Intelligente discussion organisée par Lundimatin, publiée en deux parties https://lundi.am/La-Commune-revient et https://lundi.am/La-Commune-revient-2-2 entre Jérôme Baschet [Une juste colère. Interrompre la destruction du monde (Éditions Divergences, 2019)] et Laurent Jeanpierre [In Girum. Les leçons politiques des ronds-points (La Découverte, 2019)]
La partie de l’échange qui m’a le plus particulièrement intéressé est la suivante (vers la toute fin de l’entretien, juste avant la partie conclusion) :
_ _ _
Lundimatin. Permettez-nous de vous proposer une hypothèse. On pourrait considérer que « le monde revient » après sa longue éclipse que fut la Modernité. Dont le Welfare State en général, et les Trente Glorieuses en France en particulier en furent les derniers avatars historiques. Jamais il n’y eut une telle coïncidence entre l’État et le capitalisme dans les « centres » de la géographie du système-monde (Le Plan et son Administration, plus la Grande Accélération). On peut considérer cette période non pas comme un simple cycle du capitalisme mais comme une véritable tabula rasa des rapports singuliers aux milieux qui composent des mondes. Un écrasement presque total des « ontologies relationnelles » avec lesquelles il faudra renouer, et qui pour toi, Jérôme, sont à remettre au cœur des nouvelles formes d’émancipation. Dire que le monde revient, c’est dire qu’il revient du fait de la perception aiguë des catastrophes écologiques. Mais aussi qu’il vient à nous à travers l’émergence de nouvelles sensibilités qui rendent possible un travail d’imagination sur des mondes possibles, impensables dans l’ancien accordage entre l’État, l’économie et le capitalisme comme régime social. Ceci ouvre-t-il, à votre sens, la possibilité d’un processus de détotalisation du monde régi par l’Économie ?
Laurent Jeanpierre. Il faut d’abord s’entendre sur ce que vous appelez « le monde » ou plutôt « les mondes ». J’y vois, en première analyse, une version anthropologique (voire métaphysique) habitée, enrichie, des milieux de vie, des territorialités et des localités dont nous avons parlé jusqu’à présent. Le concept a l’avantage de tenir compte des configurations mentales et imaginaires qui font les cultures et les singularités et, mieux, d’intégrer à la réflexion politique et anticapitaliste la pluralité des manières de se relier entre humains, entre humains morts ou vivants, entre humains et non-humains. Cette pluralité permet d’abord de relativiser, de critiquer la culture occidentale, son « naturalisme », sa rationalité instrumentale, et de mieux situer ainsi son rôle historique destructeur : la liquidation des « mondes » a sans aucun doute commencé avec les colonialismes qui ont été à la racine de l’essor du capitalisme et de la conquête de la planète par l’économie, l’échange marchand et monétarisé. L’histoire de longue durée de la domination occidentale et de l’extension du capitalisme – dont la dernière phase de mondialisation des trente dernières années apparaît comme l’ultime épisode – mais aussi, comme vous le soulignez, l’histoire des formes modernes et plus encore contemporaines des États, à travers la forme État-nation, sont passés (plus encore, je crois, que dans nombre d’Empires) par des processus violents d’équivalence et d’uniformisation forcés à très grandes échelle, des vecteurs décisifs d’écrasement des mondes. L’État social, les planifications, la régulation fordiste, les politiques de développement peuvent certainement être vus comme des accélérateurs récents de cette extension destructrice de longue durée et donc aussi comme des opérateurs de déracinement et d’abrasement.
Cet écrasement des mondes est-il aujourd’hui total ? La pluralité des cosmologies s’est-elle résorbée dans la victoire planétaire de l’économie marchande ? Si tel était le cas, votre question n’aurait pas lieu d’être et nous ne parlerions qu’au passé de la diversité des « modes d’identification et de relations entre humains et non-humains », comme dit Descola. Je dois dire que je n’ai jamais beaucoup aimé le pathos de la marchandisation du monde (avec pour ce dernier mot, un autre sens, cette fois, que le vôtre) car il charrie presque toujours avec lui l’idée d’une conquête absolue, sans reste et sans retour, de la vie par ce que vous appelez l’économie avec une majuscule. Si telle était la situation, à quoi bon critiquer, pourquoi donc espérer ? L’histoire serait vraiment terminée puisque toute la matière noire anti-marchande aurait été absorbée. Que l’échange marchand et monétarisé ait fini par gagner la planète, non pas en un jour mais en six longs siècles, que les relations marchandes aient vampirisé ces dernières années d’autres modes de relations, des territoires, des zones de la vie et des êtres vivants jusqu’alors épargnés, ne doit pas faire oublier qu’il n’est pas toute la « vie matérielle » et encore moins toute l’expérience vécue. L’économie « totalise » au sens où elle produit des chaînes d’interdépendances de plus en plus vastes et virtuellement englobantes, sans limites ni frontières apparentes, en intégrant des différences, des modes d’existence, des manières de faire auparavant étrangères et incommensurables. Mais l’économie n’est pas sans reste ni substrat. Et elle est encore loin d’être la seule modalité des relations entre les êtres, même aujourd’hui, même après la dernière mondialisation, même après le microcrédit, même après le devenir entrepreneur de soi-même promu par les politiques néolibérales, même après le brevetage du vivant…
Des fragments de monde, des retours de mondes apparaissent partout et parfois aux devants de la scène, à la manière aussi, comme vous le suggérez je crois, dont revient le refoulé. L’expérience migratoire, interne et internationale, fait généralement ressentir, pour peu d’y être attentif, ce choc entre les mondes et ses effets déflagrateurs. Les catastrophes naturelles et le déchaînement des milieux sont une autre forme, plus spectaculaire encore, de ce retour des « mondes » et des entités qui les composent (animaux, végétaux, minéraux, éléments, ancêtres, esprits, divinités, etc.), entités au mieux négligées, au pire anéanties par le mode de production actuel et ses effets. Alors, que faire avec ces fragments de monde ou ces mondes refoulés qui ne peuvent jamais être ou ne sont pas encore absolument enfouis ou détruits ? L’écologie radicale, celle notamment qui n’est pas immédiatement surcodée par l’économie, s’y intéresse presque nécessairement parce qu’ils ré-ouvrent ce que vous appelez « l’imagination des mondes possibles » à partir de la diversité existante des relations avec les non-humains, l’environnement, la nature. Ils indiquent la réalité déjà-là d’autres modalités d’organisation de la vie matérielle et du rapport aux milieux de vie que celle que le capitalisme a tenté d’imposer. Pour certains, ce sont même des modèles éventuels de sociétés alternatives, des écosophies minoritaires encore vivantes, à adopter et à faire grandir, par exemple dans les communes écologiques du présent et du futur.
Je note simplement à ce stade qu’il n’est pas identique de faire de la pluralité des « mondes » un levier pour la critique écologique de la rationalité et des formes de vie occidentales ou bien de constituer cette pluralité comme visée propre d’une écologie élargie. D’une écologie totale, répondant d’une certaine manière au capitalisme total dont vous parlez, d’une écologie qui pourrait en effet vouloir conserver la variété des rapports aux monde et des formes de relations humaines ainsi que celles de l’humain au non-humain, leur reconnaître un droit égal à l’existence, une dignité équivalente. N’est-ce pas d’ailleurs autour de cette idée régulatrice que s’est affirmée la revendication des peuples autochtones ? Une telle visée générale, relevant, d’une écologie que nous pourrions qualifier d’ethnologique (qui peut tendre, comme la deep ecology, vers une écologie cosmocentrique, non anthropocentrique), qui est aussi une écologie mentale (ou une écologie de l’esprit) est ou bien une partie intégrante de l’écologie environnementale, ou bien l’unique manière de concevoir celle-ci. Et si ce nouveau cadre de l’écologie est accepté, il ne sera alors pas non plus indifférent d’envisager la pluralité des mondes comme un trésor à préserver (à la manière de la biodiversité) ou bien comme une puissance à faire croître. « Réparer les mondes », « recomposer les mondes » : j’entends derrière ces deux mots d’ordre des options légèrement divergentes.
Faute de vouloir ou de pouvoir trancher dans ces alternatives, je retiens en tout cas, de ces visions variables de ce que devrait être une véritable écologie radicale ou totale, comme vous voulez, la critique fondamentale du sociocentrisme des sciences sociales et de l’objectivisme de la raison occidentale. Il faut bien le dire, ces deux tournures d’esprit ne caractérisent pas seulement des manières de se relier au monde qui sont celles du capitalisme et des États du Nord global, elles ont imprégné une immense part de la pensée socialiste et presque la totalité du marxisme. Seule, ou presque, une partie de l’anarchisme (Kropotkine, Reclus et d’autres) échappe à ce jugement sévère sans pour autant offrir de perspectives politiques parfaitement claires. On pourrait d’ailleurs, sur cette seule base, contester (et corriger) l’usage du terme même d’« écosocialisme » (mais aussi de « communisme »), que j’ai employé jusqu’à présent pour donner un signe positif, et non plus seulement négatif, à l’anticapitalisme dont nous parlons. Cela n’altèrerait pas, je crois, nos débats antérieurs sur la transition et ses stratégies mais c’est une question qu’il faudra sans doute traiter de front à l’avenir même si je note d’ores et déjà qu’un examen attentif et précis des réflexions écologiques ayant traversé les socialismes (comme celui qu’a offert Serge Audier dans deux récents volumes indispensables) offre une archive immense à partir de laquelle travailler.
La notion de « reproduction », que j’ai employée plus tôt pour indiquer ce qui me semble un foyer ardent des luttes postfordistes, ne peut d’ailleurs être pleinement pensée, par exemple pour l’alimentation, la médecine, la transmission, qu’à condition d’intégrer l’ensemble varié des modes de relations des humains avec la nature et entre eux. Doit-on plutôt étendre les catégories historiques du socialisme – association, égalité, justice, par exemple – aux non-humains ? Ce serait une démarche inverse. Quoique différentes, les deux expériences de pensée me paraissent utiles. D’une manière générale, ce que j’aurais envie d’appeler le tournant anthropologique, non seulement de la pensée écologique (où il a eu lieu de manière régulière), mais plus largement de la pensée politique (où il me semble maintenant plus accusé qu’il ne l’a jamais été), commence seulement à porter ses fruits. Et c’est peu dire que les gauches lui ont été et lui sont encore très largement étanches. L’essai d’articulation, sous des modalités diverses, entre certaines questions héritées des socialismes et les perspectives d’une écologie totale que je viens d’esquisser constitue donc pour moi le fil normatif que nous devons suivre afin de définir et de nourrir notre conception présente de l’après-capitalisme.
La mise au jour, par une partie de l’anthropologie actuelle, d’une pluralité d’ontologies, n’a pas seulement des conséquences pour notre représentation des finalités du processus révolutionnaire. Elle pourrait indiquer aussi les prérequis d’une méthode politique nouvelle qui, afin de construire des espaces libérés du capitalisme et de ses rapports sociaux, accorderait une plus grande attention aux multiplicités humaines et non-humaines dont sont tissées les discours, les subjectivités, les groupes. Il s’agit alors d’imaginer un autre mode de construction du commun, une manière inédite de « communisme » irréductible aux visées socio-économiques d’autonomie et de justice même lorsque celles-ci sont associés aux attendus politiques de la démocratie radicale. À l’écologie totale que j’ai évoquée plus haut viendrait ainsi répondre ou correspondre ce commun, en quelque sorte augmenté, dont la constitution serait respectueuse des « mondes » qui le traversent. Voilà par exemple comment je schématiserais très librement certaines des propositions de Josep.
Mais qu’il inspire les fins ou les moyens du processus révolutionnaire, le retour du monde ou des mondes que vous évoquez offre-t-il en définitive un appui suffisant pour imaginer la sortie du capitalisme ? Pas seulement un modèle éthique, des techniques spirituelles ou matérielles pour vivre à quelques-uns dans les ruines pendant ou après la catastrophe écologique finale. Ni une propédeutique révolutionnaire en attente de son sujet historique ou de son kairos. Mais une arme stratégique sérieuse autorisant à s’extraire d’une manière de vivre planétaire qui serait désormais « régie par l’économie » ? Avec ces questions, nous retombons dans certaines des discussions antérieures au sujet de la valeur et de la puissance politiques des interstices anticapitalistes ou antiéconomiques. Je n’y reviens donc pas. Je poserai toutefois, comme pierres de touche pour des réflexions futures, deux grands problèmes que m’inspire la perspective de la catastrophe écologique lorsqu’elle est branchée sur celle de l’anticapitalisme.
Peut-on changer d’ontologie, d’« ontologie relationnelle », de monde ou de rapport au monde, et, si oui, comment ? L’évocation de la diversité des modes d’identification et de relations aux non-humains est susceptible de nourrir les phénomènes quasi-religieux de conversions vers des formes de vie exotiques ou oubliées. Nous nous sommes au contraire demandés quels autres usages collectifs, politiques plutôt qu’éthiques, communs et non pas individualisés, nous pouvions faire des possibles du lointain ou du passé exhumés par l’anthropologie et par l’histoire. Je doute qu’on puisse « choisir » son ontologie et aller au-delà d’un usage critique et déconstructeur de l’anthropologie. Il faudrait ici s’interroger plus frontalement sur la place que nous accordons à la conversion dans les stratégies de transition. Une grande partie des discours critiques anticapitalistes se résument souvent à cela : à l’affirmation d’une extériorité de principe ou de surplomb, parfois logée dans le passé ou dans le lointain, et à l’appel à la rejoindre ou à s’y convertir, par identification. Or, au moins depuis qu’Horkheimer en a formulé les principes, nous savons qu’une véritable « théorie critique » exige un autre discours : la mise au jour de tendances immanentes et présentes susceptibles de porter une alternative anticapitaliste et l’analyse de leurs possibilités réelles de déploiement. Je ne pense pas que le processus révolutionnaire puisse reposer centralement sur l’espoir d’une metanoïa généralisée. Et je ne suis pas certain que la désignation d’un ennemi clair de la vie bonne pour toutes et tous suffise à produire les dispositions individuelles et collectives à la transition écologique et post-capitaliste. Tout un ensemble de mécanismes, pour partie incitatifs, pour partie contraignants, de dé-subjectivation et de re-subjectivation, devront être imaginés et testés pour produire la transition écologique et anticapitaliste.
J’ajoute un dernier élément. Les ontologies sociales que Descola a mises au jour ne devraient pas, en réalité, être pensées comme des faits de civilisation ou d’aires culturelles. Plusieurs ontologies sociales coexistent dans une même culture. C’est la raison pour laquelle le travail de traduction réciproque ou de synthèse disjonctive des ontologies mobilisées dans tout agencement collectif peut être jugé nécessaire pour la construction du commun. Or la grande ville est une brasseuse de mondes. Mais que ferons-nous des villes, de leurs infrastructures, de leurs relations à la production agricole ? C’est, pour moi, à l’heure actuelle, l’une des difficultés les plus massives parmi les nombreux autres obstacles en vue de l’élaboration d’une écologie anticapitaliste (ou d’un anticapitalisme écologique). Je retiens seulement, même si c’est peut-être latéral à ce stade de la discussion, que lorsque les « mondes » reviennent, ils ne reviennent jamais tels que l’anthropologue les a saisis, idéaux, en eux-mêmes, indifférents, originaires. Ils sont déjà hybridés, réinventés, branchés. Pas plus qu’il n’y a d’agencements purs, il n’y a en réalité de « mondes » purs.
Jérôme Baschet. Sans doute le monde revient-il, alors même qu’il continue de disparaître sous l’avancée du front de marchandisation, qui détruit, artificialise, désertifie... C’est peut-être lorsqu’on s’approche du fond de la catastrophe (mais nous n’y sommes pas encore) que l’on éprouve vraiment ce que l’on est en train de perdre. Il y a là une condition propice pour que soit atteint le point d’inacceptation et, en l’occurrence, que s’amorce le sursaut cherchant à sauver la possibilité d’une vie (digne) sur Terre. Ce qui rend cela possible, c’est aussi, comme on l’a dit, que les formes antérieures de la lutte sociale et de l’aspiration révolutionnaire ont épuisé leur cycle. Celles-ci étaient très largement imprégnées par les schèmes de la modernité : sens de l’Histoire condamnant à l’archaïsme toutes les formes de vie traditionnelles, foi dans le grand mouvement du Progrès, confiance dans l’innovation technologique et l’essor des forces productives ; collectivisme entendu comme image inversée de l’individualisme ; universalisme eurocentrique et abstrait, affirmant l’unité d’une humanité dépossédée de ses particularités concrètes ; anthropocentrisme plaçant l’homme en surplomb d’une nature réduite au statut d’objet de connaissance et de ressource exploitable à volonté... Même si elles ont encore leurs défenseurs, sous des formes dont le caractère souvent exagérément accusé souligne la fragilité, toutes ces représentations sont désormais largement remises en cause, voire en grande partie effondrées.
Cela ouvre enfin la possibilité d’une sortie du capitalisme qui n’en reproduise pas les fondements civilisationnels, ou disons cosmo-ontologiques. Cela fait une immense différence. Et c’est à cela que tant d’espaces libérés s’efforcent de donner consistance, en expérimentant d’autres manières d’habiter, de se lier aux autres êtres et aux milieux vivants. Tant que le projet révolutionnaire est resté formaté par les schémas modernisateurs et universalistes, il a agi, au nom de l’émancipation, comme un destructeur de mondes, au même titre que le front de marchandisation capitaliste (il suffit de rappeler la façon dont la plupart des organisations marxistes-léninistes en Amérique latine ont « traité » la « question » indienne).
Au contraire, on peut désormais considérer la destruction du monde de l’Économie comme la condition du déploiement d’une multiplicité de mondes. Le dépassement du capitalisme doit bien être compris comme un processus de détotalisation, parce qu’il s’agit d’écarter le régime général d’équivalence de la valeur propre au capitalisme, mais aussi les versions du projet émancipateur qui étaient fondées sur de nouvelles modalités de totalisation, autour de l’État, de la Classe-Sujet, du Travail comme médiation sociale, de l’Universalisme moderno-occidental. C’était encore un monde, un monde-Un, qui devait en résulter grâce à l’action de la classe élue (ou plus exactement du Parti qui agissait en son nom) et à travers le déploiement de principes, certes révolutionnaires, mais toujours fondés sur une conception à la fois abstraite et particulière de l’universel (l’« universalisme européen », selon l’oxymore si pertinent élaboré par Immanuel Wallerstein). Rompre avec une telle démarche, pour permettre l’efflorescence d’une multiplicité de mondes, c’est très précisément ce qu’expriment les zapatistes, lorsqu’ils en appellent à l’émergence d’« un monde où il y ait place pour de nombreux mondes ».
On notera que, dans cette proposition, l’affirmation de la multiplicité des mondes se combine avec la nécessité de prendre soin du monde commun qui les rend possibles et leur permet de s’épanouir : une planète qui ne soit pas totalement dévastée, en premier lieu, mais aussi quelques plans partagés permettant la rencontre des mondes. Pourrait naître alors quelque chose comme un pluniversalisme (néologisme qui exprime mieux que « pluriversalisme » cette combinaison entre unité et multiplicité), soit, si l’on veut, un universalisme des multiplicités qui est entièrement à élaborer. Il va de soi qu’il est beaucoup plus difficile d’envisager et de mettre en œuvre l’émancipation de cette manière que sous l’espèce d’un monde-Un, se construisant dans une homogénéité imposée par une instance de pensée et de pouvoir unifiée. Dans un monde fait de nombreux mondes, se manifesteraient très probablement des différences fortes entre les communes libres, pouvant donner lieu à des conflits de différentes natures, éventuellement renforcés par des incompréhensions non seulement factuelles mais aussi culturelles et cosmo-ontologiques. Aux échanges, formes de coopération et mécanismes de résolution de conflits mis en place entre les communes et les expériences localisées, devrait donc s’ajouter un véritable souci d’interculturalité, permettant d’œuvrer à la difficile tâche de traduction des mondes. Tout ceci signifie que ces expériences localisées, ces communes, ces ontologies ne sont pas fermées sur elles-mêmes ni figées dans une quelconque identité essentialisée. J’aimerais à cet égard me référer à la façon dont les zapatistes conçoivent la tradition. Celle-ci, et notamment la communauté qui est le cœur de leur forme de vie traditionnelle, est dotée d’une valeur très forte ; mais elle n’est pas pour autant perçue comme une réalité idéale et intangible. Bien sûr, ils luttent chaque jour pour défendre et conserver une manière de vivre propre – tout particulièrement contre les avancées du monde de l’Économie qui menacent en permanence de la détruire. Mais cette volonté de conserver la communauté (et la tradition) se conjugue avec bien des efforts faits pour les transformer, notamment en ce qui concerne les relations de genre – étant entendu que c’est à eux-mêmes de décider comment cette transformation doit intervenir. Cela implique aussi un rapport au monde non indien non pas de rejet, mais de très large ouverture – pourvu que les interactions se fassent sans imposition ni subordination. Bien loin de toute notion fixiste et essentialisante de l’identité, il y a là une conception de la lutte indienne qui combine l’affirmation de soi avec une volonté de transformation auto-déterminée et un entrelacement choisi avec d’autres mondes.
À quoi tient la multiplicité des mondes dont il est question ici ? Elle est d’abord inhérente à la politique de l’autonomie, cette politique des communes libres dont nous avons déjà beaucoup parlé. Dès lors que l’autonomie part des expériences localisées, des manières collectives d’habiter des lieux singuliers et de s’inscrire dans des mémoires et des traditions propres, cela implique des manières éminemment diverses de vivre et de se lier aux autres. Mais cette multiplicité est encore décuplée par sa dimension ontologique, c’est-à-dire par la diversité des façons de concevoir et de vivre la relation entre les humains et les non-humains. Il faut faire place ici à ce qui demeure de diversité ontologique, notamment au sein des peuples indigènes, malgré l’hégémonie conquérante du naturalisme caractéristique du monde moderne occidental (signe parmi d’autres que le processus de marchandisation du monde, si totalisant qu’il puisse être, n’est jamais totalement total). Mais il s’agit, plus massivement, d’explorer des voies permettant de sortir de la prééminence de ce naturalisme – autrement dit, du grand partage instauré depuis le XVIIe siècle entre l’homme et la nature. Il ne s’agit pas d’envisager un retour à des ontologies antérieures ou un transfert pur et simple d’ontologies lointaines (qu’elles soient animistes, totémistes ou analogistes, pour reprendre la classification proposée par Philippe Descola). Ainsi, l’anthropomorphisme généralisé des ontologies amazoniennes, dont Eduardo Viveiros de Castro a bien souligné qu’il fonctionnait à revers de l’anthropocentrisme occidental, peut être porteur de leçons dont on pourrait utilement s’inspirer (de même qu’il y aurait lieu de prendre au sérieux bien des concepts de la philosophie politique indienne), mais il ne s’agit pas de prétendre reproduire ces conceptions dans des contextes de vie tout à fait différents. De nombreuses pistes et expérimentations peuvent être envisagées, et certaines sont déjà à l’œuvre, en quête de post-naturalismes multiformes. Parmi de nombreux embranchements possibles, les uns pourraient opter pour récuser entièrement la notion d’humanité et se revendiquer de la seule communauté de tous les habitants, humains et non humains, de la Terre, tandis que d’autres pourraient préférer assumer un concept rénové d’humanité (une fois dûment critiqué l’humanisme classique) et parier sur une alliance entre l’humanité et le reste des êtres vivants, formant ensemble la communauté des terrestres.
Une autre dimension de cette rupture ontologique touche aux conceptions de la personne. En lien étroit avec le grand partage naturaliste du XVIIe siècle, la modernité occidentale a développé une approche très singulière de l’être humain. L’individualisme qui triomphe alors fait de la personne un atome auto-suffisant, susceptible d’exister en dehors de tout lien interpersonnel et trouvant dans sa propre conscience le fondement même de son existence. S’impose ainsi, pour la première fois dans l’histoire, une conception a-relationnelle de la personne (le sujet autonome), qui rompt avec le caractère relationnel des conceptions de la personne antérieurement attestées. Pour celles-ci, la personne n’est pas un moi défini en lui-même, mais un nœud de relations avec d’autres personnes, avec une culture partagée, avec des entités non humaines ; et c’est l’ensemble de ces relations qui constitue la personne et c’est par elles que celle-ci accède à l’existence. Il est douteux qu’un univers post-capitaliste puisse se construire sans rompre avec l’individualisme moderne, d’autant que la représentation de l’acteur rationnel agissant en fonction de son intérêt en est l’une des expressions et qu’il s’agit là d’un très puissant vecteur de la marchandisation du monde, en l’occurrence de l’économicisation des subjectivités, poussée aujourd’hui au point que des relations comme l’amitié ou l’amour sont volontiers vécues dans les termes mêmes de la quête de l’intérêt individuel. Or rompre véritablement avec l’individualisme moderne semble reconduire vers une conception relationnelle de la personne, ce qui aurait l’extrême avantage de repenser sur des bases entièrement transformées la relation entre l’individuel et le collectif (ainsi, si l’étoffe dont sont faites les individualités est collective, si le je est un nous, alors prendre soin du collectif c’est intrinsèquement prendre soin de soi-même). Cela ne signifie pas qu’on prétende revenir à des conceptions préexistantes de la personne, mais plutôt qu’il s’agit d’œuvrer à des processus permettant d’en faire émerger de nouvelles, qui sauraient à la fois s’inspirer des multiples anthropologies relationnelles et tirer parti, de manière critique, de la traversée du monde de la modernité.
Ceci dit, il est bien évident qu’on ne change pas d’ontologie comme on change de chemise (ou plutôt comme on troque sa chemise à l’occidentale pour un huipil ou un chuj mayas). Ce sont des transformations lentes, qui requièrent des conditions de possibilité qui ne dépendent pas de la seule volonté individuelle. Le modèle de la conversion n’est donc, en effet, guère approprié ici (ou seulement de façon marginale) ; et il ne s’agit pas non plus d’exiger de tout un chacun un devoir de perfection morale. Il reste que la transition vers un monde post-capitaliste me semble étroitement corrélée à une révolution anthropologique, ou mieux encore à une mutation cosmo-ontologique radicale. Celle-ci est déjà en partie engagée, avec des espaces libérés qui sont à cet égard des lieux d’expérimentation, et dans un contexte de critique de la catastrophe écologique à laquelle l’ontologie naturaliste a manifestement apporté sa contribution. Elle ne pourra que s’accentuer à mesure que le chaos climatique s’approfondira et amplifiera les interrogations critiques sur la dynamique historique dont il est le résultat, jusqu’à trouver son plein développement dans une possible transition vers un monde débarrassé de la tyrannie productiviste du capitalisme. Ce qui me semble conférer une forte crédibilité à la perspective d’une telle mutation, c’est que la mise en place du capitalisme a elle-même impliqué une rupture anthropologique d’une très grande profondeur, créant une sorte d’exception par rapport à toute l’histoire humaine antérieure (avec le grand partage homme/nature, une conception a-relationnelle de la personne, ou encore une représentation de l’agir humain centré sur l’intérêt et une valorisation inédite de l’égoïsme). Défaire cette exception impliquera une rupture non moins considérable, ouvrant à une multiplicité inédite de manières de vivre, au sein desquelles celles que la domination naturaliste-capitaliste avait vocation à détruire pourraient bien lui survivre. Si on veut bien admettre qu’il n’existe pas de nature humaine, on devrait pouvoir considérer que les humains de l’après-capitalisme, devenus des terrestres, seront aussi différents de l’homo œconomicus d’aujourd’hui (un type dont on reconnaîtra qu’il est susceptible d’incarnations variées) que celui-ci l’est de ses prédécesseurs des mondes anté-capitalistes, eux-mêmes multiples.
< document en pdf >