vie social prouve que c'est ce mode d'existence qui a été retenu comme avantageux pour sa survie et son perfectionnement. L'histoire humaine montre ce mode de vie évoluant parallèlement à l'accroissement de la rationalité, et se combinant avec elle d'une manière de plus en plus complexe à mesure que s'étend le lien socio–intellectuel de l' éducation

Or les instincts sociaux, dont Darwin indique en toutes lettres dans La Filiation qu'ils furent eux aussi, à n'en pas douter, développés initialement par le jeu de la sélection naturelle ( de même que le sentiment de sympathie qui est leur conséquence psycho-sociale la plus significative), s'opposent au cours de leur renforcement – ainsi que le révèle l'état de civilisation – à la perpétuation du succès exclusif des « plus aptes » dans la lutte pour l'existence au sein des sociétés humaines : l'intrication évolutive consolidée des instincts sociaux et des capacités rationnelles conjointement sélectionnées assure désormais au sein de | l'humanité « civilisée » l'hégémonie des comportements altruistes et solidaires, contrariant de la sorte les effets de disqualification ou d'élimination des moins aptes qui caractérisaient l'opération de la sélection aux époques antérieures. 

À mesure que s'étendent, sous l'action de la sélection naturelle, l'emprise des instincts sociaux, le pouvoir de la sympathie et l'activité des facultés rationnelles, le mécanisme sélectif lui–même entre en régression sous sa forme primitive. Cela peut être facile à comprendre si l'on considère que la civilisation, qui résulte de cette tendance évolutive, humanise le milieu au point que l'Homme a de moins en moins besoin, pour y survivre, de maintenir l'intensité de sa lutte pour la vie. Cette idée, dont on sait à présent qu'elle est commune à Darwin et à Wallace, est d'une importance décisive, car elle implique avec la civilisation l'entrée en désuétude (c'est–à–dire la relégation par inutilité croissante) du fonctionnement ancestral de la sélection naturelle (éliminatoire) au profit de formes atténuées, culturalisées (émulation, compétition pour les valeurs), qui demeurent utiles au perfectionnement du groupe (lequel se renforce par sa solidarité, et non plus par l'exclusion reproductive des « moins aptes »). Le formidable accroissement, lui–même sélectionné, de l'autonomie rationnelle assurant pour l'humanité civilisée un pouvoir d'instauration sans équivalent antérieur ni collatéral, l'évolution humaine doit dès lors être pensée dans des termes théoriques qui conjuguent deux familles de concepts : les concepts issus de la théorie générale de l'évolution des êtres vivants, et les concepts issus de l'analyse historique des sociétés humaines. Ce nouvel univers théorique reste, aujourd'hui encore, à élaborer. On tiendra ici en réserve une implication lourde de l'autonomisation et | de la diversification sectorielle croissantes des applications de la rationalité : l'extension corrélative du risque d'erreur. 

Passons maintenant à Kropotkine. Dans toute ma vie de conférencier, il ne s'est peut–être pas passé une soirée de débats autour de l'anthropologie de Darwin sans que son nom ait été invoqué. Le propos de Kropotkine dans L 'Entr'aide (1902), qui reprend des idées développées antérieurement par le zoologiste gennano-russe Karl Fedorovic Kessler (1815–1881), est de montrer par une accumulation d'illustrations zoologiques que la « loi de l'entr'aide » l'emporte en puissance évolutive sur la « loi de la lutte » dans la nature. Ce qui est remarquable, c'est que dès sa préface (p. IX–X de l'édition revue de 1906), Kropotkine reconnaît qu'il ne fait rien d'autre dans son ouvrage que « développer des idées exprimées par Darwin lui–même dans The Descent of Man ». Mieux que cela : il cite une lettre de Henry Walter Bates – qui fut le compagnon de terrain de Wallace et une référence hautement estimée de Darwin pour l'étude du mimétisme notamment –, dans laquelle le naturaliste écrit, à propos des épigones de « l'homme du Kent » (cela incluant pêle-mêle, malgré leurs oppositions, Huxley et Spencer) : « Ce qu'ils ont fait de Darwin est abominable » (ibid., p. XIII). Cela prouve qu'il a vraiment lu The Descent, et que, sensible aux contenus de l'ouvrage, il a été capable d'y apercevoir l'importance qu'y prennent les thèmes liés de l'instinct social, de la sympathie, de la coopération, des sentiments altruistes, du sacrifice de soi et de la morale, ce qui est à peu près unique au XIXe siècle. Mais avec une systématicité naïve, Kropotkine recense tous les exemples zoologiques qui lui paraissent accréditer la prépondérance évolutive des phénomènes coopératifs sur les phénomènes de lutte au sein de l'évolution humaine et de son ascendance animale. Ce | faisant, et sans nier l'importance de la lutte, il prend en toute conscience le parti de consacrer l'essentiel de son développement à l'illustration de sa thèse, ce qui situe son propos dans un rapport polémique avec un discours dominant qui est déjà celui du « darwinisme social » (cette expression désastreuse venant d'être créée par un autre anarchiste, Emile Gautier [*41], en 1880). En choisissant cette voie du contre–exemple, Kropotkine commet trois erreurs significatives : 

1. Il tend souvent à confondre, dans l'imprécision et les fluctuations de son vocabulaire, la lutte pour la vie ( concept englobant chez Darwin tous les facteurs environnementaux) avec la concurrence vitale, et plus précisément encore la compétition intra-spécifique.

2. Il n'aperçoit pas chez Darwin la théorisation du passage crucial à la civilisation, par le moyen premier de la sélection des instincts sociaux et de ses incidences culturelles, et dont la conséquence, via la domestication du milieu, est une exténuation progressive du mécanisme sélectif antérieur, lentement destitué par l'élaboration de la morale, par l'instruction et par l'approbation coutumière des règles collectives.

3. Il continue à fonder le devoir-être social humain sur l'être de la nature, en choisissant simplement d'opposer aux références naturalistes de ses antagonistes des références adverses (les exemples d'entraide étant privilégiés par rapport aux exemples de lutte), accréditant par là le geste idéologique qui consiste à légitimer un ordre social à travers son homologation par l'ordre de la nature – ce qui est par excellence le geste de toutes les « sociologies | biologiques » qui se sont succédé depuis le plus vieil organicisme jusqu'au « système » de philosophie synthétique de Spencer et aux sophistications mathématisantes de la sociobiologie anglo-saxonne depuis sa reviviscence wilsonienne. Pas plus que les « sociobiologistes » contemporains (dont les divergences apparaissent à ce niveau comme secondaires), il n'a perçu chez Darwin la logique de l'effet réversif (par la voie des instincts sociaux, de la sympathie et de l'extension de la rationalité, la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s'oppose à la sélection naturelle), ni le fait, longuement thématisé par Wallace, puis Darwin, que toute société humaine organisée représente une défense collective rationnelle contre les pressions éliminatoires de la « nature » – cela entraînant la transformation d'un milieu originellement hostile en adjuvant de survie et, corrélativement, une indépendance croissante face à la sélection naturelle. Ce mouvement, qui remplace l'ancienne élimination des « moins aptes » par leur protection, substitue graduellement, par un renversement sans rupture, l'avantage social à l'avantage individuel. Il est clair que cette « dialectique de la nature » a échappé à Kropotkine aussi bien qu'elle a échappé à Engels.

 

Notes relatives à l'extrait : 

[*36] Charles Darwin, La Filiation de l'Homme et la Sélection liée au sexe, trad. sous la direction de P. Tort, coord. par M. Prum. Précédé de P. Tort, « L'anthropologie inattendue de Charles Darwin ». Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques », 2013.

[*37] Paris, Aubier, 1983.

[*38] Anthropological Review, 2, 1864, p. CLVIII–CLXX suivi d'une discussion, p. CLXX–CLXXXVII. ]

[*39] P. Tort, « L'anthropologie inattendue de Charles Darwin », préface à La Filiation de l'Homme, ouv. cit., p. 40–41. 

[*40] La Filiation, chap. XXI, p. 939-940.

[*41] Émile Gautier, Le Darwinisme social, Paris, Derveaux, 1880.]

 

 

Patrick Tort – Darwinisme et sciences sociales Analyses et entretiens – Champion 2024
Tag(s) : #livres importants, #science, #darwinisme, #anthropologie
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