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Le vol de l'histoire, Comment l'Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde

L’objet de ce livre est de montrer que la prétention occidentale à incarner une spécificité historique – construite téléologiquement à partir de l’Antiquité classique, le féodalisme, la Renaissance et finalement le capitalisme lui-même – n’est historiquement pas pertinente. Pour Goody, le véritable tournant historique a eu lieu à la naissance de l’âge du bronze et de sa révolution urbaine : ce moment fondateur caractérise l’ensemble de la zone eurasiatique, avec seulement des variations somme toute mineures entre les différentes civilisations humaines qui ont rythmé son développement dans des interrelations constantes, et cela jusqu’au XIXe siècle et sa Révolution industrielle. Ce dernier moment ne serait pas tant une rupture qu’une accélération de processus qui existaient déjà au préalable, à des intensités qui pouvaient varier, dans l’ensemble de la zone considérée.

Ce livre me semble incontestablement propice à secouer le marronnier des certitudes et des banalités historiques dominantes. Ce livre, indéniablement à prendre en considération, fait pourtant la part trop belles aux continuités historiques issues de la révolution de l’âge du bronze, non pas parce que ces continuités n’existeraient pas, et seraient niées par l’approche occidentale et européenne, mais parce qu’il en vient à dissoudre la spécificité du monde contemporain par rapport à cette histoire globale.

Contrairement à ce que suggère Goody, le monde contemporain n’est finalement pas dans la continuité de l’histoire globale qu’il décrit et densifie. Son approche peut cependant, à mon humble avis, être détournée : le monde contemporain ne s’inscrit pas dans la continuité qu’il met en scène, mais est l’expression de l’implosion de la dynamique historique qu’il décrit, la limite de la révolution de l’âge du bronze qui a donné son unité historique au continent eurasiatique, l’expression du délitement de sa cohérence de long terme.

L’approche comparatiste de Goody permet de mettre à distance la restrictive focale historique occidentale, et en même temps exige de repenser complètement la question de la dynamique révolutionnaire des sociétés humaines. Il en donne, certes indirectement et involontairement, des points d’appui précieux.

Ce qui a donné sa cohérence au monde occidental aura été sa capacité à se penser et se vivre comme exception historique : Goody montre que cette exceptionnalité est trompeuse et biaisée, même s’il semble surtout considérer que le problème est de trouver le « bon » angle d’approche en renonçant à un eurocentrisme trompeur. Cela laisse entier la problématique de savoir pourquoi, dans les faits, l’Europe aura été en mesure de dominer le monde : il s’est bien passé quelque chose, et on peut considérer la dynamique en question comme résultant d’un excès particulier de pouvoir qui aura permis de supplanter mécaniquement la majorité des autres pouvoirs existants, ou bien on peut également considérer qu’un phénomène historique particulier aura mis fin à plus de quatre millénaires de stabilités relatives – non pas dans le sens d’un processus de « progrès » qui dépasserait des limites archaïques qui le freinaient, l’empêchaient de se développer et de s’épanouir –, mais dans le sens où des règles implicites assurant la stabilité relative des sociétés existantes auront cesser de fonctionner et de s’appliquer, libérant ainsi des énergies particulières à la manière de métastases cancéreuses. Ainsi, dans un premier temps, l’effondrement souterrain de ces règles de stabilités aura pu susciter un fort sentiment de liberté et de renouveau tant que le lent délitement des  structures sociales et sociétales « traditionnelles » pouvait servir de contrepoids et contre-modèle tout en continuant malgré tout à servir d’armature idéologique structurante (exemple : la nation républicaine qui épouse l’essentiel des thèmes structurants de la royauté). Mais à partir du moment à ces structures « traditionnelles » se seront suffisamment affaiblies, les promesses de la modernité sont condamnées parce que le socle historique souterrain, implicite, construit sur une temporalité longue, ne fera plus son office de fondation stable, par manque d’irrigation, à l’image de ces bâtiments qui se fissurent par un assèchement insidieux des terrains argileux sur lesquels ils sont construits.

Mais il me faut insister lourdement sur ce point : il n’y a évidement pas de mécanisme historique « objectif », « prédéterminé », indépendant des hommes, de leurs actions et de leurs imaginations, qui pilote un tel mécanisme, une telle dynamique. Ce sont bien toujours les hommes qui font collectivement l’histoire, même s’ils ne connaissent pas vraiment, au bout du compte (du conte... ), l’histoire qu’ils réalisent, parce qu’ils modifient sans cesse les conditions mêmes de son intelligibilité (alors que le propre de tous les pouvoirs est d’exiger et d’organiser un monopole du contrôle (des conditions) d’une intelligibilité figée).

Si Goody pointe et interroge à raison le caractère « construit » de la rupture incarnée par la modernité occidentale, il semble méconnaître et sous-estimer le même caractère « construit » de la continuité qu’il revendique : or ce qu’il s’agit d’expliquer et de prendre en considération, c’est le passage, la possibilité du passage, d’une ancienne dynamique de rupture à une nouvelle dynamique de rupture, qui passe précisément par une réévaluation historique des anciennes continuités, l’une étant bien sûr un moment de l’autre.

Je dirais qu’il y a trois grandes catégories de livres : ceux auxquels on peut adhérer globalement (voire parfois tout à fait), ceux auxquels on n’accorde globalement aucun intérêt véritable (et qui représentent l’immense marais de la production éditoriale), et une frange particulière, les textes paradoxaux, qui concernent des livres avec lesquels on n’est pas d’accord pour une raison majeure, mais qui simultanément pointent un problème de fond, qui soulèvent un questionnement d’ordre paradigmatique que l’on ne peut ignorer. Ce texte de Goody est manifestement de cet ordre. Et je dirais que cette catégorie de textes est en expansion.

[Louis]

*

[4e de couverture]

Une fois encore, comme hier à propos de la famille en Europe ou de la place de l’écriture dans notre civilisation, Jack Goody vient perturber nombre d’historiens figés dans leurs certitudes. À la question soulevée par l’anthropologue britannique, on devine déjà ce que répondront ceux que chagrine une telle exigence : comparaison n’est pas raison.

Pourtant, ici, c’est bel et bien le cas.

La question ? C’est le « vol de l’histoire », c’est-à-dire la mainmise de l’Occident sur l’histoire du reste du monde. À partir d’événements qui se sont produits à son échelle, l’Europe a conceptualisé et fabriqué une présentation du passé tout à sa gloire qu’elle a ensuite imposée aux autres civilisations. Le continent européen revendique l’invention de la démocratie, du féodalisme, du capitalisme de marché, de la liberté, de l’individualisme, voire de l’amour, courtois notamment, qui seraient le fruit de son urbanisation et de son industrialisation.

Plusieurs années passées en Afrique conduisent Jack Goody à mettre aujourd’hui en doute nombre d’« inventions » que les Européens revendiquent, mais que l’on trouve dans bien d’autres sociétés, au moins à l’état embryonnaire. Économiquement et intellectuellement parlant, seul un écart relativement récent et temporaire sépare l’Occident de l’Orient ou de l’Afrique. Des différences existent, mais c’est d’une comparaison nuancée que nous avons besoin, et non d’une opposition tranchée entre le monde et l’Occident au seul profit de ce dernier.

 

[Introduction (p13)]

[…] c’est une chose, lorsque l’on traite de l’Antiquité et de l’essor de l’Occident, que de négliger les petites sociétés auxquelles s’intéressent les anthropologues, mais passer sous silence les grandes civilisations de l’Asie ou les catégoriser comme « États asiatiques » soulève un problème beaucoup plus grave qui exige que soit reconsidérée , outre l’histoire de l’Asie, celle de toute l’Europe. (p15)

Mon idée est que la plupart des historiens cherchent à éviter l’ethnocentrisme (de même que l’attitude téléologique), rares sont ceux qui y parviennent, tant est limitée leur connaissance de l’Autre (et de leurs propres points de départ). Cette étroitesse les conduit souvent à affirmer sans preuve aucune, de manière implicite ou explicite, le caractère unique de l’Occident. (p18)

Plus j’ai examiné d’autres facettes de la culture eurasiatique, plus je me suis familiarisé avec certaines parties de l’Inde, de la Chine et du Japon, et plus m’est apparue la nécessité de comprendre l’histoire et la sociologie des grands États ou grandes « civilisations » comme autant de variations mutuelles. (p18)

[…] il existe une tendance naturelle à organiser l’expérience en fonction de la place centrale que l’on assigne à celui qui la fait – qu’il soit individu, groupe ou communauté. L’une des formes que peut prendre cette attitude est l’ethnocentrisme, dont on constate sans surprise qu’il était aussi une pratique des Grecs et des Romains, comme de toute communauté. Toutes les sociétés humaines affichent un certain degré d’ethnocentrisme, qui conditionne en partie l’identité personnelle et  sociale de leurs membres. (p18)

Il existe donc un risque ethnocentrique caché : celui d’adopter une attitude eurocentrique à l’égard de l’ethnocentrisme, piège dans lequel le post-colonialisme et le post-modernisme ont tendance à tomber. Mais [… l’Europe] n’a pas non plus inventé l’ethnocentrisme. (p19)

Le problème de l’eurocentrisme, cependant, se trouve augmenté du fait que la vision du monde prônée par l’Antiquité européenne – une vision renforcée par l’autorité que lui conférait la large diffusion de l’alphabet grec – s’est trouvée absorbée par le discours historiographique européen, qui l’a fait sienne, donnant ainsi un vernis scientifique à ce qui n’est qu’une variante du phénomène général. (p19)

[…] il est important de comprendre ce qui a permis l’émergence de cette idée d’un écart radical entre l’Europe et l’Asie […]. (p19)

A partir du XVIe siècle, l’Europe s’est acquis une position dominante dans le monde, en partie grâce à la Renaissance, grâce aux progrès de l’artillerie et de la marine, qui lui ont permis d’explorer et de coloniser de nouveaux territoires, de développer ses marchés à un moment où l’invention de l’imprimerie assurait l’expansion du savoir. Vers la fin du XVIIIe siècle, la Révolution industrielle a permis à l’Europe d’étendre sa domination économique à la quasi-totalité du monde. (p20)

La belle linéarité des modèles téléologiques, qui fait abstraction du non-européen sous prétexte qu’il n’a pas connu l’Antiquité et voir l’histoire de l’Europe comme l’enchaînement des diverses phases d’un progrès douteux, doit être remplacée par une historiographie qui envisage la périodisation de façon plus flexible, qui s’abstient de postuler la seule prédominance européenne dans le monde prémoderne, et qui replace l’histoire de l’Europe au sein de la culture commune propre à la Révolution urbaine de l’âge du bronze. Nous devons considérer les développements ultérieurs qui ont marqué l’histoire de l’Eurasie en fonction d’un ensemble dynamique de traits et de rapports en constante interaction – en lien, notamment, avec une activité mercantile (« capitaliste ») permettant d’échanger des idées aussi bien que des produits. (p20-21)

[…] l’histoire du monde est dépendante de catégories telles que le « féodalisme » ou le capitalisme, proposées par des historiens, professionnels ou amateurs, qui avaient en tête le seul exemple européen. J’entends par là qu’on a élaboré une périodisation « progressive » à usage interne en prenant comme modèle la trajectoire particulière de l’Europe. (p21)

Finley a montré qu’on mesurait mieux les différences entre les situations historiques au moyen d’une grille comme celle qu’il utilise pour l’esclavage : il est plus utile, en effet, de définir la nature du rapport qui lie différents statuts de subordination – le servage, la location, l’emploi – plutôt que de recourir à une distinction catégorique comme l’opposition entre esclave et homme libre, toujours susceptible de gradations. (p21)

La situation concernant l’histoire du monde s’est profondément modifiée depuis que j’ai commencé à étudier ces questions. [cf le géographe Blaut, l’économiste Andre Gunder Frank, le sinologue K. Pomeranz, le politilogue Hobson, l’historien Fernandez-Armesto, l’historien de l’architecture Deborah Woward, l’historien de la littérature Jerry Brotton … ] (p22)

J’entends montrer, quant à moi, que non seulement l’Europe a négligé ou minimisé l’histoire du reste du monde, ce qui a eu pour effet de la conduire à une interprétation erronée de sa propre histoire, mais qu’elle a en outre imposé des concepts historiques et des découpages temporels qui ont beaucoup faussé notre compréhension de l’Asie et sont aussi lourds de conséquences sur l’avenir que sur le passé. (p23)

*

[L’Antiquité et la dichotomie Europe – Asie (p226-229)]

Cette idée que les Grecs étaient un peuple différent des autres fut plus tard reprise par les Européens. Mais quelle est donc la force motrice qui, pour des antiquisants comme Finley, incitait les Grecs à se considérer différents des autres peuples du Proche-Orient avec lesquels ils échangeaient activement des marchandises et des idées ? Les différences politiques alléguées ne paraissent guère suffisantes en soi. Quels qu’aient pu être les traits distinctifs du monde de l’Antiquité, ce qui fait défaut à l’interprétation de ces spécialistes, c’est une explication circonstanciée du comment et du pourquoi l’Europe et la Méditerranée se sont écartées du modèle général qui caractérise les sociétés postérieures à l’âge du bronze au point qu’on leur prête un type de société et un mode de production différents (et censément progressistes). Immenses furent leurs accomplissements pour ce qui est des systèmes de savoir, de la sculpture, du théâtre, de la poésie ; mais j’ai exprimé mes doutes quant à l’existence d’un type distinct de société. Maints commentateurs ont choisi de faire de la prédominance de l’esclavage le critère décisif de distinction entre les sociétés de l’époque classique. Mais cette prédominance, comme je l’ai montré, présentait à la fois des avantages et des inconvénients en ce qui concerne le développement de la culture et de l’économie. Quoi qu’il en soit, elle ne constituait sans doute pas, eu égard aux modes de subsistance occidental et oriental, une différence aussi importante que le laisse accroire la dichotomie entre mode antique et mode asiatique. L’utilisation de la main-d’œuvre servile était peut-être une pratique plus courante dans le monde antique, mais il semble qu’il n’y ait guère eu de différence en ce qui concerne les moyens techniques de production. Dans le monde classique, l’utilisation du fer — métal beaucoup moins onéreux que le cuivre ou l’étain, et plus universellement disponible — eut d’importantes conséquences, mais c’est là un phénomène que l’on retrouve dans toutes les sociétés de cette région du monde [141]. Quelles qu’aient pu être les innovations ultérieures, notamment dans l’ingénierie hydraulique et l’agriculture, elles s’inscrivirent dans le prolongement de ce qui les avait précédées. Dans ces domaines, la différence est donc moins tranchée que ne le prétendent la majorité des historiens de l’Antiquité.

L’idée même que ce qui s’est produit en Orient constitue l’« exception asiatique » tandis que l’Occident aurait poursuivi un cours « normal » traduit l’arbitraire d’une hypothèse européenne, qui prend appui sur la perspective du XIXe siècle — laquelle affirme que la seule voie à suivre était celle du « capitalisme ». Et cette idée est le produit d’un amalgame entre le capitalisme — compris au sens large, comme chez l’historien Fernand Braudel — et un événement économique tout à fait spécifique : le développement de la production industrielle, souvent perçu comme impliquant un « investissement productif » (bien que ce soit là un facteur général, qu’on retrouve jusque dans les sociétés agricoles). S’il est vrai que l’Europe en est elle-même venue à constituer une « exception » au XIXe siècle, rien n’indique clairement qu’elle se soit écartée des autres grandes civilisations avant cela, sinon de par sa supériorité à l’époque des « grandes découvertes » — supériorité sans doute liée aux innovations techniques en matière de « voiles et de canons » ainsi qu’au système de caractères mobiles, grâce auxquels elle parvint à adapter l’imprimerie (utilisée depuis longtemps en Chine) à son écriture alphabétique. Ce progrès permit une circulation (et une accumulation) de l’information plus rapide, avantage dont les civilisations chinoise et arabe avaient bénéficié plus tôt grâce à l’usage du papier et, dans le cas de la Chine, de l’imprimerie.

Le fait de différencier deux types de développement, classique et asiatique, dans le processus de civilisation qui se met en place après l’âge du bronze fait surgir un problème relatif aux raisons de l’écart supposé. Et en même temps, cela repousse la question de l’origine du capitalisme aux racines présumées de la culture européenne. Si l’on en croit nombre d’historiens de la période classique, l’Europe, dès l’Antiquité, se serait engagée dans la bonne voie à cet égard, tandis que l’Asie se serait fourvoyée. Telle était, jusqu’à une date récente, la conception qui avait cours chez la plupart des « humanistes », pour lesquels la culture européenne est une émanation inédite des prouesses de la société gréco-romaine. Certains, comme Burckhardt, ont rapporté ces prouesses au « génie grec » d’une façon qu’il est malaisé de contester d’un point de vue strictement historique ou sociologique. D’autres les ont liées à l’invention de l’alphabet, ce qui revient à oublier les racines asiatiques (sémitiques) de la transcription phonétique systématique ainsi que les accomplissements extraordinaires d’autres systèmes d’écriture [142]. Certains encore, au vu des développements ultérieurs, attribuent un statut unique à la réflexion scientifique (à la logique) des Grecs, idée que semble avoir réfutée le travail encyclopédique de Joseph Needham sur la science et la civilisation chinoises [143]. Chacun des facteurs cités renvoie, dans une certaine mesure, aux moyens de communication et a joué un rôle dans les développements qu’allait connaître la Renaissance ; mais il me paraît difficile, avant cette période, d’accepter une distinction tranchée entre l’Orient et l’Occident, entre l’Asie et l’Europe. La plupart des spécialistes s’accorderaient à dire, en effet, que les accomplissements culturels et économiques ne furent pas sensiblement différents jusqu’à la Renaissance et que des phénomènes tels que le « capitalisme » mercantile, la culture urbaine, l’activité littéraire existaient ailleurs, dans une proportion au moins égale. (p226-229)

*

[L’appropriation des valeurs. Humanisme, démocratie et individualisme (p348)]

L’un des mythes les plus dérangeants de l’Occident consiste à croire qu’il faut distinguer les valeurs de notre civilisation « judéo-chrétienne » des valeurs orientales en général, et de celles de l’Islam en particulier. Or l’Islam partage avec le judaïsme et le christianisme non seulement son origine, mais aussi bon nombre de ses valeurs. La plupart des sociétés, notamment dans les régimes tribaux, avaient une forme ou une autre de représentation, même si cette forme ne paraît pas « démocratique » au regard de nos actuels critères électoraux. La démocratie occidentale a en fait détourné vers elle nombre de valeurs qui existaient dans d’autres sociétés : l’humanisme et la triade individualisme-liberté-égalité, ainsi que la notion de charité, censée être « chrétienne ». (p348)

Au nombre des valeurs revendiquées par l’Occident s’inscrit bien sûr la rationalité. […]. Certains auteurs considèrent que la rationalité est purement et simplement absente des sociétés orientales – vision dont Evans-Pritchard, dans Sorcellerie, oracles et magie chez les Azande (1937), a montré qu’elle était infondée (pour l’Afrique). D’autres ont cherché à isoler, par rapport à des formes antérieures, une rationalité qui serait typiquement occidentale, sur le modèle de ce qui a été fait pour le capitalisme. Il existe bien entendu des différences, notamment entre la « logique » de type abstracto-formelle qui caractérise les sociétés de l’écriture et les processus de raisonnement séquentiel tels qu’ils opèrent dans les cultures purement orales. Toutefois, l’idée que l’Occident détient seul le privilège de la rationalité ou du raisonnement logique est une idée proprement inacceptable, qui ne rend compte ni de l’état présent des choses ni de ce qu’elles ont été dans le passé. (p349)

Les Européens font souvent remonter certaines valeurs qu’ils considèrent comme essentielles à la contemporanéité non pas tant à l’Antiquité classique qu’au siècle des Lumières. Parmi celles-ci, citons la tolérance, donc le pluralisme en matière de croyance, et la laïcité. La laïcité passe pour être l’un des facteurs clés du développement intellectuel, dans la mesure où elle a permis d’affranchir la pensée sur l’univers des limites imposées par les dogmes religieux. L’un des objectifs de la modernisation a été de séparer la sphère de l’Église de la sphère de l’activité intellectuelle, d’opérer entre science (au sens large de savoir) et théologie un partage qui reflète la séparation politique de l’État et de l’Église. (p350)

Nous ne serions jamais parvenus à la nécessité des Lumières si nous ne nous étions pas convertis à une religion unique, monothéiste, hégémonique. En Europe, cette religion a cherché à régenter de façon radicale la manière dont les gens vivent. […]. Comparons cette situation à celle de la Chine antique. La tradition religieuse n’était pas dominée par un acteur unique. C’est la pluralité qui prévalait. En effet, le confucianisme, sans être étranger à la morale, adoptait une démarche laïque, rejetant les explications surnaturelles. Il offrait un certain nombre de croyances faisant contrepoids au culte des ancêtres, des divinités locales, au bouddhisme. Cette pluralité explique qu’on n’ait guère eu besoin d’un siècle des Lumières favorisant la liberté de laïcisation. (p352)

C’est dans ce sens d’un intérêt pour le profane que le mot « humanisme » a parfois été employé pour désigner certains moments spécifiques appartenant à des traditions différentes, non chrétiennes. […]. Ce sont des époques, je le redis, où l’on ne rejette pas les convictions religieuses, mais où on les confine à des sphères plus restreintes. Cependant, on ne peut pas dire, même aujourd’hui, que l’humanisme a triomphé sur tous les fronts. Les Lumières n’ont pas ouvert une voie à sens unique. (p354)

Qu’on entende l’humanisme au sens d’un respect des « valeurs humaines » ou d’une adhésion à des principes laïcs, il est clair qu’il n’est pas une invention ni de la « modernité » ni des sociétés occidentales. Les valeurs humaines varient nécessairement selon les collectivités humaines, mais certaines valeurs sont quasi universelles, telles que l’idée de justice distributive, de réciprocité, de coexistence pacifique, de fertilité, de bien-être, voire l’idée de représentation dans la conduite de l’État, ou d’autres instances  hiérarchisées de pouvoir – une représentation qui peut prendre bien des formes, la « démocratie », telle que l’Occident la comprend, n’étant qu’une d’entre elles. (p355)

Dans de nombreuses parties du monde, cependant, la domination coloniale européenne est expressément liée à la mission « humanisante » des programmes éducatifs ; ceux-ci, en effet, furent souvent confiés à des instances religieuses qui, tout en ayant de réelles visées éducatives, considéraient qu’il leur appartenait d’évangéliser les populations, de faire table rase des pratiques locales afin d’introduire les critères européens. Dans ce projet, un rôle important revient à l’enseignement des classiques dans les écoles secondaires. Les classiques enseignés étaient toujours ceux de l’Antiquité européenne, perçus comme des alliés du christianisme (ainsi que le voulait Pétrarque), inculquant un style de vie centré sur les valeurs humanistes. Ces efforts furent couronnés de succès. (p356)

Sans cesse nous sommes confrontés à de grandes déclarations concernant les valeurs « humanistes » universelles, émanant aussi bien des politiciens que des personnes privées, et à leur violation systématique dans des situations particulières. (p358)

A la proclamation de l’indépendance, en Afrique, les dirigeants coloniaux insistèrent sur la nécessité, pour obtenir le consentement populaire, de transmettre le pouvoir à des gouvernements élus conformément à ce que les Britanniques appellent le « modèle de Westminster ». Ces formes de gouvernement ne se maintinrent guère, l’une des raisons étant qu’un parti pris « tribal » ou sectaire présidait très souvent au vote. On adopta alors la formule du régime de parti unique – seule à même, selon les dirigeants, de consolider les nouveaux États –, puis vinrent les coups d’État militaires, seuls à même de renverser ce type de régime. Pour la plupart des nouveaux États, le principal problème politique n’a pas été d’opérer le glissement vers la démocratie, mais d’instaurer un gouvernement central sur un territoire qui n’en avait jamais connu. La chose est toujours difficile dans les États comprenant des groupes définis par des caractéristiques primordiales, qu’elles soient tribales ou religieuses, qui peuvent entraver l’instauration d’un gouvernement de « parti » au sens occidental du terme, mais n’empêchent pas l’existence de certaines formes « démocratiques » de représentation. (p362)

On pourrait dire que la seule mesure à même de garantir la démocratie serait la capacité des citoyens à révoquer leurs représentants lorsque ceux-ci cessent de les représenter. Ainsi, la volonté du peuple pourrait renverser un gouvernement qui s’apprêterait à entrer dans une guerre en dépit de l’opposition de la majorité des citoyens. Si cette possibilité de « véritable démocratie » avait existé, bon nombre de gouvernements européens se seraient écroulés au début de l’invasion de l’Irak. (p364)

Si par « démocratie » nous entendons le type de procédure électorale pratiquée à intervalles réguliers depuis sa première mise en place dans l’Europe du XIXe siècle, alors il faut savoir qu’elle n’est qu’une parmi les formes possibles de représentation. La plupart des régimes quels qu’ils soient ont un mode de représentation. Peut-être, dans l’abstrait, est-il possible d’imaginer un régime autoritaire qui serait totalement autocratique, mais s’il ne trouve pas le moyen de prendre en compte le désir du peuple, ses jours sont probablement comptés, même s’il relève de la « dictature » ou du « despotisme ». (p365-366)

Dans les États qui sont religieusement, « racialement » ou ethniquement divisés, le principe du « un homme un vote » ne représente pas nécessairement une solution acceptable ; en fait, il peut conduire à une majorité permanente ou même à une épuration « ethnique », comme à Chypre, par exemple. (p366)

La citoyenneté est un concept qui exclut autant qu’il inclut. (p367)

Là où la démocratie signifiait, à l’origine, le gouvernement du peuple, elle a vu son sens s’appauvrir pour ne plus désigner que des régimes dans lesquels le Parlement est élu au suffrage universel, par un vote à bulletin secret, pour une durée de quatre ou cinq ans. Et même dans ce sens restreint, la notion de démocratie a parfois été contestée. (p368)

Au niveau international, les puissances démocratique ne respectent pas les procédures démocratiques. (p371-372)

D’une manière générale, cette « valeur » que représente la démocratie, même si elle est parfois restée lettre morte, était souvent sinon toujours présente dans les sociétés antiques, et se manifesta dans des contextes précis d’opposition à des gouvernements autoritaires. L’apport du monde moderne est d’avoir institutionnalisé une forme particulière d’élection (de choix) – et cela pour des raisons, à l’origine, politiques, dans la mesure où l’on exigeait du peuple qu’il contribue activement, par le paiement d’un impôt, aux dépenses publiques. (p372)

A la démocratie sont associées trois valeurs : l’individualisme, la liberté et l’égalité ; indissoluble dans la pensée européenne, cette triade est souvent présentée comme la cause (ou la conséquence) purement européenne de développements exclusivement européens dans les arts, les sciences et l’économie. (p372-373)

L’incohérence idéologique de cette conception [l’individualisme] apparaît dans toute sa splendeur dans l’idée que notre économie est l’oeuvre d’entrepreneurs isolés. Rien n’est plus loin de la réalité : les firmes familiales, même aujourd’hui, jouent encore un très grand rôle. (p373)

L’Europe n’a donc pas l’apanage de l’idée d’égalité. On la retrouve dans la société hindoue, même si elle n’a pas toujours trouvé sa place dans la pensée religieuse brahmane, et dans l’Islam, qui pourtant pratique et, dans une certaine mesure, cautionne l’idéologie de la hiérarchie. En Inde comme en Islam, les deux tendances opposées, égalité et hiérarchie, constituent le miroir l’une de l’autre. Les croyances respectives peuvent certes montrer des aspects très différents, mais si on les replace dans un cadre plus vaste, on s’aperçoit que égalité et hiérarchie, outre l’Inde et l’Islam, concernent aussi le christianisme. (p376)

Le problème du changement, non seulement dans l’attitude à l’égard du luxe mais sur un plan plus général, a partie liée avec la perception qu’a l’Occident des sociétés orientales. Au capitalisme, le changement ; à la tradition, l’immobilité. Mais toutes les sociétés changent, à des vitesses variables et en fonction de contextes particuliers. J’ai montré comment, dans certains systèmes religieux très anciens, le culte pouvait manifester une sorte d’obsolescence intériorisée, en tant qu’il s’adressait au « dieu qui a failli ». Devant le constat de l’échec divin, il faut chercher de nouvelles solutions aux problèmes des humains : c’est là un trait fondamental de ces sociétés, qui se traduit par le renversement des autels, les vieux cultes, inefficaces, étant abandonnés au profit de cultes nouveaux. (p383)

*

[Conclusion (p415-417)]

On l’aura compris, cet ouvrage n’est pas d’abord une histoire du monde mais une analyse de la manière dont les savants européens l’ont mise en forme. Le problème soulevé tient aux explications avancées pour comprendre l’avantage comparatif que l’Europe a acquis.

En chercher les racines dans l’histoire induit inéluctablement un biais téléologique, qu’il soit explicite ou implicite. Prêter attention aux facteurs qui expliquent, pour des chercheurs européens, la modernisation de l’Europe même revient à formuler des jugements de valeur sur les autres peuples — l’absence d’éthique protestante, d’esprit d’entreprise, de réactivité au changement, autant d’éléments qui expliqueraient que l’Europe ait creusé la différence.

J’ai essayé de comprendre dans cet ouvrage comment la domination du monde par l’Europe depuis son expansion au XVIe siècle, mais plus encore depuis sa prépondérance dans l’économie mondiale grâce à l’industrialisation au cours du XIXe siècle, a conduit également à la maîtrise du grand récit de l’histoire du monde. Face à cela, j’ai proposé et appliqué une approche alternative que j’appelle anthropologique — à la manière notamment dont le préhistorien Gordon Childe a décrit l’âge du bronze, foyer de la révolution urbaine, et de la civilisation s’il en est, comme un phénomène unitaire (apparition de l’agriculture mécanisée grâce à l’invention de la charrue, au contrôle sur une vaste échelle de l’eau, à l’invention de la roue, à celle de l’écriture en rapport probablement avec le développement des activités d’échange) apparu au Proche-Orient ancien, puis qui sans discontinuité se répandit vers l’est en Inde et en Chine, au sud en Égypte et à l’ouest en mer Égée. Cette civilisation de l’âge du bronze, née en Asie, précéda de plusieurs siècles la Renaissance européenne si chère à Norbert Elias qui y voit l’émergence du processus de civilisation. L’unité comparative de cet âge du bronze a été brisée par les historiens européens qui ont introduit une séparation entre un continent occidental dynamique au point d’inventer le capitalisme et un continent asiatique confiné dans l’immobilisme du despotisme, voire, dans le cas de Marx, d’un « mode de production asiatique » spécifique.

La difficulté qui m’apparaît fondamentale est que c’est par l’histoire que l’avantage tardif pris par l’Europe a été expliqué. Si ce continent est jugé le seul à avoir développé une forme d’économie sans pareille, ledit « capitalisme », alors rien n’interdit dès lors d’en plonger les racines dans l’« absolutisme », mais avant cela dans le « féodalisme », et plus profondément encore dans l’« Antiquité », voire dans un ensemble sans équivalent d’institutions, de vertus, d’émotions et de religions. Mais changeons de perspective, non plus historique, mais anthropologique, et nous voyons le développement des sociétés humaines depuis l’âge du bronze sous une forme différente, celle d’une élaboration continue d’une culture urbaine et mercantile sans ces discontinuités brutales qu’induisent les catégories distinctives du genre « capitalisme ». Braudel, à sa manière, dans sa grande étude sur la civilisation matérielle, a pour position de retracer une activité capitaliste, à des degrés divers, dans l’ensemble des sociétés qu’il étudie en Asie et en Europe. Encore réserve-t-il le qualificatif de véritable capitalisme à la modernité occidentale, à l’image de Needham qui distingue la « science moderne » de la « science ». Mais si le « capitalisme » caractérise toutes les sociétés, sa dimension d’unicité occidentale disparaît par là même, emportant avec elle le problème de son explication. Resterait à expliquer l’accroissement de son intensité, plutôt que de distinguer un mode de production spécifique en recourant à un changement de catégorisation. La situation serait plus simple encore si l’on renonçait à l’usage du terme « capitalisme » qui tendra toujours à suggérer une sorte de position privilégiée à long terme pour l’Occident.

En réalité, pourquoi ne pas reformuler la discussion sur l’avantage pris par l’Occident à l’époque moderne en des termes autres — ceux d’une intensification de l’activité économique et d’autres activités au sein d’un cadre à long terme qui serait celui des développements des villes et des activités de production et d’échange ? Ce cadre autoriserait la distinction entre des périodes d’intensité plus ou moins haute ou basse et engloberait les aspects tant positifs que négatifs du « processus de civilisation ». Assurément, la séquence du temps long demande à être aménagée en périodes découpées, mais cela nous autoriserait enfin à parler de processus d’intensification de l’industrialisation, voire de Révolution industrielle, sans dénier que ce processus connut aussi des commencements en Asie et dans d’autres sociétés, et sans même prétendre ne le réserver qu’à la seule histoire de l’Europe.

 

< relevé de citations pdf >

Jack Goody, Le vol de l'histoire, Gallimard 2010
Tag(s) : #livres importants, #histoire
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