RÉSUMÉ:Il existe une culture de la sociologie, créée dans la période 1945-1970, sur la base de trois axiomes simples, dérivés respectivement de Durkheim, Marx et Weber. Dans les vingt-cinq dernières années, cette culture a été confrontée à six défis principaux, provenant de l’intérieur et de l’extérieur de la communauté culturelle : les doutes au sujet de la rationalité formelle : un défi civilisationnel ; le concept des temporalités sociales multiples ; les sciences de la complexité et la fin des certitudes ; le genre comme variable structurante même dans les sciences ; et l’idée que la modernité n’a jamais existé. Est-ce que la sociologie pourra relever ces défis ?
Texte intégral à consulter sur :
Wallerstein Immanuel. L'héritage de la sociologie. La promesse des sciences sociales. In: Sociétés contemporaines N°33-34, 1999. pp. 159-194.
https://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_1999_num_33_1_1755
*
Introduction [Allocution présidentielle prononcée par l’auteur au congrès de l’Association Internationale de Sociologie à Montréal le 26 juillet 1998]
L’invention de la sociologie comme discipline s’est produite à la fin du XIXe siècle, en même temps que se constituaient les autres disciplines que nous rangeons sous l’appellation d’ensemble de sciences sociales. La discipline s’est établie au cours de la période qui va de 1880 à 1945. […]. Il n’est pas dans mon propos de discuter en détail de la logique des frontières qui furent tracées dans cette période. Elles ont été construites à partir de trois clivages séparant les objets d’étude, qui paraissaient évidents à tous, dont on a affirmé le caractère crucial. Le premier est le clivage entre passé et présent qui sépare l’histoire, idiographique, du trio nomothétique de l’économie, de la science politique et de la sociologie. Le deuxième est le clivage entre civilisés et autres, ou entre européen et non-européen, qui sépare les quatre disciplines précédentes (consacrées principalement au monde pan-européen) de l’anthropologie et des études orientales. Et le troisième est le clivage, que l’on pensait propre au monde moderne civilisé, entre le marché, l’état et la société civile, constituant les domaines respectifs de l’économie, de la science politique et de la sociologie (Wallerstein et al., 1996, ch. I). Mais ces principes de délimitation posent aujourd’hui problème sur le plan intellectuel, car leur logique a été remise en question par les changements qui ont marqué le système-monde après 1945 – accès des USA au rang de puissance hégémonique mondiale, résurgence politique du monde non occidental, expansion de l’économie-monde entraînant l’expansion du système universitaire mondial (Wallerstein et al., 1996, ch.II) – de telle manière qu’à partir de 1970, les frontières sont devenues floues. L’incertitude sur leur tracé est devenue telle que nombreux sont ceux qui, comme moi, ont considéré dès lors qu’il n’était plus possible de défendre ces appellations, ces délimitations, devenues peu pertinentes et peu utiles intellectuellement. De ce point de vue, les différentes disciplines des sciences sociales ont cessé d’être de véritables disciplines intellectuelles, parce qu’elles ne définissent plus des champs d’étude clairement distincts ni des méthodes nettement différentes. (p160)
1. L’héritage.
Que faut-il entendre par culture de la sociologie ? Je commencerai par deux commentaires. En premier lieu, ce que nous entendons habituellement par « culture » est un ensemble de prémisses et de pratiques communes à tous les membres d’une communauté, bien sûr pas nécessairement partagées par tous à tout moment, mais par la plupart presque tout le temps ; partagées de façon ouverte, mais, ce qui est plus important, partagées de façon subconsciente, de telle sorte que ces prémisses donnent rarement lieu à discussion. Un tel ensemble de prémisses doit être simple, voire banal. Si ces idées étaient élaborées, subtiles, cultivées, il serait improbable qu’elles soient partagées par un grand nombre, et qu’elles soient ainsi capables de rassembler une communauté scientifique internationale. Mon hypothèse est qu’il existe bien un tel ensemble de prémisses communes à la plupart des sociologues, mais pas nécessairement partagées par la plupart de ceux qui se veulent historiens ou économistes. En second lieu, je suggère que les prémisses communes peuvent être révélées –je dis bien révélées et non pas définies – par l’examen des penseurs que nous considérons comme les auteurs fondateurs. La liste standard aujourd’hui, pour l’ensemble des sociologues à travers le monde, comprend Durkheim, Marx et Weber. (p161)
Il faut alors se demander d’où vient cette liste. Après tout, si Durkheim se considérait bien comme un sociologue, ce ne fut le cas pour Weber qu’à la toute fin de sa vie, et non sans ambiguïtés2, et ce ne fut bien sûr jamais le cas pour Marx. De plus, si j’ai bien rencontré des sociologues qui se considèrent comme durkheimiens, d’autres comme marxistes, d’autres encore comme weberiens, je n’en ai jamais trouvé qui se revendiquent comme durkheimiens-marxistes-weberiens. (p162)
Le problème avec ce que j’appelle l’axiome n° 1 n’est pas l’existence de ces groupes sociaux, mais leur manque d’unité interne. C’est ici que Marx entre en scène. Il cherche à répondre à la question : comment se fait-il que des groupes sociaux qui sont supposés constituer une unité (c’est le sens après tout de « groupe ») sont en fait divisés par des luttes internes ? Nous connaissons tous sa réponse. C’est la phrase qui ouvre la première section du Manifeste du parti communiste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de lutte des classes » (Marx et Engels, 1951, p. 28). (p165)
Voilà donc le point où nous en sommes. Nous sommes tous des marxistes, sous la forme diluée de ce que j’appellerai l’axiome n°2 de la culture de la sociologie : tous les groupes sociaux comprennent des sous-groupes ordonnés selon une hiérarchie et qui sont en conflit les uns avec les autres. Est-ce bien une version diluée du marxisme ? c’est évident, très diluée même. Est-ce bien pourtant une prémisse commune à la plupart des sociologues ? cela me semble tout aussi évident. (p166)
Après avoir déclaré que les groupes sociaux étaient réels et que nous pouvions expliquer leur mode de fonctionnement (axiome n°1), et après avoir affirmé qu’ils sont caractérisés par l’existence en leur sein de conflits répétés (axiome n° 2), une question s’impose à nous : qu’est-ce qui explique que les sociétés n’explosent pas, ne se divisent pas en groupes complètement séparés, ou ne s’auto-détruisent pas d’une manière ou d’une autre ? Bien que de telles explosions se produisent effectivement dans certains cas, il ne semble pas que ce soit le cas le plus fréquent, au contraire. Il semble bien qu’il y ait quelque chose qui ressemble à un « ordre » dans la vie sociale, en dépit de l’axiome n°2. C’est ici que Weber entre en scène, car c’est lui qui nous a fourni une explication à l’existence d’un ordre malgré le conflit. (p166-167)
[En] simplifiant les propositions de Weber, nous disposons d’une explication raisonnable du fait que les états sont en général caractérisés par l’ordre, c’est à dire que le rapport aux autorités est le plus souvent marqué par l’acceptation et l’obéissance, à des degrés divers. Nous énoncerons cette proposition comme l’axiome n°3 : si les groupes/états contrôlent leurs conflits en règle générale, c’est dans une large mesure parce que les sous-groupes des échelons inférieurs accordent de la légitimité à la structure d’autorité du groupe, au motif que cela permet au groupe de survivre, et que les sous-groupes voient un avantage à long terme dans la survie du groupe. (p168)
2. Les défis.
Je vais vous présenter maintenant six défis qui, à mon sens, mettent très sérieusement en question l’ensemble d’axiomes que j’ai appelé « la culture de la sociologie ». (p168)
1er défi : critique de la rationalité formelle / Freud
2e défi : critique de l’européocentrisme / Anouar Abdel-Malek, La dialectique sociale
3e défi : réalités multiples du temps / Fernand Braudel
4e défi : non-équilibre et complexité / Ilya Prigogine
5e défi : le féminisme, critique de l’androcentrisme / Evelyn Fox Keller, Donna J. Haraway, Vandana Shiva
6é défi : critique de la modernité / Bruno Latour
3. Les perspectives.
Je voudrais traiter des espoirs offerts par les sciences sociales selon trois perspectives qui me semblent à la fois possibles et souhaitables pour le XXIe siècle. Il s’agit de la réunification épistémologique des soi-disant deux cultures, celle de la science et celle des humanités ; il s’agit de la réunification organisationnelle et du redécoupage des sciences sociales ; enfin il s’agit de la capacité des sciences sociales à assumer une position centrale dans le monde du savoir. (p185)
D’un autre côté, il est vrai que nous ne pouvons connaître le monde que par le moyen de la représentation que nous en avons, qui est certes une vision sociale collective, mais cependant une vision humaine. C’est évidemment aussi vrai de notre vision du monde physique que de celle du monde social. En ce sens, nous dépendons tous des lunettes que nous chaussons, constitués par les mythes fondateurs (oui, les grands récits), ce que McNeill (1986) appelle la « mythistoire » sans laquelle nous ne pouvons rien dire. Il en résulte qu’il n’y a aucun concept qui ne soit pluriel ; que tous les universaux sont partiels ; et qu’il existe une pluralité d’universaux. D’où il suit aussi que tous les verbes que nous utilisons doivent être écrits au passé. Le présent est terminé avant même que nous puissions l’énoncer. Et toute proposition doit être située dans son contexte historique. […]. Oui, nous avons atteint la fin des certitudes. Mais que cela signifie-t-il en pratique ? Dans l’histoire de la pensée, la certitude nous a été constamment proposée. (p186-187)
Mais si l’univers est en fait intrinsèquement incertain, on ne peut en conclure que les entreprises théologiques, philosophiques et scientifiques n’ont aucun mérite, ni qu’elles ne constituent qu’une gigantesque tromperie. Il faut, par contre, en tirer effectivement la conclusion que nous serions bien avisés de formuler nos recherches à la lumière de l’incertitude permanente et de considérer cette incertitude non comme une cécité malheureuse et temporaire, ni comme un obstacle insurmontable à la connaissance, mais bien plutôt comme une incroyable occasion d’imaginer, de créer et de chercher. Le pluralisme n’est plus alors une complaisance des faibles et des ignorants, mais une corne d’abondance de possibilités pour un meilleur univers. (p187)
Le fait est que les trois grands clivages de la science sociale du XIXe siècle : passé/présent, civilisés/autres et État/marché/société civile, sont tous trois indéfendables aujourd’hui comme marqueurs intellectuels. Il n’est aucune proposition sensée dans les soi-disant champs de la sociologie, de l’économie ou des sciences politiques qui n’implique une dimension historique, et il ne peut y avoir d’analyse historique sérieuse qui ne fasse appel aux dites généralisations en usage dans les autres sciences sociales. (p188)
Les compétences ne se dissolvent pas dans un vide sans formes, mais elles sont toujours partielles et ont besoin d’être intégrées avec d’autres compétences partielles. Dans le monde moderne, nous avons très peu pratiqué cela. Et notre éducation ne nous y prépare pas assez. Ce n’est que lorsque nous nous rendons compte que la rationalité fonctionnelle n’existe pas, que nous pouvons commencer à atteindre la rationalité matérielle, et alors seulement. (p191)
Pour finir, soulignons que le monde du savoir est un monde égalitaire. Ceci a été l’une des grandes contributions de la science. Chacun est autorisé à mettre en doute la véracité des énoncés actuels de la vérité, dès lors que des preuves empiriques suffisantes sont apportées a l’appui des contre-arguments, et sont à la disposition de tous pour l’évaluation collective. Mais puisque les scientifiques ont refusé d’être des chercheurs en sciences sociales, ils ont négligé d’observer, voire même de réaliser, que cette insistance vertueuse sur l’égalitarisme dans la science n’était pas possible, n’était pas même crédible, dans un monde social inégalitaire. (p191)