Le concept situationniste de spectacle doit être « retourné » : le spectacle n’est pas une falsification du réel, au sens où la réalité serait falsifiée par les pouvoirs institués, à des degrés variables d’intentionnalité, avec pour objectif de faire ou laisser croire que la réalité effective serait un leurre : mais plutôt, le spectacle est la construction d’une réalité atemporelle, ahistorique, fondée sur le principe de la continuité et de la permanence historique, qui a précisément pour conséquence indirecte de cacher le fait que la réalité « continuée » que les pouvoirs instituées prétendent incarner et gérer n’existe déjà plus.
Tout être humain, fût-il le plus intelligent et le plus sagace, ne peut penser, au mieux, que le présent. Sauf que ce présent n’est pas un point isolé sur un fil temporel, mais immédiatement un enracinement et une projection sur une temporalité globale, un pied dans le passé et un autre dans l’avenir, dans le passé et l’avenir singulier du seul moment historique qui les porte. Personne ne peut « anticiper » le futur, tout au plus peut-on considérer que certaines traces du passé continuent à montrer une certaine pertinence après coup. Aucun être humain ne peut décrire parfaitement son présent, sans qu’apparaisse un différentiel, un facteur delta, avec la perception que peuvent en avoir ses contemporains. Et ce différentiel, ce facteur delta, ne peut que s’accroître au fil du renouvellement des générations, ne peut que s’accroître en traversant les frontières informelles qui distinguent les unes des autres les différentes sociétés et civilisations. L’institutionnalisation des sociétés a précisément pour fonction, pour un temps au moins, pour un temps nécessairement contraint, de limiter autant que faire se peut cet inexorable écoulement du temps, cette inexorable dissolution des repères historiques institués.
Ce qui fait l’unité historique d’une époque c’est, de façon indissociable, une cohésion matérielle et subjective, une rationalité et un imaginaire, du tangible et des rêves, de l’affectif et de l’émotionnel, des racines et des projections, un sens de l’individuel et du collectif, etc. Une telle unité ne possède que des capacités limitées de développements frictionnels pour continuer à se maintenir, et c’est pourquoi les sociétés humaines sont mortelles, puisque les conséquences effectives du développement de tous les aspects caractéristiques de cette société donnée entrent nécessairement en contradiction, au bout d’un moment, avec ses fondements historiques originels. Cette contradiction est ce que j’appelle la contradiction révolutionnaire, qui est toujours spécifique à une société donnée et qui signe son incapacité à voir et comprendre une dimension de plus en plus importante d’une réalité qui lui échappe, sans être constituée et déductible pour autant.
On peut donc voir et commencer à comprendre qu’une analyse historique fondée sur des conflits d’intérêts, qui opposent peuple et notables, dominants et dominés, riches et pauvres, etc., est incapable de rendre compte des processus révolutionnaires : la modernité, surtout issue de la Révolution française, a toujours cherché à comprendre, voire à anticiper, le processus révolutionnaire sur la base de conflits d’intérêts objectivables, en quoi elle a pourtant systématiquement échoué depuis plus de deux siècles, au point même de l’invisibiliser quand bien même son urgence est devenue des plus palpables et en même temps des moins pensables. Un tel écart, une telle contradiction n’est pas l’expression de la puissance de domination du système sociétal, mais bien l’expression d’une incapacité à saisir les attendus des enjeux présents d’une révolution : jamais encore le monde n’aura été si éclaté, si conflictuel, si désarçonné, si instable, si incohérent, si impuissant, si fragile, etc., et pourtant ces mêmes caractéristiques s’appliquent tout également au camp autoproclamé de sa contestation la plus résolue. Le drame c’est que ce camp de la contestation infère son impuissance comme résultat pratique d’une capacité de domination effective de l’ordre institué, quand bien même cette dernière démontre tous les jours qu’elle est essentiellement une fiction idéologique des plus pauvres.
Les logiques d’intérêts n’ont jamais de débouchés révolutionnaires. Ces derniers ne trouvent historiquement place qu’à partir du moment où les logiques d’intérêt précisément ne rendent plus compte des enjeux. S’y rajoute nécessairement une remise en cause de la signification de ces intérêts.
Le camp de la contestation (de la théorisation de l’anticipation?) est faible, mais cet état de fait n’a pas grand-chose à voir avec la domination réelle de l’ordre institué : ce sont deux choses distinctes, parce qu’ils obéissent à des dynamiques historiques qui ne se recouvrent pas fondamentalement, même si la première est nécessairement issue de la seconde. Les révolutions sont toujours ébahies de constater que, derrières les apparences et les évidences premières, le roi était déjà nu – ce qui ne veut pas nécessairement dire désarmé… Ce n’est donc finalement pas tant le pouvoir qu’il faut abattre que l’image de la puissance qui lui sert de paravent. Le pouvoir est une représentation, une image, une fiction très réelle du monde, et toutes les forces armées que l’on voudra sont incapable de le préserver si cette image tombe. Abattre un pouvoir, ce n’est pas (seulement) défaire les forces armées qui l’étayent, c’est détruire la légitimité qui les commande : c’est pourquoi une révolution n’est jamais, voire que marginalement une question de rapport de forces armées, comme sont en train de le démontrer les Iraniennes et les Iraniens. L’erreur est de faire une équivalence trop souvent simpliste entre la puissance d’un ordre institué donné et la quantité d’armes dont il croit disposer. Tout pouvoir ne peut durer qu’autant que peut durer la légitimité de sa propre « vision du monde » sur la société qu’il prétend incarner et qu’il aura, pour un temps au moins et au moins partiellement, partagé avec elle.
La difficulté pour comprendre la question de la révolution est qu’il n’y a pas adéquation instantanée entre transformation d’un monde historique donné et transformation des systèmes de représentation qui en rendent compte. Ceci pour dire que, dans le cours « normal » du développement d’une société donnée, il y a bien globalement, au moins au départ, un système d’adéquation, aussi conflictuel que l’on voudra, entre un monde et un système de représentation : le problème est que cette adéquation, sur le temps long, ne va jamais en se renforçant, mais bien au contraire en se dégradant. On peut bien envisager qu’au cours du temps se produisent des crises de réduction des tensions accumulées, au prix de réajustement mineurs (qui peuvent malgré tout être violents), mais qu’en même temps le cumul du divorce fondamental ne fasse bien que s’accroître.
Ces tensions historiques peuvent, et généralement cela est bien la cas, être traduits, et socialement ressentis, à travers des conflits d’intérêts « matériels », en quelque sorte comme vecteurs d’enjeux plus profonds, mais l’éventuelle dimension révolutionnaire ne peut en aucun cas être analysée à travers ces seuls enjeux matériels : on peut le remarquer négativement à travers le fait que les seules misères matérielles ne suffisent jamais à déclencher un processus de redéfinition sociétale.
Pourquoi un tel processus est-il si peu visible et si peu perceptible ? Je hasarderais comme tentative d’explication que l’idéologie du progrès qui est constitutive de notre monde postule un processus continu de réduction de l’ignorance, un processus permanent de meilleure adéquation entre le monde et sa représentation rationnelle : la mise en échec de cette rationalisation progressiste et cumulative est donc un fait majeur qui défie l’entendement, tout en étant en contradiction fondamentale avec les soubassements historiques globaux de ce monde-ci. Considérer que c’est la rationalité positive de ce monde-ci qui est prise en défaut n’est tout bonnement pas entendable…
Par-delà toutes les contraintes matérielles qui nous tombent dessus et nous pourrissent la vie, il faut pointer le fait que nous sommes aussi confrontés à un défi existentiel, philosophique, de rationalité, de sens de l’existence, etc. (tous termes finalement insatisfaisants) : la difficulté est finalement bien que ces misères matérielles ne sont pas résolubles et préhensibles parce qu’elles ne sont pas tant le problème (appelant de simples solutions objectives et évidentes) que le symptôme d’un insaisissable mal de vivre, d’un déficit d’adéquation entre ce monde et nos présentes représentations (rationnelles, culturelle, subjectives, etc.). Il faut en effet garder à l’esprit : « d’abord les liens de dépendance réciproque qui unissent les représentations du monde, les technologies et l’état de développement des différents savoirs ; ensuite, à travers une notion comme celle d’obstacle épistémologique (qui retrouve autrement ce qu’il y a de plus aigu dans celle d’outillage mental), l’articulation entre les représentations communes (stock de sensations, d’images, de théories) et les progrès des connaissances désignées comme scientifiques. [Roger Chartier, Au bord de la falaise, p48] ». Sauf que pouvoir postuler une telle unité historique, c’est également souligner qu’une telle unité n’est jamais donnée par avance, qu’elle est une construction, et que donc elle possède une limite de validité et de pertinence dans le temps.
Le passé, quel que soit son niveau d’appréhension – individuel, familial, collectif, groupe, classe, nation, etc. – est toujours une construction, et non pas un donné brut sur lequel viendraient se greffer des représentations. Cela ne signifie surtout pas que n’importe quelle construction est pertinente et valide : ces constructions sont, ou non, légitimées à travers des conflictualités historiques qui se jouent au présent : n’importe quel passé n’est pas compatible avec n’importe quel avenir, de même que la revendication d’une ouverture sur un futur désirable doit impérativement puiser son énergie dans la cohérence adéquate d’un passé, d’un passé qui n’est pourtant jamais aléatoire, qui n’est jamais une pâte informelle façonnable à souhait.
Lorsque l’URSS s’est effondrée en 1991, peu nombreux ont été ceux qui y ont lu non pas une victoire du « capitalisme » mais un moment particulier de sa crise générale. Et pourtant si on met cet événement en relation avec la crise des sciences sociales en générale à la même époque, et avec la crise de la discipline historique académique, le tableau se présente bien autrement :
« Temps d’incertitude », « crise épistémologique », « tournant critique » : tels sont les diagnostics, généralement inquiets, portés ces dernières années sur l’histoire. Qu’il me suffise de rappeler deux constats qui ont ouvert la voie à une large réflexion collective. D’un côté, celui proposé par l’éditorial du numéro des Annales de mars-avril 1988 qui affirmait : « Aujourd’hui, le temps semble venu des incertitudes. Le reclassement des disciplines transforme le paysage scientifique, remet en cause des primautés établies, affecte les voies traditionnelles par lesquelles circulait l’innovation. Les paradigmes dominants, que l’on allait chercher dans les marxismes ou dans les structuralismes aussi bien que dans les usages confiants de la quantification, perdent de leurs capacités structurantes […] L’histoire qui avait établi une bonne part de son dynamisme sur une ambition fédératrice, n’est pas épargnée par cette crise générale des sciences sociales. » Second constat, tout différent dans ses raisons mais semblable dans ses conclusions : celui porté en 1989 par David Harlan dans un article de l’American Historical Review qui a suscité une discussion qui dure encore : […] « Le retour à la littérature a plongé l’histoire dans une grave crise épistémologique. Il a mis en question notre croyance en un passé fixé et déterminable, il a compromis la possibilité de la représentation historique elle-même, et il a miné notre capacité à nous situer dans le temps ». (p87-88)
Il y a toujours un hiatus, une divergence, un non-recouvrement entre l’image que la structure sociale entend donner d’elle-même et la façon dont celle-ci réagit avec les individus et les groupes qui la constituent : il y a toujours interaction et réaction, négociations, adéquations partielles et révoltes : toute approche du fait social qui postule une soumission totale, sans nuances, à une idéologie dominante est nécessairement dans l’erreur, et surtout dans une impasse, un aveuglement : il me semble, qu’historiquement parlant, le point faible de toute société réside en priorité dans les mécanismes de son institutionnalisation, et plus précisément encore dans les mécanismes mis en œuvre pour en assurer la permanence et la survie dans la durée. Le temps est l’acide qui dilue tous les pouvoirs institués, parce qu’ils sont fondamentalement incapable de réellement s’adapter et de se remettre en cause (puisque l’objectif premier de tout processus d’institutionnalisation est justement de tenter d’arrêter l’écoulement du temps).
Il est bien connu que la modernité capitaliste ne peut se développer sans « révolutionner en permanence sa base matérielle », mais ce qui est moins souvent souligné c’est que ce processus se paie au prix d’un renforcement idéologique et fantasmé de la permanence historique : comment ne pas voir ici la contradiction insoluble du présent ? Comment ne pas voir là le cœur de la contradiction contemporaine entre le monde (faussement dynamique) de l’économie et le monde (faussement atemporel) du politique, et l’impossibilité de trouver une issue quelconque sans les remettre simultanément en cause ?
La réalité historique d’une époque n’est pas réductible à ce que cette époque pouvait effectivement dire d’elle-même : on pourrait même suggérer que l’irruption de l’histoire ne commence qu’avec la possibilité de distinguer l’intelligibilité qu’une époque avait d’elle-même, du regard qu’une époque ultérieure peut porter sur cette période passée. Le paradoxe n’est qu’apparent : en effet, cette période passée ayant de fait modifié, transformé, adapté, la réalité de son temps, a tout aussi nécessairement produit des conséquences non entièrement réductibles aux logiques qui les avaient suscités, autorisant par cela même une réévaluation de son action. Le propre d’une critique révolutionnaire, appliqué donc à la période contemporaine, est ainsi de remettre en question le présent au nom des conséquences qui échappent à la rationalité spécifique de ce temps : il y a alors nécessairement un irréductible conflit de rationalités (conflit qui est automatiquement nié dans une conflictualité réduite à des intérêts commensurables entre eux, par exemple dans le cas où la conflictualité sociale est réduite à un changement de clé de répartition de la valeur). En fait, dans cette perspective révolutionnaire, toutes les contraintes et problématiques de la vie immédiate doivent impérativement ici être analysées au travers de cette double conflictualité de rationalités, l’une n’étant plus tout à fait actuelle, l’autre n’étant pas encore vraiment constituée : c’est d’ailleurs pour cette raison que l’option de l’« avant-garde » est au mieux une escroquerie historique ; et ce qui explique également pourquoi, dans la période récente, les mouvements de contestation se développent en-dehors (voire contre) les mouvements institutionnalisés héritiers des contestations passées (partis, syndicats…). La démocratie directe qui inspire d’une manière ou d’une autre ces mouvements n’est pas une option organisationnelle parmi d’autres, elle est rendue nécessaire par l’inexistence préalable d’une socialité « clé en main » qu’il suffirait d’appliquer. Cette approche laisse ouverte une possibilité à prendre en considération : qu’un camp de la contestation révolutionnaire puisse trouver sa place dans ce conflit de rationalités ne signifie pas pour autant que ne puisse pas exister un processus parallèle, qui s’appuierait également sur le même conflit de rationalité, mais qui aurait pour ambition de fonder une nouvelle cohérence de la domination en rupture réelle avec celle du présent, même si pour l’instant n’est pas non plus constituée.
« Les œuvres n’ont pas de sens stable, universel, figé. Elles sont investies de significations plurielles et mobiles, construites dans la négociation entre une proposition et une réception, dans la rencontre entre les formes et les motifs qui leur donnent leur structure et leur compétences ou les attentes des publics qui s’en emparent. Certes, les créateurs ou les autorités, ou les « clercs » (qu’ils soient ou non d’ Église), aspirent toujours à fixer le sens et à énoncer la correcte interprétation qui doit contraindre la lecture (ou le regard). Mais toujours, aussi, la réception invente, déplace, distord. Produites dans une sphère spécifique, dans un champ qui a ses règles, ses conventions, ses hiérarchies, les œuvres s’en échappent et prennent densité en pérégrinant, parfois dans la très longue durée, à travers le monde social. » (p98)
Ce qui fait qu’il nous faut sortir du schéma historique qui ne conçoit jamais la révolution que sous le mode de la prise de conscience, c’est-à-dire de la construction finale d’une adéquation terminale entre une réalité extérieure par essence et son processus d’intériorisation par la conscience humaine. Toute la modernité a été construite sur ce postulat, et c’est l’impossibilité de continuer à la maintenir qui signe sa faillite : le concept de révolution doit donc être « retourné » : non plus le processus d’adéquation de la conscience au réel, mais le processus actif de divergence entre deux réalités pensées-vécues.
Louis, Colmar le 03 janvier 2023
suite : Commentaire sur le retournement du spectacle
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