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La crise des GJ (gilets jaunes) marque peut-être d’une pierre « jaune » la mise en évidence de la contradiction entre la mondialisation de l’économie et son incapacité à assurer la survie individuelle des humains. Ce qui s’effondre sous nos yeux c’est le mythe selon lequel le capitalisme, certes, augmentait les inégalités, mais qu’en contrepartie il permettait malgré tout à l’humanité entière d’accéder à un minimum de dignité. Ce rêve d’un « progrès » de nos conditions d’existence, par-delà le développement des inégalités, vole aujourd’hui en éclat.

 

Le mouvement des GJ met le doigt sur une réalité qui défie aujourd’hui l’entendement : non pas une panne du progrès, mais son effondrement. Ce que nous vivons ce n’est pas l’émergence d’une société à deux vitesses, avec un secteur mondialisé qui irriguerait avec plus ou moins de justice le reste de la société, comme on a pu et voulu le croire d’une manière ou d’une autre jusque dans les années 1980. Non. Ce qui se passe sous nos yeux, c’est la mise en évidence du fait que l’économie mondialisée détruit l’économie de subsistance de la majorité des humains. Cette destruction des équilibres traditionnels en a depuis toujours été le moteur, mais, au moins, jusqu’à ces dernières années, le progrès matériel qu’il a entrainé profitait d’une manière ou d’une autre à l’ensemble de la population (avec toutes les inégalités et injustices que l’on voudra bien mettre en avant, avec raison, pour en relativiser la portée).

 

Ce qui s’est passé depuis le tournant néolibéral des années 1980, c’est que les puissances économiques globales qui conditionnent notre existence, ont littéralement fait sécession d’avec la vie quotidienne de la majorité de la population mondiale, à un degré et avec une intensité sans plus aucune mesure avec ce qui avait pu se faire auparavant. Jusque dans les années 1970, les économies nationales pouvaient encore se targuer d’une relative autonomie, dans le contexte général d’une économie vécue comme inter-nationale, à un moment où les grands leaders économiques se pensaient et agissaient encore comme des multi-nationales, et jouaient encore peu ou prou leurs partitions dans les cadres nationaux existants. Ils permettaient ainsi une très relative cohérence dans le développement des économies nationales dans lesquelles elles étaient impliquées (je ne suis pas absolument pas dupe des limites et des contradictions d’un tel processus, ni ce qu’a de schématique la narration que j’en fais ici).

 

A partir des années 1980, le caractère multi-nationale de l’économie s’est transformé en économie mondialisée. Cette mondialisation se caractérise par le fait que les groupes économiques mondiaux jouent désormais contre les économies nationales, et non plus avec. Les économies nationales ne sont plus des « partenaires » mais des centres de profit dont les diverses règles de protections sociales sont des coûts à élaguer (dumping social et fiscal à l’échelle mondiale totalement assumé et revendiqué !). Tous les Etats, y compris ceux de l’OCDE, se sont adaptés avec plus ou moins de casse à ces nouvelles règles de jeu, officiellement pour préserver l’emploi, plus prosaïquement pour sauvegarder ce qui peut l’être de leurs rentrées fiscales. (Selon les calculs de l’ONG britannique Global Justice Now, sur les 100 premières entités économiques mondiales, 69 sont désormais des multinationales, et 31 des États. Un phénomène qui est en train de s’accélérer puisque l’année dernière seulement, ces chiffres étaient respectivement de 63 et 37. Multinalionales.org. Chiffres 2016).

 

La capacité des Etats à sauvegarder l’emploi dans les pays de l’OCDE est quasi nulle. « En 2010, pour les entreprises du CAC40 dont les chiffres sont disponibles, les effectifs en France représentaient 1,118 million de personnes, pour un effectif mondial de 3,217 millions. Soit un peu plus d’un tiers (34,8%). En 2017, à nouveau pour les groupes dont les chiffres sont disponibles, la part de la France dans l’effectif était passée à 26% : un peu moins d’un million d’employés dans le pays, sur 3,8 millions au niveau mondial. Entre 2010 et 2017, le chiffre d’affaires cumulé des groupes du CAC40 (composition actuelle) a augmenté de 10%. Leur effectif mondial a augmenté de 2,44%. Leur effectif en France – pour les groupes qui publient ces chiffres – a baissé de 20% (ou de « seulement » 15,6% si l’on enlève Engie et Kering, qui ont connu des cessions ou changements de périmètre particulièrement importants). Seules neuf entreprises du CAC sur quarante ont vu leur effectif en France augmenter sur la période. »

Le véritable bilan des grandes entreprises françaises – rapport 2018. https://multinationales.org/IMG/pdf/levraibilanducac40.pdf).

 

Ce que l’on décrivait jusqu’à présent comme une économie à deux vitesses, l’économie mondialisée et l’économie localisée, doit maintenant être décrite comme une économie éclatée, brisée et irréconciliable. L’économie mondialisée vampirise l’économie localisée, en lui imposant ses normes techniques, sociales, financières, ses logiques de rentabilité et ses référentiels de salaire. Cette guerre, l’économie localisée vient de la perdre, car le niveau des salaires qu’elle est encore capable de proposer à la population n’est plus à la hauteur de ses besoins, n’est plus en mesure de permettre aux gens qui travaillent de vivre de leur salaire. Je pense que cette situation est irréversible.

 

Le mouvement des GJ marque pour moi le basculement politique de la mondialisation dans les pays dits riches. L’originalité n’est pas que la population demande à pouvoir vivre de son travail, mais que cette revendication ne puisse plus être satisfaite par une augmentation des salaires dans l’économie réelle, dans l’économie « localisée ». Le mouvement des GJ s’inscrit dans la rupture entre ces deux mondes, sa prise de conscience sensible, rupture que les partis politiques, les syndicats, la presse en générale, sont incapables de voir et de comprendre et qui explique en grande partie le rejet et la méfiance dont ils sont l’objet. Tous leurs modèles d’analyse reposent en effet sur l’inévitable priorité à donner à l’économie globalisée, qui est pour eux tous un socle non questionnable : ils ne savent littéralement pas voir l’abime qui s’est creusé entre deux mondes. Et c’est de cet abime que les GJ hurlent leur soif de vivre.

 

Il est remarquable que cette revendication d’augmentation des revenus ne s’adresse que marginalement aux entreprises, et qu’elle se traduise plutôt par une revendication de diminution des taxes et impôts. J’aurais tendance à penser que c’est la conséquence de l’intuition de cette rupture entre les deux économies, du savoir intuitif que l’économie réelle dans laquelle est plongée la population a perdu la partie face à l’économie globalisée. Et comme les politiques, les syndicats, les médias ont comme univers mental la société globalisée, ils ne comprennent pas ce qui se passe sous leurs yeux. Pire, ce qui leur fait peur dans le mouvement des GJ c’est précisément qu’ils refusent de s’inscrire dans le référentiel théorique et idéologique de la mondialisation, justement parce que ce qu’ils demandent en premier c’est le droit de vivre décemment immédiatement, sans plus aucune considération pour tous les discours qui leur promettent que demain ira mieux, qu’il faut juste un peu de temps, qu’il faut seulement s’adapter, faire les sacrifices nécessaires.

 

Il me semble que le mouvement des GJ s’inscrit au cœur de l’émergence de cette rupture entre les deux économies. Que le mouvement des GJ se soit développé autour des ronds-points pourrait relever d’un sens poétique historique remarquable. Le rond-point est en effet un lieu, ou plutôt un non-lieu, intermédiaire entre la ville et la campagne, et qui n’est ni la ville ni la campagne, tout comme les GJ n’ont plus de vraie place dans ce que sont devenus les villes, ni dans ce que sont devenus les campagnes. Les ronds-points censés être des fluidificateurs de la circulation sont devenus le symbole du grippage sociétal.

 

Il me semble que le mouvement des GJ marque le renversement du sens du progrès qui a structuré le développement de notre monde depuis le milieu du XVIIIe siècle : le développement de l’économie devient visiblement anti-humain, anti-social, quand son développement contradictoire aggrave visiblement et nécessairement la situation vécue de la moitié de la population, non seulement à l’autre bout du monde, mais à l’intérieur même de tous les pays, y compris dans les pays dits riches. C’est le sens profond de la revendication de principe du rétablissement de l’ISF. Ce qui est pointé par le mouvement des GJ, c’est qu’il n’y a plus d’économie nationale quand les deux économies qui la caractérisent tirent dans des directions opposées. L’enjeu est de comprendre que nous sommes arrivés à un point de non-retour. Nous sommes aujourd’hui arrivés à un point de bifurcation : l’intégration à l’économie mondiale est une impasse, tout comme le rétablissement d’une unité économique à l’intérieur de frontières nationales est impossible. La question n’est plus de savoir ce qu’il faudrait faire pour qu’un pays, en tant que tel, puisse s’intégrer efficacement à l’économie globalisée, mais combien de temps l’illusion sur cette possibilité peut encore durer. La question européenne relève de la même problématique : le fonctionnement actuel de l’Europe est un échec flagrant, et le repli sur des entités nationales une impossibilité.

 

La question du chômage est emblématique de cette problématique. Tous les gouvernements des pays riches font de cette question du taux de chômage un indicateur de leur efficacité, mais ils se moquent littéralement de la population. Déjà ils considèrent qu’il y a plein emploi si le seuil de chômage ne dépasse pas 5%  (soit environ 1,5 millions de personnes en France). Cela veut dire qu’ils admettent comme une nécessité structurelle le fait qu’il est quasiment impossible de descendre le taux de chômage en-dessous de ce seuil, alors qu’en même temps on stigmatise les chômeurs. D’autre part ce qui leur importe c’est que les gens ne soient pas inscrits au chômage, n’existent pas dans les statistiques : la qualité, ou plutôt l’absence de qualité des emplois qu’ils occupent n’a aucune espèce d’importance, pas plus que l’indécence des seuils minimas des salaires versés. Quand ils disent qu’il n’y a quasiment pas de chômage en Allemagne ou bien aux USA sous prétexte que dans ces pays les gens occupent plus d’emplois que dans d’autres pays, emplois qui ne permettent pas de vivre à des millions de gens quand bien même ils en occupent plusieurs, de qui se moque-t-on ? Le taux de chômage est d’ailleurs une arnaque : un taux de chômage bas est censé être un indicateur positif de la capacité politique des dirigeants, quand dans le même temps un taux de chômage élevé est dans les faits un indicateur boursier positif de la situation économique du pays en question. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent. En effet, la promotion d’un taux bas s’adresse à la population qui subit le chômage (les exclus de la globalisation), tandis que le taux élevé s’adresse à ceux à qui le chômage profite…

 

Cette question du chômage doit devenir un marqueur de la contradiction entre ces deux économies : le chômage n’est pas un dysfonctionnement annexe du fonctionnement de la société, et qui à ce titre pourrait être corrigé. Il doit devenir évident pour tous que le chômage est le lubrifiant qui permet à l’économie de tourner, et qu’à ce titre la stigmatisation des chômeurs et des pauvres en général est un scandale sans nom. Le chômage est d’ailleurs devenu l’horizon social qui attend tous les salariés. C’est ce que l’on nous dit implicitement lorsque l’on nous assure que plus personne ne peut espérer faire un travail donné toute sa vie : les hommes ne sont plus qu’une matière première jetable pour l’économie globalisée, et tout ce qui relève de l’économie localisée n’est qu’une forme particulièrement instable de la gestion du chômage. Il est aujourd'hui totalement illusoire de croire que l’économie localisée soit en mesure de rattraper, de compenser, de corriger les dégâts de l’économie globalisée.

 

Le chômage a changé de sens, de signification. Alors qu’il pouvait être considéré jusqu’à maintenant comme un accident entre deux emplois, il est devenu la situation « normale » de l’économie localisée, l’emploi devenant un accident provisoire de l’économie globalisée, les entreprises elles-mêmes, peu importe leur taille, devenant également de plus en plus éphémères. La théorie du ruissellement avancée pour cautionner l’autonomisation de l’économie globalisée doit être prise au premier degré : le ruissellement est bien un phénomène destructeur qui creuse en profondeur le sol en empêchant son irrigation, tout comme la financiarisation de l’économie globalisée assèche l’économie localisée.

 

L’approche que font les deux principaux mouvements politiques qui courent après les GJ, LFI et RN, est caractérisée par la même erreur d’analyse, qui repose sur l’ignorance de cette fracture profonde de l’économie, sur l’ignorance de sa divergence désormais insurmontable. La gauche (LFI, La France Insoumise, insoumise à quoi ?) considère que le problème est une mauvaise répartition des richesses, et qu’il suffirait de drainer un flux suffisant de capitaux de l’économie globalisée vers l’économie localisée pour résorber en grande partie leur écart, et ainsi permettre à tout le monde de vivre. La droite (RN, Rassemblement National, rassemblement de quoi et de qui ?) considère au contraire que si on donnait la priorité à l’économie localisée l’incidence de l’économie globalisée se réduirait d’elle-même, et d’autant plus vite que les groupes globalisés seraient économiquement recentrés sur une entité nationale (pourtant aujourd’hui pour eux totalement fictive). Les deux ont tort car ce qui est en cause ce n’est pas un équilibre à trouver entre le local et le global, de gérer autrement leur complémentarité telle qu’elle existait jusqu’à récemment. Il s’agit d’acter leur réconciliation impossible, le caractère irréductible de leur antagonisme, là où l’ensemble du champ politique, y compris ses versions de gauche (LFI) et de droite (RN), ne cherchent qu’à gérer d’une manière ou d’une autre ce qu’ils croient être une complémentarité. Cela passe aujourd’hui par la nécessité d’une double redéfinition. Il s’agit en effet de réinventer en même temps le local et le global, ce qui peut donner sens à la vie de chacun à l’endroit où il vit tout en imaginant de nouvelles solidarités à l’échelle planétaire qui est nécessairement, crise du climat oblige, notre horizon d’espérance commun. Tant que ce mouvement des GJ refusera de choisir entre ces deux économies, il sera un terreau d‘espoir, et c’est pourquoi il doit refuser avec force de s’inscrire dans le jeu politique, donc électoral. Il doit continuer à trouver la force d’obliger tous les acteurs de la société à se positionner face à lui, mais en gardant et construisant ses propres règles (c’est l’ambition que je vois dans la dynamique lancée à Commercy, l’assemblée des assemblées).

 

J’ai la faiblesse de croire que le mouvement des GJ, de par son refus de s’inscrire dans le jeu politique (par-delà la diversité indéniable de ses acteurs, et peut-être certainement même grâce à elle), et sa position de principe touchant à son exigence d’une réévaluation immédiate et non négociable de la vie quotidienne (par-delà toute considération sur le caractère économiquement réaliste ou non de ce qui fait une vie décente), par son exigence de démocratie directe (entendue aussi comme besoin impérieux de retrouver immédiatement une prise pratique sur notre vie commune), est en train de faire exploser ce monde. Pour le moment le jeu est encore ouvert : les pompiers réussiront-ils à éteindre l’incendie ?

 

Louis – Colmar 31 janvier 2019

 

< nature de la crise des gilets jaunes > en pdf

Nature de la crise des Gilets Jaunes : pistes de réflexion
Tag(s) : #Textes perso, #gilets jaunes
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