Cette nouvelle édition [2022] des Chasseurs-cueilleurs ou L’origine des inégalités, publiée par l’anthropologue Alain Testart (1945-2013) en 1982, est un des ouvrages classiques qui illustrent les conditions d’émergence des inégalités entre les hommes.
Longtemps il a été admis que l’invention de l’agriculture représentait un tournant dans l’histoire de l’humanité et que les sociétés agraires étaient au fondement du développement des inégalités. Or certains peuples de chasseurs-cueilleurs ne pratiquant ni agriculture ni domestication ont pu édifier des sociétés stratifiées.
À l’issue d’une ample documentation ethnologique et archéologique qui le mène de la Sibérie jusqu’au Proche-Orient, de l’ouest de l’Amérique du Nord jusqu’au Japon en passant par la Nouvelle-Guinée, Alain Testart bat en brèche le rôle attribué à l’agriculture dans l’histoire et met en lumière le statut déterminant du stockage des ressources et de la sédentarité dans la formation des inégalités.
[4e de couverture]
*
Mais surtout, Testart fait ici une remarque suggestive des plus intéressantes : il fait dériver possiblement l’exploitation du travail d’une modification insidieuse de la logique du don : chez les peuples nomades, le chasseur n’était jamais (ou que rarement, et encore généralement en dernière position) le bénéficiaire du produit de sa chasse, celui-ci étant partagé entre les autres. Dans le contexte de la logique du don, le producteur n’était donc pas le bénéficiaire : Testart explique ainsi le potlatch comme le résultat d’un détournement de la logique primordiale du don qui permettait de capter le travail d’autrui. Le développement des inégalités pourrait ainsi relever d’une perversion, d’un détournement de la logique du don, les « travailleurs » continuant de fournir le résultat de leur activité à une communauté virtuelle incarnée par une autorité, celle-ci cédant, dans un deuxième temps, une rétribution sous la forme appauvrie et faussée du contre-don. On aurait là une piste pour tenter d’expliquer la séparation entre l’économie et le politique. Il faudrait en particulier considérer le mécanisme du don-contre-don (donner-recevoir-rendre) sous un indissociable double aspect : matériel et symbolique : l’exploitation du travail intervient à partir d’une rupture, ou peut-être plus précisément d’un dysfonctionnement entre la dimension matérielle et symbolique de l’échange.
***
Chapitre VII - Note additionnelle sur les formes et les origines des inégalités chez les chasseurs-cueilleurs
Il ne peut s’agir ici que de remarques additionnelles. D’abord, parce que l’objet essentiel de cet ouvrage était de montrer cette révolution en dehors de l’agriculture et de mettre un peu d’ordre dans l’ethnologie des chasseurs-cueilleurs. Ensuite, parce que l’origine des inégalités constitue un sujet tellement important pour l’ensemble des sciences sociales qu’il ne saurait être question de le traiter en quelques pages. Nous n’aborderons ce problème qu’en ce qui concerne les seules sociétés de chasseurs-cueilleurs conformément à l’optique de cet ouvrage. Or, il est clair que les formes d’inégalités présentes dans ces sociétés se retrouvent chez les agriculteurs : il résulte d’ailleurs des thèses que nous avons développées que l’opposition chasseurs-cueilleurs / agriculteurs-pasteurs ne peut constituer un cadre de référence majeur pour l’exploration du thème des inégalités.
Nous avons déjà indiqué (II. 3) quel était selon nous le fondement techno-économique des inégalités : un mode de vie sédentaire et un stockage alimentaire sur une grande échelle. Nous avons également passé en revue (III, IV) les différentes sociétés de chasseurs-cueilleurs sédentaires et stockeurs : la plupart de ces sociétés sont fortement stratifiées et forment un contraste saisissant avec l’image classique des chasseurs-cueilleurs nomades. Ceci constitue une sorte de vérification du lien théorique énoncé plus haut. L’existence d’une économie sédentaire fondée sur le stockage n’implique toutefois que la possibilité d’un tel développement des inégalités. Elle ne détermine pas les formes sous lesquelles ces inégalités apparaissent. Or, nous avons essayé de montrer dans le chapitre précédent l’existence d’un mouvement général de l’histoire qui tendait au remplacement des vieilles sociétés égalitaires de chasse-cueillette par d’autres sociétés fondées sur l’exploitation de ressources spontanées ou domestiquées sédentaires, stockeuses et inégalitaires. Nous pouvons donc à présent comparer les deux types de sociétés — égalitaires et inégalitaires — non pas seulement synchroniquement ou comme deux pôles contraires en simple opposition logique, mais comme deux termes historiques qui se succèdent l’un à l’autre : les premières sociétés inégalitaires procèdent de la vieille société égalitaire de chasse-cueillette et doivent nécessairement porter en leur sein, d’une façon ou d’une autre, la marque de celle qui les précède, de ses traditions et de son idéologie. Autrement dit, les premières formes de l’inégalité doivent être envisagées en fonction de leur arrière-plan historique : elles ne naissent pas ex nihilo, mais résultent de certaines transformations des lois fondamentales d’une société fondée sur l’égalité et le partage.
Nous avons déjà fait quelques remarques en ce sens, mais l’ordre de l’exposé ne permettait guère de les approfondir. Ici et là, nous avons noté l’existence de fêtes somptuaires destinées à assurer le prestige de ceux qui les donnent, ou bien nous avons mentionné des différences dans les pratiques funéraires qui renvoyaient à des différences de status : mais dans la plupart des cas, on n’en sait guère plus sur les formes de l’inégalité. Nous prendrons comme base de discussion les sociétés de la côte américaine du Pacifique, de Californie et de la côte nord-ouest, qui constituent sans doute les exemples les meilleurs et les mieux documentés.
On peut distinguer deux formes d’inégalité : au nord (nord de la côte nord-ouest) l’accent est mis sur les différences entre les rangs et le prestige qui leur est associé ; au sud (sud de la côte nord-ouest, c’est-à-dire essentiellement la Californie du nord-ouest, et Californie centrale) l’accent est mis sur les différences de richesse. Cette opposition se retrouve à deux autres niveaux :
(1) En ce qui concerne l’utilisation de la richesse, des excédents alimentaires ou des biens précieux. Au nord, on la donne, et l’institution du potlatch est proéminente ; au sud, on la garde par-devers soi, et lors des fêtes, elle est seulement exhibée mais non distribuée. Deux formes d’utilisation de la richesse qui correspondent à des idéologies opposées. Deux types de pratiques sociales qui représentent des formes normales de consommation de la richesse lorsque le capital n’existe pas : le potlatch ou la thésaurisation ne peuvent apparaître comme des pratiques étranges qu’aux yeux de penseurs habitués à raisonner en termes de rentabilité, de placements et d’investissements. En un sens, donner et accumuler peuvent apparaître comme des conduites opposées. Elles visent toutefois au même but : on donne des biens et de grandes fêtes pour s’élever dans la hiérarchie, et les trésors n’ont comme valeur d’usage que celle de servir d’indice du prestige de celui qui les possède. Les biens précieux accumulés dans le nord-ouest de la Californie sont distribués temporairement lors des fêtes avant de réintégrer le coffre de leur propriétaire ; mais celui-ci doit fournir la nourriture à tous les participants pendant toute la durée de la fête. Ainsi l’idéologie du don se retrouve-t-elle aussi, de façon limitée, au sud de la côte américaine, mais de façon d’autant plus significative que les grands potlatch du nord semblent consister essentiellement en distribution de nourriture. L’opposition entre le nord et le sud est donc à nuancer : les mêmes phénomènes sociaux, don et accumulation, prestige et richesse, sont présents partout mais diffèrent par l’étendue de leurs domaines d’application.
(2) En ce qui concerne l’origine des inégalités économiques. Au nord, nous avons vu qu’il existait une exploitation du travail des plus humbles par les personnages de haut rang : ceci n’existe pas au sud. Cette différence se retrouve au niveau de l’organisation sociale. L’exploitation se fait à l’intérieur du lignage : on exploite ses parents ou ses gens, d’autant mieux que ce groupe voit sa solidarité renforcée. Ainsi, au sud, la société a un caractère très individualiste, très peu intégré. Au nord, sont présents des groupes bilatéraux ou des groupes unilinéaires, lignages, clans, phratries ou moitiés. La solidarité interne du groupe est renforcée par la rivalité qui l’oppose aux groupes étrangers : phénomène bien connu qui permet de mieux masquer les conflits internes.
Sur la bordure américaine du Pacifique le potlatch et l’exploitation du travail ont une répartition géographique similaire. Ce ne peut être l’effet du hasard. Constatons tout d’abord que le potlatch est indissociable de la structure sociale de la côte nord-ouest : il met en jeu un groupe entier, en tant qu’unité invitante, et l’oppose aux autres groupes. Il suppose une solidarité interne et n’a de sens qu’en fonction d’une rivalité externe : il est tout à fait conforme à l’image que l’on peut se faire d’une société où la parenté permet de masquer les rapports d’exploitation. Aussi des considérations exclusives sur les flux économiques entre les groupes masquent-elles également ceux qui prennent place au sein de chacun des groupes. Les rapports entre les groupes sont marqués par l’idéologie du don, de l’hospitalité, du partage, de la réciprocité, mais aussi de la rivalité : les rapports internes sont plus complexes, mais sont marqués à l’évidence du sceau de l’inégalité.
Ceci est déjà manifeste au niveau des considérations de rangs qui sont indissociables du phénomène du potlatch : ordre de préséance, places réservées, ordre d’appel, ordre de distribution des cadeaux. Le but avoué d’un potlatch consiste également à rendre publique une prise de grade : bien que tous soient concernés par le potlatch, bien que tous reçoivent quelque chose, c’est un personnage de haut rang qui est le principal intéressé. Bien qu’il s’agisse de hausser ou de maintenir le prestige de tout le groupe invitant, c’est avant tout le chef du groupe qui devient ainsi prestigieux. Mais il ne s’agit pas seulement de prestige. La distribution des présents est inégalitaire. D’une part, ainsi qu’on l’a souvent fait remarquer, les plus nobles reçoivent le plus. D’autre part, ce sont aussi les plus nobles qui donnent le plus. Et ici, il est nécessaire de considérer ce qui s’est passé en coulisses, avant le potlatch lui-même. C’est le labeur de tout un groupe qui a permis l’accumulation des richesses dont le chef dispose lors du potlatch. Le chef concentre dans ses mains la richesse, de même que le prestige du groupe se cristallise sur les personnes.
L’ensemble des flux qui interviennent dans un potlatch peuvent être représentés par la figure 6 :
/image%2F3187628%2F20230228%2Fob_eb60db_testart-odi-fig6.jpg)
FIG. 6.
À la concentration des biens, avant le potlatch, entre les mains du chef du groupe invitant correspond, après le potlatch, la redistribution des biens reçus par le chef du groupe invité. Finalement le groupe A, qui était invitant, sera invité lors d’un prochain potlatch. Si bien que, si nous considérons l’ensemble des potlatch indépendamment de leur ordre temporel, ou encore si nous considérons l’ensemble de la société tous groupes réunis, le potlatch prend l’aspect d’une simple redistribution par une chefferie (voir figure 7) :
/image%2F3187628%2F20230228%2Fob_cdfb26_testart-odi-fig7.jpg)
FIG. 7.
Le phénomène de redistribution est assez répandu dans le monde et a été souvent décrit. Au mouvement vers le haut répond celui vers le bas. Mais ce double mouvement, dont l’un compense l’autre, ne permet certainement pas d’affirmer que, « dans la société primitive, l’inégalité sociale est en quelque sorte le mode d’organisation d’une égalité économique »[1]. Plus exactement, cela ne vaut pas pour toutes les sociétés primitives. La redistribution permet le prestige des chefs, mais aussi quelques avantages matériels : les grandes maisons, les richesses ou les rites mortuaires élaborés sont l’apanage des chefs sur la côte nord-ouest. Cela signifie nécessairement que le volume économique des biens qui redescendent vers les humbles est inférieur à celui qui est ascendant. La différence appropriée par le chef est significative d’une inégalité économique.
Ainsi le potlatch se présente comme une forme de don et se révèle à l’analyse comme un mécanisme d’exploitation du travail d’autrui. Or le don, en particulier le don de nourriture, se trouve au cœur des sociétés égalitaires de chasseurs-cueilleurs. Le potlatch doit donc être envisagé, dans cette perspective historique, comme le produit d’une transformation de l’ancienne loi du partage alimentaire.
Comment une telle transformation est-elle possible ? Et d’abord, sous quelles formes se présente la loi du partage chez les chasseurs-cueilleurs nomades ? Le plus souvent sous sa forme la plus banale : le chasseur partage son gibier, c’est-à-dire en donne une partie à d’autres. Mais, sous sa forme extrême, le chasseur n’a aucun droit sur sa prise, soit que d’autres se chargent intégralement de la distribution à l’issue de laquelle il ne restera au chasseur que les moins bons morceaux, soit que sa prise revienne dans sa totalité aux autres avec interdiction formelle faite au chasseur de consommer son propre gibier.
Les documents australiens qui font état d’une telle coutume sont nombreux et explicites. Ainsi Dawson[2] écrit à propos des Aborigènes du Victoria : « Quand un chasseur rapporte du gibier au camp, il abandonne tout droit à son sujet, il doit se tenir à l’écart et voir les meilleures parts distribuées aux autres, pour se contenter des moins bonnes ». Howitt[3] indique que le chasseur Wotjobaluk qui rapporte un kangourou le donne à un homme âgé pour que ce dernier procède au partage ; de même, dans une autre tribu du sud-est[4], la nourriture est distribuée entre les hommes, les femmes et les enfants par les vieillards. Pour les Pitjandjara du centre, Mountford[5] écrit que « lorsqu’un Aborigène arrivait au camp avec un kangourou qu’il avait tué et probablement transporté sur plusieurs milles, il jetait à terre la carcasse aux pieds d’un autre Aborigène ; quant à lui, il s’asseyait à l’ombre d’un arbre et se désintéressait apparemment totalement de l’affaire » : le chasseur lui-même ne procède ni à la cuisson ni à la distribution et aura droit aux moins bonnes parts. La description la plus instructive est sans doute celle de Tindale[6] relative aux Aborigènes de Groote Eylandt :
Toute nourriture qui n’est pas mangée sur le lieu de son obtention est considérée comme la propriété du camp dans son ensemble et est partagée lorsqu’elle est apportée au camp, seuls ceux qui sont présents recevant une part. Les hommes âgés reçoivent une part complète, le restant étant divisé entre les plus jeunes. […] Il y a une coutume de partage bien définie. Un Aborigène, quelquefois un jeune homme, est considéré comme le distributeur de la nourriture, qu’on lui apporte toujours pour être partagée. Chez les gens de Talakurupa, un homme d’âge moyen appelé Machap-munji remplissait cette fonction. La description d’un repas donnera une idée de la procédure suivie. Un jeune homme apporta au camp de Yetiba quelques racines comestibles enveloppées dans une écorce. Après avoir déposé le paquet devant Machap-munji qui était assis au milieu d’autres Aborigènes, il s’assit un peu plus loin. Tournant le dos aux autres, Machap-munji tria les racines, et, gardant une portion pour lui-même, ramassa les autres une par une et les passa derrière son dos à son voisin le plus proche. Chaque homme âgé reçut deux racines, et les plus jeunes une chacun. Finalement, comme il en restait une, elle fut négligemment jetée à un vieux d’une sous-tribu voisine. Les racines furent simplement débarrassées de la poussière entre les mains, et mangées. Celui qui les avait apportées n’en reçut aucune, et resta sur le côté jusqu’à la fin du repas. Chez les gens de Bartalumbu la chair cuite de dugong et de tortue était distribuée de la même façon, un homme du nom de Yerndenya étant le distributeur. À moins qu’il y ait une abondance de nourriture, celui qui l’a procurée n’en reçoit aucune part […]
En Australie même, la coutume qui veut que le chasseur ne consomme pas de son gibier ni ne contrôle sa distribution n’est probablement réalisée sous cette forme radicale que dans quelques tribus. Ailleurs elle n’existe que comme tendance et son domaine d’application reste limité. Chez les Kurnai[7] elle ne s’applique qu’au wombat parce qu’il est le gibier le plus apprécié : c’est le beau-père du chasseur qui le reçoit tout entier et procède à sa distribution. Ailleurs, la loi qui veut que celui qui apporte la nourriture au camp n’y touche pas ne concerne apparemment que les enfants ou les adolescents[8]. Le plus souvent le chasseur procédera lui-même à la distribution, semble-t-il, et il gardera une part pour lui ; mais c’est la plus petite, la moins bonne, la moins appréciée[9]. Si bien qu’en général, on peut dire que, non pas la totalité, mais l’essentiel du gibier — en quantité comme en qualité — échappe au chasseur.
L’interdiction faite au chasseur de consommer son propre gibier se retrouve chez de nombreux chasseurs-cueilleurs. En Nouvelle-Guinée, chez les cueilleurs de sagou de la rivière Tor : le chasseur qui a tué un porc sauvage n’est pas autorisé à en manger[10]. Chez les Yimar : « Les plus gros animaux tués à la chasse constituent un aliment prohibé pour le chasseur lui-même, sa femme et ses grands enfants ; de plus, il n’est pas permis au chasseur de procéder lui-même au découpage et à la distribution de son gibier »[11]. De même chez les Iatmul, qui sont plutôt des cultivateurs de sagoutier, le porc sauvage ne revient pas à celui qui l’a chassé[12]. En Amérique du Sud, chez les Guayaki : « Les animaux qu’on a tués, on ne doit pas les manger soi-même »[13]. En Amérique du Nord, nous avons vu (III. 3) qu’il en allait de même chez les Californiens du sud, et la coutume se retrouve chez les Indiens des Plaines où le maître de l’enclos à bisons ne peut manger aucun des bisons capturés dans l’enclos[14]. En Sibérie, chez les Lamoutes (Even) la coutume vaut pour la chair comme pour la fourrure du gibier : « Si deux Even chassaient ensemble, l’animal à fourrure, même si celle-ci avait une grande valeur, était donné par le chasseur qui avait tué l’animal à son compagnon »[15]. Chez les Youkaghir, c’est la distribution qui échappe aux chasseurs : ils n’ont eux-mêmes aucun droit sur les produits de leur chasse ; « le chasseur tue, les autres ont », disent les Youkaghir. « La chair des animaux abattus est partagée par les femmes sous la direction de l’épouse de l’Ancien. La famille du chasseur, au même titre que les autres familles du clan, reçoit la part qui lui revient d’après le nombre de ses membres »[16]. Mais, quand deux hommes partent pour la chasse aux animaux à fourrure, si l’un tue une bête, c’est à l’autre qu’elle revient[17].
Ces coutumes nous intéressent à plus d’un titre. Passons rapidement sur le fait que, très souvent, ceux à qui revient de droit le produit sont les beaux-parents, les alliés et non les consanguins, le clan d’origine de l’épouse du chasseur, la moitié d’en face. Cet aspect est fondamental pour l’analyse de l’organisation sociale des chasseurs-cueilleurs nomades, mais ne retient ici notre attention que dans la mesure où il se retrouve dans le potlatch du nord où une moitié donne à l’autre moitié. Par ailleurs ces coutumes du partage indiquent que le producteur n’a pas de droit sur le produit de son travail : il est dépossédé de son bien au profit des autres, ce qui est une manière ostentatoire d’affirmer que c’est l’ensemble de la communauté et non l’individu qui est a priori sujet de droit. Cette dépossession du producteur individuel immédiat ne constitue nullement un phénomène secondaire de sociétés comme celles d’Australie ; elle représente au contraire un des fondements du caractère communautaire et égalitaire de ces sociétés. Comme nous avons tout lieu de penser que des sociétés comme celles de la côte nord-ouest procèdent d’anciennes sociétés nomades de chasseurs-cueilleurs, nous sommes conduits à voir dans cette dépossession du producteur la préfiguration de celle qui caractérise l’exploitation du travailleur. Entre le partage alimentaire de type australien et le potlatch il y a une continuité évolutive, mais en même temps un renversement complet du sens de la coutume : dépossession au profit de la communauté, dépossession au profit d’une couche sociale privilégiée. La parenté entre les deux coutumes est bien connue ; ainsi Sahlins[18] note que la redistribution liée à une chefferie se fait toujours sur le mode de la réciprocité généralisée, c’est-à-dire du don — qu’il faudrait appeler « tribut » quand l’exploitation est trop évidente — sans contrepartie immédiate. Le problème est de savoir comment se produit ce renversement.
Le phénomène de dépossession du producteur n’a pas en lui-même de valeur intrinsèque mais s’interprète de deux façons contradictoires en fonction du contexte social. Il ne renvoie au caractère communautaire de l’appropriation que parce qu’il y a dépossession au profit d’un autre segment de la société situé au même niveau ; ou encore parce que celui qui est chargé de la redistribution est un homme âgé dont on n’attend pas qu’il produise régulièrement et qui doit être entretenu au même titre que les enfants ou les handicapés sans qu’il y ait exploitation. La dépossession du producteur ne renvoie à l’exploitation du travail que dans une société où cette dépossession se fait au profit d’une couche sociale supérieure ; ou encore parce que ceux qui sont chargés de la redistribution constituent le sommet d’une chefferie. La dépossession du producteur comporte deux aspects contradictoires, et ces deux aspects se retrouvent dans chaque société, bien qu’investis d’une importance différente. Ainsi les chefferies redistributives comportent certains aspects sympathiques que l’on a quelquefois trop rapidement qualifiés de « socialistes » alors qu’il ne s’agit que de sécurité sociale : le grenier du chef sert à secourir les plus démunis, à organiser des fêtes ou à promouvoir une politique de grands travaux utilitaires. De même, il n’y a pas lieu de penser l’ancienne société de chasse-cueillette comme un paradis perdu où tout est idéal : la redistribution comporte certains aspects inégalitaires, certains privilèges moraux et matériels, ceux des hommes par rapport aux femmes ou des vieux par rapport aux jeunes. En bref, la dépossession du producteur est un phénomène éminemment contradictoire et instable : probablement déjà présent dans les sociétés paléolithiques, il se prête aisément à une manipulation destinée à consolider des inégalités naissantes, débouchant ainsi sur un changement total de sa signification.
Enfin, et c’est le plus important, le maintien — tout fictif qu’il soit — d’une idéologie du don, du partage et de la réciprocité fournit la justification de l’exploitation. Ainsi (voir fig. 6) le mouvement des biens du bas vers le haut au sein du groupe invitant lors du potlatch est justifié par le mouvement latéral de ces biens vers l’extérieur. C’est cette obligation absolue de donner aux autres — et ce don sera fait par le représentant en titre du groupe, le chef — qui rend acceptable pour les producteurs de se voir dépossédés de leurs produits par leur chef. Les Indiens eux-mêmes disent que « les pêcheurs donnaient tout ce qu’ils pouvaient. Cela ne leur faisait rien, car ils savaient que le chef donnerait une fête avec son tribut »[19]. Il est d’autant plus facile pour le chef d’exiger les biens de ses gens qu’il peut affirmer que ces biens ne lui sont pas destinés.
Nous avons vu (fig. 7) que la pratique du potlatch se ramenait à un phénomène de redistribution lié à une chefferie. Toutefois ceci n’apparaît que dans une perspective macro-économique. Pour un groupe donné, il en va différemment. Un seul potlatch apparaît sous son aspect principal comme un phénomène de don entre groupes et nous venons juste de voir comment cet aspect masquait les relations à l’intérieur de chacun des groupes. Quant à l’ensemble des potlatch successifs où un groupe donné — appelons-le A — est impliqué, il est éclaté en des temps et des lieux différents, impliquant des groupes sociaux multiples (figure 8).
/image%2F3187628%2F20230228%2Fob_78b9fc_testart-odi-fig8.jpg)
FIG. 8.
La multiplication des circuits et les oppositions entre les groupes contribuent à opacifier le caractère de chefferie redistributive de la société.
Il est temps de situer le potlatch parmi les deux formes essentielles d’inégalités que nous avons cru pouvoir déceler sur la côte américaine ; d’une part, une accumulation de richesse fondée sur l’appropriation individuelle du produit du travail, d’autre part une exploitation du travail d’autrui liée à une idéologie du don. Ces deux formes résultent de transformations différentes de la vieille loi du partage : dans le premier cas, annulation de l’ancienne loi, ou plutôt manière de la tourner quelquefois au prix d’une casuistique dont nous avons déjà parlé ; dans le second cas, conservation et exaltation de cette loi pour la faire fonctionner à des fins nouvelles. L’existence de ces deux types d’inégalité, non sous leur forme embryonnaire mais sous leur forme achevée, est conditionnée par la pratique intensive du stockage alimentaire. Dans un cas, la possibilité de la conservation des excédents supprime la nécessité de leur distribution si on ne veut les laisser perdre. Dans l’autre cas, la dépossession du producteur par le chef en vue d’une redistribution ultérieure suppose le caractère durable des biens accumulés : le fait que l’idéologie du don atteigne son point culminant dans une société où les techniques de conservation en suppriment la nécessité n’est un paradoxe qu’en apparence car c’est précisément cette conservation qui permet la transformation de la loi du partage alimentaire en potlatch.
La forme prévalente des inégalités, avec le mode de partage qui lui est associé, s’établit en rapport avec la production principale d’une société. Mais elle vient informer également les productions secondaires qui ne donnent pas lieu au stockage. Chez les Nootka[20] presque tous les animaux terrestres ou marins tués reviennent non au chef mais au chasseur qui a pour seule obligation de donner une fête : comme la chair de gibier n’est pas séchée cette coutume rappelle nettement celle des chasseurs-cueilleurs non stockeurs. Chez les Kwakiutl, au contraire, tous les phoques rapportés de la chasse, sauf un, doivent être donnés au chef « parce que la chair de phoque n’est pas séchée »[21], aux dires même des Indiens. La raison technique invoquée n’explique rien, puisque le mode d’appropriation est inverse dans ces deux sociétés voisines de la côte nord-ouest : la seule obligation imposée par l’absence de conservation c’est celle de partager à brève échéance lors d’une fête, mais le point essentiel est de savoir qui, du chasseur ou du chef, donnera la fête et gagnera ainsi le prestige de son peuple. Dans une société où existent déjà des rapports sociaux inégalitaires et une exploitation du travail d’autrui, même les produits non conservés peuvent être détournés au profit du non-producteur : ils font alors l’objet d’une lutte d’intérêt, et d’une lutte sans merci puisque, d’après le texte rapporté par Boas, le chef peut aller jusqu’à tuer le chasseur s’il refuse de lui donner ce qu’il veut. Les variations du mode d’appropriation des produits de la chasse sont à envisager, non en fonction de l’absence de stockage en ce qui les concerne, mais sur le fond des rapports sociaux dominants et des rapports de force entre les différentes strates sociales.
La seule donnée technique de la conservation n’indique rien sur la nature de la société. C’est seulement lorsqu’elle se conjugue avec une pratique intensive du stockage qui ne peut que s’appliquer à un secteur important de la production qu’elle permet certains développements historiques. Mais elle n’en dicte pas plus la nécessité qu’elle n’en détermine le cours.
Pourquoi ici telle forme d’inégalité, pourquoi là telle autre ? Nous avons déjà eu l’occasion d’indiquer que la règle du partage s’appliquait de façon plus nette aux produits de la chasse qu’à ceux de la cueillette. Les documents ethnographiques témoignent de cette différence qui s’explique simplement par des considérations matérielles évidentes : les produits de la cueillette occasionnent peu de partage parce que, d’une part, ils sont récoltables en petites quantités au fur et à mesure des besoins et, d’autre part, ils résultent d’une activité quotidienne moins aléatoire que la chasse. Nul excédent inutile donc qu’il conviendrait de donner si on ne veut le perdre, nul besoin d’une règle de partage qui fonctionnerait comme une assurance sociale. Ajoutons que de nombreux produits végétaux se conservent facilement, soit une fois cueillis, soit en les laissant en terre ou sur l’arbre pour un jour futur. La situation de la pêche est moins claire, mais dans des régions telles que le Pacifique Nord où elle est le fait des hommes, on peut penser qu’elle suit le modèle de la chasse.
À partir de cette différence, on peut essayer de rendre compte de la distribution géographique des deux formes d’inégalités. En Californie du sud et du centre où la cueillette fournit l’essentiel de l’alimentation, il y a tout lieu de penser que la règle du partage est tombée depuis longtemps en désuétude. Nous avons vu qu’elle subsistait dans certaines pratiques de chasse, mais ce n’est pas elle qui peut fournir la configuration dominante de l’idéologie de cueilleurs. Aussi les inégalités apparaissent en liaison avec une appropriation individuelle des richesses et leur accumulation. Ceci vaut sans doute également pour le sud de la côte nord-ouest où les glands contribuent pour une part importante à l’alimentation. Dans le nord au contraire où c’est la pêche et la chasse aux mammifères marins qui fournissent l’essentiel de la subsistance, l’idéologie du don peut rester dominante et se combinera dans les formes que l’on connaît avec la naissance d’une forte stratification sociale.
Dans quelle mesure cette explication vaut-elle pour le sud-est sibérien ? Il s’agit bien de pêcheurs et de chasseurs, mais la forme des inégalités est moins nette. Les Amou et d’autres peuples donnent de grandes fêtes somptuaires à propos desquelles nous avons évoqué le potlatch. Mais il y a aussi des richesses stockées : les trésors des Aïnou et, sur le bas Amour, les biens shagund qui ne doivent pas sortir du clan. Or, il paraît significatif que les grandes fêtes soient liées à l’ours, à la chasse, alors que les trésors accumulés sont constitués de biens étrangers, chinois ou japonais. D’après ce que nous avons dit à propos de la côte américaine, on ne devrait pas trouver chez des chasseurs-pêcheurs une idéologie de l’accumulation. Mais, précisément, ces biens accumulés sont importés d’États voisins économiquement puissants et politiquement dominants : il est pensable que ces biens véhiculent avec eux cette idéologie d’accumulation dont ils sont marqués dans leurs pays d’origine. L’environnement des sociétés de chasseurs-cueilleurs a certainement un rôle à jouer pour déterminer la forme de l’idéologie liée aux inégalités : en ce sens, on remarquera que celles de la côte nord-ouest sont adossées aux chasseurs sub-arctiques du Canada, alors que celles de Californie le sont aux cueilleurs du Grand Bassin. Enfin, on sait que l’afflux des biens européens a fini par rendre le potlatch économiquement impossible : peut-on supposer qu’il ait pu se produire un phénomène semblable dans l’histoire ancienne des relations entre les chasseurs-cueilleurs sibériens et les États avoisinants ?
notes Chapitre 7 :
1. Sahlins 1976 : 261. (SAHLINS, M. D., 1976 (1972) Âge de pierre, âge d’abondance. Paris : Gallimard (trad. fr. de Stone Age Economics).)
2. Dawson 1881 : 22. (DAWSON, J., 1881 Australian Aborigines of Western District of Victoria. Melbourne.)
3. Howitt 1904 : 764. (HOWITT, A. W., 1904 The Native Tribes of Southeast Australia. Londres : Macmillan.)
4. Ibid., 767.
5. Mountford 1965 : 17 ; 1950 : 132. (MOUNTFORD, C. P., 1965 Ayers Rock, its People, Their Beliefs and Their Art. Sydney : Angus & Robertson.)
6. Tindale 1925 : 82-83. (TINDALE, N. B., 1925 « Natives of Groote Eylandt and of the west coast of the gulf of Carpentaria », Records of the South Australian Museum 3 : 61-134.)
7. Fison et Howitt 1880 : 262. (FISON, L. & A. W. HOWITT, 1880 Kamilaroi and Kurnai. Melbourne : Robertson.)
8. Mathews 1904 : 258. (MATHEWS, R. H., 1904 « Ethnological notes on the aboriginal tribes of New South Wales and Victoria », Journal of the Royal Society of New South Wales 38 : 203-381.)
9. Palmer 1884 : 285 ; Mathews 1906 : 102-104 ; Gould 1967 : 55. (PALMER, E., 1884 « Notes on some Australian tribes », Journal of the Anthropological Institute 13 : 276-334.)
10. Oosterwal 1961 : 65. (OOSTERWAL, G., 1961 People of the Tor. Assen : Van Gorcum.)
11. Haberland et Seyfarth 1974 : 244. (HABERLAND, E. & S. SEYFARTH 1974 Die Yimar am oberen Korowori (Neuguinea). Wiesbaden : Franz Steiner.)
12. Hauser-Schäublin 1977 : 72. (HAUSER-SCHÄUBLIN, B., 1977 Frauen in Kararau : zur Rolle der Frau bei den Iatmul am Mittelsepik, Papua Neuguinea. Basel : Basler Beiträge zur Ethnologie no 18.)
13. Clastres 1966 : 21 ; 1972 : 168-169. (CLASTRES, P., 1966 « L’arc et le panier », L’Homme 6 : 13-31. ; CLASTRES, P., 1972 « The Guyaki », In Bicchieri, M. G. (ed.) Hunters and Gatherers Today. New York : Holt, Rinehart and Winston.)
14. Roe 1951 : 883. (ROE, F. G., 1951 The North American buffalo. Toronto : University of Toronto Press.)
15. Levin et Vasil’yev 1964 : 680. (LEVIN, M. G. & L. P. POTAPOV (eds.), 1964 (1956) The Peoples of Siberia. Chicago : The University of Chicago Press (traduit du russe).)
16. Jochelson 1910-26 : 124. (JOCHELSON, W., 1910-26 The Yukaghir and the Yukaghirized Tungus (2 parts). Memoir of the American Museum of Natural History no 13.)
17. Ibid., 125.
18. Sahlins 1976 : 260-267. (SAHLINS, M. D., 1976 (1972) Âge de pierre, âge d’abondance. Paris : Gallimard (trad. fr. de Stone Age Economics).)
19. Drucker 1951 : 251. (DRUCKER, P., 1951 The Northern and Central Nootkan Tribes Bureau of American Ethnology, Bulletin 144.)
20. Ibid., 253.
21. Boas 1921 : 1334-1335, souligné par moi (AT). (BOAS, F., 1921 Ethnology of the Kwakiutl. Bureau of the American Ethnology 35.)