Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

    • Auteur d'une œuvre théorique aussi vaste qu’irréductible aux catégories disciplinaires communément admises par l’Alma Mater, Cornelius Castoriadis (1922-1997) demeure, vingt-cinq après sa mort, une sorte d’exemple de maquisard de la pensée émancipatrice. Par la forme non systématique qu’elle adopte, par le « style » singulier qu’il lui confère, par le sens politique qui l’inspire, par l’inconfort qu’elle suscite, sa pensée résiste, en effet – et telle est sa principale force –, aux reflux d’un temps de basses eaux critiques charriées par l’impensée postmoderne devenue culturellement dominante.

Étroitement liés de la fin des années 1940 au milieu des années 1960 à une débordante activité politique et militante au sein du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie », ses écrits s’inscrivent alors dans une perspective socio-politique révolutionnaire plus marxienne que marxiste et d’inspiration conseilliste. Sa prise de distance critique précoce et claire avec les positions très majoritaires défendues à l’époque par la gauche ou son extrême sur la nature du régime social de l'URSS va l’inscrire dans un questionnement du marxisme comme idéologie de légitimation. Et ce, jusqu’à la rupture. Le bilan critique qu’il élabore, entre 1964 et 1965, dans les derniers numéros de Socialisme ou Barbarie, atteste, en effet, d’une mise en cause sévère de nombre de présupposés philosophiques de Marx dont il juge nécessaire de s’émanciper pour penser la praxis de l’autonomie de manière renouvelée et pertinente. Dix ans plus tard, ce « tournant philosophique » se voit confirmé dans la deuxième partie de son ouvrage L’Institution imaginaire de la société (1975). Cette décennie, Castoriadis l’a employée à élargir considérablement – notamment à la psychanalyse – son champ de recherche théorique dans la perspective, chaque fois réaffirmée et amplifiée, de restaurer le sens originel du projet émancipateur.

Datant de 2008 et publié dans un premier temps en espagnol [1], cet entretien avec Xavier Pedrol et Jordi Torrent Bestit [2], deux grands connaisseurs de l’œuvre de Castoriadis, nous semble exemplaire à deux titres : d’abord parce que les deux interviewés fournissent des réponses extrêmement fouillées à des questions parfois vagues ; ensuite parce que, l’un et l’autre, amis dans la vie, peuvent diverger sur certaines interprétations de l’œuvre de Castoriadis sans jamais jouer les exégètes. Bonne lecture !

Source : A Contretemps
[http://acontretemps.org/spip.php?article940]

[1] Cette version est disponible en ligne sur le site de la Fundación Andreu Nin à l’adresse https://fundanin.net/2019/01/08/entrevista-sobre-cornelius-castoriadis

[2] De Jordi Torrent Bestit, on peut lire deux textes récemment publiés sur notre site : « À propos de Walter Benjamin » [https://acontretemps.org/spip.php?article926] et « Albert Camus, un libertaire » [https://acontretemps.org/spip.php?article929]. Xavier Pedrol est l’auteur d’une thèse : La filosofía política de Cornelius Castoriadis (2003).

 

Voilà déjà onze ans que Cornelius Castoriadis nous a quittés [3]. Pouvez-vous nous retracer son parcours intellectuel ?

Xavier Pedrol : La vie intellectuelle de Castoriadis ne ressemble en rien à celle d’un gentil universitaire. En empruntant le titre des mémoires du surréaliste André Thirion, on pourrait dire que sa trajectoire intellectuelle fut celle d’un « révolutionnaire sans révolution ». Depuis ses débuts dans le second après-guerre jusqu’au milieu des années 1960, l’activité intellectuelle de Castoriadis est liée au militantisme politique qu’il développe dans un petit groupe de la gauche révolutionnaire antistalinienne, scissionné du trotskisme français et appelé « Socialisme ou Barbarie ».

Au cours de ces années, une grande partie de l’énergie de Castoriadis – qui travaillait professionnellement comme économiste à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), devenue plus tard Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – fut consacrée à alimenter en textes les pages de la revue promue par le groupe « Socialisme ou Barbarie ». Le sous-titre de la revue – « organe de critique et d’orientation révolutionnaire » – annonçait clairement le type de travail théorique qui le caractérisa pendant ses seize années d’existence (1949-1965).

Les écrits du Castoriadis de cette période – rassemblés depuis, sous différents titres, dans divers ouvrages – sont donc de nature socio-politique et traitent essentiellement de quatre grands thèmes : le bilan de l’expérience de l’URSS, l’analyse du nouveau capitalisme d’après-guerre et des transformations qu’il provoque, le renouvellement du contenu du socialisme et, dans ces nouvelles circonstances, la définition des tâches d’une organisation révolutionnaire.

Par la suite, et après avoir opéré au milieu des années 1960 une vaste réévaluation critique du marxisme – qui a conduit, de fait, à la dissolution du groupe et à la fin de la revue –, Castoriadis s’est livré à une profonde réflexion personnelle, de nature plus philosophique celle-là, tendant à renouer avec l’impulsion émancipatrice du projet des Lumières, mais sur une base plus en adéquation avec les temps présents.

Dans cette nouvelle étape, trois éléments ont convergé : les crises internes successives du groupe « Socialisme et Barbarie » et leurs répercussions sociales limitées, un basculement d’intérêt ou de priorité dans l’analyse des transformations en cours et l’influence qu’exercèrent progressivement sur sa pensée diverses suggestions théoriques qui l’influèrent dans sa quête de réponses aux nouvelles préoccupations du temps.

Enfin, en 1975, Castoriadis publia la version la plus systématique de sa nouvelle approche philosophique, parue en seconde partie de son livre L’Institution imaginaire de la société, dont la première reproduisait sa critique du marxisme, élaborée dix ans plus tôt dans les derniers numéros de Socialisme ou Barbarie.

À partir de cette nouvelle approche, où la notion d’autonomie devient centrale, on peut déjà clairement déceler en quoi l’empreinte laissée par la psychanalyse etl’influence des courants phénoménologiques post-husserliens marqueront le reste de sa trajectoire.

Ainsi, la majeure partie de sa production théorique succédant à sa période politico-militante – constituée d’écrits de nature très diverse (articles initialement publiés dans diverses revues, chapitres de livres jamais publiés, transcriptions de conférences, interviews, etc.) – sera compilée en six volumes sous le titre général de Carrefours du labyrinthe. Ensemble, ils constituent une œuvre difficilement classable dans la division typique des disciplines académiques, fragmentaire dans sa forme et inégale dans sa caractérisation. Dans ces volumes rassemblés, Castoriadis a simplement regroupé cette production éparse sous une série de rubriques indicatives. Les principales et les plus fréquentes sont : « Kairos », où il collecte des interviews et des écrits ponctuels et liés à l’actualité du moment ; « Psyché », où il réunit ses écrits psychanalytiques ; « Koinonia », où il traite de questions de société, d’histoire et de divers aspects de la vie en commun ; « Logos », où il regroupe ses articles consacrés à la philosophie, à la connaissance ou à la réflexion sur la science ; « Polis », qui réunit ses textes les plus strictement politiques.

Ce n’est que vers la fin de sa carrière que Castoriadis acquit une certaine notoriété publique. En 1979, il fut nommé directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), où il donna des cours et des séminaires pendant seize ans, et presque jusqu’à la fin de sa vie. Ces séminaires sont également en cours de publication.

N’est-il pas, cela dit, étrange qu’un révolutionnaire comme Castoriadis ait été pendant tant d’années économiste à l’OCDE – une sorte de rouge infiltré dans l’un des centres de l’Empire, en somme ?

Xavier Pedrol : On peut expliquer les choses comme ceci : Castoriadis arrive à Paris en 1945, à l’âge de vingt-trois ans, avec une bourse pour étudier en vue d’un doctorat. Quelques mois après son arrivée, il fréquente, puis intègre, le Parti communiste internationaliste (PCI), un parti trotskiste français qui est alors à la veille de son troisième congrès et prépare le deuxième congrès mondial de la Quatrième Internationale. Dans les réunions qui précèdent ces congrès, Castoriadis s’active à changer la position du parti sur la nature du régime soviétique. Son intense activité politique de l’époque finit par prendre le pas sur son travail académique – pour lequel, semble-t-il, la Sorbonne de l’immédiat après-guerre ne l’encouragea pas vraiment – et Castoriadis abandonne rapidement l’idée de rédiger une thèse de doctorat.

Après plusieurs années de discussions internes au sein du PCI, est constitué, en 1949, le groupe « Socialisme ou Barbarie », projet à la consolidation et au développement duquel Castoriadis consacre presque toute son énergie dans les années suivantes.

Dans ce contexte – c’est-à-dire avec ce projet politique en mains, mais bientôt privé de bourse sans avoir terminé sa thèse de doctorat et sans avoir la nationalité française –, Castoriadis n’est pas vraiment en situation d’opérer un choix. Dans ce cadre, la possibilité d’obtenir un emploi à l’OECE lui offre un certain nombre d’avantages. En fait, il semble que ce soit précisément l’un de ses premiers compagnons de « Socialisme ou Barbarie », Philippe Guillaume (de son vrai nom Cyril de Bauplan), qui l’ait encouragé à rejoindre cette organisation internationale en tant qu’assistant.

Grâce à cet emploi, Castoriadis a obtenu de l’argent pour vivre – et pour couvrir un certain nombre de dépenses du groupe et de la revue –, une couverture légale pour demeurer à Paris, une connaissance de première main de l’évolution des économies capitalistes, et du temps – beaucoup de temps – pour penser et écrire. Castoriadis a parfois raconté comment, au moins jusque dans les années 1960, cet emploi lui permettait de remplir ses obligations professionnelles journalières en quatre heures et de passer le reste de la journée à écrire – dans un certain confort matériel – des articles pour la revue. Le temps passant, cela dit, Castoriadis a gravi les échelons jusqu’à obtenir un poste de responsable de direction qui lui a laissé moins de temps libre. D’où sa décision, après avoir obtenu la nationalité française en 1970, de quitter cet emploi et de se consacrer professionnellement à la psychanalyse. Jusque-là – faut-il le rappeler – Castoriadis a toujours signé ses écrits sous pseudonyme.

Que représenta le groupe « Socialisme ou Barbarie » ? Son intitulé fait penser à Rosa Luxemburg. Castoriadis était-il luxemburgiste ?

Xavier Pedrol : Je commence par la fin… Nous serons sûrement d’accord pour dire que l’enfermement d’un auteur dans un quelconque « isme » n’est jamais très productif. Si l’on garde à l’esprit que divers courants se sont historiquement référés à cette classique du marxisme qu’était Rosa Luxemburg en isolant ou en privilégiant tel ou tel élément de son œuvre et si l’on tient compte de la nature même de l’œuvre de Castoriadis – toujours ouverte et en permanente révision –, il est impossible de répondre à une telle question sans la développer davantage. Il est donc préférable de partir de ce que prétendit être le groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » pour échafauder une réponse possible.

Comme déjà dit, « Socialisme ou Barbarie » naît en 1949 d’une scission au sein du PCI, principalement sur la base de divergences d’opinion sur la nature de l’URSS. Dès le premier numéro de la revue, outre sa tonalité antibureaucratique, le groupe atteste d’une prédisposition antidogmatique éloignée de toute lecture scolastique de l’œuvre de Marx – « nous ne pensons pas qu’être marxiste signifie faire par rapport à Marx ce que les théologiens catholiques font par rapport aux Écritures », peut-on lire dans un des premiers numéros de Socialisme ou Barbarie. Cela dit, la cohésion forgée dans l’opposition à la majorité du PCI et contre d’autres tendances et groupes politiques commence de se fissurer lorsque les membres de « Socialisme ou Barbarie » tentent de définir l’identité du groupe de manière positive. Dès le début de son existence, et bien qu’il ne comptât pas beaucoup de membres, les tensions au sein du groupe deviennent évidentes et conduisent parfois à des scissions, concrétisant ainsi le commentaire ironique d’Anton Pannekoek : « Nous ne sommes pas peu nombreux parce que nous sommes divisés, mais nous sommes divisés parce que nous sommes peu nombreux. »

L’une des discussions récurrentes du groupe tournait autour du problème de l’organisation et du parti révolutionnaire. Dans un premier temps, « Socialisme ou Barbarie » adopta une position qui reposait sur un document élaboré par Castoriadis défendant, dans une perspective proche de la conception de Rosa Luxemburg, la nécessité de former un parti révolutionnaire divergeant tout à la fois des tendances anarchistes et opposé à la conception léniniste classique du parti. En adoptant ce point de vue, l’objectif était d’offrir, d’une part, une réponse cohérente aux préoccupations initiales découlant de la dégénérescence bureaucratique de l’URSS et des partis communistes et, de l’autre, de défendre simultanément le rôle déterminant de l’organisation pour entreprendre une action révolutionnaire efficace. Cependant, l’adoption de cette position n’alla pas sans difficulté au sein du groupe – une minorité de militants, emmenée par Lefort, manifestant un net désaccord fondé sur l’idée que les intérêts du parti et des organes autonomes de classe ne pouvaient être que contradictoires.

Ces circonstances succinctement exposées, je dirais, en tentant de répondre à l’autre partie de ta question, qu’en tant que courant antibureaucratique se réclamant d’un marxisme non stalinien, « Socialisme ou Barbarie » a pu manifester un certain penchant luxemburgiste, partagé par l’ensemble de ses membres, qu’attesterait bien, comme tu l’as signalé, l’intitulé choisi pour faire groupe et revue. Cela dit, pour ce qui concerne la conception du parti révolutionnaire, le « luxemburgisme » ne s’appliquerait plus à l’ensemble du groupe, mais au seul Castoriadis – du moins sous cet aspect limité. Je dois ajouter cependant que, même admise cette précision et si l’on prend en compte d’autres caractéristiques qui relèvent également du « luxemburgisme » – sa lecture de la révolution russe, ses thèses économiques, etc. –, le parcours de Castoriadis ne cadre pas avec cette caractérisation.

Quel était le point de vue de Castoriadis sur le socialisme qualifié de « réel » ? Pensait-il, par exemple, qu’il s’agissait d’une idée juste qui, dans la pratique, avait mal tourné ?

Xavier Pedrol : La dénonciation précoce du fossé qui s’était créé entre l’idéal socialiste et la réalité de l’URSS fut le principal motif de la rupture de Castoriadis avec le trotskisme. Elle est même devenue la principale marque de fabrique du groupe « Socialisme ou Barbarie ».

Castoriadis est arrivé à Paris en 1945 avec une vision critique déjà élaborée du régime soviétique. C’est pourquoi il a toujours manifesté des distances par rapport à la position adoptée par la majeure partie de la tradition trotskiste à cet égard. Là où les trotskistes y voyaient un « État ouvrier dégénéré », Castoriadis et son groupe dénonçaient une société d’exploitation soumise à une nouvelle classe dirigeante née de la croissance de la bureaucratie d’État.

Son analyse tendit pour l’essentiel à démontrer, à la suite de Marx, que les rapports de production étaient plus déterminants que les fonctions de propriété et que, par conséquent, l’abolition de la propriété privée en URSS n’avait entraîné aucune disparition de l’exploitation.

A-t-il exercé une influence sur le marxisme conseilliste des années 1960 et 1970 ?

Jordi Torrent Bestit : Le communisme de conseil constitua l’une des identités les plus visibles du collectif « Socialisme ou Barbarie », ce qui n’exclut pas qu’il y ait pu y avoir des différences d’interprétation importantes entre ses membres sur son contenu.

C’est dans les années 1950 que certains des développements les plus significatifs en matière de conseillisme ont eu lieu au sein du groupe. Deux de ses points forts méritent d’être mentionnés. Dans l’ordre chronologique, le premier est un échange épistolaire entre Castoriadis et Pannekoek. Deuxièmement, il convient d’enregistrer l’impact énorme – c’est le moins qu’on puisse dire – que les événements hongrois de 1956 eurent sur « Socialisme ou Barbarie » – et sur Castoriadis plus particulièrement. La perspective conseilliste rouverte par les insurgés hongrois fut interprétée par les « sociaux-barbares » comme une réémergence historique légitimant de fait les postulats qu’ils défendaient au sein de la nébuleuse groupusculaire de l’extrême gauche antistalinienne. Jusqu’à la fin de sa vie, Castoriadis ne cessera d’évoquer ces événements comme l’une des plus grandes « sources » créatives d’émancipation sociale et politique de l’histoire contemporaine. Cependant, il convient également de noter que la théorisation du conseillisme effectuée par Castoriadis à la lumière de l’expérience hongroise évoluera, par étapes successives, d’une dimension associée à l’autogestion ouvrière comme axe central et exclusif de l’articulation sociale à une réflexion sur un projet d’autonomie fondé sur l’auto-organisation globale de la société, aspiration que l’on pouvait également observer dans la révolution hongroise.

Il est cependant difficile de mesurer l’influence réelle exercée par les textes de la revue Socialisme ou Barbarie sur ce qu’on pourrait qualifier, toutes proportions gardées, de poussée autogestionnaire des années 1960 et 1970. En Espagne, dans les années 1970, certains des textes les plus consultés de Castoriadis, signés du pseudonyme Paul Cardan et publiés par la maison d’édition Zero de Bilbao, ont été globalement négligés par certains secteurs du mouvement ouvrier de l’époque. Quoi qu’il en soit, il convient de rappeler qu’au cours de cette décennie, des conflits de travail de nature nouvelle – et très durs – ont éclaté (Harry Walker, Roca, etc), tous imprégnés de l’idée d’autonomie et étroitement liés, dans leur forme et contenu, à la praxis de la démocratie directe. À titre anecdotique, il n’est peut-être pas inopportun de mentionner un témoignage personnel qui, au-delà de sa portée modeste, ne manque pas, je crois, d’avoir une certaine valeur indicative. Au moment des événements de Vitoria (1976), dans la gestation et le développement desquels les plates-formes anticapitalistes conseillistes jouèrent un rôle si important, Castoriadis m’écrivit une lettre où il me disait que la grève générale déclenchée dans la capitale de l’Alava, était – je cite de mémoire – « une chose extraordinaire du point de vue de nos idées »…

… J’apprends que tu étais en correspondance avec Castoriadis. N’est-il pas trop indiscret de te demander comment, dans quelles circonstances, vous vous êtes rencontrés…

Jordi Torrent Bestit : Je n’y vois aucune indiscrétion… Au début des années 1970, lors d’un de ces voyages à Paris que nombre de jeunes avaient la chance de réaliser en quête d’un air différent de celui respiré sous la dictature, j’ai découvert, à « La Joie de lire », la librairie de François Maspero, les premiers volumes de la série dans laquelle étaient réunis les textes de Castoriadis, publiés à l’origine sous pseudonyme dans Socialisme ou Barbarie – certains d’entre eux, notons-le, avaient auparavant parus en espagnol chez Ruedo Ibérico. J’ai fait part à l’auteur, par lettre, de la forte impression que m’avait causée la lecture de ces volumes, et il m’a immédiatement écrit une longue lettre en retour, ce qui a donné lieu au début d’un dialogue épistolaire bien éloigné de la formalité soignée qui est de mise en de telles circonstances. Je n’ai pas besoin de te dire que cette correspondance – dont il existe une copie aux archives de l’Association Cornelius Castoriadis – relève encore pour moi d’une expérience de la plus haute valeur personnelle. Un peu plus tard, en 1983, au cours d’une conférence-débat organisée à Barcelone à l’occasion du sixième congrès de la CNT-AIT, où Castoriadis partageait une table de conférence avec Agustín García Calvo et aussi, si je me souviens bien, avec le regretté René Lourau, j’ai eu l’occasion de lui parler personnellement. C’était un homme généreux, ouvert, très cordial. Comme il était accompagné de l’éditrice Beatriz de Moura, j’ai supposé qu’il profitait également de son voyage pour discuter des questions liées à l’édition espagnole, chez Tusquets, des volumes de la collection parisienne 10/18. Dans ses lettres, Castoriadis s’intéressait aussi à l’accueil que ses textes recevaient ici dans ces années-là.

Castoriadis est-il intervenu dans les luttes de Mai 68 ou les a-t-il influencées ?

Jordi Torrent Bestit : L’influence posthume des idées de « Socialisme ou Barbarie » sur les événements de Mai 68 est beaucoup mieux documentée que dans le cas du conseillisme espagnol. Le groupe en tant que tel avait été auto-dissous un an plus tôt – le dernier numéro de la revue est lui-même paru en 1965 –, mais les anciens militants du collectif se réunissaient de manière informelle et tentèrent de faire entendre leur voix dans les assemblées de Mai-68. En tant qu’étranger (comme mentionné ci-dessus, il n’a été naturalisé qu’en 1970), la menace non fictive d’expulsion de France contraignit Castoriadis à agir avec une extrême discrétion pendant les Journées de mai. Cependant, sous le pseudonyme de Jean-Marc Coudray, il a pu publier sa propre analyse des événements dans un ouvrage écrit dans le feu de l’action et dont les deux autres auteurs étaient Claude Lefort et Edgard Morin (La Brèche, 1968). Castoriadis y relevait l’un des principaux défis que toute praxis transformatrice doit relever : réussir à créer des organes autonomes qui assurent la continuité du processus d’institutionnalisation du nouvel imaginaire social en le préservant de toute rechute dans des dynamiques autoritaires.

Xavier Pedrol : En effet, il n’y a pas peu de paradoxes dans cette relation entre « Socialisme ou Barbarie » et le Mai français. Au moment de la plus grande pénétration sociale de ses idées, le groupe n’existe plus. Bien que, comme l’a pointé Jordi, la plupart de ses membres – parmi lesquels Castoriadis lui-même – aient participé à titre individuel aux événements sur des positions proches de celles du « Mouvement du 22-Mars ».

Quelles étaient les caractéristiques de ce mouvement, et pourquoi le  « 22Mars » ?

Jordi Torrent Bestit : Le « Mouvement du 22-Mars » est sans doute – et bien que d’autres facteurs de contexte aient joué leur rôle – à l’origine la plus immédiate des événements de Mai 68. Le 20 mars, en effet, à l’appel du Comité Vietnam national, a lieu à Paris une manifestation d’étudiants. Six étudiants sont arrêtés, dont un dirigeant trotskiste de l’université de Nanterre. Il faut noter que cette université est située dans la banlieue de la capitale et que ses bâtiments, alors de récente construction, ont été bâtis au milieu d’un univers d’habitat précaire peuplé par une population majoritairement immigrée – la composante anti-impérialiste du « mouvement » est d’ailleurs significativement illustrée par le fait que les étudiants se réfèrent au « Vietnam de banlieue » pour désigner, en résonance plurielle, Nanterre. Le 22 mars, un rassemblement de protestation contre les arrestations – qui regroupa environ 600 personnes – fut organisé à l’université. C’est à l’occasion de cette action qu’il fut décidé d’occuper les locaux administratifs de la faculté, action immédiatement mise en œuvre. Réunis en assemblée, les étudiants procédèrent à la rédaction d’un texte (« Agir et réagir »), généralement considéré comme constitutif de ce qui deviendra bientôt le « Mouvement du 22-Mars ». Entre-temps, le gouvernement céda et les détenus du 20 furent libérés à 1 heure du matin. La dynamique des occupations continua à se développer malgré la fermeture formelle de la faculté décrétée par le doyen, et des assemblées, avec un nombre toujours plus important de participants, continuèrent de débattre de toutes sortes de propositions au cours des semaines suivantes. Les premières formes de fonctionnement et de coordination des étudiants, basées sur la démocratie directe et la fluidité informationnelle (y compris les graffitis et les affiches sur les murs des universités), commencèrent ainsi à émerger. Plus qu’hétérogène ou éclectique, l’identité politique des composantes du « mouvement » était hétéroclite : les situationnistes et les anarchistes y jouèrent un rôle de premier plan, mais on y trouvait aussi des maoïstes et des trotskistes – organisés en petits groupes – ainsi qu’un bon nombre d’étudiants sans affiliation politique définie. L’orientation générale et les actions du « mouvement » exprimaient une nouvelle conscience étudiante dont le point de jonction était sans doute d’étendre le rejet de l’Université de classe à l’ensemble de la société capitaliste dont elle était l’expression. D’où la préoccupation essentielle des étudiants de Nanterre de transférer la contestation aux rues de Paris. En conséquence, un rassemblement contre la fermeture de la faculté de Nanterre fut convoqué le 3 mai à la Sorbonne, soit au cœur du Quartier latin. À partir de ce jour, le « mouvement » s’est lié – en s’y fondant – à une histoire plus large : celle connue sous le nom de « Mai 68 ». Si tu me le permets, j’ajouterai que le récit autobiographique de Henri Lefebvre, alors professeur de sociologie à Nanterre, dans son excellent et, peut-être pour cette raison même, oublié livre Le Temps des méprises, demeure extrêmement utile pour explorer la gestation du « Mouvement du 22-Mars ».

Savez-vous si Castoriadis a manifesté publiquement une opinion sur la tentative de renouveau communiste du Printemps de Prague ?

Jordi Torrent Bestit : Castoriadis soutenait qu’il était impossible de réfléchir correctement au projet d’émancipation si l’on ne tenait pas compte du processus qui conduisit au « socialisme réel », ainsi que de la réalité façonnée par celui-ci. Accordant une attention particulière à l’expérience russe, il a consacré une énorme quantité de textes à la description et à l’analyse de la genèse, du développement et de la reproduction des mécanismes de domination politique et d’exploitation économique observables dans l’univers hégémonisé par ce qu’il appela le « capitalisme bureaucratique total ». Par là-même, il n’envisageait pas l’hypothèse que les régimes du « socialisme réel » puissent ou veuillent se « réformer ». Cette idée lui paraissait totalement infondée et relevant plutôt d’une projection naïve de l’Occident.

Ainsi, et au contraire de l’attention qu’il accorda à la révolution hongroise, les tentatives de réforme menées de l’intérieur du système par le parti et l’État tchèques – et leurs résultats subséquents – apparaissent comme une illustration supplémentaire de la nature irréformable du système bureaucratique mentionné plus haut. D’un point de vue révolutionnaire, le « grand événement de l’Est », pour Castoriadis, fut toujours été la Hongrie de 1956, peut-être parce que l’expérience de ce pays offrait la possibilité d’élaborer un modèle beaucoup plus clair que celui de la Tchécoslovaquie de confrontation directe entre la population auto-organisée sur une base conseilliste et la dictature bureaucratique. Quoi qu’il en soit, l’anéantissement manu militari du processus tchèque suscita, en 1968, un large mouvement de condamnation réunissant des staliniens plus ou moins réformés, les sociaux-démocrates et les libéraux, unanimité qui ne s’était pas vérifiée lors des événements hongrois de 1959. Cette différence d’implication pourrait attester, en principe du moins, l’évaluation que fit Castoriadis de la révolution hongroise : une véritable tentative d’auto-institution explicite de la société, à contre-courant de tous les secteurs identifiés comme ralliés à l’hétéronomie.

Où se situe la spécificité du marxisme de Castoriadis ? Mais d’abord, fut-il un penseur marxiste ?

Jordi Torrent Bestit : La rupture de Castoriadis avec le marxisme ne l’a pas conduit à un renoncement à son statut de penseur révolutionnaire, auquel il est resté fidèle jusqu’à la fin de ses jours. Quelques mois avant sa mort, en 1997, il déclara publiquement que le dilemme « socialisme ou barbarie » demeurait d’actualité, et que sa résolution était urgente. En ce sens, sauf pour quelques désinformateurs malveillants, il est clair que sa voix ne s’est jamais confondue avec celle de la légion des ex-marxistes devenus apologistes des régimes démocratiques en place. Quoi qu’il en soit, sa relation avec le marxisme fut longue, complexe et, après son abandon, totalement dépourvue de l’acrimonie caractéristique de l’antimarxisme vulgaire. Il affirmait que les critiques radicales portées à Marx – telles les siennes – n’annulaient en rien son importance comme penseur ni l’ampleur des efforts qu’il avait déployés en tant que tel. Ses contributions continueraient, disait Castoriadis, d’être discutées à l’avenir, alors que celles de von Hayek et de Friedmann feront à peine références dans les dictionnaires de sciences sociales.

Dans « Marxisme et théorie révolutionnaire », une longue étude publiée sur les cinq derniers numéros de Socialisme ou Barbarie (1964-1965), Castoriadis considère, après avoir examiné de manière critique les hypothèses économiques et philosophiques fondamentales du marxisme, que le moment est venu de choisir entre demeurer marxiste et rester révolutionnaire. Si cette phrase est souvent citée aujourd’hui par ceux qui veulent souligner, pour le célébrer ou le déplorer, le caractère irréversible de cette rupture, on a tendance au contraire à laisser au second plan, ou même à l’occulter, la longue proximité théorique et militante que Castoriadis entretint avec le marxisme révolutionnaire, auquel il apporta de précieuses contributions.

Il suffit, à cet égard, de rappeler n’importe quel élément de ses analyses des rapports de production en Russie soviétique pour constater immédiatement l’originalité d’un auteur prêt à démolir, à partir du cadre épistémique et méthodologique du marxisme, les légendes les plus bétonnées de l’imaginaire stalinien et trotskiste – d’hier et d’aujourd’hui – sur la nature du régime soviétique. Dans le même ordre d’idées, on peut aussi conjecturer que la révision critique que Castoriadis entreprit dans les années 1950, dans les pages de Socialisme ou Barbarie, portant sur des réalités sociologiques, économiques et culturelles – les « silences de Marx », selon l’expression d’ Edward P. Thompson – destinées à acquérir un poids croissant dans la redéfinition d’un socialisme non aligné, mais manifestement négligées à l’époque par le gros de la gauche radicale, constitue en soi un remarquable effort d’élucidation théorique. Lors de la présentation de la réédition (1979) des textes précités, Castoriadis lui-même fit remarquer, non sans s’excuser au préalable du manque de modestie que cela pourrait représenter, que, pris dans son ensemble, ils constituaient ce que le marxisme pouvait déjà offrir de mieux. Cela dit, il convient de préciser que la singularité et l’importance de Castoriadis en tant que philosophe et penseur politique se situent certainement sur un terrain différent de celui délimité par le marxisme.

Xavier Pedrol : Je suis évidemment d’accord avec Jordi pour dire qu’il ne fait aucun doute que Castoriadis développa, pour une grande partie, ses analyses dans la tradition du marxisme révolutionnaire. Ses premiers écrits publiés dans Socialisme ou Barbarie le situent dans le camp d’un marxisme ouvert et antidogmatique, en phase avec la meilleure inspiration de Marx.

D’où l’intérêt qu’il y a, pour comprendre sa « rupture avec le marxisme », de clarifier l’ambiguïté du mot « marxisme » lui-même en précisant qu’il a servi à désigner tout à la fois une idéologie – soit une adhésion à un corps doctrinal découlant d’une certaine interprétation de l’œuvre de Marx – et un courant moral et intellectuel pour qui Marx est une référence classique. C’est précisément la tradition inspirée par ce classique de la pensée émancipatrice qui conduisit Castoriadis à « rompre » avec le marxisme réduit à une doctrine. Rappelons d’ailleurs, à toutes fins utiles, que Marx lui-même avait précisé qu’il n’était pas marxiste !

Et pourtant... Dans l’écrit polémique auquel Jordi faisait allusion, où Castoriadis dressa son bilan critique du marxisme, cette distinction entre les signifiants du mot « marxisme » est, à mon avis, diluée et finit par aboutir à une image excessivement simplifiée de l’œuvre de Marx : réductrice, unilatérale et sans aucune rigueur philologique. Cela m’a toujours semblé surprenant, d’autant que je considère, comme le l’ai déjà dit, que Castoriadis s’adossait à l’une des meilleures traditions marxistes et avait donné de nombreuses preuves qu’il était un bon lecteur de Marx.

Pourquoi ce changement ? D’où vient cette nouvelle lecture du marxisme ? Répondre à ces questions dépasserait de loin les limites de cet entretien, mais il convient, je pense, de s’y arrêter un peu. Mon opinion, c’est que, dans ce texte de rupture, convergent au moins deux éléments : la fatigue et un certain découragement, compréhensibles chez quelqu’un qui a investi passionnément le meilleur de ses efforts et de ses ressources dans un projet qui ne parvient pas à se développer comme prévu et qui, au contraire, se voit affaibli par les discussions internes et les diverses scissions au sein de « Socialisme ou barbarie ». Je pense que le ton aigre et la colère qui se dégagent de ce texte sont liés à ces circonstances. Mais ce qui demeure décisif dans sa rupture, ce qui est important pour comprendre sa « lecture » présente du marxisme, c’est de savoir d’où elle s’opère, quel type de lentilles il utilise quand il élabore cette évaluation de l’héritage de Marx. Un certain « adamisme » propre à Castoriadis, les termes dans lesquels il a lui-même expliqué son évolution intellectuelle, n’aident pas dans cette tâche. Ma thèse est qu’ici l’influence de la psychanalyse et des courants phénoménologiques, en particulier la philosophie de Merleau-Ponty, reste cruciale. Et, en ce qui concerne cette nouvelle position philosophique – même si elle est motivée par un intérêt émancipateur, même si elle continue de considérer Marx comme un penseur important –, il faut bien dire qu’elle relève d’autre chose que le marxisme...

Jordi Torrent Bestit : Je voudrais ajouter quelque chose à cette dernière intervention de Xavier. Outre la présence des facteurs personnels et des influences philosophiques pertinemment suggérés par Xavier, on remarque également dans le déroulement critique de Castoriadis l’incidence évaluative – par ailleurs inévitable à partir des postulats marxistes eux-mêmes – du destin historique du marxisme, c’est-à-dire de la réalité effective du marxisme en tant qu’idéologie de plusieurs régimes d’exploitation et d’oppression bureaucratiques. Cela précisé, je ne dirais pas que, prise dans son ensemble, sa contribution aboutisse à une présentation simplifiée ou réductrice de Marx, ni qu’elle diminue le sérieux et la rigueur des arguments à travers lesquels Castoriadis tente de remettre en question ce qu’il appelle la « métaphysique marxiste » inséparable à la fois de la théorie de l’histoire et de la théorie économique qui en font partie.

Mais en quoi ces influences de la psychanalyse et des courants phénoménologiques (Merleau-Ponty), qui sont selon vous cruciales, contribuent-elles à le situer en tant que philosophe et penseur politique sur un terrain différent de celui délimité par le marxisme ? Qu’y trouve-t-il qu’il ne trouve pas dans la tradition marxiste ?

Xavier Pedrol : Je suppose que Jordi sera d’accord avec moi pour dire que, pour répondre à ces questions de manière adéquate, sans les simplifier ou prendre trop de choses pour acquises, il faudrait une très longue réponse, un entretien entièrement consacré à ce sujet. Jordi et moi nous ne jugeons pas de la même manière l’équilibre critique de Castoriadis vis-à-vis du marxisme, mais nous sommes d’accord pour dire que, par son positionnement philosophique – je n’en dirais pas autant de sa facette de penseur politique –, il se place en dehors du marxisme... Nous butons sur les mots : la première chose à clarifier serait ce que nous entendons par marxisme.

Le marxisme que Castoriadis critique n’a pas un seul visage reconnaissable dans l’ensemble de ses écrits, il est ambigu, non seulement parce qu’il amalgame différents marxismes sans les distinguer – celui de Boukharine est-il le même que celui de Staline ? Celui de Kautsky est-il le même que celui de Lukács ? Celui de Della Volpe est-il le même que celui de Korsch ? Celui d’Althusser est-il le même que celui de Rubel ? –, mais aussi parce qu’il y inclut toute l’œuvre de Marx. Je pense, quant à moi, qu’une distinction peut et doit être faite et que – pour le dire brièvement – on peut et doit parler de « Marx sans isme », comme Fernández Buey l’a soutenu dans un livre recommandable portant le même titre.

Quoi qu’il en soit, je dirais ceci : à partir du moment où l’on a fait du marxisme un corps doctrinal omniscient – comme ce fut d’ailleurs le cas pour la plupart de ses adeptes de l’époque, y compris de certains interlocuteurs de Castoriadis au sein de « Socialisme ou Barbarie » –, l’étape suivante, non seulement compréhensible mais nécessaire, ne peut conduire qu’à une rupture avec le marxisme comme idéologie ! Dans ce cadre, toute influence susceptible de contribuer à cette tâche est bienvenue, mais elle peut aussi s’entreprendre – comme cela a été fait – à partir de la meilleure tradition marxiste. Car ce trait déplorable de certains marxismes n’est pas imputable à l’œuvre de Marx ; il relève, au contraire, d’une dénaturation absolue de l’héritage de Marx fondée sur une conception déterministe et fixe du monde, qui fait peu de cas de sa pensée historique et pratique.

La vraie question n’est donc pas, pour moi, de savoir si Castoriadis se défait d’une certaine théorie parce que la réalité a changé, s’il démontre la fausseté de certaines hypothèses marxiennes, si de nouvelles avancées scientifiques auraient bouleversé certaines de ses idées philosophiques ou s’il se tourne vers d’autres courants de pensée pour affronter des problématiques que les classiques de la tradition marxiste n’auraient pas envisagées ou développées. Je soutiens, quant à moi, que la nouvelle position philosophique de Castoriadis ne peut pas être considérée comme marxiste, non pas à cause de ce qui est habituellement avancé à la suite de l’explication de Castoriadis, mais parce que, tout en ne dérogeant pas à son inspiration révolutionnaire et sa prétention dialectique – tenter de comprendre les « totalités concrètes » –, Castoriadis abandonne, n’incorpore plus ou du moins néglige en grande partie, dans sa nouvelle position, l’analyse scientificocritique de la réalité – que je considère comme un autre des éléments essentiels de l’héritage marxien. C’est une chose de parler de l’impossibilité de tout réduire à la théorie et une autre de parler de l’ « impossibilité de toute théorie ». Ce défi à la théorie scientifique positive, qui trouve son origine dans la réflexion sur la crise de la pensée révolutionnaire, a déjà eu des précurseurs dans le marxisme – par exemple chez Lukács dans les années 1920. Mais la forme que prend cette critique de la théorie dans l’œuvre de Castoriadis, et surtout les conséquences qui en découlent, a, je pense, à voir – bien que je ne puisse pas le prouver comme je le devrais – avec l’influence des courants phénoménologiques. Rappelons que le projet husserlien est fondamentalement d’affronter le réductionnisme positiviste, et que ce réductionnisme, qui ruine – à ses yeux – la raison, s’explique finalement par la propension objectiviste de la tradition occidentale. Sous des formes diverses, on retrouve déjà cette ligne directrice de pensée chez Husserl et ses suiveurs – comme Heidegger ou Merleau-Ponty –, qui en tireront d’ailleurs un profit ontologique... C’est, à mon avis, dans cette lignée qu’il faut situer la nouvelle approche de Castoriadis....

Au-delà des termes privatifs dans lesquels Castoriadis l’exprime, je comprends mieux son tournant dans la mesure où je la situe dans ce contexte... Mais qu’on me comprenne bien : je ne veux pas coller à Castoriadis une étiquette qui me libérerait de l’effort de le suivre dans sa pensée ; c’est seulement une manière d’y entrer me permettant de mieux le comprendre et de pointer ses défauts, sans être prisonnier de ses propres formulations.

Quoi qu’il en soit, il faut, pour répondre à ta deuxième question, ajouter que cette double influence des courants phénoménologiques et de la psychanalyse permettent aussi à Castoriadis de d’élaborer des propositions intéressantes. En cela, Castoriadis est un cas étrange de remaniement de la pensée émancipatrice, même si le cadre intellectuel qu’il utilise n’est pas, me semble-t-il, entièrement approprié à cette entreprise. En simplifiant beaucoup, je dirai que la phénoménologie et la psychanalyse convergent pour mettre en avant une question qui deviendra l’un des principaux fils conducteurs de la philosophie du XXe siècle, celle du sens, question particulièrement liée à la notion d’intentionnalité découverte par Brentano – et ce n’est pas un hasard : rappelons que tant Husserl que Freud furent ses élèves.

Pour la phénoménologie et la psychanalyse, l’ « objet » est considéré non pas tant comme une apparence empirique (quelque chose de factuellement descriptible), mais comme un phénomène de signification. Et, en tant que phénomène, il est d’abord une qualité compréhensible plutôt qu’une grandeur susceptible de formalisation, quantifiable ; l’ « objet » est donc inséparable d’une expérience (et d’un « sujet ») ou, en d’autres termes, l’entité est toujours être dans la mesure où elle est quelqu’un. Le fait est – j’insiste : en simplifiant beaucoup –que ce point de départ conduit naturellement à considérer le « monde » – la totalité des entités – comme un monde de sens – ou, si l’on veut, de « significations sociales imaginaires » – que les phénoménologues appelleraient le « monde de la vie » et Castoriadis l’ « imaginaire social ». Et en tant que tel, le monde ainsi conçu ne peut être « expliqué », ne peut être l’objet d’une théorie, ne peut être enfermé dans une « détermination ». Pour Castoriadis, l’ontologie a été soumise au privilège de la théorie, et il estime donc nécessaire de proposer une nouvelle alternative.

Mais, au-delà des conséquences ontologiques de cette approche et de la terminologie qu’il utilise, on peut dire – et évaluer positivement – que les apports de ces courants de pensée permettent à Castoriadis une réélaboration plus complexe de la formation de l’expérience humaine, ce qui le conduit à accorder une plus grande attention au plan culturel que le marxisme classique. En d’autres termes, la nouvelle approche de Castoriadis lui permettra de s’intéresser à la culture dans sa dimension globale et pas seulement radicale, en partant de sa base économique – ce que le marxisme classique souligna et le marxisme scientiste, par la suite, hypertrophia. Cette dimension de sens – culturelle – à partir de laquelle la pratique des acteurs devient intelligible, permet donc une lecture de la conscience et de la praxis humaine plus riche que celle, réductrice, issue de la scolastique marxiste posée en termes de base et de superstructure, mais aussi que celle fournie par l’existentialisme alors en vogue.

Cette position ainsi acquise, Castoriadis chercha à échapper à une approche « objectiviste » centrée sur le niveau structurel, mais ne tenant pas compte de l’intentionnalité des acteurs, et de même à une approche « subjectiviste » centrée sur le sujet, mais ne tenant pas compte des effets de la dimension structurelle sur le sujet. Mon opinion, c’est que que cette approche philosophique ne parvint pas à relever un tel défi, ce qui me fait dire que la perception du problème et les questions qu’il soulève sont, à mon avis, plus intéressantes que la réponse trouvée, qui doit être revue et précisée.

Jordi Torrent Bestit : Xavier a raison de souligner qu’une telle question ne saurait être expédiée ; le risque est bien sûr de sombrer dans une spéculation interprétative sans fin. Quoi qu’il en soit, et en l’assumant, je dirais que, dans la rupture théorique de Castoriadis avec l’œuvre de Marx, mais aussi, pour reprendre les termes de Xavier, dans l’évaluation de son nouveau positionnement philosophique, il convient de tenir compte d’un élément essentiel : l’élaboration du concept d’ « imaginaire instituant » (du collectif anonyme) avec lequel Castoriadis confrontera de manière critique non seulement Marx, mais aussi Aristote, Kant, Merleau-Ponty, Lacan et Freud. De mon point de vue, ce concept est essentiel pour comprendre la cohérence et l’engagement avec lesquels Castoriadis aspira, précisément, à resituer la perspective de l’émancipation dans un cadre intellectuel aussi éloigné que possible de toute ontologie de la détermination, à laquelle les antinomies et les ambiguïtés décelables dans l’œuvre de Marx ne sont nullement étrangères. C’est également un concept clé pour cesser de comprendre la praxis politique émancipatrice comme activité essentiellement motivée par une simple compétence stratégique ou technique, interprétation qui a historiquement pesé si lourdement – et continue de peser – sur la dynamique de la transformation. Il y a un autre point critique dans l’intervention de Xavier sur lequel je voudrais aussi dire quelques mots. Je ne crois pas, pour ma part, que Castoriadis négligea l’analyse scientifico-critique de la réalité, ce qui serait surprenant chez quelqu’un qui n’a jamais cessé de réfléchir avec une compétence remarquable à des questions rarement rencontrées par les philosophes politiques de tradition émancipatrice (« scientifique »). À mon avis, ce qui se passe par rapport à la question soulevée par Xavier, c’est que, pour Castoriadis, l’analyse scientifico-critique ne pouvait pas et ne pourra jamais constituer un fondement théorique pour la perspective émancipatrice – ce qui est tout à fait différent. Cette perspective, selon Castoriadis, pouvait être argumentée rationnellement, mais toute tentative de la présenter à la lumière de la « nécessité » ou – ce qui revient au même – de prétendues lois immanentes au développement historique, relevait, pour le philosophe, d’une mauvaise approche d’où rien de fructueux ne pouvait émerger pour le projet d’autonomie.

Castoriadis fut, comme vous l’avez signalé, un bon connaisseur de la psychanalyse lacanienne. Pourquoi a-t-il rompu avec Lacan ? Qu’est-ce que le « Quatrième Groupe », et pourquoi ce nom ?

Xavier Pedrol : Je dirais surtout que Castoriadis était d’abord et avant tout un excellent connaisseur de Freud. Il s’était même déclaré « fervent freudien ».

Il est vrai, cela dit, que Castoriadis fréquenta le séminaire de Lacan et qu’il l’avait lu et tiré profit de ses lectures à l’occasion de sa critique du marxisme développée dans les derniers numéros de Socialisme ou Barbarie. Il est également vrai que sa participation en 1964 à la fondation de l’École freudienne de Paris (EFP), promue par Lacan, est documentée. Mais pour autant, que je sache, Castoriadis ne s’est jamais déclaré ou senti « lacanien ».

En revanche, la psychanalyste Piera Aulagnier, que Castoriadis rencontra au séminaire de Lacan dans les années 1960 et épousa peu de temps après, faisait, elle, partie – avec Serge Leclaire, François Perrier et d’autres – du groupe des jeunes suiveurs adeptes de Lacan. En 1969, Piera Aulagnier fut l’un des promoteurs d’une scission avec l’école lacanienne et cofonda, avec Jean-Paul Valabrega, François Perrier, Jean-Paul Moreigne et d’autres, l’Organisation psychanalytique de langue française (OPLF), plus connue sous le nom de « Quatrième Groupe », un nom dont l’origine est à rechercher simplement dans le fait qu’il s’agissait du quatrième groupe créé en France, après trois scissions de l’EFP.

Castoriadis participa aux réunions de ce groupe « post-lacanien » et à ses publications. C’est précisément dans l’un d’elles, la revue Topique, éditée par Piera Aulagnier, que Castoriadis publia, en 1970, une acerbe critique de Lacan, qui eut, dit-on, un certain écho dans les milieux psychanalytiques parisiens.

Cette conjonction du marxisme et de la psychanalyse a-t-elle été bénéfique à Castoriadis du point de vue de ses réflexions ?

Xavier Pedrol : Avant de répondre à cette question, il convient d’éviter un malentendu. Castoriadis n’a, à proprement parler, jamais eu l’intention de combiner marxisme et psychanalyse. Interrogé sur sa trajectoire, Castoriadis a, à diverses reprises, répondu que l’incorporation de la psychanalyse à sa réflexion théorique était l’une des principales causes de sa « rupture » avec le marxisme. Dans un certain sens, donc, je pense que l’on peut dire que, pour Castoriadis, le marxisme et la psychanalyse n’étaient pas facilement compatibles.

Cela dit, le principal apport de la psychanalyse à la réflexion générale de Castoriadis – du moins celui qui m’importe le plus – se situe dans le domaine de l’anthropologie philosophique – même si je suis moins convaincu des conséquences qu’il en tire dans le champ ontologique.

La psychanalyse est le principal instrument dont se sert Castoriadis pour élaborer un concept de subjectivité plus riche que celui qu’on retrouve majoritairement dans la pensée moderne. Cet apport a certainement aussi à voir avec la fascination que Castoriadis éprouvait pour la culture philosophique du monde grec ancien.

Face à une modernité qui conçoit la subjectivité comme achevée, avec des désirs fixes et des fins préétablies, la psychanalyse apporte à la réflexion de Castoriadis la possibilité de comprendre l’importance du travail de construction de soi. Rappelons que Castoriadis ne s’est jamais lassé de répéter les mots de Socrate – « une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue » – et de lier la psychanalyse à la politique. Pour Castoriadis, ce travail sur la subjectivité visant à atteindre l’autonomie dans sa dimension privée était inséparable de tout projet politique visant l’autogestion, soit l’autonomie dans sa dimension publique. Pour Castoriadis, société autonome et individus autonomes vont de pair. Et Castoriadis considérait la psychanalyse comme un instrument approprié pour atteindre l’autonomie au niveau individuel.

Dans un champ plus sûrement philosophique, on dit souvent que son concept clé repose sur la distinction entre deux types d’ontologie : l’ontologie conjonctive-identitaire et l’ontologie sociale-historique. Pouvez-vous préciser cette distinction et quels sont ses effets épistémiques ?

Xavier Pedrol : En fait, la distinction pertinente, dans cette nouvelle élaboration ontologique proposée par Castoriadis, est entre une « dimension conjonctive-identitaire » (que pour faire court nous pouvons appeler « ensidique », néologisme déjà consolidé dans son œuvre en castillan qui vient de l’union des apocopes des mots français : « ensembliste-identitaire ») et une « dimension imaginaire ou poïétique ».

Dans ce que Castoriadis appelle la « dimension sociale-historique » ou le « social-historique », nous trouvons les deux dimensions : l’ « ensidique », que Castoriadis caractérise parfois comme  « dimension fonctionnelle-instrumentale » et   l’ « imaginaire ou poïétique », que Castoriadis a parfois assimilé à la culture, au sens large.

De fait, cette distinction théorique entre l’ « ensidique » et l’ « imaginaire » ne doit pas être comprise comme une dissociation sur le plan réel ; Castoriadis entend marquer là une relation particulière : il ne s’agit pas de deux dimensions séparables, dissociables, mais l’une ne peut pas non plus être réduite à l’autre. La critique de Castoriadis à l’égard de ce qu’il appelle la « tradition philosophique héritée » consiste précisément en la prédominance de la « dimension ensidique » et la réduction de l’ontologie à l’ « ensidique » par occultation de l’ « imaginaire ».

Soyons plus concret : dans l’analyse de la société – qui est à l’origine de cette distinction – cela signifie ce qui suit (et ici nous retrouvons l’opposition de Castoriadis aux déterminismes économistes prédominants dans le marxisme hégémonique de son temps) : toute société doit toujours établir une relation fonctionnelle-instrumentale – « ensidique » – avec le monde extérieur. Ainsi, par exemple, chaque société doit installer une sorte de relation d’échange avec la nature comme elle doit prendre soin des plus jeunes membres de la société. On peut donc trouver des éléments communs à toutes les sociétés, que nous appellerons, suivant les cas, « travail », « famille », etc. Cependant, l’attention portée à ces institutions se révèle totalement insuffisante, selon Castoriadis, pour comprendre la société, car la dimension fonctionnelle de ces institutions est toujours immergée dans un ensemble de « significations sociales imaginaires » (dans une « dimension imaginaire »), qui leur confère leur sens spécifique et nous permet de saisir leur raison d’être. Ainsi, pour reprendre notre exemple : la particularité d’une société, ce qui nous permet de savoir de quel type de société il s’agit, ce n’est pas qu’elle possède une institution appelée « travail » ou « famille », mais ce que signifie le « travail » dans cette société, quelle valeur lui est accordée. Ou encore, quelle est la signification de la famille dans une société donnée. Et c’est la culture – ou dans les termes de Castoriadis, la « dimension imaginaire » ou « l’ensemble des significations sociales imaginaires » – qui donne le mode d’être spécifique à chaque société, à l’institution sociale. Ce sens, cette signification sont variables ; il suffit, ajoute Castoriadis, d’étudier différentes époques ou zones géographiques pour s’en rendre compte. C’est pourquoi, insiste-t-il, une ontologie réduisant ce qui est à la « détermination » est incapable de saisir cette dimension créative, projective, sociale-historique. Et c’est encore pourquoi, ajoute-t-il, l’ontologie héritée est incapable de penser adéquatement l’individu, la société, l’histoire et leur articulation concrète. Mais une bonne explication de tout cela exigerait sûrement plus de temps. Peut-être suis-je allé trop vite dans ma réponse...

Quelles étaient les principales critiques adressées par Castoriadis au structuralisme, à Guattari, à Deleuze, à Foucault ? Et quelle opinion avait-il du marxisme d’Althusser ?

Jordi Torrent Bestit : Avec ce côté contendant, mais non dénué de frivolité, que certains maîtres à penser adoptent pour juger des choses, Foucault fit un jour remarquer que le XXe siècle serait deleuzien ou ne serait pas, sentence que Castoriadis relaya immédiatement accompagnée d’un commentaire sarcastique : « Rassurons-nous, il ne l’a pas été ! » Bien sûr, Castoriadis n’a jamais fait montre d’un enthousiasme à la mode pour le structuralisme. Loin d’y voir « la conscience éveillée et agitée du savoir moderne » – dixit Foucault (Les Mots et les Choses), il l’a considéré comme une idéologie pseudo-scientifique destinée à disparaître relativement vite malgré – sinon grâce à – ses implications politiques notoirement régressives. C’est dans le texte déjà évoqué « Marxisme et théorie révolutionnaire » que l’on trouve la confrontation la plus formellement systématique de Castoriadis au structuralisme en tant que paradigme. Les considérations extrêmement critiques qu’il adresse aux postulats essentiels de l’anthropologie lévi-straussienne atteignent, par extension, le structuralisme. Nous ne disposons pas d’une formulation évaluative similaire pour d’autres figures identifiées – avec plus, moins ou pas de justification – au structuralisme. Cependant, dans deux textes relativement longs, Castoriadis exprima, avec une intention délibérément polémique, un jugement sévère sur les implications politiques des travaux de Foucault, Barthes, Lacan, Bourdieu et des autres composantes de ce qu’il appelait, avec sa dérision caractéristique, l’ « idéologie française » (liée à la fois aux modes intellectuelles parisiennes et à l’industrie de l’édition d’exportation de la « théorie française »). On peut supposer que Deleuze et Guattari y figuraient également. Outre le fait de déplacer l’attention de l’opinion publique vers le vide abstrait, la détournant ainsi des débats politiques réellement pertinents, la fonction objective d’une telle constellation idéologique était, comme l’entendait Castoriadis, double. D’une part, faire obstacle à l’examen critique des représentations de la « rationalité » et de la « scientificité » à travers lesquelles le système cherche à légitimer et à perpétuer les relations de domination qui le soutiennent ; d’autre part, à travers la diffusion de formules de « non-sens » (dixit Castoriadis) – telles que la « mort  de  l’homme », « de l’histoire », « du sens » – ou l’accumulation d’expressions aberrantes – comme le barthésien « tout langage est fasciste » –, de vider de son sens la lutte émancipatrice, sans autre issue que de n’offrir d’autre perspective aux opprimés que d’être défaits sous le poids de « structures » pratiquement inamovibles.

Quant au marxisme althussérien, Castoriadis le mit directement en cause dans un texte publié à la fin des années 1970, en attaquant le théoricisme dogmatique d’Althusser et la méthodologie spécieuse qu’il utilise, tous deux étroitement liés, selon lui, à la signification politique ultime de la supposée « rupture épistémologique ». Coïncidence significative : à peu près à la même époque, l’historien marxiste britannique Edward P. Thompson dressa également un fort – et désormais célèbre – barrage critique contre l’althussérisme, le présentant comme rien de moins qu’une tentative de reconstruction du stalinisme au niveau de la théorie. Semblable est la conclusion de Castoriadis dans le texte susmentionné.
 

Quel aspect de la conception castoridienne de la démocratie vous semble-t-il le plus intéressant, le plus adapté à la situation aujourd’hui ? Son idée de la démocratie comme seul système capable de se rectifier par l’erreur ne relève-t-elle pas d’un héritage épistémique poppérien ?

Jordi Torrent Bestit : La critique radicale de la démocratie représentative développée par Castoriadis ainsi que, surtout, l’horizon alternatif ouvert par sa réflexion, devraient faire l’objet d’une revendication, même si, dans un premier temps, il est possible de se sentir intimidé par l’ampleur du défi politique que ces deux aspects impliquent. Intimidé, parce que ce défi n’acquiert sa pleine signification que dans la perspective – révolutionnaire – d’un projet politique qui aspire à la réalisation de l’autonomie individuelle et collective, dont la traduction institutionnelle, selon Castoriadis, relève, hier comme aujourd’hui, de la démocratie directe, seule en mesure de réaliser l’autonomie en termes effectifs. Évidemment, la possibilité même qu’un tel projet trouve des voies de réalisation dépend autant de la capacité autoréflexive du citoyen que de l’existence corrélative d’une paideia destinée à favoriser son rôle comme sujet actif et délibérant de la politique et du politique, perspective qui se situe aux antipodes de la phase de restauration que nous vivons depuis des années. Castoriadis insiste, ainsi, sur le caractère mystificateur de la triade supposée citoyens/représentants citoyens/experts citoyens/État sur laquelle les oligarchies libérales fondent leur domination, et qui favorise et consolide le « conformisme généralisé », la privatisation, l’évanescence de l’espace public et l’apathie politique. Il s’agit là, en effet, d’une mystification essentielle liée à l’argumentaire libéral et à sa prétention de faire des régimes représentatifs – exclusivement gérés par des spécialistes de l’universel, soit par des politiciens professionnels – « la » réalité démocratique indépassable du présent. Contre de tels présupposés, Castoriadis évoque de manière récurrente l’émergence, certes limitée mais porteuse, de la démocratie dans la Grèce antique où, dans certaines de ses poleis – Athènes en particulier –, l’idée de représentation ou de délégation de souveraineté était littéralement inconcevable de la part de citoyens pour qui décider ne consistait nullement à décider de qui devait décider. Le philosophe revient donc à la définition aristotélicienne du citoyen : celui qui possède la capacité de gouverner et d’être gouverné. À un niveau un peu plus profond, et loin de l’épistémologie de Sir Karl (Popper) – dont Castoriadis considérait d’ailleurs les postulats comme partiels et d’un intérêt limité en regard de la problématique démocratique, étroitement associée cher Popper à la doxa, mais jamais au domaine illusoire de la théorie falsifiable –, il convient de souligner que, pour Castoriadis, la démocratie est intrinsèquement « tragique » dans la mesure où elle est une création humaine ni « nécessaire » ni « contingente » tiraillée entre, d’une part, l’aspiration à une ouverture ontologique illimitée et, d’autre part, la nécessaire autolimitation visant à freiner l’hubris, l’excès collectif, personne ne pouvant empêcher une société de se suicider. Ce caractère tragique de la démocratie découlerait donc de sa dimension de liberté radicale, du fait que son exercice présupposerait le rejet de toute sacralité porteuse de sens transcendant, c’est-à-dire du fait qu’elle accepterait par avance et irrémédiablement l’idée que, tant les êtres humains que leurs créations, seraient mortels. En fin de compte, l’accès à l’autonomie, tant individuelle que collective, est liée à cette acceptation, ce qui, une fois encore, va totalement à l’encontre des idéologies hégémoniques actuelles, catastrophiquement immergées dans l’imaginaire capitaliste de l’illimitation.

Xavier Pedrol : Oui, la conception que se fait Castoriadis de la démocratie possède, en effet, des caractéristiques libératrices qui la rendent très différente de celle, réductrice et simplifiée, que nous connaissons aujourd’hui. La vision actuelle associe la démocratie, au mieux, à un système d’institutions et de règles de fonctionnement qui ne renvoient qu’à des pouvoirs politiques explicites. L’approche de Castoriadis, en revanche, redonne à la démocratie toute sa signification historique dans la mesure où il la conçoit davantage comme un processus que comme un système et où il l’étend à toutes les institutions sociales – c’est-à-dire non seulement à celles dites « politiques », mais également aux institutions économiques, culturelles et autres.

Castoriadis conçoit la démocratie comme auto-gouvernement, un espace où l’égalité de tous est la base pour décider librement de tout ce qui affecte la vie en commun, et, en premier lieu, la question politique par excellence : comment voulons-nous vivre, mais aussi la question des fins – question qui, aujourd’hui, avec la transformation de la politique en simple technique, a été écartée.

S’il s’agit de concevoir des institutions favorisant la participation égale de tous au pouvoir de décision des affaires communes, l’incompatibilité de la conception de la démocratie chez Castoriadis avec toute forme de domination ou de hiérarchie semble également évidente. D’où le sens anti-capitaliste persistant de sa proposition démocratique.

Pourquoi Castoriadis affirmait-il que toutes les sociétés jusqu’à ce jour avaient été hétéronomes ? Est-ce un héritage kantien ? Pour lui, dont le principe d’autonomie est central dans son œuvre, quels traits devaient avoir une société autonome ?

Jordi Torrent Bestit : Par opposition à celui d’hétéronomie, le concept d’autonomie est l’un des « matériaux » les plus travaillés – et avec persévérance – dans la vaste carrière réflexive de Castoriadis. Et ce, malgré le voisinage sémantique, dans une perspective philosophique totalement étrangère au dualisme kantien, qui reste enfermé dans une vieille illusion métaphysique selon laquelle il doit y avoir une certaine correspondance, une certaine adequatio, entre nos désirs et nos décisions et le monde, soit la nature de l’être. Castoriadis appelle société hétéronome celle dans laquelle la création du nomos, de la loi ou de l’institution dans son sens le plus complet, est attribuée à une instance extra-sociale (Dieu, les dieux, les ancêtres, les héros fondateurs, les lois de la nature, les exigences de la Raison...) qui échappe à l’action des individus, opportunément socialisés dans une telle croyance attributive. Dans la mesure où elle se cache ou se dissimule à elle-même le caractère auto-instituant de la réalité qui la façonne, la société subit un processus d’aliénation par rapport à ses propres créations sociales, déjà dotées de leur propre dynamique et logique, et qui se matérialiseront, en se refermant sur elles-mêmes, dans une hétéronomie institutionnalisée. Malgré cela, au cours de l’histoire, on note l’émergence de « moments » de rupture par rapport à la domination paralysante exercée par les représentations héritées. Ces « moments » sont générés par l’irruption d’un imaginaire instituant fondé sur l’activité créatrice du collectif anonyme, un imaginaire porteur de nouvelles formes essentielles – d’un nouvel eidos – de l’existence humaine, et dont découleront également de nouvelles déterminations. L’émergence de la démocratie dans la Grèce ancienne, celle de la proto-bourgeoisie à la fin du Moyen Âge, les révolutions américaine et française et, plus récemment, les formes d’auto-organisation créées par le mouvement ouvrier (Commune de Paris, soviets, collectivisations espagnoles, conseils ouvriers hongrois, etc.) sont autant de processus animés par le désir d’une rupture radicale avec le passé et, dans cette optique, constitutifs d’une unité historico-sociale – fragmentaire et inachevée et, par définition, inachevable – soutenue par le projet d’autonomie, c’est-à-dire par un mouvement animé par le désir d’établir, de la manière la plus lucide et explicite possible, l’auto-institution de la société.

Xavier Pedrol : J’ajouterai un point en complément de ce que Jordi a dit. En effet, une société autonome – pour Castoriadis est une société qui reconnaît lucidement et explicitement les institutions qui la façonnent comme ses propres créations et ne les attribue pas à une instance extérieure. Une description de ce type se trouve dans la plupart des textes de Castoriadis sur le sujet. Cependant, bien que ce soit le trait que Castoriadis souligne le plus lorsqu’il caractérise une société autonome, il me semble que, pris isolément, sans prise en compte d’autres traits qui apparaissent également dans son œuvre, on pourrait facilement le critiquer comme excessivement « culturaliste », idéaliste. À mon avis, ce n’est que, lorsqu’il ajoute explicitement que la suppression de l’hétéronomie implique également, outre le maintien d’un autre rapport – lucide et réflexif – à l’institution sociale, la suppression de la domination ou du pouvoir exercé par certains sur d’autres que sa notion d’autonomie acquiert toute sa vigueur.

Car s’il est sans doute vrai que ces rapports de domination, ce côté plus structurel, proviennent et correspondent toujours à un certain « imaginaire social » (c’est-à-dire qu’ils ne sont compréhensibles que sur la base de certaines valeurs, d’un sens donné à la vie, etc., dont l’origine ne peut être qu’humaine), il n’en demeure pas moins que leur développement relève d’un automatisme dont les aspects purement représentationnels sont dépourvus. C’est-à-dire qu’une fois déployés, ils acquièrent une dynamique propre.

Quoi qu’il en soit, je pense que, entre son inspiration heuristique et son élan politico-moral persistant, il existe une tension dans la pensée de Castoriadis, tension qui n’est pas entièrement résolue.

Que pensez-vous des tentatives de Castoriadis d’utiliser des résultats logico-mathématiques pour élaborer des notions ou réflexions dans le domaine des sciences sociales ?

Jordi Torrent Bestit : Castoriadis n’utilise pas la logique mathématique pour établir une réflexion sur la réalité socio-historique. Il se contente de démontrer que cette réalité n’est pas réductible aux concepts conjonctifs-identitaires – ni donc appréhendable au moyen de ceux-ci. Il considérait les mathématiques comme le plus haut résultat atteint par ce qu’il appelait la logique identitaire, définie comme une dimension essentielle et inéliminable non seulement du langage, mais de toute vie et de toute activité sociale. Dès son enfance, il s’intéressa aux mathématiques, qui furent son violon d’Ingres. Il est arrivé en France, en 1945, avec l’intention d’écrire une thèse de doctorat sur les apories et les impasses auxquelles mène tout ordre philosophique rationnel, projet qu’il abandonna – comme nous l’avons déjà mentionné – en raison de ses activités politiques et professionnelles. Dans les textes parus dans Socialisme ou Barbarie, il revient sur les apories et les contradictions de la logique hégélienne, question qu’il avait déjà abordée en Grèce, afin de critiquer le marxisme comme nouvel avatar de la « philosophie héritée », qui ne conçoit rien d’autre que des « choses », des « sujets » et des « concepts ». Il tentera de démontrer le caractère insuffisant et limité de la « logique conjonctive-identitaire », incapable de reconnaître les « significations imaginaires sociales ». Il est peut-être utile de mentionner qu’à la même époque, certains représentants de l’ « idéologie française » (Derrida, par exemple) promettaient, en appliquant aux sciences sociales des concepts tirés des mathématiques – la topologie, par exemple –, la création d’une logique alternative. Mais rien n’a émergé de cela à ce jour. Castoriadis développera une « logique des magmas » pour rendre compte de l’existence et du caractère a-rationnel des « significations imaginaires sociales ». Les Grecs ont fait des mathématiques – fondées sur la discussion publique rationnelle (preuve), exemple de rationalité en action – un élément clé de leur philosophie. Mais la meilleure illustration des limites de cette rationalité soumise à la discussion – et qui, en tant que rationnelle, place ses résultats hors de toute discussion – est le théorème de Pythagore : il révèle aux Grecs les nombres irrationnels, ce qui constitue pour eux un scandale. L’approche des mathématiques par Castoriadis reposait sur la nécessité de garder à l’esprit la complexité et l’ironie de cette histoire merveilleusement insondable, bien que partiellement élucidable.

Xavier Pedrol : Je pense quant à moi que les tentatives de ce genre sont toujours risquées, et que, dans la philosophie française, on en a sûrement abusé. Castoriadis n’a pas complètement échappé à cette tendance, mais il n’est certainement pas des pires, de ceux qui l’ont poussée très loin. Sans entrer dans une discussion autour de certaines des interprétations que Castoriadis donna de ces résultats logico-mathématiques – ainsi que d’autres, qu’il utilisa parfois dans le domaine de la biologie ou de la physique –, il me semble que la chose la plus claire que l’on puisse dire à ce sujet, c’est qu’ils sont – dans tous les cas dont je me souvienne, du moins – presque toujours inutiles, et parfois même pires, puisqu’ils obscurcissent plutôt qu’ils n’éclaircissent le phénomène étudié – toujours intéressant, au demeurant, dans le cas de Castoriadis. John R. Searle raconte que Foucault lui avait fait remarquer un jour – ce que, plus tard, Bourdieu aurait corroboré – que cette obscurité qui émanait parfois des textes de Castoriadis était le prix à payer pour être pris au sérieux par la critique parisienne. Il y a peut-être de cela…

Quels sont, d’après vous, ses meilleurs essais ?

Xavier Pedrol : Mes préférés sont ceux de nature philosophico-politique : aussi bien ceux consacrés à la dénonciation des systèmes politiques actuels – par exemple, « La démocratie comme procédure et comme régime » (1996) ou « Quelle démocratie ? » (textes politiques 1945-1997) – que ceux de nature plus philosophique consacrés à la critique de certaines des principales notions qui articulent la pensée politique libérale. Je retiendrais également, pour leur lucidité et leur anticipation, ceux de la période Socialisme ou Barbarie qui critiquent certaines lectures marxistes de cette époque, et ceux qui témoignent d’une attention précoce aux problèmes de nature culturelle ou d’une sensibilité écologique avancée (sa critique de la notion de « développement » est à cet égard exemplaire et d’une grande actualité).

Jordi Torrent Bestit : Il y aurait beaucoup à choisir : L’Institution imaginaire de la société (1975), bien sûr ; n’importe lequel des volumes qui composent la série des Carrefours du labyrinthe, à laquelle Xavier a déjà fait référence, est recommandable. Si je devais en proposer un, je suggérerais celui qui conclut la série : Figures du pensable (1999), qui comprend, parmi d’autres non moins intéressants, deux textes importants : « La rationalité du capitalisme » et «  Quelle démocratie ? ». « L’époque du conformisme généralisé » et « Pouvoir, politique et autonomie » (volume III de la série) méritent également d’être cités. Nombreux sont, en outre, les écrits qui démontrent l’originalité et l’érudition avec lesquelles Castoriadis plonge de manière réflexive dans l’univers politique et philosophique grec : « La polis grecque et la création de la démocratie » est sans doute l’un d’entre eux. Dans cette catégorie, il est également essentiel de mentionner Ce qui fait la Grèce I : D’Homère à Héraclite (2006) et Ce qui fait la Grèce II : La Cité et les lois (2010). Pour le lecteur qui souhaiterait se faire une idée de la perspective kaléidoscopique à partir de laquelle le philosophe met en relation théorie et praxis de manière contextualisée, il peut être très utile de lire Une société à la dérive : entretiens et débats 1974-1997 (2005). Il existe également un site web en 17 langues, périodiquement mis à jour, de la production bibliographique et webographique par et sur le philosophe : www.agorainternational.org.

Quels auteurs – français ou non français – continuent de se reconnaître dans son œuvre ? Et vous-mêmes, diriez-vous que vous êtes des disciples de Castoriadis ?

Jordi Torrent Bestit : Bernard Quiriny [4] a déclaré récemment que, comme philosophie ou théorie politique, la pensée de Castoriadis relevait encore d’un vaste continent à découvrir. Qu’il en soit ainsi tient à différents facteurs : le caractère inclassable de son œuvre, peu adaptée aux critères académiques conventionnels ; l’ambition prométhéenne qui l’inspire et fait de son auteur un passeur toujours disposé à aborder en les entrelaçant des rives liées à diverses inspirations (économiques, sociologiques, anthropologiques, philosophiques, psychanalytiques, politiques) ; le sérieux philosophico-politique avec lequel il développe ses arguments autour de la question de la nature non négociable de la vérité – au sens philosophique le plus fort – et l’entêtement qu’il met à dénoncer les mensonges et les mystifications qui l’occultent. Il existe également un autre facteur, non accessoire en regard que ceux que j’ai énoncés, susceptible d’expliquer pourquoi ce « continent » castoridien demeure méconnu, mais également la discrétion un peu gênée avec laquelle on admet parfois son importance. Il a été relevé par Enrique Escobar et Pascal Vernay, les éditeurs de ses séminaires à l’EHESS, en cours de publication. Il s’agit de la position de distance critique que Castoriadis a toujours maintenue par rapport aux différents « ismes » philosophique de son temps. Il faut rappeler qu’il ne fut, par exemple, jamais structuraliste, pas davantage néo-kantien, qu’il n’adhéra aucunement à la mode nietzschéo-heideggérienne, qu’il ne manifesta aucun attrait pour les « machines désirantes » et, pour finir, qu’il fut toujours étranger au déconstructionnisme. Son terrain était ailleurs. Cette situation de semi-marginalité ne l’empêche de se confronter sur le terrain de la critique – et parfois de façon rude à propos de Heidegger, Sartre, Althusser et d’autres – avec des représentants – morts ou vivants – de quelques-uns des courants philosophiques et/ou politiques déjà évoqués, comme Merleau-Ponty, Arendt, Rorty, Habermas, Heller, Descombes, Ricœur, Jonas, Honneth…

Tenter de délimiter les contours d’une éventuelle « école castoridienne » pourvue d’un corps doctrinal structuré et d’une pléiade de « disciples » plus ou moins dévots relèverait pour beaucoup d’une torsion contradictoire. Car ces deux élément sont autant étrangers à la proposition critique qu’à la signification et aux buts ultimes d’une réflexion fondée sur le questionnement permanent – sur l’« interrogation sans fin » – et donc peu sujette à générer des adeptes patentés, du moins au sens de ceux que produisent les milieux wittgensteiniens, sartriens – et même deleuziens ou négristes. L’œuvre de Castoriadis continue de faire écho dans des collectifs et chez des auteurs attachés au projet d’émancipation, ce qui peut se vérifier, en Espagne, par exemple, dans des publications et sites Web de diverses origines : Mientras tanto, El Viejo Topo, Trasversales, FAN, Espai Marx, Archipiélago, Anthropos, etc.

Xavier Pedrol : J’aurais, quant à moi, tendance à voir les choses de façon un peu distincte. Comme déjà mentionné par mes soins, la trajectoire intellectuelle de Castoriadis n’est pas marquée au sceau d’un académisme tranquille. Cela dit, il ne faut pas exagérer. Au moins depuis les années 1980, Castoriadis a fait l’objet d’une reconnaissance institutionnelle non négligeable. Sa nomination comme directeur d’études à l’EHESS le corrobore ; l’accueil que lui ont réservé, comme auteur, les éditions du Seuil également ; et de même, ses collaboration fréquentes à des journaux et revues, les échos certains que connurent dans les médias diverses de ses prises de position, son assistance à des congrès d’intellectuels internationaux, etc. Dans ce champ particulier – celui de la reconnaissance de ses pairs –, il convient de rappeler que, au-delà de leurs goûts et affinités propres, Habermas lui consacra tout un excursus dans Le Discours philosophique de la Modernité (1988), qu’Anthony Giddens reconnut ses dettes à son égard dans sa tentative de reconstruire le matérialisme historique et que Zygmunt Baumann le cite abondamment dans ses références fréquentes à ses idées.

Pourquoi faut-il lire Castoriadis aujourd’hui ? Quels aspects de sa pensée vous paraissent les plus porteurs pour la gauche de transformation d’aujourd’hui ?

Jordi Torrent Bestit : Dans la mesure où Castoriadis défend la nécessité d’établir une relation exempte de tout élitisme entre le « collectif anonyme » et les idées (ou la théorie), les aspects les plus porteurs de sa pensée ne dérivent d’aucune utilité pragmatique immédiate. Mais davantage de la constance que le philosophe met à maintenir ouverte la possibilité d’altérer le réel par une réflexion et une praxis tendant à politiser l’existence des citoyens, politisation en totale opposition à ce qu’est devenue aujourd’hui « la politique » – soit, pour paraphraser Paul Valéry, l’art d’empêcher les gens de s’occuper des affaires qui les concernent directement.

Il est peut-être opportun de faire allusion à l’intéressant débat qui a récemment occupé certains forums alternatifs sur la stérilité et l’inefficacité auxquelles se condamne la praxis émancipatrice lorsqu’elle tente de se frayer un chemin dans les limites de l’espace étroit préfixé par ses adversaires. Sur cette question, la base ontologique, intense et puissante, de la réflexion de Castoriadis nous permet, par sa portée, de penser et d’agir contre les limites susmentionnées en des termes irréductibles à certains des schémas traditionnels de transformation. Le philosophe soutient, par exemple, que c’est de la conjonction du désir et de la volonté collective – observable dans une multitude de conflits actuels, malgré les pesanteurs de la « basse époque » que traverse la créativité sociale – que dépend finalement la possibilité de rendre réelles des formes réflexives de subjectivité incarnées dans de nouvelles institutions politiques fondées sur la réappropriation du pouvoir par le collectif, l’abolition de la division du travail politique, la décentralisation extrême et la participation universelle à toutes les décisions qui concernent la collectivité, la souveraineté du consommateur, l’autogestion du producteur, la refonte des hiérarchies salariales, la destruction de l’économisme comme valeur centrale (en fait la seule) de l’imaginaire social animé par le capitalisme, l’autolimitation... Cependant, la réalisation de telles exigences, inhérentes au projet d’autonomie, nécessite une mutation anthropologique, une transformation radicale de la représentation du monde et de la place que les êtres humains doivent y occuper. Ce n’est pas rien, bien sûr, mais si un défi aussi énorme n’est pas relevé, la dynamique de la répétition continuera à bloquer les possibilités de construction sociale alternative et à paralyser concrètement le projet émancipateur. Il y a donc plusieurs raisons impérieuses de lire Castoriadis. Certaines d’entre elles découlent déjà de ce qui a été évoqué au cours de cet entretien. Quoi qu’il en soit, on pourrait en évoquer une autre : le positionnement solitaire et excentrique (au sens littéral du terme) que Castoriadis occupe dans la pensée politique et philosophique contemporaine est une preuve supplémentaire de son statut de classique, du moins au sens que donne à ce terme le philosophe espagnol Manuel Sacristán [5] : est classique un auteur qui, ne se démodant pas, mérite d’être toujours lu.

Xavier Pedrol : Certaines des contributions les plus intéressantes de Castoriadis ont déjà été évoquées au cours de cet entretien. En récapitulant de manière très succincte, je soulignerais, que ce qu’il appelle « l’élucidation des domaines de l’humain », soit une anthropologie philosophique qui, au-delà des notions à travers lesquelles elle se forge, me semble soulever des questions et des problèmes pertinents tant du point de vue de la « philosophie politique » que de celui de ce que nous appellerions aujourd’hui la « philosophie de l’esprit ». Dans le domaine de la philosophie politique, la lecture de Castoriadis est utile en ce qu’elle pointe les graves déficiences de l’anthropologie forgée par le libéralisme : son caractère ahistorique et asocial, son appareil motivationnel plat, son mépris des émotions, etc. Dans le domaine de la philosophie de l’esprit, ses tentatives de proposer une ontologie de la subjectivité à l’abri de toute forme de dualisme et du matérialisme réductionniste sont louables et vont dans la bonne direction.

Plus concrètement, et en réponse à la seconde partie de ta question, il ne fait pas de doute pour moi que cette contribution générale de Castoriadis à la pensée de l’émancipation offre des pistes fructueuses à la gauche transformatrice.

La première tient à la nécessité de redonner une perspective globale et dialectique à la réflexion sur la transformation sociale. Et ce d’autant que les institutions sociales ne sauraient être considérées comme relevant de simples faits, naturels ou donnés, mais bien de productions humaines dont la signification ne peut être comprise que dans le contexte du tout-social auquel elles appartiennent. Dans cette perspective – et en claire opposition à la réduction juridico-politique moderne de la démocratie à l’État –, la conception de la démocratie chez Castoriadis nous oblige à examiner l’ensemble des institutions sociales, à mettre sur la table la question des valeurs et des objectifs auxquels elles répondent, une question souvent ignorée par la gauche institutionnelle.

Une autre piste découle d’un aspect central de l’approche castoridienne, à savoir l’attention particulière qu’il porte au culturel et au symbolique dans l’extension de la notion de pouvoir. Très longtemps négligée par l’économisme et l’optimisme historique qui imprégnèrent l’essentiel de la tradition marxiste, cette question est centrale chez Castoriadis. En prêtant attention à ce qu’il appelle « l’imaginaire social », il perçoit comment les différences entre les formes de vie ne sont pas réductibles aux seuls positionnements de classe et, en somme, que tout ne relève pas de la seule économie politique. En tirant sur ce fil, Castoriadis continue à assumer positivement le conflit – en aucun autre endroit il ne resituera le sens de la politique – et à postuler qu’il existera toujours une tension inéliminable entre la société instituante et la société instituée.

Dès lors, contrairement aux courants communistes ou libertaires classiques, l’approche de Castoriadis débouche sur deux idées extrêmement importantes – et encore contestées dans certains secteurs de la tradition émancipatrice : d’une part, l’impossibilité de réaliser une société sans institutions ; d’autre part, la nécessité d’écarter l’idée de réaliser une société avec des institutions justes pour toujours et partout ; en clair, l’impossibilité de prétendre à la construction future d’une « communauté réconciliée ».

D’où la tournure démocratique radicale à laquelle mène son approche – qui, bien sûr, ne saurait être assimilée à une tournure réformiste, sociale-démocrate, comme on l’a parfois prétendu. La distance est énorme : il suffit de penser à la confiance accordée à l’État et à la négligence conséquente de ce que l’on appelait dans la tradition républicaine classique la culture de la « vertu civique » que l’on retrouve dans la social-démocratie. Castoriadis, en revanche, a toujours prôné la nécessité d’abolir la distance entre gouvernants et gouvernés, et défendu la nécessité de supprimer toute forme de domination. D’où sa dénonciation de la fausseté et de l’hypocrisie de l’idée de « système représentatif » et sa critique de la professionnalisation de la politique. Et son insistance sur la paideia des citoyens. Contrairement aux modèles sociaux-démocrates, Castoriadis savait que la démocratie doit être promue dans les habitudes, les coutumes et les réflexes moraux, sans quoi toute procédure ou institution politique, aussi bien conçue soit-elle, est stérile.

Je suis donc d’accord avec Jordi pour dire que, face aux conceptions prédominantes aujourd’hui, les idées de Castoriadis sur la politique et la démocratie sont fécondes pour le renouvellement de la pensée émancipatrice.

Et je dirais, pour conclure, que l’effort passionné d’apprendre qu’a manifesté Castoriadis, sa volonté persistante de transformer la réalité dans un sens émancipateur et son sens aigu de l’humour sont autant de traits de caractère remarquables qui font exemple – surtout en ces temps de « montée de l’insignifiance », pour reprendre ses propres termes.

Merci à vous, je ne poursuis pas le siège… Permettez-moi de souligner publiquement l’intérêt de vos réflexions, de saluer votre profonde connaissance de l’œuvre de Castoriadis et de vous remercier pour votre générosité dans le travail et les efforts que vous avez consacrés à cet entretien.

[Traduit de l’espagnol par Freddy Gomez.]
Source et pdf – À contretemps / Odradek / octobre 2022 – [http://acontretemps.org/spip.php?article940]

 

 

 

 

[3] Cornelius Castoriadis est mort le 26 décembre 1997. [NdÉ.]

[4] Écrivain belge et professeur de droit à l’Université de Bourgogne, Bernard Quiriny est l’auteur d’une thèse, soutenue en 2005, consacrée à La Démocratie dans l’œuvre de Cornélius Castoriadis. [NdÉ.]

[5] Manuel Sacristán (1925-1985) peut être considéré comme l’un des rares grands philosophes postérieurs à la guerre civile et le plus important des philosophes marxistes de son pays. Nous renvoyons le lecteur hispanisant à une excellente contribution de Jordi Torrent Bestit, mise en ligne sur le site de la Fundación Andreu Nin – « Cornelius Castoriadis et Manuel Sacristán » – et disponible sur https://fundanin.net/2020/02/04/cornelius-castoriadis-y-manuel-sacristan/#more-2894. [NdÉ.]

Xavier Pedrol et Jordi Torrent Bestit - Le continent Castoriadis
Tag(s) : #textes web, #histoire
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :