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Michel Henochsberg, la place du marché, Denoël, 2001

Cela fait très longtemps que je ne suis pas tombé sur un livre qui possède un tel potentiel d'interpellation, de questionnement, de changement de focale sur l'économie et sa critique. En partant du caractère complémentaire du développement originel de l’État et du marché, et de leur incontournable complémentarité jusqu’à aujourd’hui, il déroule une critique de l’économie comme idéologie tout à fait stimulante, et à mon avis largement en-dehors des sentiers battus. Ce livre mérite selon moi d’être largement discuté.

Pour un "résumé" de la démarche de M. Henochsberg, je vous propose de regarder un article qu'il a publié dans "Alternatives Economiques" en 2004. < De la diabolisation de la finance à l'angélisme du passé >.

 

< les passages en italiques sont de l’auteur, les passage en gras sont de moi >

Personne ne peut revendiquer la folle prétention de "créer" le marché [ironie de notre étude, on peut avancer que le seul marché qui soit véritablement "créé" est celui que propose l'économie politique, c'est-à-dire un objet théorique idéal qui n'existe que dans l'imaginaire des théoriciens - note MH], mais nombreux sont ses promoteurs locaux. Et, contre une croyance courante, ce ne sont pas les marchands qui bâtissent le marché, c'est le Prince. C'est le pouvoir qui trace le plan.

[...] On peut d'emblée noter que cette réalité historique s'oppose à la thèse traditionnelle de la pensée économique, et en particulier à celle du libéralisme qui est très attaché au mythe d'un marché qui naîtrait directement du procès d'échanges privés des individus [...]. (p21)

Et ce n'est pas parce que Athènes "importe" son grain de l'extérieur, comme Rome, qu'il se constitue un marché correspondant : d'emblée nous soulevons une confusion, fréquente et catastrophique pour l'analyse, entre activité commerciale et marché, qui ne sont absolument pas synonymes. Le commerce, commandé par le Palais/Pouvoir, est indépendant du marché : d'une part des lignes, d'autre part des nœuds. (p23)

Moses I. Finley est conduit à un constat fondamental : le marché n'est pas le résultat évolutif d'une production et d'une division du travail qui se développeraient, mais plutôt le symptôme d'un changement d'horizon, d'une vraie révolution.

Cette dernière n'a pas eu lieu. Le monde antique, malgré le génie grec et les techniques romaines, est demeuré fermé sur lui-même, et cela volontairement : la clôture est politique. [...] les marchés identifiables sont des marchés d'approvisionnement. Et ne sont que cela, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas de vrais marchés. [Finley] ne cesse de marteler que l'approvisionnement de la cité ou de l'empire, la satisfaction de ces besoins matériels, ne sont pas synonymes d'économie, ni de commerce, ni de marché. (p24)

Autrement dit, ces marchés élémentaires de l'époque carolingienne et de l'aube du Moyen-Âge ne sont pas des marchés. Ce sont des assemblées comme le suggère le texte de Pirenne : un lieu occasionnel, ou même régulier, qui favorise un lien social, une opportunité de contact.  [...]

Pourquoi ces marchés n'en sont pas ? Parce que, dit-il [Pirenne], ils n'ont pas su, faute de puissance attractive, "fixer une population marchande". Cette remarque, adjacente mais fondamentale, renvoie à une idée fondamentale : le marché, pour exister, suppose des marchands. Dans ses premiers pas, le marché apparaît extérieur à la société, aux mentalités et aux pratiques qui prévalent dans l'épaisseur du monde ancien. (p26)

Car la valeur n'apparaît [...] que là où le projet de vendre induit celui de produire (et non la relation inverse, comme le suppose le raisonnement économique courant).

Dépassons l'amnésie de l'observateur contemporain, de ses protocoles théoriques qui ne requièrent que des agents, c'est le projet de vendre qui crée et nourrit le marché, et celui-ci est porté par le marchand à son origine, et vraisemblablement encore aujourd'hui. (p27)

Cette concomitance obligée du marché et du marchand introduit implicitement une autre conséquence : l'hypothèse souvent invoquée d'un individu faisant un "tour au marché" avec son excédent renvoie à un marché irréel, à une scène fictive, imaginée par l'économie politique quand cette dernière se saisit du concept. (p27)

Recomposant l’histoire, la pensée économique orthodoxe s'est ainsi employée à tracer une ligne continue orientée qui systématiquement s'inaugurait dans un local embryonnaire pour se jeter finalement dans un global international et maintenant mondial. Le marché, du local au mondial, une histoire, celle de l'économie, paraît-il. (p28)

Avec toutes ses spécificités, le commerce primitif est uniquement et originellement "étranger" au cercle que forme le groupe, il s'agit d'un commerce extérieur.

Cette caractéristique se retrouve, comme nous l'avons déjà mentionné, dans l'Antiquité et dans le despotisme oriental, et elle parvient intact à l'aube du Moyen-Âge [...]. L'histoire s'accorde pour conférer une sorte de priorité d'influence au commerce à grand rayon qui, somme toute, constitue le commerce véritable de cette époque, et qui, par voie de conséquence, va nourrir et animer les premiers marchés. C'est le lointain qui habite et vivifie le marché médiéval, et non le local qui occupe une autre scène, plus confidentielle et banale, et qui se complait dans ce statut mineur jusqu'aujourd'hui. (p30)

"Dans le passé, l'organisation du commerce avait été militaire et guerrière. Le commerce était un auxiliaire du pirate, du corsaire, de la caravane armée, du chasseur et du trappeur, des aventuriers et des explorateurs, des planteurs et des conquistadores. Tout cela était désormais oublié [Karl Polanyi]". La simple prise en compte de ce constat élémentaire et fort connu transforme totalement la perception que la doctrine orthodoxe nous impose : on voit bien que l'expédition, que l'entreprise lointaine, représente les protocoles fondateurs et annonciateurs du commerce qui ne peut plus se présenter alors comme l'héritier du troc rudimentaire. (p31)

[...] quel est l'agent introductif et animateur du marché qui émerge au Moyen-Âge ? La réponse est invariable et unanime : l'étranger.

Il faut le marteler : c'est l'étranger qui dans les premiers temps "fait" le commerce. Le marchand étranger ; le marchand toujours étranger. Comme si les deux termes étaient synonymes. (p32)

Au temps de son apparition véritable, le marché émerge pour canaliser et contrôler le marchand, intrinsèquement subversif car lointain, car étranger. Le marché se crée donc pour "aspirer" les lignes marchandes et ses acteurs. Contrôle et protection, voilà une marque de naissance insolite pour le sanctuaire de l'initiative et de la liberté... (p33)

Chacun sait que la ville est un palais, un château, une église, une préfecture et aussi un pont, un port une confluence. Qui l'emporte pour la définir ? Nous croyons que les deux plans agissent en se conjuguant, mais qu'à ses débuts la ville est le fait du Palais et de son rayonnement : globalement elle est une localité politico-administrative, selon l'expression de Max Weber. (p34)

La ville comme lieu du pouvoir politico-administratif précède et enveloppe la ville comme lieu de l'économie, même si les bruits de cette dernière résonnent au-delà des commandements du château et de l'église. (p35)

C'est donc pour coder le commerce et ses marchands forcément étrangers que s'institue le marché dans un mouvement parallèle au développement de la ville. (p36-37)

Ce faisant, le Pouvoir agit selon deux lignes distinctes : d'une part il gère directement les modalités productives, garantes de l'approvisionnement essentiel, et d'autre part il contrôle sévèrement les dispositions du commerce. L'Etat gérant de la production, l'Etat surveillant du commerce et de la circulation [...]. (p39)

Ce n'est pas une "poussée" économique qui accouche du marché, tel le rejeton naturel qui prolonge la famille ; c'est, au contraire, l'autorité politique qui désigne le périmètre, la périodicité et les heures strictes d'ouverture, qui fixe les taxes diverses, et qui contrôle et limité l'activité du négoce qui s'y déroule. (p41)

Le marché médiéval, la première véritable organisation qui mérite le terme de marché, est totalement crée, administré, réglé, par le pouvoir local. (p42)

[...] l'émergence du marché au Moyen-Âge est le symptôme visible d'une profonde révolution des mentalités [...]. (p42)

Et il est un fait bien connu des bons observateurs : les idées changent plus vite que le terrain [...]. On constate que cela a changé, on remarque que les signes clairs du franchissement du seuil sont manifestes, et pourtant l'Histoire méticuleuse du terrain nous dit que tout traîne. (p43)

[...] une configuration globale dépérissait après l'époque carolingienne. Tout ce bloc homogène de l'agencement despotique que nous avons résumé sous le vocable d' "économie du ravissement" est alors entré dans une crise irrémédiable. La cause principale en est la raréfaction progressive du butin, catégorie centrale d'une économie distributive fondée sur la prise (/p44) guerrière et la répartition de celle-ci. [...] par voie de conséquence, les fastes et les générosités découlant de la distribution du butin déclinent, et entraînent logiquement un dysfonctionnement structurel. (p44-45)

S'ouvre ainsi l'ère de la production, ce qui est une nouveauté considérable dans l'espace social jusqu'ici cantonné dans une reproduction simple qui supposait une stricte limitation de l'activité, ajustée sur les besoins élémentaires du socius. Et cette manne qui sort alors du territoire intérieur comme jadis le butin de l'extérieur, cette richesse supplémentaire constituée des biens locaux va se trouver commercialisée selon les projets des princes et seigneurs qui pourront ainsi se procurer par l'échange pacifique les denrées lointaines et précieuses indispensables à leur puissance et à leur rayonnement. (p45)

[...] l'économie, c'est certainement des actes et des pratiques, mais c'est surtout un état d'esprit, c'est une culture.

Pirenne est formel : ce ne sont pas les paysans qui s'émancipent et qui endossent les habits du marchand. Nous ne sommes confrontés à aucune évolution déductive en la matière. Son texte est clair : ces urbains sont des gens neufs qui sont simplement différents, cette distinction procédant de leur statut préalable de "déraciné", nous dirions suivant notre problématique de "déterritorialisé", c'est-à-dire d'individu éloigné et coupé de ses anciennes racines, l'homme nouveau est un homme flottant, terrain idéal de toutes les contagions économiques. (p48)

[...] le commerce ne procède pas des excédents agricoles et artisanaux même si ces derniers l'alimentent ; il confirme que la production n'a jamais donné naissance à la circulation. (p48-49)

[...] ce rapport à l'autre qui structure indéniablement le marché n'est pas une caractéristique qui lui appartient en propre, ce rapport est constitutif de l'économie elle-même. C'est parce que le marché est le lieu institué de la rencontre économique de l'offre et de la demande qu'il figure le lien à autrui : ce trait lui est "confié", il ne le définit pas. (p49)

[...] l'invasion économique s'infiltre par les pores du marché. Le marché n'est qu'une peau, il n'est que la surface visible et restreinte de l'activité économique. [...] Le marché ne fait rien, sinon traduire, sinon dire à haute voix le prix. Il n'est jamais cause, toujours reflet : interface entre une société et son économie. Il est du côté des symptômes. (p51)

"Une société enfermée à l'intérieur d'un rapport sensoriel déterminé est tout à fait incapable d'imaginer un autre état. La création d'une économie de marché suppose une longue période de transformation psychique, c'est-à-dire une période de changement des rapports de perception et des sens [Marshall Mc Luhan]". Ce projet et ce processus sont ceux de l'inondation économique qui suinte par tous les pores visibles du marché. Via le marché, l'économie se propage. (p52)

"Loin des marchés, les foires constituent des rendez-vous périodiques de marchands de professions. Ce sont des centres d'échange, et surtout d'échange en gros. (Pirenne)" C'est-à-dire que pour la première fois dans l'Histoire se distingue un nœud commercial qui convoque les marchands non seulement du côté de l'offre mais aussi pour alimenter la demande. La foire est un marché supérieur. (p58)

Créée par le pouvoir princier, sévèrement réglementé et surveillée, la foire figure les premiers grands marchés du commerce : lieu de rencontre aménagé par le pouvoir pour que les échanges puissent s'y dérouler sous la surveillance et la responsabilité des autorités politiques. (p58-59)

[...] le marché est une machine sociale abstraite qui, récupérée par le pouvoir politique, devient alors un lieu social qui s'impose à l'économie circulante et mobile comme principe organisateur et fédérateur de l'activité. (p59)

La vérité qui émerge de l'étude généalogique est simple : les flux économiques sont sommés de se croiser en cette plage spécialement aménagée qui se nomme marché. Distinction-disjonction originelle entre une fluence qui est l'économie et une machine sociale qui la canalise et la norme. C'est pourquoi l'observation nous rapporte en permanence le débordement de la plage circonscrite par le flot de la circulation. Le marché est toujours trop étroit. (p61)

Qui impulse l'ensemble ? Le marché, répondent les dévots. Notre constat rétablit la vérité indéniable : la vitalité réside en la fluence économique qui se dépose et se montre sur l'espace visible du marché, et qui ne cesse de le déborder. (p61)

[...] la boutique appartient totalement au marché même si elle semble s'en écarter physiquement et topologiquement.  La boutique, c'est le marché qui se fixe et se dissémine, c'est le marché qui pénètre la société, c'est le marché qui devient permanent et diffus. De sorte que la boutique étend le règne du marché, affectant un décalage par rapport à celui-ci. (p64)

Le magasin, c'est l'offre qui va à la rencontre de la demande. Il est le signe irréfutable d'une dissymétrie fondamentale de l'échange, et donc d'une définition différente, ou déplacée, du marché. Ce primat logique de la vente, ce primat chronologique de l'offre, cette évidence architecturale, accouchent d'une conception renouvelée et décalée du marché qui devient alors le lieu de la vente. (p65) (...plutôt que le lieu d'un échange équilibré et circulaire - LL)

Le marché est né dans la représentation théâtrale d'un huis clos, affrontement dramatique de deux forces antagoniques et complémentaires. C'est surtout ainsi qu'il est pensé par la théorie économique qui construit son isolement pour en faire le lieu élu de la rencontre de l'offre et de la demande.

Sur le terrain urbain, la boutique fait éclater le huis clos du marché. Elle destitue et dément l'image de la confrontation de deux forces, image qui nécessite l'enceinte. (p66)

[...] toute boutique apparaît bien comme l'effet de la dissémination des points de vente. Elle propose du marché une version plus abstraite. Elle fragmente le lieu tout en prolongeant l'idée.

L'actualité amplifie le trait : aujourd'hui la vente est partout, et son impossible localisation qui résulte de l'Internet achève forcément le déplacement de l'appréhension du marché : il est devenu le lieu géométrique, totalement abstrait, de la vente. (p67)

La nature profonde de l'économie tout entière se concentre dans le projet de vendre, et non dans la perspective de satisfaire les besoins, cette dernière hypothèse relevant de sa légende morale.
Il s'agit au fond d'une affaire de chronologie dans tous les sens du terme : la vente précède l'achat. (p69)

[...] est marchandise toute chose, matérielle ou immatérielle, réelle ou virtuelle, qui a un prix. Toute chose qui vaut au sens économique, c'est-à-dire qui a un prix, c'est-à-dire qui entre dans le champ transactionnel, est une marchandise. (70)

Il n'existe ni deux types de marché, ni deux types d'économie, les premiers découlant de la césure idéologique qui répartit l'économie entre des pratiques saines et naturelles liées à la satisfaction légitime des besoins élémentaires, et d'autre part des joutes implacables entre des acteurs internationaux aspirés par l'unique perspective du gain monétaire. (p78)**

Réduction des forces et des désirs [de l'échange] en un seul vecteur intégrant et résumant la pluralité des volontés [l'intérêt], telle est l'obscure mutilation que suppose nécessairement le modèle de marché dessiné par la pensée économique après Smith. (p83)

Il nous semble que le premier marché est tout de suite un marché-rencontre et une chrématistique. Il est d'emblée duel. Il est double avec, suivant les circonstances, un accent qui se porte sur le lien ou sur le gain, étant entendu que l'aspect principal et fondateur est toujours celui de la rencontre et jamais celui du calcul. [...] Le marché-rencontre domine sans conteste les espaces pré-modernes, mais le virus s'y trouve déjà implanté. (p83)

L'échange de l'économie politique est un acte quasiment insignifiant : il ne change pas les richesses, il se contente de déplacer les utilités, il ajuste les biens aux besoins. Jeu élémentaire dont le résultat est le zéro, la nullité, et qui n'existe qu'en fonction des motivations utilitaires des agents, ceux-ci poursuivant une fin externe à l'acte transactionnel. (p85)

La grande transformation que saisit à juste titre Polanyi est celle qui stipule l'hégémonie de la raison économique sur la société. (p92) (plutôt que l'émergence hégémonique de la société de marché > LL)

Le marché est une machine sociale de codage de la fluence économique, c'est celle-ci qui est première, c'est elle l'énergie, c'est elle qui crée, pas le marché !

[...] Son (Polanyi) fameux marché autorégulateur, symbole du capitalisme triomphant, n'est qu'une modalité réactive, et donc seconde, en regard de l'émancipation de l'économie qui est le phénomène significatif de la modernité dans laquelle nous baignons. (p93)

Polanyi constate donc le développement parallèle du marché et de l'Etat. On dérégularise à tout-va, et dans le même temps, se développe l'institution étatique pour "encadrer" le processus. Loin d'assister à une guerre, on voit une évidente complémentarité entre les deux instances qui ne s'opposent qu'en théorie pure. (p98)

[Arno Mayer, la persistance de l'ancien régime, 1983] "J'ai cherché à démontrer que les éléments prémodernes n'étaient pas les vestiges décadents et fragiles d'un passé disparu, mais l'essence même des sociétés civiles et politiques en Europe. Je ne nie pas l'importance grandissante des forces modernes qui ont sapé l'ordre ancien mais j'affirme que jusqu'en 1914 les forces d'inertie et de résistance ont contenu cette nouvelle société en expansion dans les limites des Anciens Régimes qui dominaient le paysage historique." (p101)

[...] dès que se trouve acceptée l'hypothèse de rareté initiale, le panorama posé est celui d'une pénurie relative qui entraîne un mode de rapports sociaux précis. Il s'agit de rapports déterminés par la lutte individuelle ou collective dans le but de s'approprier les quelques biens disponibles. Le contexte est contraignant : la situation postulée de rareté produit un état permanent de guerre civile entre les acteurs.

[...] C'est ainsi que la boucle se dégage : le postulat de la rareté originelle débouche sur la nécessité du marché. La ligne est d'une lisibilité totale : rareté-appropriation-échangeabilité-marché, toute la chronologie et la logique de l'économie politique et de la pensée économique orthodoxe sont contenus dans cette séquence. (p106-107)

Politique consciente ou stratagème, peu importe le qualificatif, ce qui compte, c'est le constat d'une production de masse de manques qui fait apparaître mécaniquement les nouveaux besoins salvateurs, véritables relanceurs de l'activité économique. (p113)

Il est clair que les concepts de manque, de besoins et de rareté, tels qu'ils nous parviennent, et tels que souvent nous les entendons, relèvent d'une mise en scène qu'organise une pensée économique hégémonique. Ces catégories délicates, floues, relatives, restreintes, se trouvent propulsées au rang de concept absolu. C'est ce procédé qu'il fallait fixer car une certaine démystification de l'instance marché passe par la destitution de ces catégories factices qui alimentent la comédie du marché. (p114)

Pour que le système libéral se règle et soit cohérent, il lui faut ou l'hypothèse de la main invisible, ou celle de l'individu rationnel maximisateur, sachant que ces deux croyances indépendantes et exclusives l'une de l'autre renvoient à des configurations théoriques beaucoup plus éloignées qu'on ne l'imagine. (p123) [L'agent maximisateur de la théorie est déjà "formaté" par le marché, c'est-à-dire qu'il appartient déjà, avant d'agir, à la configuration qui le produit. De sorte que son comportement logique suffit aux mécanismes du marché, ce dernier "oubliant" l'hypothèse presque embarrassante de la main invisible qui renvoie à une conception de l'individu antérieure à la société de marché. (note p123)]

Le marché du XVIIIe et du XIXe est clairement du côté du progrès, il est moderne dans la mesure où il affiche des dispositions antihiérarchiques ou démocratiques. Bref, le marché est du côté des révolutions politiques qui brisent l'Ancien régime, il est du côté de cette entreprise d'émancipation qui caractérise les Droits de l'homme et le libéralisme de l'époque, tant vis à vis de l'absolutisme royal que de l'emprise de l'Eglise. Au sein de cette conjoncture historique, il est indéniable que le marché est révolutionnaire. (p125)

En guise d'une nature humaine plurielle, siège du sentiment, nous découvrons un individu calculant, siège des besoins : l'ère de l'idiot rationnel peut commencer. Celle du marché idéal et irréel de la pensée économique aussi... (p130)

Car notre spécimen de rational fool [idiot rationnel - dupe, jouet, fou] présente un avantage inestimable pour les amateurs de modélisation : il est prévisible et fiable. Acteur économique dessiné par Pavlov. Dans les glissières que trace la poursuite méthodique de son intérêt, il ne surprend jamais ses fans et son comportement est d'une normalité infaillible : c'est pour cela que face à cette hypothèse centrale du sujet rationnel, les manques criants de notre homme simplifié, amputé de mémoire, de contexte, de passions et de fantaisie, ne pèsent pas lourd dans la balance. Il est indispensable, et les théories les plus récentes le sauvent encore, en relâchant l'étau d'une rationalité trop coercitive. (p133)

L'idiot rationnel a beau être privé de tout contexte spécifique, il appelle cependant un milieu au sein duquel son comportement fait sens : c'est pourquoi l'idéologie sous-jacente aux logiques comportementales de l'homo oeconomicus est l'utilitarisme. (p134)

La rationalisation du comportement de l'agent individuel, exprimée comme maximisation de l'utilité sous contrainte budgétaire, ou comme maximisation du bonheur au sens utilitariste, n'est pas une détermination isolée mais la conséquence d'un marché organisé sur la base d'une nomenclature de biens, excluant le face-à-face interindividuel, engageant des prix objectifs et proscrivant des transactions hors équilibre. Le comportement du rational fool correspond, et répond donc, aux règles objectives d'organisation du marché de type walrasien. C'est ce marché qui crée l'individu. Pas l'inverse. (p139)

Offrir une marchandise, c'est demander de la monnaie. Cette proposition fondamentale ne résonne et n'est compréhensible que dans la reconnaissance de la capture monétaire comme acte fondateur de l'économie, comme l'acte essentiel de l'économie. Le marché se trouve alors défini tout autrement : il n'est pas le lieu du troc, mais celui de la vente de la marchandise. Vente de la marchandise qui va permettre le détournement du flux monétaire. [...] Il y aura autant de marchés que de marchandises distinguables en vue de capter la monnaie.  Le marché : la monnaie et une marchandise. La monnaie définissant le champ économique, alors que la marchandise spécifie le marché. Dans cet ordre ! (p144)

"En nouant une alliance avec le libéralisme politique où la liberté est tenue pour une valeur fondamentale protégée par la séparation des pouvoirs et la propriété individuelle, le libéralisme économique affirme que le libre jeu du dispositif de mesure et de régulation des biens est aussi le garant de la liberté individuelle [P Rosanvallon]". (p148)

[...] le marché est le garant des libertés en opposition à l'appareil d'Etat. Le libéralisme institue cette guerre. Le néo-libéralisme l'exacerbe. (p149)

C'est le libéralisme politique et culturel qui appelle, automatiquement et naturellement, l'anti-étatisme. Dans cet affrontement, il convoque et confisque le concept clé, celui de marché qui figure l'emblème et l'enjeu de la "guerre sainte".

[...] le marché ne s'oppose en aucune manière à l'Etat [...] puisque c'est le pouvoir qui accouche du marché, qui le dessine. (p150)

Il est reconnu que le marché est une machine technique neutre et froide, et que partant il est vital de lui adjoindre ces préceptes éthiques qui permettent de sauvegarder le fond moral qui a toujours animé le projet de l'économie politique : étant ainsi admis tacitement que le règne technique du marché déroge ou bafoue, sans le vouloir, ce principe fondateur mis en avant par tous.

L'organisation contemporaine de la société se doit d'être morale, car elle ne peut s'autovalider en dehors de cette détermination réaffirmée du principe de justice qui est, de fait, l'objet initial et fondateur de la politique économique : assurer le bien-être, forcément équilibré, et donc juste. Le juridisme envahissant de la modernité est donc la conséquence des relâchements et des failles de la régulation mécanique de la société par le marché. (p153)

La loi du marché en devenant la loi absolue s'adjoint l'application spectaculaire de la loi juridique pour se contenir et se justifier : la loi, par définition morale, circonscrit et camoufle l'amoralité fondamentale du marché. Le marché à défaut d'être légitime a besoin d'être parfaitement légal. [...] Rawls rend Hayek convenable et fréquentable. (p153)

Le marché n'est plus une confrontation directe [comme prescrit par la théorie classique] entre consommateurs et producteurs, entre agents demandeurs et offreurs, mais un jeu plus subtil dans lequel intervient décisivement l'intermédiation professionnelle qui est le tiers inclus de la configuration. Le face-à-face est plutôt un jeu à trois bandes. (p155-156)[relativement au marché, [les corps intermédiaires] se répartissent en deux grandes catégories : les intermédiaires opérationnels financiers tels les banques, les courtiers, les fonds communs ; et les intermédiaires informatifs tels les médias de toutes natures (...). (p154)]

La réalité avérée de ce fonctionnement, qui incorpore le tiers inclus, transfère vers ces outils collectifs de l'intermédiation un immense pouvoir. La prise en compte de cette mécanique à trois niveaux, ou à trois bandes, confère à l'intermédiation une force d'influence que les théories du marché nient ou escamotent. (p156)

Notre réflexion sur le marché et ses mécanismes réels incite à envisager l'existence de deux acceptations, ou catégories distinctes, du marché :

  1. le marché (strict) ;
  2. le quasi-marché.

Le premier, [...] est la chose formée qui correspond au concept, tel que la pensée économique a pris l'habitude de le concevoir [...].

Le second est un marché qui se forme artificiellement, c'est-à-dire qu'il est pensé en tant que tel uniquement par l'analyste. C'est donc un marché qui nait suivant un processus théorique, qu'on peut qualifier d'agrégation ou de coalition : son existence résulte de la collection-information des transactions éparses, relatives au bien considéré. (p161)

C'est ainsi que les quasi-marchés ont surgi telle une génération spontanée. Quel est le secteur, si pointu ou spécifique qu'il soit, qui n'ait pas "son "marché ? La pléthore est incontestable, et elle traduit l'hégémonie de la référence au modèle : le marché comme principe unique de déchiffrement de l'économie transactionnelle. Aussi, en toute logique, il est devenu fréquent de présenter l'espace économique comme la juxtaposition de tous ces marchés particuliers que sont les quasi-marchés. Cette vaste mosaïque validant a posteriori la démarche néo-classique qui envisage une science économique comme science des marchés. (p163)

Cette conséquence de deux économies est un mirage : il n'existe qu'une seule raison économique. La logique économique est tout entière, sans nuance, du côté de l'optimisation : optimisation du gain, optimisation de l'utilité, optimisation du bien-être. Cette poursuite ne se conçoit pas en fonction d'objectifs qualitatifs, seule la quantité compte : avoir plus que l'autre, avoir le plus. L'univers économique est d'abord concurrentiel, la concurrence étant le véritable rapport social du capitalisme [...]. Or ce plan hégémonique et unidimensionnel appelle le calcul : il n'existe pas d'économie sympathique. (p168)

L'économie est simple, mais la réalité de la société économique est celle d'un mélange complexe. La théorie n'aime que le simple. (p168)

La pensée économique orthodoxe se loge dans une configuration épistémologique qui regarde la vie comme une somme d'erreurs, comme une série de faux pas et de turbulences qu'il faut canaliser, qu'il faut réduire. C'est alors que se dressent les forces correctrices de la concurrence. (p174)

La concurrence, entrevue par la pensée économique, est une parodie du mouvement, elle n'existe que pour le réduire, pour éteindre. [...] Nous baignons dans une formidable tautologie qui part de l'équilibre pour y revenir. Le consensus muet de la pensée économique réside en ce postulat : l'équilibre existe, et les processus économiques y concourent, ou, à défaut, s'articulent par rapport à ce pôle mythique. (p175)

Nous avons désormais quelques réserves fondées à refuser d'envisager cette mécanique concurrentielle, articulée autour du mythe de l'équilibre, modélisé par le discours économique, comme responsable d'une dynamique réelle. Mais alors quelle est cette vie qui crée les écarts, qui déclenche les turbulences qui auront tendance à se détruire ou à être détruits par les forces rédemptrices de la concurrence ? (p175)

Le jeu de la concurrence, dont la théorie économique s'emploie à préciser qu'il n'est que réactif et régulateur, est aspiré et phagocyté par le niveau supérieur dans une appréhension globale où dominent les caractéristiques propres à l'esprit de compétition, la dynamique de la lutte en particulier. Au lieu du combat étriqué des offreurs et des demandeurs autour de la mythique position d'équilibre, à la place de l'autodestruction des forces, de leur abolition, nous glissons définitivement vers une appréhension motrice et créatrice de la concurrence. (p179)

C'est l'extension générale du champ de la concurrence dans la modernité, la diffusion de son idéologie et de son esprit, qui induit l'autonomie économique, puis son hégémonie. (p184)

La modernité se retrouve au sein de la configuration suivante : tous les individus sont rabattus sur un même plan, unique. L'ancien monde non scindé des différences qualitatives s'éloigne et laisse place aux tendances uniformisantes de l'abstraction générale. Plaqués sur cette unidimensionnalité aux conséquences tragiques, les individus, gagnés par l'abstraction quantitative, se trouvent contraints, pour s'identifier, de se comparer. Et comme les principes de cette comparabilité mettent en jeu des éléments uniquement quantitatifs, du sein de son propre exil, chacun se mesurera à l'autre. Cette dimension hégémonique de la comparaison, de la mesure, débouche sur la variante moderne de la compétition : la concurrence. [...] Quand l'abstraction et son corollaire, l'unidimensionnalité, gagnent le monde, la contrainte de la différence crée un immense espace concurrentiel où chacun se toise en vue de l'affrontement nécessaire :  la course générale. (p184-185)

[...] ce rabattement unidimensionnel stipule que tous les individus sont rapportables les uns aux autres ; en ce sens la démocratie est le système politique adjacent au règne de l'économie, non pas tellement du fait des libertés qu'il autorise et qui ne sont pas négligeables, mais en raison de l'égalitarisme homogénéisant qu'il secrète et qui est l'exact reflet, dans la politique, du lissage économique. (p185-186)

[...] la concurrence est le rapport social constitutif de la modernité économique, elle est le rapport social du capitalisme. C'est pour cela que la figure du marché règne. La concurrence destitue le capital dans ses prétentions légiférantes [...]. (p186)

[Le marché] n'incarne pas la concurrence, c'est la concurrence qui l'habite. Il ne figure pas la dynamique économique de la circulation, il est au contraire son instance réglementaire et contraignante. Il n'est pas le moteur de l'économie, celui-ci étant immanent à la nature des flux, créateurs d'affects. Il est une circonscription qui contient ces dimensions : le cadre n'est pas la toile. (Nous savons que c'est le pouvoir politique qui trace le cadre, alors que c'est la fluence économique qui constitue le contenu. Le marché est exactement à l'intersection de la verticalité de la pyramide et de l'horizontalité des lignes économiques. - note p191) [...]

Comprendre que le marché n'est pas en lui-même dynamique est primordial. Concevoir qu'il est un lieu institutionnel qui abrite et contient les nœuds énergétique est fondamental. (p190-191)

[...] l'économie déborde toujours le marché qui tente de la contenir, et le tout social excède en permanence la raison économique. Nier ces débords, en les annulant, revient effectivement à travestir l'ensemble qui se trouve véritablement réduit à une dimension unique, à un plat pays, qui agrée la seule rationalité économique. (p192)

La perspective d'un marché organisateur et dominant, comme l'impose l'euphorie américaine, signifie uniquement une épuration de la complexité : un rétrécissement du pluriel au seul plan économique. [...]

La promotion et la religion du marché signifient un intégrisme économique, c'est-à-dire un repli de l'économie sur elle-même, une rétractation. La stricte économie de marché est pauvre. (p193)

Systématiquement méprisée ou soupçonnée dans les temps anciens, car découlant forcément du commerce des choses et de celui de l'argent, la richesse mobilière signalait l'enrichissement, dont les connotations péjoratives se prolongent jusqu'à nous. Avec le développement progressif de l'économie, et de ses marchés, la richesse mobilière s'est érigée contre la richesse immobilière qui est alors entrée dans un inexorable déclin. (p194)

[...] ce "passage" de l'immeuble au meuble correspond à la victoire de la monnaie. Triomphe de la forme argent sur les formes antérieures, succès du fluant sur les prétendues contreparties de la monnaie. Victoire du flux sur le stock, c'est-à-dire simple triomphe de l'économie sur des formes adjacentes qui sont antérieures à sa culture. La richesse mobilière est l'économie [...]. (p195)

La monnaie est flux, et l'idée de la regarder comme une marchandise est périmée. Pas plus qu'elle n'est une masse ou un stock. (p195)

L'analyse économique est alors confrontée à une partition insolite entre des processus probabilistes et d'autres qui s'y refusent : confrontation du risque probabiliste inhérent à des pans de l'économie et, d'autre part, le champ non probabilisable de l'incertitude des marchés. Cette dialectique met en péril toutes les formalisations savantes de la composition et de la mesure du risque sur les marchés financiers, risque que l'on divise à son tour entre le risque de système et le risque spécifique. (p199)

Au-delà du très court terme, nous ne savons rien. Et encore, même le très court terme, sous le flot du day trading et de l'extrême volatilité qu'il entraîne, semble vouloir quitter le champ du prévisible pour rejoindre la dimension brownienne des variations d'ensemble des marchés. [...] L'économie livrée à tous les vents. (p200)

Car le panorama semble se diriger vers une nouvelle répartition de l'espace : d'une part, le domaine du risque maîtrisable, assuré ou garanti par l'Etat, qui regroupe la rémunération minimale des individus, leur santé, leur éducation, leur environnement ; et d'autre part, la plage économique, désormais balisée majoritairement par le marché, qui se dévoile comme parfaitement mouvante et aléatoire, et où le risque s'est évanoui en tant que tel pour être supplanté par une incertitude beaucoup plus troublante.

[...] l'opinion publique réclame de l'Etat la réduction à sa plus simple expression de la part du risque dans la vie du citoyen. Il n'y a plus d'espace accepté ou toléré pour le hasard dans la collectivité, et c'est l'appareil d'Etat qui est le garant opérationnel, législatif et moral de cette folle exigence. A l'autre extrémité, il est avéré que le champ économique, rompant avec ses objectifs sociaux, a basculé du côté du casino, reconnaissant ainsi l'incertitude fondamentale qui s'est emparée d'une société économique dont les tentatives de ressaisissement sont systématiquement contrariées par les manifestations d'instabilité et de précarité de la machine économique. Ecartèlement de la société. (p200-201)

Loin des précisions de la définition des poids et mesures qui ont tant frappé l'imaginaire français, si friand de règles objectives et sûres, l'honnêteté veut que l'on admette aujourd'hui que nul ne sait mesurer la valeur des choses, que l'objectivité du discours économique a échappé aux prétentions scientifiques de ses promoteurs. (p204)

On en vient alors à une présentation scindée de la fixation des prix, qui s'émancipe de la verticale rigueur classique, et qui correspond, au fond, aux convictions qu'étaleront Alfred Marshall et les siens : quand ça chauffe, c'est la seule surface du marché qui parle ; quand c'est calme, dans le long terme, c'est le productif qui agence les valeurs. (p209-210)

L'articulation théorique ainsi mise au jour, celle de l'image rassurante et falsificatrice d'origine productive qui guiderait les marchés, débouche très logiquement sur l'incessante référence aux fondamentaux. [...] les marchés seraient alors l'expression d'un décalage quasi permanent entre cette réalité objective mais muette, et les variations imprévisibles de la conjoncture. (p212)

On constate que la démarche fondamentale offre plusieurs tactiques ou sentiers, tous étant des déclinaisons d'une seule idée : l'existence d'un écart entre un prix affiché à l'instant t et une valeur intrinsèque que le marché devrait rétablir à un instant t + i. (p215)

Et c'est là que réside l'ambiguïté falsificatrice des marchés : chacun se réclame officiellement d'une analyse de type fondamental qui "recouvre" les pratiques. Son discours à coloration scientifique ou experte, justifie ainsi, souvent a posteriori, les positions prises : camoufler l'intuition ou l'imitation sous des énoncés savants et définitifs. L'opérateur feint de croire, mais à force de feindre, il en oublie la feinte et ne voit plus que le trajet. (p217)

Le discours orthodoxe de l'économie et sa variante fondamentaliste pour les marchés véhiculent un vocabulaire et ses effets de rationalité : quel merveilleux camouflage pour celui qui s'apprête à suivre la tendance dominante du jour. Officiellement docteur ès marchés, en vérité passager clandestin des emballements mimétiques. (p217)

Comme la prétention scientifique de l'approche fondamentale a connu nombre de démentis cinglants, les opérateurs basculent souvent aujourd'hui vers des problématiques valorisantes, moins théoriques, mais, selon eux, plus opérationnelles. On les regroupe sous le vocable d'approche technique, qui s'inspire principalement d'éléments statistiques dont la connaissance et l'utilisation sont rendus possible par le développement de l'outil informatique. [...] L'évolution du marché est uniquement déterminée par son histoire, chiffrée et modélisée. (p218)

Pour compléter le panorama, on peut mentionner ce que certains appellent l'approche quantitative. Elle affirme que les cours des marchés financiers suivent une marche au hasard. (p220)

[Gérard Sauvage, les marchés financiers : ] "Selon les tenants de l'approche fondamentale, les marchés sont prédictibles à moyen terme, mais ne le sont pas à court terme ; selon les tenants de l'approche technique, les marchés sont prédictibles à court terme, mais ne le sont pas à moyen et long terme ; enfin selon les tenants de l'approche quantitative, les marchés ne sont pas prédictibles, quel que soit leur terme, car ils suivent une marche au hasard". (p220)

Au-delà de l'appréhension économique se dessine une correspondance topologique de portée générale :
1) en premier, en dessous, la sphère de la production qui est le lieu de la science, donc du vrai. L'espace du réel. C'est aussi la source du bien ;

2) en second, au-dessus, ou à la surface, la plage de la circulation, qui est le lieu de l'apparence, donc du faux. L'espace du virtuel. C'est aussi là que se manifeste le mal. (p222)

[...] pour toujours le commerce et la finance demeurent une greffe, externe et dangereuse, sur un corps réputé sain. Tel est le tableau, usé. (p223)

[...] tout nous montre que les marchés, surtout financiers, sont inefficients ou, plus exactement, que la notion d'efficience n'a pas de sens. Il n'existe pas une réalité économique supérieure et invisible que révélerait miraculeusement le marché-interface neutre. [...] Imbriqué dans sa nature auto-référentielle, le marché ne renvoie qu'à lui-même, et il ne dit rien d'autre que les connexions qu'il aménage. Continuer à raisonner en termes d'efficience revient donc à se placer dans une logique fondamentaliste du marché [...]. (p226)

Le marché ne révèle aucune vérité de nature fondamentale ou cachée, il dit "son" prix : le marché livre sa vérité, vérité qui n'engage que lui.

Le marché serait miraculeux s'il était effectivement cette grille de déchiffrement et d'ajustement des flux économiques, sorte de machine idéale qui se contenterait de transcrire une réalité extérieure à elle-même. Comme si le marché révélait une valeur antérieure à son existence. (p226-227)

Notre thèse ne souffre d'aucune ambiguïté : la spéculation est la position normale de l'économie. (p235)

Dans notre contexte désormais sécuritaire, aux multiples assurances, on en arrive à oublier que décider est synonyme de risquer. Le choix entrepreneurial, que ce soit celui d'un couturier qui opte pour une domination de couleurs vives, ou celui d'un avionneur qui joue la baisse des prix contre le confort, n'est qu'une prise de risque. Ce qui signifie que la problématique spéculative du pari risqué est au cœur de l'activité économique, qu'elle en constitue l'essence même. (p237)

[...] la spéculation est donc la disposition stratégique générale et obligatoire des marchés. [...]. L'ennemi n'est pas celui que l'on croit :  dénoncer la spéculation, c'est critiquer l'économie. (p248)

L'équilibre est la catégorie de base sur laquelle s'arrime toute la pensée orthodoxe de l'économie. Toute l'approche traditionnelle du marché, l'ensemble du discours libéral actuel, les améliorations critiques, exhibent les vertus d'un marché aux multiples bienfaits, ceux-ci s'articulant explicitement ou indirectement sur l'idée d'équilibre qui découle des jeux du marché. Or cet équilibre n'existe pas. Comme il n'existe pas dans l'espace économique en général. (p248)

"L'équilibre, comme les fondamentaux, est une erreur fertile (George Soros)." (p249)

En somme, l'équilibre est une fiction utile. [...] On se raccroche à l'idée d'équilibre pour lire les mouvements du marché, pour comprendre les hausses et les baisses, et d'une manière générale pour inciter l'intervention des opérateurs qui seraient orphelins sans cette référence. Comme c'est dit ailleurs, on a besoin de l'équilibre pour qualifier les déséquilibres de déséquilibres ! (p250)

Il était donc indispensable que le discours économique pose le concept d'équilibre comme référentiel absolu, sorte de principe transcendant qui confère au système économique une cohérence globale grâce au concept dérivé d'écart. (p251)

[...] le concept d'équilibre est vital pour une science économique qu'il est seul à pouvoir valider, dans la mesure où c'est à la position d'équilibre que la théorie dit vrai. (p251)

Reconnaître l'autoréférentialité de tout marché équivaut à reconnaître le primat du jeu des forces et de la contagion sur la raison productive. Admettre cette prévalence absolue sur le marché, ce que stipule l'autoréférentialité, provoque des dégâts considérables qui affectent la problématique économique générale. L'autoréférentialité des marchés déborde le lieu et induit la destitution de la théorie économique orthodoxe dans ses prétentions explicatives des prix et de leur mythique équilibre. (p274)

[...] un marché se situe dans une continuité qui conditionne largement les conventions et les dispositions importantes qui le définissent. Quand il s'offre à l'observation, le marché est déjà le produit d'une histoire lourde qui tend à déterminer les grands axes et le cadre, comme si son jeu interne n'était qu'une péripétie en regard d'un passé qui le conditionne.  Le marché est toujours historique.

Le premier résultat de ce constat veut que la norme essentielle de tout marché soit sa structure et ses prix d'hier, de la phase précédente. (p279)

Ce raisonnement nous conduit vers le paradoxe : contre toutes les certitudes courantes, en amplifiant le majoritaire et le prévu, le marché accouche de l'immobile. [...] Autoproduisant ses conventions, le marché décide et fixe le goût général, détermine ainsi son palier. Ses variations et ses oscillations ne sont que des parodies d'une dynamique fondamentale qui est absente. En accusant le trait, le marché fige et momifie le vivant : il produit du conforme et de l'immobile. Contrairement aux caractéristiques qu'on lui prête, il déteste le changement et le nouveau, de peur d'y perdre, de peur d'y perdre sa prose.

[...] le conformisme et l'immobilisme des marchés sont les enfants du mimétisme autoréférentiel.  (p283)

C'est la suraccumulation du conforme qui introduit les failles de rupture par lesquelles le neuf destructeur se faufile. (p285)

La théorie économique "sauvée" par l'hypothèse de la crise est un trait considérable qui explique et justifie la pléthore des prédictions funestes depuis si longtemps. [...] Comment enseigner à des générations d'étudiants la religion en l'équilibre et en l'objectivité économique, et ne pas devenir un chantre du désastre quand toute cette connaissance s'affronte à des faits qui la démentent ? (p291)

L'hypothèse de la crise autorise donc une mise en perspective rédemptrice de l'économie et de ses marchés. (p291)

Qu'on se le dise, la crise ne surgira pas de la grande déconnexion objective entre le financier et le réel. Ce prétendu écart étant la conséquence d'une grille interprétative, artificielle et partisane. La crise ne peut être objective, elle ne peut en aucun cas procéder d'un retour du théorique, d'une renaissance du bon sens, d'un réveil de la mesure. La crise ne peut survenir que des mêmes processus que ceux qui entretiennent la confiance et la croyance : elle ne peut être que subjective, elle ne peut qu'émaner de la volonté interne des agents. La crise ne peut être une sanction objective et logique des structures qui se rebifferaient : son hypothèse et sa réalisation ont la même source que l'euphorie, ils participent de la nature mimétique et autoréférentielle du marché. (p297)**

C'est pourquoi la crise, éventualité qui ne peut concerner que l'ensemble économique, possède très peu de chances de survenir, alors qu'au contraire les retournements et corrections en tout genre qui se multiplient participent de cette dynamique saccadée constituée de hausses paroxystiques et de chutes plus ou moins brutales. (p298)

Fondamentalement, le marché court tout le temps derrière ce qui arrive. (p304)

Le marché devance ce qu'il sait arriver, et c'est tout ! Mais devancer n'est pas véritablement anticiper, c'est simplement être plus rapide. Dans une course déjà lancée. (p306-307)

A l'inverse des fausses qualités que lui attribue la pensée économique courante, nous avons décrit le marché comme poussif, emprunté, en retard, conforme, limité, immobile. Lieu des mouvements convenus, plage des anticipations configurées, le marché ne gère finalement que l'institutionnel, le normal, le prévisible. Toutes ces dimensions et qualificatifs soulignent une surprenante proximité avec la structure étatique ! (p309)

[...] le marché, instance de codage des flux économiques doit être regardé comme complémentaire de l'Etat dans le champ horizontal des forces économiques. (p309)

[...] le concept même de prêteur en dernier ressort confirme le lien organique et fondamental entre le marché et l'Etat. (p314)

Le prêteur en dernier ressort est la cheville ouvrière visible et permanente de l'articulation essentielle entre les deux instances de codage de la société économique. Le marché avec l'Etat, et l'Etat avec le marché. La sainte alliance et non plus la guerre sainte. (p314)

[...] le calcul qui incorpore coûts et marges ne concerne que le segment terminal des marchandises quand elles s'approchent de la consommation finale. Ce qui importe sont les "prix directeurs" qui constituent les paramètres décisifs du calcul mentionné : prix des matières premières, prix de l'énergie, prix du crédit, prix du travail, prix de la fiscalité, prix des immobilisations, prix de certains services, etc. A tous ces grands prix correspondent des marchés spécifiques, notoirement déconnectés de toute valeur fondamentale. Car chacun reconnaît que ces prix directeurs sont fixés politiquement, qu'ils font l'objet de marchandages de grande envergure, qu'ils sont l'enjeu de rapports de forces obscurs où dominent ces acteurs majeurs qui influencent les marchés et le monde, bien éloignés de l'objectivité productive ou économique que pose la théorie. (p320-321)

Parmi les mythes que véhicule le marché, celui concernant l'équivalence entre les acteurs est un des plus tenaces. (p322)

Le modèle de marché occulte donc l'hypothèse de pouvoirs intervenants dans son jeu, et c'est la domination du modèle qui autorise une pensée économique qui déroule ses raisonnements en dehors de tout pouvoir.

Loin de ce modèle, "tout marché est un réseau d'échange de biens et un réseau de rapports de pouvoirs", nous précise François Perroux [pouvoir et économie, 1973], qui appelait de ses vœux une rectification de l'image irréelle d'une concurrence parfaite que propose la théorie courante. Cette image reposant sur le postulat d'équivalence dans l'échange marchand qui induit évidemment un aller-retour égalitaire rejetant logiquement toute existence d'un pouvoir au sein de la relation. (p324)

[...] tout marché local développe un double jeu : l'un est conditionné par les particularismes du coin, l'autre est déterminé par les injonctions du monde. [...] tout marché est aujourd'hui schizophrène. (p330)

[...] on peut admettre que se dégagent trois étages du marché, c'est-à-dire que tout marché comprend en lui-même trois strates de fonctionnement : le niveau local, le niveau international ou interrégional, le niveau mondial.

Le local est celui de son ancrage territorial, de son repérage, de sa langue, de ses produits éventuellement spécifiques. Il est constitué de ses particularités, de tout ce qui enregistre son histoire et sa mémoire. [...]

Le niveau interrégional ou international est la reconnaissance du caractère différentiel de l'économie, et cela depuis son origine la plus lointaine. [...]

Il faut distinguer nettement la strate mondiale de la précédente avec laquelle on la confond. Un marché s'internationalise, il ne se mondialise jamais. Précision fondamentale : l'interrégionalisation d'un marché fait partie de son évolution logique et normale dans un contexte progressif. [...] Radicalement différente, la dimension mondiale d'un marché relève d'un autre procès. Il ne s'agit plus d'une extension, il s'agit d'une addition, soit un nouveau plan, un nouvel étage, une naissance. Les anneaux subterrestres des liaisons mondiales développent un espace inédit, ils créent véritablement une dimension autre. (p330-331)**

Le mondial se pose sur le local. Il est apatride par essence, et développe des modalités et pratiques qui ne s'entendent qu'à l'échelle planétaire, la sienne. S'agit-il véritablement d'un marché ? Ce n'est pas certain. (p331)**

[...] les flux, par eux-mêmes, ne créent pas le marché, ils ne l'ont jamais fait dans l'Histoire. Et deuxièmement, le marché arrive toujours après, il se crée après que l'activité a vu le jour. Aussi, invoquer un marché mondial revient à conférer discrètement à la fluence ce pouvoir créateur de marché que lui refusent l'Histoire et l'observation. Et supposer l'existence d'un marché mondial, généré par l'activité mondialisée de l'économie, revient à démentir le concept de marché qui est d'être une instance de codage, dessinée par un pouvoir politique qui a souveraineté sur l'espace recouvert. Il en ressort que dans la configuration actuelle, la notion de marché mondial n'a pas de sens, elle n'a pas de réalité, à moins que l'on ne s'obstine à confondre le terme de marché avec celui d'aire économique. (note p333)

Or cette image du foisonnement profitable dont nous abreuve les idéologues du marché n'est qu'une vaste plaisanterie, une manipulation cosmétique de la réalité. La vérité du contemporain est simple et inverse de l'idée courante : le pluriel a disparu. (p337)

En fait, nous assistons à l'apparent triomphe du libéralisme. Ce dernier se construit sur l'idée de la suprématie de la société de marché, celle-ci correspondant à la victoire de l'économie de marché. Mais de quel succès s'agissait-il ? Quel était l'opposant de l'économie de marché ? Il n'y en avait pas ! [...] La seule réalité qu'impose notre étude, qu'impose toute réflexion, c'est qu'il n'y a d'économie que de marché ! (p342)**

Le consensus général en vue du désengagement de l'Etat, du fait d'une perte de confiance dans ses capacités, accouche de l'omniprésence compensatrice du marché. Ce mouvement n'a rien à voir, dans ses ressorts, dans sa logique, avec une glorification du libéralisme, avec une sanctification de l'économie de marché. (p344)**

En fait nous assistons à une transformation transversale qui change en profondeur les pratiques et les représentations économiques, ce qui revient à dire que nous vivons un bouleversement global de la société.

Etant contemporain du processus, nous sommes mal placés pour en parler avec discernement, et toute analyse doit être marquée du sceau de la prudence et de l'humilité. C'est dans cet esprit que nous avançons une tentative d'explication de la mutation qui s'opère. Cette dernière n'est pas définie par une innovation décisive, elle n'est impulsée par nulle découverte grandiose : la nouvelle économie incarne un nouveau degré de la vitesse de circulation de l'économie. (p355) > voir Hartmut Rosa

Penser en termes de réseau, suivant son modèle connectif et horizontal, c'est peut-être adopter, sans le dire ouvertement, l'image brute. A tel point que penser en termes de réseau, c'est refuser de penser.
Nos maîtres nous ont toujours dit qu'un concept devait se situer à distance de son image, de ses formes ; que cette distance lui était indispensable pour s'acquitter de ses tâches critiques. Ce n'est pas le cas du réseau, affirmé dans son unicité morphologique et conceptuelle. A moins que le terme ne recouvre deux réalités distinctes. D'une part, la prolifération hasardeuse des flux et de leurs connexions, au gré des géographies et des rencontres ; d'autre part le modèle stratégique de l'organisation économique ramenée à son essence circulatoire. (p362)

Le flou que nous dénonçons concernant le concept de réseau contamine l'image du marché qui se conforme alors à celle d'une structure acentrée, dépourvue par voie de conséquence de pôles de pouvoir. Or notre étude a largement montré deux éléments qui contredisent cette croyance : le premier veut que, dans son fonctionnement autoréférentiel, le marché autoproduit ses conventions centrales qui captent tous les regards et qui déterminent le comportement des agents. En fait de surface acentrée, l'instance dévoile une structure étoile orientée en fonction de ce foyer, véritable barycentre théorique de la structure. Le deuxième complète ce démenti structurel : il rappelle que le marché est le lieu de macropouvoirs détenus par ces intervenants majeurs ou polaires qui façonnent le lieu bien plus que les gentilles forces équivalentes et symétriques de la théorie. A l'image de l'économie qu'il code, le marché, avons-nous dit, est avant tout un espace de pouvoir, et donc de concentration. (p363)

L'obsession de la technologie nous fait rater un trait majeur des évolutions contemporaines : la véritable innovation renversante dans le domaine de la communication réside dans son statut inédit de marchandise. (p365)

Devenu particule élémentaire de ce nouveau monde de la communication, l'individu ne communique plus. (p367)

Nous le savons : le capitalisme ne s'écroule pas du tout, il est triomphant. C'est son esprit qui flanche. Le cœur n'y est plus. (p375)

La machine économique est d'une intelligence supérieure dans ses procès incessants de recodage de la nouveauté et de la subversion. On ne la piègera pas. Mais ça fiche le camp par la tête, et par le cœur. Ça fiche le camp par là où subsiste un reste d'humanité : là où ça pense et où ça ressent. La subversion qui s'avance est terrible car elle est diffuse et peu consciente, car elle n'est relayée en tant que telle par aucun porte-parole et aucun parti. Une épidémie discrète, à incubation longue, qui atteint l'essentiel névralgique. (p375)**

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< texte en pdf >

Michel Henochsberg, la place du marché, Denoël 2001
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