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Voilà un livre tout à fait exceptionnel et qui doit selon moi être absolument lu et décortiqué. Il a en particulier ceci de remarquable qu’il met des mots et du sens sur plus de quarante années d’intuitions diverses, qui corroborent et complètent bien des aspects de ma propre approche critique de ce monde.

Bien qu’aucun livre ni aucune théorie ne rendront jamais entièrement compte de la réalité historique et de ses contradictions, celui-ci me semble incontournable pour s’en approcher.

Son grand mérite est de tenter de chercher à comprendre la réalité présente d’une manière qui contourne les apories issues des Lumières, en faisant le « pas de côté » qui permet de saisir le réel dans une démarche dialectiquement originale tout en permettant de s’inscrire dans l’épaisseur du temps long.

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< extraits en pdf >

 

Pour des raisons de place, je ne mets ci-dessous que le chapitre qui me semble le plus caractéristique. Le fichier pdf ci-dessus contient par contre l'ensemble des citations que j'ai relevées.

 

CH4 La résonance et l’aliénation comme catégories élémentaires d’une théorie de la relation au monde. (p165)

 

[la recherche sur l’empathie dans les sciences cognitives] a mis en évidence le rôle essentiel joué par la faculté d’empathie et par la capacité à adopter les perspectives d’autrui, non seulement dans le développement des qualités socio-morales, mais aussi dans les processus d’apprentissage, de pensée et d’action en général. (p165)

 

[selon Randall Collins, au cours de l’évolution humaine] nous sommes devenus hyper-attentifs aux émotions des autres, et donc spécialement réceptifs à la dynamique des situations interactives. (p166)

 

[selon Tania Singer] le développement et le fonctionnement du cerveau – de la pensée et du sentir – peuvent être mis en évidence, non par l’examen d’un seul organe isolé, mais seulement par l’observation des interactions oscillant entre deux ou plusieurs cerveaux, c’est-à-dire entre deux ou plusieurs personnes. (note p166)

 

Il est toutefois essentiel de comprendre que le processus de résonance ne caractérise pas seulement la relation entre le sujet et le monde (social), mais que l’organisation interne de la perception, de la pensée et de l’action, et le jeu d’interaction complexe entre le cerveau et l’organisme, obéissent eux-mêmes à une logique de résonance. (p167)

 

Si les nouvelles méthodes d’imagerie cérébrale ont permis de rendre visibles ces processus de résonance dans la perception, la pensée, la sensation et l’action, la découverte et la description des neurones miroirs offrent un moyen tout aussi spectaculaire de connecter entre eux ces deux champs de résonance que sont l’organisation neuronale cérébrale et la relation sujet-environnement. (p168)

 

L’observation de la douleur, de la peur, de la tristesse ou du dégoût éprouvés par d’autres – à travers notamment leur mimique, leurs gestes et leurs expressions corporelles – tend à éveiller en nous ces mêmes sensations et sentiments, que nous pourrons ensuite bloquer, transformer et réinterpréter via un traitement cognitif ultérieur. (p170)

 

L’idée essentielle à retenir de la recherche sur les neurones miroirs est celle-ci : non seulement la faculté de résonance possède une base neuronale, mais les relations au monde (qu’elles soient cognitives, affectives ou même physiques) ne peuvent se développer que dans des processus de résonance. […] le sujet et le monde ne préexistent pas à la relation comme entités isolables, mais sont eux-mêmes, pour ainsi dire, les « produits d’une relation ». (p172)

 

Deux personnes qui s’aiment jouent chacune le rôle de « premier » et de « second diapason » ; et l’amour est alors, pour citer à nouveau Rilke, le processus qui « tire de deux cordes une seule voix » ; (p175)

 

Un axe de résonance n’existe donc qu’à partir du moment où le monde fait « sonner » le sujet et où celui-ci est capable réciproquement de faire « sonner » le monde, c’est-à-dire, en termes moins fleuris : de le faire réagir et répondre favorablement. Les sujets cherchent dans une égale mesure à produire des résonances et à en faire l’expérience. (p181)

 

[…] la faculté d’action et d’apprentissage, la possibilité de nouer et de maintenir des relations sociales et la satisfaction de la vie en général – bref, la qualité de la relation humaine au monde – dépendent de façon décisive de la confiance qu’ont les sujets en leur capacité à relever les défis, à contrôler leur environnement et donc à mener à bien des actions planifiées. (p182)

 

[…] un sentiment élevé d’efficacité personnelle a une incidence positive sur le comportement social, le succès de l’apprentissage, l’état de santé et la satisfaction dans la vie en général, tandis qu’un faible sentiment d’efficacité personnelle produit le plus souvent des effets négatifs […]. (p182)

 

[…] l’intérêt propre porté à un fragment de monde, ou à un domaine d’activité, n’augmente pas avec le succès ou la « récompense » de notre engagement, mais avec l’expérience de notre capacité à produire nous-même quelque chose, à atteindre le monde. Ce ne sont pas les résultats obtenus qui comptent, mais l’expérience de l’interaction née d’un tel processus. (p184)

 

La dimension collective du sentiment d’efficacité personnelle joue dans ce cadre, et ce n’est pas anodin, un rôle décisif : dans les formes d’action commune, les individus ne font pas seulement l’expérience de relations sociales résonantes dans lesquelles ils s’atteignent, se répondent et se renforcent mutuellement : ils éprouvent aussi leur capacité à atteindre et à faire bouger quelque chose, et donc à agir sur le monde. (p184)

 

[…] tandis que le libéralisme accorde une haute valeur à l’auto-efficacité individuelle et se méfie viscéralement de la puissance organisationnelle du collectif, la position communautariste prône l’auto-efficacité collective et n’accorde qu’une confiance limitée à la puissance d’action individuelle « atomiste ». (p185)

 

Si l’accroissement continu des possibilités de choix peut avoir une efficacité du point de vue de la maximisation du profit individuel, cette dernière favorise aussi une relation muette au monde, dans laquelle l’action singulière ne laisse aucune trace et ne reçoit aucune réponse. Ce qui fait alors défaut aux sujets, c’est la possibilité de s’éprouver eux-mêmes comme premiers diapasons. (p184)

 

Les symptômes classiquement associés à l’aliénation semblent de fait presque tous corrélés à un faible sentiment d’efficacité personnelle : outre le sentiment d’impuissance, ces symptômes peuvent être l’isolement, l’absence d’intérêts propres et l’indifférence. (p186)

 

Cela ne veut pas dire […] que la résonance désigne un état émotionnel : elle est bien plutôt un mode de relation qui reste ouvert à l’égard des contenus émotionnels. (p188)

 

[…] la résonance et l’aliénation ne forment pas simplement un couple antithétique mais entrent dans un rapport de réciprocité plus complexe. Pour l’heure je me contenterai de souligner que le concept de résonance se situe en quelque sorte à l’interface et au point de jonction des grands dualismes de la pensée moderne : la résonance opère en effet une réunion entre l’esprit et le corps (ou l’âme et la chair), le sentiment et l’entendement, l’individuel et le collectif, l’esprit et la nature, là où le rationalisme des Lumières et le naturalisme considèrent qu’ils sont strictement séparés. (p196)

 

[Les expériences résonantes] ne sont en effet possibles que sur la toile de fond d’un monde qui nous est aussi, et essentiellement, muet et étranger. Exiger du monde qu’il soit tout entier assimilable et résonant conduirait aux pires dérives du terrorisme identitaire, voire du totalitarisme politique, car tout ce qui produirait de la ‘discordance » (ou des expériences d’aliénation) deviendrait critiquable et nécessiterait correction. (p197-198)

 

Toute tentative de mise à disposition et de contrôle, d’accumulation, de maximisation et d’optimisation détruit l’expérience de résonance en tant que telle.

C’est pourquoi une critique des rapports de résonance considérera non pas tant les expériences de résonance prises isolément que les conditions nécessaires à l’instauration d’axes de résonance stables. Les expériences de résonance décrivent un mode déterminé de relation entre un sujet et un fragment de monde. […] On parle en revanche d’axes de résonance lorsqu’une forme de rapport garantissant la régularité de telles expériences s’établit et se stabilise entre le sujet et le fragment de monde. (p198)

 

Une critique des rapports de résonance portera ainsi tout d’abord sur la question de savoir si, et dans quelle mesure, telle formation sociale, culturelle ou institutionnelle permet et favorise la constitution et la stabilisation d’axes de résonance ou si, au contraire, elle les inhibe, les empêche et les boque. (p199)

 

Définition 1 : qu’est-ce que la résonance ?

La résonance est une forme de relation au monde associant af←fection et é→motion, intérêts propres et sentiment d’efficacité personnelle, dans laquelle le sujet et le monde se touchent et se transforment mutuellement.

La résonance n’est pas une relation d’écho, mais une relation de réponse ; elle présuppose que les deux côtés parlent de leur propre voix, ce qui n’est possible que lorsque des évaluations fortes sont en jeu. La résonance implique un élément d’indisponibilité fondamentale.

Les relations de résonance présupposent que le sujet et le monde sont suffisamment « fermés », ou consistants, afin de pouvoir parler de leur propre voix, et suffisamment ouverts afin de se laisser affecter et atteindre.

La résonance n’est pas un état émotionnel mais un mode de relation. Celui-ci est indépendant du contenu émotionnel. C’est la raison pour laquelle nous pouvons aimer des histoires tristes. (p200)

 

Cette imprécision notoire du concept d’aliénation est liée à un problème spécifique : on ne peut définir l’aliénation comme la détermination d’un écart qu’à condition de pouvoir indiquer par rapport à quoi un sujet ou une communauté sont aliénés, c’est-à-dire de pouvoir définir l’ « autre » de l’aliénation. […] Afin de faire de l’aliénation, entendue comme catégorie critique, un instrument d’analyse précis, il faut avoir une notion fine de ce qui est non aliéné, de ce que sont cette vie et ce travail « vrais » ou « justes » que les contextes d’aliénation mettent en échec. (p201)

 

[…] la vraie nature humaine (envisagée d’un point de vue substantialiste) n’est pas un concept pertinent pour déterminer l’ « autre » de l’aliénation.

[…] Dire d’un individu (ou d’une communauté) qu’il s’est éloigné de son « noyau intérieur » et de sa « vraie identité » par certaines actions ou au gré de certaines circonstances – dire qu’il s’est (auto-)aliéné –, c’est encore admettre l’hypothèse substantialiste d’un noyau identitaire immuable ou du moins normatif. (p202)

 

L’aliénation étant en général associée, tant en philosophie qu’en sociologie et en psychologie, à des expériences d’impuissance, de perte de contrôle et d’hétéronomie, l’autonomie – conçue au sens d’autodétermination – est apparue à nombre d’auteurs comme son négatif adéquat. […] Mais définir l’autonomie comme l’envers de l’aliénation, c’est ignorer en dernier ressort le caractère relationnel de l’aliénation (et de son contraire) […]. (p202-203)

 

[…] c’est souvent quand nous perdons le contrôle sur nous-même, notre vie ou les choses que nous nous sentons le moins aliéné (ou le plus « nous-même ») : quand nous tombons éperdument amoureux, quand nous sommes bouleversés par une musique, emportés par une idée religieuse ou une cause politique, submergés par l’expérience de la nature, bref, incapables de résister à l’appel de quelque chose. […] Définir l’autonomie – au sens d’autolégislation – comme l’envers de l’aliénation revient donc, me semble-t-il, à exagérer la dimension « intentionnelle » de l’efficacité personnelle, axée sur la domination et la mise à disposition, aux dépens de l’efficacité personnelle agissante, répondante et axée sur le processus ; c’est perdre de vue le versant « pathique » des relations au monde réussies. (p203)

 

L’aliénation […] désigne un état dans lequel on a des relations (famille, emploi, activité militante, hobby, appartenance religieuse), mais où celles-ci nous sont devenues indifférentes, insignifiantes voire rebutantes, quels que soient les succès que l’on y remporte : elles ne nous disent plus rien, elles sont muettes et/ou menaçantes à notre égard. Cette « relation sans relation » peut aller jusqu’à affecter notre rapport à notre propre corps ou à nos sentiments. L’envers de l’aliénation apparaît alors nécessairement comme une forme alternative de relation, une relation reliée – ou relation de réponse : c’est précisément la définition que j’ai donnée du concept de résonance. La résonance est l’envers de l’aliénation : telle est la thèse centrale de ce livre. (p205)

 

Je propose donc de définit l’aliénation comme un mode de relation dans lequel le monde (subjectif, objectif, social) se montre insensible (indifférence), voire hostile (répulsion) à l’égard du sujet. L’aliénation désigne ainsi une forme d’expérience du monde où le sujet éprouve son propre corps, ses sentiments, son environnement matériel et naturel ou encore les contextes d’interactions sociales comme extérieurs, détachés et non responsifs, bref, muets. (p205)

 

La réification décrit ainsi un mouvement partant du sujet – le monde est traité comme une chose muette –, tandis que l’aliénation désigne la façon dont le monde est accueilli et éprouve. La réification porte l’accent sur l’aspect intentionnel d’une relation problématique au monde, tandis que l’aliénation met en exergue son revers (et sa conséquence) pathique.

L’état de dépression ou de burn-out apparaît en ce sens comme une forme radicale d’aliénation. Il est surprenant de voir à quel point presque tous les symptômes de la dépression peuvent s’interpréter comme ceux d’une perte générale de résonance […]. Le temps leur semble gelé. Plus rien ne « relie » chez elles le passé, le présent et l’avenir. (p206)

 

[…] le capitalisme est lui-même la conséquence d’un rapport faux ou problématique au monde, médiatisé par la forme travail et prospérant en elle. (p208)

 

Ce caractère ouvert, non essentialiste, du concept de résonance permet aussi d’éviter les pièges de l’identité et de l’authenticité. Si pour les adeptes de ces dernières, seules des relations au monde s’ajustant à un soi donné ou à une communauté, leur correspondant ou les renforçant, peuvent être considérés comme non aliénés, l’idée de résonance conçoit quant à elle les deux pôles de la relation comme modifiables : le moi et le monde peuvent se transformer continuellement et cependant rester en résonance. Mieux encore : c’est au gré d’expériences et de relations de résonance qu’ils peuvent se transformer l’un l’autre (au sens d’une assimilation). La réponse responsive n’unit pas des semblables et des identiques (ce serait une relation d’écho muette), mais des dissemblables qui se répondent. (p209)

 

Le fait que la résonance puisse faire défaut et l’aliénation survenir lorsque augmentent les ressources permettant de disposer des choses et d’exercer sur elles une domination instrumentale, le fait qu’une vie réussie reste tributaire d’espaces de résonance accueillants, qui doivent toujours contenir une part d’indisponibilité et d’incontrôlabilité – et en même temps revêtir une importance essentielle – afin de pouvoir faire fonction de pôle opposé dans la réponse responsive : tout cela ne peut se comprendre si l’on tient l’autonomie pour le critère central de la vie non aliénée.

Le concept d’autonomie se focalise uniquement sur l’extrémité « sujet » de la corde résonante. C’est pourquoi l’exigence moderne d’autonomie n’est pas une solution aux expériences d’aliénation : elle en constitue bien plutôt l’une des causes, car elle est le fondement sur lequel repose la volonté de mettre à sa portée et sous son contrôle une part de monde toujours plus grande. La résonance est foncièrement liée à l’expérience d’une limitation de l’autonomie […]. (p210)

 

Aussi le rapport entre résonance et aliénation n’est-il pas simplement antagonique : il ne peut se concevoir in fine que sous une forme dialectique. (p211)

 

Définition 2 : qu’est-ce que l’aliénation ?

L’aliénation désigne une forme spécifique de relation au monde dans laquelle le sujet et le monde sont indifférents ou hostiles (répulsifs) l’un à l’autre et donc déconnectés. C’est pourquoi l’aliénation peut être également définie comme une relation sans relation (Rahel Jaeggi).

L’aliénation définit un état dans lequel l’ « assimilation du monde » échoue, de sorte que celui-ci apparaît toujours froid, figé, repoussant et non responsif. Ainsi, la résonance est l’ « autre » de l’aliénation – son concept opposé.

La dépression et le burn-out désignent un état dans lequel tous les axes de résonance sont devenus muets et sourds. On « a » une famille, un travail, une vie associative, une religion, etc., mais ils « ne nous disent » plus rien : il ne se produit plus aucun contact, le sujet n’est plus affecté et ne fait plus aucune expérience d’auto-efficacité. Le monde et le sujet apparaissent l’un comme l’autre pâles, morts et vides. (p211)

 

[…] la résonance ne doit pas être confondue avec la consonance ou l’harmonie – et que la dissonance (comme envers de la consonance) n’est pas synonyme d’aliénation. […] Car [la résonance] présuppose l’existence d’un élément non assimilé, étranger, voire muet ; c’est sur cette base seule qu’un Autre se faire entendre et répondre, sans que sa réponse ne soit un simple écho ou la répétition de ce qui nous est propre. (p212)

 

[…] le contact implique une fluidification de la relation au monde, de sorte que le moi et le monde ressortent toujours transformés de leur rencontre. Ainsi, […] les relations de résonance sont l’expression d’une assimilation réussie du monde et non les formes de son appropriation entendue au sens d’une augmentation de ressources. […] seuls se laissent assimiler des fragments de monde qui n’ont pas fait l’objet d’une appropriation préalable, c’est-à-dire qui nous apparaissent indifférents, voire répulsifs. (p213)

 

C’est la capacité de contradiction, et non l’unanimité aveugle, qui constitue la condition d’une relation résonante : elle seule permet au sujet de trouver un retentissement dans le monde, qui soit davantage qu’un simple écho. (p218-219)

 

< extraits en pdf >

 

Hartmut Rosa, Résonance, une sociologie de la relation au monde, La découverte 2018
Tag(s) : #livres importants
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