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L’inversion de la notion de « spectacle » consiste à refuser aux pouvoirs institués le statut de falsificateur actif du réel, mais au contraire à considérer le « spectacle » comme la conséquence passive du processus de déréalisation historique que subissent ces pouvoirs institués. Ces derniers peuvent bien organiser activement la fiction de la permanence du maintien de leur légitimité historique, le cœur de la dynamique de transformation de la réalité leur échappe tendanciellement, dans un processus centripète qui les déborde. Mais, et il faut y insister, cette dynamique de transformation ne repose pas sur sur une opposition objectivable entre une réalité « vraie » et une réalité « fausse » : c’est une réalité institutionnalisée qui se délite et qui, en creux, appelle la constitution d’une réalité nouvelle qui n’existe pas encore. Il s’agit là d’un seul et même processus.

Le concept traditionnel d’aliénation repose ainsi sur la possibilité d’une adéquation « parfaite » entre la pensée et le réel, l’aliénation étant précisément le constat secondaire d’une non-concordance des deux. Une telle situation peut toujours être constatée dans un cadre institutionnel donné, mais ne permet malheureusement pas de caractériser une situation de transition révolutionnaire : cette dernière puise en effet précisément son énergie positive de cette non concordance, non pas en cherchant à réduire cette fracture entre une réalité perçue comme évidente et sa représentation adéquate, mais au contraire en cherchant à redéfinir une normativité globale qui permette de rendre compte indirectement de cette non concordance. Aujourd’hui, c’est en effet bien cette non évidence de la réalité qui est au cœur de notre problématique.

Une crise révolutionnaire est une processus de transition entre deux régimes d’historicité, une telle transition ne pouvant être décrite avec les outils et les représentations instituées de la société en place : et c’est précisément cette incapacité qui est le moteur de la crise. Pour le dire plus prosaïquement, ce ne sont pas les injustices et les inégalités qui, au-delà d’une certaine limite, pourraient déclencher un processus révolutionnaire, mais bien au contraire le bouleversement des référentiels de justice et d’égalité qui finissent pas saper la structure sociétale instituée.

Si le travail de l’historien consiste à articuler et approfondir les liens indissociables entre le monde institué et son passé, le propre de la dynamique révolutionnaire est de s’appuyer sur la mise en question de ces liens particuliers, non pas parce qu’ils seraient mensongers, mais parce qu’ils ne sont plus capables de rendre compte de la complexité exponentielle du présent. « Ce qui suppose, à l’évidence, de répudier toute épistémologie de la coïncidence immédiate ou de la transparence entre le savoir et le vrai, entre le discours et le réel. Mais ce qui suppose, également, de penser l’opération historique comme une connaissance (que d’autres diront indicielle ou conjecturale), comme une opération qui est « scientifique » en ce qu’elle « change quelque chose qui avait son statut et son rôle [ici le document, l’archive], en une autre chose qui fonctionne différemment [le texte historique]. » [Chartier, Au bord de la falaise, p169] ».

L’approche révolutionnaire « classique », en particulier marxienne, reposait sur le principe de la construction progressive de cette adéquation entre le discours et le réel, le moment révolutionnaire étant conçu comme celui de son affirmation finale, les forces instituées ayant ici pour vocation d’empêcher son émergence. Une telle approche n’est plus tenable, n’est plus défendable, en particulier en raison de son substrat téléologique. Les conséquences de cette impasse sont encore loin d’avoir été tirées. Je pense qu’il existe pourtant bien une dynamique révolutionnaire de l’histoire humaine, mais que celle-ci consiste non pas à réaliser une essence, mais à se confronter à intervalles irréguliers à l’impossibilité de préserver dans la durée les adéquations provisoirement établies et instituées entre réalités et représentations, ce qui se traduit concrètement par une aggravation de la désorganisation sociale au nom de valeurs et de référentiels qui ont perdu leurs capacités d’actualisation (mais pas, par cela même, de nuisances).

Toute la difficulté, en ces temps inévitablement troubles, est alors de comprendre les actions humaines dans le cadre d’un déficit des représentations actives du quotidien, de considérer que les représentations que les humains se font de leurs actions sont essentiellement bancales et approximatives (et tout particulièrement dans les moments de tension révolutionnaire) : l’insatisfaction ne trouve pas ses mots, l’erreur étant de conclure à partir de l’absence des mots à l’absence de la chose, à partir de la confusion des mots et des idées à la superficialité du vécu… J’y vois là, quant à moi, dans la tension majeure suscitée, la source de la redéfinition sociétale en cours.

Ce qui importe pour comprendre le moment contemporain, c’est le délitement des sens et des réalités, non pas comme conséquence directe d’un mainmise des forces instituées sur la réalité, mais au contraire comme indice central de leur perte de contrôle, parce qu’elles sont dans l’incapacité d’empêcher, ou de limiter, les glissements, dérives, détournements, dilutions de l’ordre historique qu’elles prétendent pourtant continuer à incarner.

La crise que nous vivons ne se caractérise pas, comme le voulait la dynamique historique classique telle qu’elle était perçue jusqu’à la presque fin du XXe siècle, par la montée en puissance parallèle d’un camp de la dépossession face à un camp de la domination : cette vision de la conflictualité sociale est définitivement morte – et malheureusement trop nombreux sont encore ceux qui y lisent une forme de victoire de l’ordre institué, au lieu d’y reconnaître un bouleversement des codes et des modalités de la conflictualité. Je ne dis pas par là qu’il suffirait de changer de modèle de conflictualité, de remplacer un modèle dépassé par un autre plus efficient qui, pour des raisons diverses, ne serait pas encore reconnu : ce modèle alternatif n’existe pas, ce qui n’empêche pas que le précédent doive être dépassé. Face à un tel modèle qui se cherche effectivement, il importe de donner attention non pas (tant et essentiellement) à une radicalité tapageuse qui serait en mesure d’occuper l’espace publique, mais de se concentrer sur la multiplication des « signaux faibles », fondamentalement brouillons et contradictoires, confus et paradoxaux, qui expriment une insatisfaction existentielle devant l’impuissance des discours historiquement constitués, et fermés sur eux-mêmes, à en rendre compte.

Même si la contestation de l’ordre existant tend tout naturellement à simplifier les oppositions, il faut bien relever que la dissolution des repères de la contestation, qui sont immanquablement des éléments de la dissolution des repères de la normalité vécue elle-même, entraîne comme conséquence le développement du caractère ambivalent des attitudes individuelles du plus grand nombre devant les enjeux sociétaux, leur permettant, sur des bases floues et largement intuitives de basculer d’un côté ou de l’autre de la sauvegarde du statu quo social lors des moments cruciaux. Il n’existe en effet pas de déterminisme sociologique, ou économique, de la contestation.

Le cœur de la crise révolutionnaire à laquelle nous sommes confrontés repose tout entier, à mon sens, sur la caractère inopérant et non pertinent, des rationalisations sociétales antérieures, sur l’échec des dynamiques historiques telles qu’elles étaient précédemment perçues, comprises et intiment vécues : la montée significative des régimes ou des tentations autoritaires n’a cependant pas pour ambition première de contenir une contestation identifiée, mais d’empêcher de soulever le tapis sous lequel les ordres institués prétendent cacher les preuves et les conséquences de leurs impuissances à contrôler la réalité effective. La première justification des ordres autoritaires est de s’enfermer dans des tours d’ivoire fictionnelles, d’empêcher autant que possible de laisser voir que le roi est nu, du moins en haillons : la violence et la mort qu’ils sont capables de mettre en œuvre dans ce but mesurent directement l’intensité et la peur de l’irréalité de leurs fictions.

Nous savons désormais que les sociétés humaines sont mortelles. Mais elles ne meurent pas (essentiellement) parce qu’elles seraient confrontées à des cataclysmes externes ingérables, elles meurent parce qu’elles ne savent pas gérer la contradiction, la divergence croissante entre l’institutionnalisation de leur monde et les conséquences imprévues et imprévisibles que cette même institutionnalisation produit nécessairement, en étant dans l’incapacité d’acter un divorce entre ce monde précédemment institué et ses jeux propres de représentations. La vocation première de tous les pouvoirs est la prétention de vouloir et de pouvoir arrêter le temps entropique, de nier l’écoulement sauvage du temps. La vocation première de tous les pouvoirs autoritaires est de vouloir faire la même chose, y compris par la force, la violence et la mort. On pourrait ainsi dire que le temps historique mesure l’impossibilité de maintenir dans la durée la cohérence acquise à un moment donné entre un monde institué et les jeux de représentations qui l’ont constitué, et les diverses stratégies mises en œuvre pour en limiter les inévitables dérives.

Il y a toujours un écart, fluctuant, entre ce que les humains définissent comme réel et les représentations qu’ils s’en font – et qui par ailleurs les constituent comme collectivité. La spécificité des pouvoirs institués est de codifier un tel écart, quitte à éventuellement le nier : ce qui implique par ailleurs que ces pouvoirs institués sont toujours les plus mal placés pour en percevoir les limites. Un tel écart ne peut globalement être traité socialement et historiquement que de deux grandes manières : sous le prisme de la continuité, ou sous celui de la rupture – sauf qu’il ne faut jamais oublier que cette continuité ou cette rupture sont avant tout des constructions imparfaites, qui doivent être considérées en fonction des temporalités invoquées, selon la manière qu’elles s’inscrivent ou non dans les périodisations instituées et reconnues.

Le propre des processus révolutionnaires n’est ainsi pas de se couler dans les canons établis qui caractérisent ce qui relèverait de la continuité ou de la rupture (définis pour ainsi dire d’un point de vue absolu), mais justement de les bousculer : le propre des processus révolutionnaires est de faire sauter la caractérisation originelle de la rupture fondatrice du monde institué contesté, en devenant capable de relire et relier cette rupture ancienne dans une nouvelle continuité globale, bref, en montrant que la rupture fondatrice peut être historicisée, relativisée, ce qui permet d’ouvrir la possibilité d’un nouveau processus de rupture sur des fondements historiquement originaux pour les temps contemporains : le passé est un verrou pour tous les processus révolutionnaires, probablement le plus redoutables de tous.

Les événements historiques ne peuvent donc pas avoir des significations brutes et premières : ils sont inscrits dans des dynamiques plurielles, multiformes, dont la densité conflictuelle se joue toujours au présent. La dynamique révolutionnaire ne consiste donc pas à opposer une contre-rationalité rigide à la rationalité fermée du monde institué, mais seulement à confronter la fermeture de ce monde institué à une expression foisonnante des possibles, tout en cherchant à préserver cette diversité. L’inscription de la contestation du monde institué dans un processus dual a ainsi toutes les « chances » de devenir contre-productif.

*

L’État est historiquement le lieu de l’articulation d’un ordre du monde et d’un ordre du monde sociétal : que la modernité se soit développée sur l’invisibilisation de cette articulation, en produisant d’un côté un ordre naturel et de l’autre un ordre social n’invalide pas pour autant ce lien, bien au contraire : c’est même la prise en compte contemporaine de leur divorce, dans les conditions historiques de la perte de cohérence globale du régime étatique, qui caractérise encore le mieux la crise « finale » de la modernité. Elle additionne en effet une rupture dans l’ordre du monde avec une rupture dans l’ordre sociétal, tout l’enjeu étant de dépasser leur contingence artificiellement entretenue pour les traiter comme deux aspects d’une même problématique. Sauf que le dépassement de cette contingence suppose la mise en question de « l’institution imaginaire de la société », ce qui ne sera pas possible sans cultiver, approfondir, amplifier l’écart entre la réalité instituée et les discordances de ses perceptions. Cela n’a malheureusement qu’un rapport assez distendu avec le simplisme d’une opposition cardinale entre vérité et mensonge.

Une dynamique révolutionnaire est ainsi toute entière inscrite dans un bouleversement fondamental d’un régime jusqu’ici établi et partagé de vérité-mensonge. Ce qui n’est pas sans entraîner un état de confusions, d’ambiguïtés, de faux-semblants, d’incompréhensions réciproques, un sentiment de falsification généralisé et de perte des anciens repères. Lorsque je considère que le concept de spectacle devrait être retourné, cela signifie que cette situation n’est pas globalement le résultat construit et manipulé par le monde institué, mais l’indice d’une situation qui lui échappe, au moins pour l’essentiel, une situation qu’il subit et contre laquelle il cherche également à se prémunir, en particulier en renforçant tendanciellement les travers autoritaristes inhérents à tout pouvoir.

La vérité d’une société institué est nécessairement inscrite dans ses origines, ce qui implique inévitablement que sa survie est relative à sa capacité à faire vivre et durer la cohérence de ces origines dans la durée, et tout aussi inévitablement, que cet objectif est impossible à tenir, tout comme il est impossible qu’une société instituée renonce par elle-même à la cohérence qui la constitue (parce que l’alternative à une société instituée ne lui préexiste pas, ne peut se constituer que dans le processus même de sa chute!).

La problématique révolutionnaire n’est pas de créer une rupture volontariste pour rompre une continuité toujours essentielle du système, mais de tirer les conséquences d’une rupture qui a déjà eu lieu, une rupture déjà établie mais qui n’est pas assumée, de dénoncer une continuité historique devenue illusoire : le spectacle contemporain est le résultat de la mise en scène de cette continuité fantasmée du monde institué.

Il est ainsi tout à fait remarquable que l’ensemble des acteurs institutionnels impliqués dans les crises actives qui secouent la planète font systématiquement un appel de type magique à cette continuité d’un ordre mythologique, de la Russie à l’Iran, de Trump à Bolsonaro, de Daesh aux intégristes de tout poils, et finalement, d’une manière ou d’une autre, tous les régimes en place. Cette approche permet également de comprendre, au moins en partie, l’échec et l’effondrement pratiques des critiques de « gauche » du capitalisme : elles se sont en effet toujours revendiqués d’une filiation directe de la société instituée, concevant la révolution comme l’achèvement d’une commune dynamique historique.

Si la critique révolutionnaire théorique, telle qu’elle s’était développée depuis les débuts du XIXe siècle, a aujourd’hui si complètement disparu du champ politico-philosophique contemporain, c’est qu’il y a nécessairement un problème avec ses fondements historiques : la rationalité historique qui l’avait fondée et lui avait permis de se développer n’est tout simplement plus pertinente à ce jour. Je ne vois pas comment faire face autrement et rationnellement à ce défi – d’autant plus que la rationalité historique dont se réclame le monde institué est exactement dans la même impasse. Dans le même moment, la conflictualité sociétale ne fait que croître, empruntant trop souvent encore des formes aliénées en cherchant refuge dans un passé mythifié et fermé, mais également en cherchant à puiser dans les seules urgences du présent l’énergie permettant de se projeter dans le quotidien (zad, gilets jaunes, grèves sauvages, expérimentations locales, solidarités, critiques multiformes du patriarcat et de la soumission des femmes (ce qui n’a rien à voir la possibilité pour les femmes d’accéder aux positions hiérarchiques traditionnellement détenues par les hommes), etc. – tentatives d’auto-organisation type zapatiste ou rojava, etc.) : partout, un trait saillant émerge, même si c’est dans la confusion : le refus de plus en plus clair du principe de la délégation de pouvoir, le refus de la représentation, le refus de s’inscrire dans les découpages hiérarchiques et culturels établis. L’intensité des crises est majeure, comme leur entrecroisement, l’instabilité sociétale tout à fait palpable : ce n’est pas la contestation du monde institué qui fait défaut, mais les outils permettant d’en rendre compte, de la percevoir, de la communiquer, de la partager, de l’amplifier, les outils permettant de se projeter collectivement, c’est-à-dire la conscience explicite de partager une histoire commune, parce que toutes les représentations anciennes sont prises en défaut. La capacité de mettre des mots sur cette expérience nouvelle (un vécu privé des mots permettant de se projeter collectivement) est probablement la clé pour sortir des projections historiques passées qui nous emprisonnent et nous paralysent : ce combat est irrémédiablement un combat contre les temporalités passées – combat qui n’est pas une option. La crise que nous affrontons est celle de l’impossible inscription du monde contemporain dans les temporalités héritées.

Le monde est un volcan éruptif : mais il faut cesser d’être hypnotisé, ou désespéré, par des sismographes en panne.

Louis, Colmar le 01 février 2023

 

< texte en pdf >

 

ce texte fait suite à "Le retournement du spectacle"
https://en-finir-avec-ce-monde.fr/2023/01/le-retournement-du-spectacle.html

Commentaire sur le retournement du spectacle
Tag(s) : #Textes perso, #histoire, #dialectique, #spectacle
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