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Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, La découverte 2017

Ce livre est tout à fait remarquable par sa tentative de se passer de la notion téléologique de progrès. Travail anthropologique autour d'un champignon,  le matsutake, il déroule tel son mycélium, les multiples ramifications aléatoires, foisonnantes, multipolaires, précaires, éphémères, de son interdépendance avec le vivant humain et non-humain, dans un confrontation sensible avec les limites du capitalisme, des histoires bornées, de l'aliénation, de l'utilitarisme... Un travail aussi sur la possibilité de penser une histoire débarrassée des carcans finalistes induits par le dualisme, à dépasser, de l'Homme et de la Nature.

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Citations :

Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, La Découverte 2017

Tous les jours, dans les médias, on entend parler de précarité. Les gens perdent leur travail ou se mettent en colère parce qu'ils n'en ont jamais eu. Les gorilles et les marsouins des rivières sont en bonne voie d'extinction. Le niveau atteint des eaux menace de submerger des îles du Pacifique. Mais, la plupart du temps, nous imaginons que cette précarité est une exception dans un monde qui semble plus ou moins bien tourner : une simple mise hors circuit. Qu'est-ce qui se passe si, comme je le suggère, la précarité est la condition de notre temps ? Ou, pour le dire d'une autre manière, et si notre époque était mûre pour prendre la mesure de la précarité ? Et si la précarité, l'indétermination (/p55) et tout ce que nous avons l'habitude de penser comme ayant peu d'importance, se trouvait en fait être la pièce maîtresse que nous cherchions ?
La précarité désigne la condition dans laquelle on se trouve vulnérable aux autres. Chaque rencontre imprévue est l'occasion d'une transformation : nous n'avons jamais le contrôle, même pas de nous-mêmes. Pris dans l'impossibilité de nous fier à une structure communautaire stable, nous sommes projetés dans des agencements fluctuants qui nous refabriquent en même temps que les autres. Nous ne pouvons nous appuyer sur aucun statu quo : tout est toujours en mouvement, y compris notre capacité à survivre. Penser avec la précarité change l'analyse sociale. Un monde précaire est un monde sans téléologie. L'indétermination, ou l'imprévisible nature du temps, a quelque chose d'effrayant, mais penser avec la précarité fait que l'indétermination rend aussi la vie possible.  (p54/55)

Néanmoins, à mesure que le progrès perd de son attrait discursif, il devient possible de voir les choses autrement.
Le concept d'agencement peur nous aider. Les écologistes ont fait appel à cette notion pour échapper aux connotations parfois bien ancrées et paralysantes que renferme l'idée de "communauté" écologique. La question de savoir comment les espèces, s'imbriquant dans un même agencement, s'influencent les unes les autres - si elles le font - n'a jamais à recevoir de réponse définitive : certaines contrarient (ou en mangent) d'autres, d'autres travaillent de concert pour rendre la vie possible, certaines encore se retrouvent simplement au même endroit. (/p59) Les agencement sont des rassemblements toujours ouverts. [...] Les agencements ne mettent pas seulement ensemble des modes de vie ; ils en fabriquent. Penser grâce aux agencements nous oblige ainsi à nous demander : comment des rassemblements deviennent-ils parfois des "événements", c'est-à-dire quelque chose de plus grand que la somme des parties? Si l'histoire, envisagée sans la notion de progrès, est indéterminée et multidirectionnelle, les agencements peuvent-ils nous en montrer les possibilités ? (p59/60)

Qu'est-ce que survivre? Dans l'imaginaire populaire américain, survivre consiste à se sauver soi-même en repoussant tous les autres. [...] Dans (/p65) ce livre, rester en vie, quelle que soit l'espèce considérée, signifiera que sont requises des collaborations viables. Et collaborer impliquera que le travail collaboratif se réalise au-delà des différences : ce qui constitue bien la marque de fabrique des contaminations. Sans collaborations, nous sommes tous morts. (p65/66)

Collaborer, c'est travailler à travers les différences en prenant acte que nous ne sommes désormais plus dans l'innocente diversité qui balise les voies toutes tracées d'évolutions autosuffisantes. [...] La contamination produit la diversité [...une diversité contaminée]. (p68)

La volonté de monter des projets à grande échelle ne se limite pas à la science. Le progrès lui-même a souvent été défini par la capacité de projets à s'étendre sans que le cadre de leurs hypothèses ne change. Cette qualité est la "scalabilité". [...] De manière plus contrastée, il faut entendre la scalabilité comme désignant la capacité d'un projet à changer d'échelle sans problème, c'est-à-dire sans que se modifie en aucune manière le cadre qui définit ce projet. (p78)

Mais ce serait une erreur gigantesque de considérer que ce qui est scalable est mauvais et ce qui ne l'est pas est bon. Des projets non scalables peuvent avoir des conséquences aussi terribles que des projets scalables. (p84)

Les chaînes d'approvisionnement mondiales ont mis fin aux espoirs de progrès en permettant aux grandes entreprises de se dégager de leurs responsabilités en matière de contrôle du travail. Avant cela, tout travail reconnu supposait des formations requises et des emplois réglementés, traduisant ainsi un mariage parfait entre le profit et le progrès. Plus rien de tel avec l'apparition des chaînes d'échange globales : non seulement acquérir des biens par de multiples biais est devenu source de profit pour les grandes entreprises, mais l'engagement de créer des emplois, requérir des formations et garantir du bien-être n'est même plus, d'un point de vue théorique, nécessaire. Les chaînes d'approvisionnement font dorénavant appel à un type particulier d'accumulation par captation, impliquant des traduction entre des patchs. L'histoire moderne des relations entre les Etats-Unis et le Japon a composé un système d'appel et de réponse en contre-point, qui s'est propagé au monde entier.
Deux événements scandent cette histoire. Au milieu du XIXe siècle, des navires étasuniens menacèrent la baie d'Edo, en exigeant l'"ouverture" de l'économie japonaise aux marchandises américaines. [...] à la fin du XXe siècle, ce fut autour de la puissance commerciale japonaise de représenter une menace et de participer indirectement à la reconfiguration de l'économie américaine. Effrayés par le succès des investissements japonais, les dirigeants des boites américaines se sont empressés de briser le modèle de l'entreprise comme institution sociale et ont propulsé l'économie étasunienne dans (/p174) le monde des chaînes d'approvisionnement à la japonaise. [...] Dans la grande vague des fusions-acquisitions des années 1990, assorties de toutes sortes de remaniements structurels, l'idée que les dirigeants d'entreprises étasuniennes avaient pour devoir de créer de l'emploi s'est purement et simplement volatilisée. A la place, l'option de sous-traiter le travail par-ci par-là fut avalisée, créant des situations de plus en plus précaires. (p174/175)

Quand les chaînes des marchandises globalisées ont attiré l'attention de sociologues américains dans les années 1980 [...], ils ont été impressionnés par les nouvelles chaînes "commandées par les acheteurs" (vêtements, chaussures) et les ont opposées aux anciennes chaînes "commandées par les producteurs" (ordinateurs, voitures). (note p179)

Les marchandises capitalistes, à la différence des objets qui circulent dans la koula [mélanésienne], ne peuvent pas porter le poids d'histoires enchevêtrées et d'obligations. Ce n'est pas seulement l'échange qui définit les marchandises capitalistes : l'aliénation est requise. (note p193)

Comme la plupart des dichotomies, l'opposition entre don et marchandise devient caduque dès qu'on tente de l'appliquer telle qu'elle sur le terrain : dans la plupart des cas, les situations juxtaposent et mélangent ces idéal-types, voire les étirent au-delà de leurs zones de référence. Mais, même par ses aspects trop simplificateurs, cela reste un outil utile en ce qu'il nous oblige à traquer les différences. (p193)

[...] accumulation par captation : la création de valeur capitaliste à partir de régimes de valeur non capitalistes. (p201)

Au cours de la plus grande partie du XXe siècle, de nombreuses personnes, en particulier, peut-être, les Américains, ont pensé que leurs entreprises portaient toujours plus en avant le rythme du progrès. [...]
Tout cela semble être désormais tombé en désuétude. Néanmoins, les experts du monde des affaires semblent incapables de se passer de cette grille de lecture dans leurs analyses théoriques. Régulièrement, le système économique nous est présenté sous la forme d'un ensemble abstrait impliquant une définition particulière de tous ceux qui y participent (les investisseurs, les travailleurs, les matières premières) : ce qui nous ramène directement à ces notions propres au XXe siècle de scalabilité et d'expansion, synonymes de progrès. Séduits par l'élégance de ces abstractions, rares sont ceux qui pensent qu'il serait judicieux de regarder un peu plus attentivement le monde plutôt que le système économique qui est supposé l'organiser. Or il ne manque pas d'ethnographes ou de journalistes pour nous entraîner dans des récits et dans les multiples lieux où survie, épanouissement et détresse s'entremêlent. Mais un gigantesque fossé persiste entre ce que les experts nous disent de la croissance économique et les histoires qui s'aventurent jusque (/p204) dans les pratiques quotidiennes et dans les manières de s'en sortir. (p204/205)

Pourquoi cette part active des mycètes ["champignons", partie aérienne plus souterraine, un des cinq règnes du vivant] dans la construction du monde a-t-elle été si peu prise en considération ? Probablement, joue contre eux le fait qu'on aurait du mal à s'aventurer dans le sous-sol pour en apprécier de visu l'architecture incroyable, digne d'une véritable cité souterraine. Mais c'est aussi parce que, jusqu'à très récemment, beaucoup de monde, ou en particulier peut-être les scientifiques, imaginent la vie comme une affaire de reproduction linéaire et intraspécifique. Dans cette vision du monde, les interactions interspécifiques les plus importantes étaient des relations prédateurs-proies scellant le sort des uns et des autres. Les relations mutualistes pouvaient être considérées comme des anomalies intéressantes mais n'étaient franchement pas pertinentes pour comprendre le processus de la vie. La vie émergeait de l'autoréplication de chaque espèce, laquelle avait à faire face, en recourant à ses seuls moyens, aux défis de l'environnement et à ceux de l'évolution. Aucune espèce n'était censée avoir besoin d'une (/p214) autre pour préserver ses conditions vitales : cela ne dépendait que d'elle-même. (p214/215)

Ce n'est qu'en 1900 que les travaux de Gregor Mendel sur la génétique ont suggéré un mécanisme par lequel la sélection naturelle pouvait produire ses effets. Au XXe siècle, les biologistes ont combiné génétique et évolution pour aboutir à la "synthèse moderne": puissant scénario permettant d'expliquer comment les espèces surgissent à partir de différenciations génétiques. [...]
On est là au cœur du récit édifiant de l'autocréation des espèces : la reproduction y est autosuffisante, auto-organisée et échappe à l'histoire. Le nom de "synthèse moderne" sonne assez juste avec la question de la modernité, discutée plus haut en termes de scalabilité. Les choses dotées d'un système d'autoréplication sont des entités modèles du genre naturel que des prouesses techniques peuvent contrôler : elles sont modernes. Elles sont interchangeables les unes avec les autres, en raison (/p215) même d'une variabilité strictement dévolue à leur autocréation. Par conséquent, elles sont derechef scalables. Les traits d'hérédité s'expriment à différentes échelles : cellules, organes, populations d'individus se reproduisant exclusivement entre eux et, évidemment, espèces elles-mêmes. Chacun de ces niveaux est une nouvelle manifestation d'un héritage génétique clos sur lui-même : niveaux qu'on peut emboîter parfaitement et donc rendre scalables. [...] Glissant librement d'une échelle à une autre, depuis le chromosome jusqu'au monde social, [les chercheurs] en arrivèrent  à proposer des gènes responsables de la criminalité ou de la créativité. Le "gène égoïste", responsable de l'évolution, ne requerrait aucun collaborateur.
La découverte dans les années 1950, de la stabilité et des propriétés autoréplicatives de l'ADN a représenté le joyau de la couronne de la synthèse moderne mais a aussi représenté le début de sa fin.  (p215/216)

Scott Gilbert et ses autres collègues biologistes ont constaté que : "La quasi-totalité des développements peuvent être considérés comme des symbioses. Par l'idée de symbiose, nous faisons référence à la capacité des cellules d'une espèce à assister le développement normal du corps d'une autre espèce." [.../p218)...] "De plus en plus, écrivent-ils, la symbiose apparaît être la "règle" et non pas l'exception [...]. La nature pourrait sélectionner des "relations" bien plus que des individus ou des génomes".
Les relations interspécifiques réinscrivent l'évolution du vivant dans l'histoire, étant donné qu'elles ne se font qu'au gré de rencontres fortuites. Elles ne peuvent former un système qui s'autorépliquerait à partir de lui-même, car les rencontres interspécifiques sont toujours des événements, des "choses qui arrivent", prises dans une histoire. (p218/219)

L'histoire est une fauteuse de troubles pour la scalabilité. Car l'unique manière de créer de la scalabilité est bien de refouler toute tentative de changement et de rencontre. Si ces tentatives ne peuvent être réprimées, c'est alors l'ensemble des relations, à tous les niveaux, qui doit être repensé. (p219)

Une perturbation est un changement qui s'opère dans les conditions environnementales et entraîne un basculement important dans un écosystème. Les inondations et les feux sont des formes de perturbations, mais les humains et les autres êtres vivants peuvent aussi causer des perturbations. La perturbation peut autant renouveler des (/p241) des écologies qu'en détruire. [...]
Les chercheurs en sciences humaines, qui ne sont pas habitués à penser avec les perturbations, les associent aux dégâts. Mais la perturbation, telle qu'elle est utilisée par les écologues, n'est pas toujours mauvaise et, surtout, pas toujours humaine. [...] Bien plus, si elle est le début d'autre chose, la perturbation est toujours à situer au milieu des choses : le terme ne fait pas référence à un état initial harmonieux. Les perturbations se succèdent. [...] Qu'une perturbation soit ou non supportable est une question qui a mis au travail ce qui va suivre : la formation de nouveaux agencements.
La perturbation a émergé comme un concept clé de l'écologie exactement au moment où des chercheurs en humanités et en sciences sociales commençaient à s'inquiéter de l'instabilité du changement. (p241/242)

Dans les années 1950 et 1960, l'idée d'un équilibre des écosystèmes semblait prometteuse : à travers une succession naturelle, on était convaincu que les formations écologiques atteindraient un point d'équilibre relativement stable. (p243)

Comme outil analytique, la perturbation requiert la prise de conscience du point du vue situé de l'observateur, exactement comme l'impliquent les meilleurs outils des théories sociales. (p243)

La perturbation ne se réduit jamais à un "oui" ou à un "non" : elle fait référence à une série infinie de phénomènes troublants. A partir d'où peut-on affirmer qu'on a atteint un point de non-retour ? Avec une perturbation, on retombe toujours sur un problème de perspective, lui-même coordonné à un mode d'existence. (p244)

Voilà donc le rêve des gestionnaires : arrêter l'histoire. (chapeau p249)

Une forêt naturelle du nord de la Finlande ressemble beaucoup à une plantation d'arbres industrielle. Les arbres sont devenus une ressource moderne, et la manière de gérer une ressource est d'arrêter son action historique autonome. (p249)

Aussi longtemps que l'on n'est pas prisonnier de stéréotypes, il est possible de mélanger "mythologie" et "histoire". L'histoire n'est pas seulement une téléologie nationale et la mythologie seulement un éternel retour. Pour s'enchevêtrer dans l'histoire, il n'est pas nécessaire de partager une cosmologie. [ R. Rosaldo et R. Price] nous ont donnés des exemples de différentes cosmologies entrelacées et de pratiques de fabriques de mondes faisant histoire. [M. Pedersen] revient sur les histoires dans la fabrique d'une cosmologie. De nombreux autre auteurs soulignent au contraire l'opposition entre mythologie et histoire. En limitant la signification de l'"histoire" à cette opposition, ils perdent la capacité de voir les hybrides, les feuilletages et les cosmologies contaminés par toute histoire en train de se faire, et vice-versa. (note p250)

Ce qui m'importe, c'est la ruine des forêts, systématique, interconnectée et apparemment impossible à arrêter, qui sévit partout dans le monde à tel point que même des forêts très différentes sur les plans géographique, biologique et culturel sont liées entre elles par une chaîne de destruction. (p315)

Comme on l'a fait avec le capitalisme, il est intéressant de considérer la science comme une machine de traduction. C'est machinique parce qu'une armée de professeurs, de techniciens, de pairs évaluateurs se tient en faction, toujours prête à hacher menu tout ce qui dépasse et à faire reluire ses propres blasons à travers ceux qu'elle enrôle. C'est aussi de l'ordre d'une traduction parce que les grilles de lecture de la science sont échafaudées sur la base de différents genres de vie. La majorité des chercheurs étudie au cœur de la science des traits qui relèvent de processus de traduction, mais seulement en tant que ces traits viennent corréler les processus machiniques. La traduction les aide à observer la manière dont les éléments constitutifs de la science mis bout à bout créent un système unifié de connaissances et de pratiques. En revanche, on a prêté beaucoup moins d'attention aux processus désordonnées de traduction qui prennent la forme d'une suite de juxtapositions discordantes et de malentendus. (p319)

Le pourridié-agaric du genre Armilliara est capable de se propager dans toute une forêt et peut revendiquer le titre d'"organisme le plus grand du monde". Différencier des "individus" devient difficile quand ces individus contiennent de nombreuses signatures génétiques, (/p340) qui servent de ressort au mycète pour s'adapter à de nouveaux environnements. On peut dire que des espèces sont ouvertes lorsque les individus qui les composent sont eux-mêmes à ce point fondus, capables de vivre sur de si longues durées et tellement rétifs aux frontières reproductives. "Le pourridié-agaric du genre Armilliara, c'est cinquante espèces en une, expliqua [le Dr Suzuki], tout dépend donc sur quoi vous vous basez pour diviser entre espèces".
[...] Le Dr Suzuki abordait les espèces comme le font les anthropologues culturels quand ils considèrent leurs concepts de base : autrement dit, des modèles qui doivent être constamment interrogés pour garder leur utilité. Selon lui, les genres que nous connaissons se développent sur une fine tranche entre la production de savoir et le monde. Les genres sont toujours en devenir parce que nous les étudions selon des perspectives sans cesse renouvelées. Cela ne les rend pas moins vrais, même s'ils semblent plus glissants et problématiques.
Ignacio Chapela, un spécialiste des pathologies des forêts de l'Université de Californie, se montrait encore plus intransigeant : l'idée que les "espèces" limitent les histoires que l'on peut raconter sur les différents genres ne lui suffisait pas. "Ce système binominal consistant à donner un nom aux choses est une idée géniale mais un artefact absolu, me répliqua-t-il. Vous définissez les choses en deux mots et elles deviennent une espèce archétypale. Dans le cas des mycètes, on n'a aucune idée de ce qu'est une espèce. Aucune idée. [...] Une espèce est un groupe d'organismes qui ont le potentiel d'échanger du matériel génétique, ont des rapports sexuels. Cela s'applique aux organismes qui se reproduisent sexuellement. Mais déjà, dans le cas des plantes où, à l'exception des clones, vous pouvez avoir des changements avec le temps, la notion d'espèce pose problème [...]. Sortez du domaine des vertébrés pour vous intéresser aux cnidaires, aux coraux et aux vers, et alors l'échange de d'ADN, la manière dont les groupes sont constitués, sont très différents des nôtres [...]. Vous vous intéressez aux mycètes ou aux bactéries, et les systèmes sont encore complètement différents, (/p341) voire totalement fous selon nos normes. Sur une longue période, un clone peut soudainement devenir sexué. Dans ce cas, soit on peut avoir une hybridation dans laquelle la totalité de gros blocs de chromosomes sont importés ; soit on a une polydiploïdation, ou duplication, des chromosomes, avec l'arrivée de quelque chose de totalement nouveau ; soit on a un processus de symbiose, par exemple la capture d'une bactérie qui vous permet ou d'utiliser la totalité de la bactérie comme une partie de vous-même ou de n'insérer qu'une partie de son ADN dans votre propre génome. Vous devenez quelque chose d'entièrement différent. A quel moment y a-t-il rupture avec l'espèce ?". (p340/341/342)

[Ces communs latent] requièrent d'élargir le concept de communs. Je les caractériserais donc de manière négative :
Les communs latents ne sont pas des enclaves exclusivement humaines. Ouvrir les communs à d'autres êtres bouleverse tout. Une fois inclus les parasites et les maladies, difficile d'espérer l'harmonie : le lion ne dormira pas côte à côte avec l'agneau. Puis les organismes ne font pas que se manger les uns les autres : ils fabriquent aussi des écologies divergentes. Les communs latents sont ces enchevêtrements mutualistes et non antagonistes que l'on peut trouver au sein de ce jeu confus.
Les communs latents ne sont pas bon pour tous. Chaque niveau de collaboration fait de la place pour certains et en laisse d'autres dehors. Des espèces entières sont perdantes dans certaines collaborations. Le mieux que l'on puisse faire, c'est de viser des mondes "suffisamment bons", "suffisamment bons" étant toujours imparfait et à reprendre.
Les communs latents ne s'institutionnalisent pas aisément. Les tentatives pour transformer les communs en politique traduisent un courage digne d'éloge, mais elles ne captureront pas l'effervescence propre aux communs latents. Les communs latents s'insinuent dans les interstices de la loi : ils se déclenchent par le biais de l'infraction, par infection, par faute d'attention, voire par braconnage.
Les communs latents ne peuvent pas nous racheter. Certains penseurs radicaux espèrent que le progrès nous entraînera dans un commun rédempteur et utopique. A l'opposé, les communs latents sont ici et maintenant, immergés dans le trouble. Et les humains ne détiennent jamais pleinement le contrôle.
Etant donné cette caractérisation négative, il n'y aurait aucun sens à vouloir cristalliser préalablement des principes de base ou à chercher des lois naturelles dont dériveraient les meilleures situations. Au lieu de cela, je pratique les arts de l'observation. Je passe au peigne fin le désordre qui règne dans des mondes-en-train-de-se-faire, à la recherche de trésors dont chacun est singulier et donc dans l'improbabilité d'être à nouveau rencontré, au moins sous cette forme. (p370)

Mais quand, dans les années 1990, l'économie [japonaise] s'est ralentie, ni l'éducation ni le travail ne semblaient un chemin évident pour aller vers le bien-être promu par le progrès. L'économie fondée sur les spectacles et les désirs fleurissait mais elle marquait dans le même temps un détachement des attentes qui donnent sens à la vie. Il devenait de plus en plus difficile d'imaginer où menait la vie et ce qui devait la combler en dehors des marchandises. Une figure emblématique attira l'attention du public sur ce problème : le hikikomori est une jeune personne, généralement un adolescent, qui s'enferme dans sa chambre et refuse tout contact vivant. Le hikikomori vit seulement au travers de médias électroniques. Il s'isole des autres en se plongeant dans un monde d'image qui le libère de toute socialité incarnée et il finit par s'enfermer dans une prison qu'il s'est lui-même construite. Il traduit le cauchemar qu'est l'anomie urbaine pour beaucoup : il y a un peu de hikikomori en chacun de nous. (p380)

La revitalisation du satoyama prend en charge le problème de l'anomie en ce qu'elle encourage les relations sociales avec d'autres êtres. Les humains deviennent là un acteur parmi tant d'autres dans le tissage d'une viabilité. Les participants attendent que les arbres et les mycètes s'associent avec eux. Ils entretiennent les paysages qui ont besoin de l'action humaine mais ne se limitent pas à ce besoin. Au tournant du siècle, plusieurs milliers de groupes de revitalisation su satoyama ont surgi à travers tout le Japon. Tantôt ils mettent l'accent sur la gestion de l'eau, l'éducation à la nature, tantôt sur l'environnement nécessaire à une fleur particulière, voire aux champignons matsutakes. Tous sont engagés dans une reconstruction des humains comme des paysages. (p381)

Les mycètes ont besoin du trafic qui s'établit dans les communs pour s'épanouir : aucun champignon [matsutake] ne peut surgir sans perturbation dans la forêt. Les champignons, en (/p391) détention privée, sont la ramification d'un corps souterrain vivant sur un mode communaliste, un corps tissé à partir des possibilités de communs latents, humains et non humains. Qu'il soit possible d'isoler les champignons en tant qu'actifs sans prendre en compte le commun souterrain est à la fois normal quand il s'agit de privatisation et extraordinairement scandaleux quand on prend le temps d'y penser. Le contraste entre des champignons comme biens privés et le trafic forestier autour des mycètes pourrait être considéré comme emblématique de ce qu'est plus généralement la marchandisation : l'interruption permanente, inlassable, des enchevêtrements.
Cela me permet de revenir à ma question précédente sur l'aliénation en tant qu'attribut des non-humains comme des humains. Pour devenir un actif totalement privé, les champignons matsutakes doivent non seulement être arrachés aux mondes où ils vivent mais aussi séparés de toutes les relations nécessaires à leur acquisition. (p391/392)

En opposition aux anciens rêves socialistes, [les patrons] sont supposés rendre riches non leurs communautés mais eux-mêmes. C'est le rêve du self-made-man. Mais leur autonomie personnelle supporte la comparaison avec les champignons matsutakes : c'est le fruit rendu visible de communs éphémères, anonymes et volatiles. (/p395)
Les patrons privatisent la richesse extraite de la production collaboratrice de la croissance et de la récolte des champignons. Cette opération de privatisation de la richesse commune pourrait caractériser tous les entrepreneurs. (p395/396)

Sans le vouloir, la plupart d'entre nous avons appris à ignorer les mondes multispécifiques qui nous entourent. (p405)

L'un des projets de privatisation et de marchandisation les plus étranges du début du XXIe siècle a été l'opération de faire de la connaissance une marchandise. Il en existe deux versions étonnamment puissantes. En Europe, les gestionnaires exigent des exercices d'évaluation qui réduisent le travail des chercheurs à un chiffre, une somme censée exprimer toute une vie faite d'échanges intellectuels. Aux Etats-Unis, on demande aux chercheurs de devenir des entrepreneurs, se produisant eux-mêmes comme une marque et cherchant la célébrité depuis le premier jour d'études où l'on ne sait encore rien. Ces deux projets me semblent insensés et, plus, oppressants. En privatisant ce qui ne peut être qu'un travail collaboratif, ces projets visent à étouffer la vie qui fait partie intégrante d'un trajet de recherche.
Tous ceux qui développent un véritable souci pour les idées sont donc obligés de créer des espaces qui vont au-delà de la "professionnalisation" ou lui échappent, c'est-à-dire échappent aux techniques de surveillance propre à la privatisation. Cela signifie concevoir une recherche qui requiert des groupes enjoués et des constellations de collaborations : non pas des congrégations d'individus calculant des coûts et bénéfices mais bien plutôt une fine érudition qui émerge grâce aux collaborations. (p409)

 

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